Hachette (p. 69-76).
CHAPITRE VIII.

Ils avaient été des premiers à gagner la taverne ; mais il n’y avait pas dix minutes qu’ils y étaient, qu’on vit arriver, à la suite les uns des autres, quelques groupes composés de gens qui avaient fait partie du rassemblement. Parmi eux étaient M. Dennis et Simon Tappertit, qui tous deux, mais surtout le premier, saluèrent Barnabé de la manière la plus cordiale, en le félicitant de la prouesse qu’il avait faite.

« Et nom d’un chien, dit Dennis en plantant dans un coin son gourdin avec son chapeau dessus, et en s’attablant avec eux, ça me fait grand plaisir d’y penser. Quelle occasion ! Mais non, on l’a laissée passer sans rien faire. Ma foi ! je ne sais plus ce qu’on attend. De ce temps-ci le peuple n’a plus d’âme. Voyons, apportez-nous quelque chose à boire et à manger. Décidément je suis dégoûté de l’humanité.

— Sous quel rapport ? demanda M. Tappertit, qui venait d’éteindre l’ardeur de sa physionomie dans cinq ou six pots de bière. Est-ce que vous ne regardez pas ça comme un joli commencement, maître Dennis ?

— Qu’est-ce qui me dit que ce commencement là n’est pas aussi la fin ? répliqua le bourreau. Quand ce militaire a été abattu, nous pouvions prendre Londres. Mais non, nous restons là à bayer aux corneilles… le juge de paix… ah ! que j’aurais voulu lui mettre une balle de pistolet dans chaque œil, pour mieux lui faire tourner la prunelle, quand il a dit aux gens : « Mes enfants, si vous voulez me donner votre parole de vous disperser, je vais congédier la troupe. » Alors, voilà mes gaillards qui poussent un hourra, qui jettent à leurs pieds les atouts qu’ils ont dans la main, et qui filent comme une meute docile de petits chiens qu’ils sont. Ah ! dit le bourreau, du ton d’un profond dégoût, je rougis de honte d’être le semblable de pareilles créatures ; j’aurais mieux aimé naître bœuf ou bélier, ma parole la plus sacrée.

— Vous n’auriez toujours pas risqué d’avoir un caractère plus désagréable qu’à présent, répliqua Simon Tappertit, en sortant avec une majesté superbe.

— Ne comptez pas là-dessus ; j’aurais du moins des cornes dont je ne ménagerais pas les fameux héros qui nous honorent ici de leur compagnie ; je ne ferais d’exception que pour ces deux-là, montrant Hugh et Barnabé, pour la résolution qu’ils ont montrée seuls aujourd’hui. »

Après cette justice douloureuse rendue à leur courage, M. Dennis chercha quelque consolation dans son rosbif froid et dans un cruchon de bière, mais sans détendre les plis de sa triste et sombre figure, dont ces distractions solides et liquides augmentèrent plus qu’elles ne dissipèrent, par leur influence, l’expression sinistre.

La compagnie présente, si durement diffamée par Dennis, n’aurait pas été en reste de récrimination, peut-être même en serait-on venu aux coups, s’ils n’avaient pas été tous si fatigués et si découragés. La plus grande partie d’entre eux étaient encore à jeun ; ils avaient tous énormément souffert de la chaleur, et dans les cris, les efforts violents, l’excitation de la journée, un bon nombre avaient perdu la voix et presque la force de se tenir. Ils ne savaient plus que faire ; ils craignaient les suites de ce qu’ils avaient fait ; ils sentaient bien qu’après tout ils avaient échoué dans leur plan, et qu’ils n’avaient guère fait qu’empirer les affaires. Si bien que, de ceux qui étaient venus à la Botte, en moins d’une heure il y en eut beaucoup de partis ; et les plus honnêtes, les plus sincères, se promirent bien de ne plus jamais recommencer l’expérience qu’ils avaient faite le matin. Quelques autres restèrent, mais seulement pour se rafraîchir, et s’en retourner après chez eux, tout démoralisés. D’autres enfin, qui n’avaient pas manqué jusque-là de fréquenter régulièrement ce lieu de rendez-vous, s’en dispensèrent tout à fait. La demi-douzaine de prisonniers tombés entre les mains de la troupe se multiplia dans les rapports qui circulèrent bientôt partout, jusqu’au chiffre de la cinquantaine, tout au moins ; et leurs amis, faibles de corps, et de sens rassis, sentirent si bien s’en aller leur énergie, sous l’influence de ces nouvelles décourageantes, qu’à huit heures du soir il n’y restait plus que Dennis, Hugh et Barnabé. Encore étaient-ils à moitié endormis sur les bancs dans la salle, quand ils furent réveillés par l’entrée de Gashford.

« Oh ! vous voilà donc ici ? dit le secrétaire. Je ne m’attendais guère à vous trouver là.

— Et où donc voulez-vous que nous soyons, maître Gashford ? répondit Dennis en se mettant sur son séant.

— Oh ! nulle part, nulle part, répliqua-t-il de l’air le plus doucereux. Les rues sont pleines de cocardes bleues, je pensais que vous étiez peut-être plutôt par là. Je suis bien aise de voir que non.

— En ce cas, vous avez donc des ordres à nous transmettre, notre maître ? dit Hugh.

— Des ordres ! oh ! ciel ! non. Je n’en ai pas le moindre, mon brave garçon. Quels ordres voulez-vous que j’aie à vous donner ? vous n’êtes pas à mon service.

— Mais, maître Gashford, fit observer Dennis, nous appartenons à la Cause, n’est-ce pas ?

— La Cause ! répéta le secrétaire, en le regardant comme s’il ne savait pas ce que l’autre voulait lui dire. Il n’y a pas de Cause. La Cause est perdue.

— Perdue !

— Mais certainement. Est-ce que vous n’en avez pas entendu parler ? La pétition a été rejetée à la majorité de cent quatre-vingt-douze contre six. C’est une affaire finie. Nous aurions aussi bien fait de ne pas nous donner tant de mal. Si ce n’était ça et la contrariété de milord, je n’y penserais seulement plus. Qu’est-ce que ça me fait, du reste ? »

En même temps, il avait pris un canif dans sa poche, mis son chapeau sur ses genoux, et s’occupait à découdre la cocarde bleue qu’il avait portée tout le jour, en fredonnant un cantique qui avait été en faveur dans la matinée, et en paraissant la caresser avec une espèce de regret.

Ses deux acolytes se regardaient l’un l’autre, puis le regardaient à son tour, ne sachant trop comment poursuivre la conversation sur ce sujet. À la fin, Hugh, après bien des coups de coude et des coups d’œil échangés avec M. Dennis, se hasarda à lui prendre la main pour lui demander pourquoi il ôtait ce ruban de son chapeau.

« Parce que, dit le secrétaire en relevant les yeux avec un sourire qui pouvait bien passer pour une grimace, parce que, de porter ça pour rester tranquille, ou de porter ça pour dormir, ou de porter ça pour se sauver, c’est une mauvaise farce. Voilà tout, mon ami.

— Qu’est-ce que vous vouliez donc que nous fissions, notre maître ? cria Hugh.

— Rien, répliqua Gashford en haussant les épaules, rien du tout. Quand milord s’est vu insulter et menacer parce qu’il venait auprès de vous, moi, je suis trop prudent pour avoir désiré que vous fissiez quelque chose. Quand les militaires sont venus vous écraser sous les pieds de leurs chevaux, j’aurais été bien fâché que vous fissiez quelque chose. Quand l’un d’eux a été renversé par une main hardie, et que j’ai vu la confusion et la crainte sur tous leurs visages, j’aurais été bien fâché que vous fissiez quelque chose, et vous avez pensé comme moi, car vous n’avez rien fait. C’est là le jeune homme qui a eu si peu de prudence et tant de hardiesse ! Ah ! j’en suis bien fâché pour lui.

— Fâché ! notre maître, cria Hugh.

— Fâché ! maître Gashford, répéta Dennis.

— Je suppose qu’on vienne à afficher demain une proclamation promettant une cinquantaine de livres sterling, ou quelque misère de ce genre, à celui qui l’arrêtera ; je suppose même qu’on y comprenne aussi un autre homme qui s’est jeté dans le couloir du haut de l’escalier, dit Gashford, ce ne serait pas encore la peine de faire quelque chose.

— Nom d’un tonnerre ! notre maître, cria Hugh en sautant sur son banc. Qu’est-ce que nous avons donc fait pour que vous nous parliez comme ça ?

— Rien du tout, reprit l’autre avec le même rire. Si on vous jette en prison, si ce jeune homme (et ici il regarda fixement la figure sérieuse et attentive de Barnabé), est arraché de nos bras et de ceux de ses amis, de gens qu’il aime peut-être, et que sa mort mettra aussi au tombeau ; si on le plonge dans un cachot jusqu’à ce qu’on l’en retire pour le pendre à leurs yeux ; c’est égal, il ne faut rien faire. Je suis sûr que vous trouverez, comme moi, que c’est le parti le plus prudent

— Venons-nous-en, cria Hugh, marchant à grands pas vers la porte ; Dennis, Barnabé, venons-nous-en.

— Où cela ? quoi faire ? dit Gashford, passant devant lui et s’appuyant contre la porte, pour l’empêcher de sortir.

— N’importe ou ! n’importe quoi ! cria Hugh. Otez-vous de là, notre maître, ou nous allons sauter par la fenêtre ; ça reviendra au même. Laissez-nous partir.

— Ha ! ha ! ha ! quels… quels gaillards ! dit Gashford qui tout à coup, changeant de ton, prit celui d’une familiarité plaisante et railleuse. Quelles natures inflammables ! Ah çà ! ça ne vous empêchera toujours pas de boire un coup avant de partir ?

— Oh, non ! certainement, » dit Dennis en grognant et en essuyant d’avance ses lèvres avides avec sa manche. Pas de rancune, frère ; buvons un coup avec maître Gashford. »

Hugh essuya la sueur de son front et laissa reparaître sur sa face un sourire, pendant que l’artificieux secrétaire riait à gorge déployée.

« Allons ! garçon, à boire, et dépêchons-nous, car il ne s’arrêtera pas ici davantage, pas même pour boire un coup. C’est un luron si déterminé ! dit le doucereux secrétaire auquel M. Dennis répondait par des signes de tête et des jurons qu’il marmottait entre ses dents. Une fois piqué au jeu, voyez-vous, ce garçon-là ne se connaît plus. »

Hugh balança son poing robuste en l’air, et en assena un bon coup à Barnabé dans le dos, en lui disant : « N’aie pas peur. » Après quoi ils se donnèrent une poignée de main, Barnabé étant toujours évidemment sous l’empire de la même pensée, qu’il n’y avait pas au monde un héros aussi vertueux, aussi désintéressé que lui ; ce qui faisait rire Gashford encore plus fort.

« J’ai entendu dire, ajouta-t-il tranquillement, en versant dans leurs verres, à mesure qu’ils les vidaient, autant de liqueur qu’ils en voulaient et répétant, à leur gré, cet exercice, j’ai entendu dire, mais je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est faux, que les gens qui sont à flâner ce soir dans les rues, seraient assez disposés à aller démolir une ou deux chapelles catholiques, s’ils avaient seulement des chefs. On m’a même parlé de celle de Duke-Street, aux Champs de Lincoln’s-Inn, et de celle de Warwick-Street, dans Golden-Square. Mais ce qu’on dit, vous savez… Vous n’allez pas par là ?

— Est-ce encore pour ne rien faire, mon maître ? cria Hugh. Diable ! il ne faut pas que Barnabé et moi nous allions passer par la geôle, et peut-être par la potence. Nous allons leur en ôter la fantaisie. Ah ! on a besoin de chefs ! Allons, les amis, à l’ouvrage !

— Quel garçon impétueux ! cria le secrétaire. Ah ! ah ! en voilà un gaillard qui n’a pas peur ! Quel feu, quelle véhémence ! C’est un homme qui… »

Mais ce n’était pas la peine d’achever sa phrase : les autres s’étaient déjà précipités hors de la maison, et ne pouvaient déjà plus l’entendre. Il s’arrêta donc au milieu d’un éclat de rire, prêta l’oreille, ajusta ses gants, croisa ses bras derrière son dos, et, après avoir assez longtemps parcouru à grands pas la salle déserte, il dirigea sa marche du côté de la Cité, et prit par les rues.

Elles étaient pleines de monde, car les événements du jour avaient fait grand bruit. Les gens qui n’étaient pas curieux de s’éloigner de chez eux étaient à leurs croisées ou sur le pas de leurs portes, et l’on n’avait partout qu’un même sujet de conversation. Les uns racontaient que l’émeute était tout à fait dissipée ; les autres qu’elle venait de recommencer : il y en avait qui prétendaient que lord Georges Gordon avait été envoyé sous bonne garde à la Tour ; d’autres, qu’il y avait eu un attentat contre la vie du roi, qu’on avait rappelé la troupe, et qu’il n’y avait pas une heure qu’on avait entendu distinctement, au bout de la ville, un feu de peloton. À mesure que la nuit devenait plus sombre, les nouvelles devenaient aussi plus effrayantes et plus mystérieuses ; et souvent il suffisait d’un passant qui annonçait en courant que les agitateurs n’étaient pas loin, qu’ils allaient être bientôt arrivés, pour faire aussitôt fermer et barricader les portes, assurer les fenêtres basses, enfin pour jeter autant de consternation et d’épouvante que si la ville venait d’être envahie par une armée étrangère.

Gashford se promenait partout à la sourdine, écoutant, pour les répandre plus loin à son tour, ou pour les confirmer de son témoignage, toutes les fausses rumeurs qui pouvaient servir à ses fins. Tout entier à ce soin, il venait de tourner, pour la vingtième fois, le coin de Holborn, quand une troupe de femmes et d’enfants qui se sauvaient, tout haletants et se retournant souvent pour regarder par derrière, au milieu d’un bruit confus de voix, attira son attention.

Cet indice assuré, joint à l’éclat rougeâtre dont on voyait la réverbération sur les maisons d’en face, lui fit reconnaître l’approche de quelques amis ; il s’abrita un moment dans une allée, dont il avait trouvé la porte ouverte en passant, et, montant avec quelques autres personnes à une fenêtre du second étage, il se mit à regarder en bas la foule.

Ils avaient avec eux des torches qui éclairaient distinctement les visages des principaux acteurs de cette scène. Ils venaient de démolir quelques bâtiments, on le voyait assez, et il n’était pas moins évident que c’était un lieu consacré au culte catholique, comme le prouvaient les dépouilles qu’ils portaient en trophées, des soutanes, et des étoles avec de riches fragments des ornements de l’autel, couverts de suie, de crotte, de poussière et de plâtre. Leurs vêtements en lambeaux, leurs cheveux en désordre éparpillés autour de leurs têtes, leurs mains et leurs figures écorchées et saignantes des clous rouillés contre lesquels ils s’étaient meurtris, Barnabé, Hugh et Dennis, poursuivaient leur route en avant, furieux et hideux comme des échappés de Bedlam. Derrière eux se pressait la foule pour les suivre. Les uns chantaient, les autres poussaient des cris de victoire ; d’autres se querellaient ; d’autres menaçaient les spectateurs en passant ; d’autres, avec de grands éclats de bois sur lesquels ils passaient leur rage, comme si c’eussent été des victimes Vivantes, les brisaient en mille morceaux qu’ils jetaient en l’air ; d’autres, en état d’ivresse, ne sentaient pas même les coups qu’ils avaient reçus par la chute des pierres, des briques ou de la charpente. Il y en avait un qu’on portait sur un volet, en guise de civière, au milieu de la multitude ; Il était couvert d’un drap sale, sous lequel on voyait seulement un bloc inanimé, une figure funèbre. Puis, c’étaient des visages grossiers qui passaient, éclairés çà et là par un bout de flambeau fumeux ; une fantasmagorie de têtes de démons, d’yeux sauvages, de bâtons et de barres de fer dressés en l’air, qui tournaient et s’agitaient sans fin. Tableau horrible où l’on voyait à la fois tant et si peu, tant de fantômes qu’on ne pouvait plus oublier de sa vie, et tant d’objets confus qu’on n’avait que le temps d’entrevoir d’un coup d’œil rapide ! Parais, disparais !

Pendant que la foule passait pour marcher à son œuvre de ruine et de colère, on entendit un cri perçant, vers lequel se précipitèrent quelques personnes. Gashford était du nombre : il était descendu tout exprès. Seulement, il était en arrière du groupe de curieux, sans rien voir et sans rien entendre. L’un de ceux qui étaient mieux placés devant lui l’informa que c’était une femme veuve qui venait de reconnaître son fils parmi les émeutiers.

« Est-ce là tout ? dit le secrétaire, se retournant comme pour rentrer chez lui. Ma foi ! cela commence à prendre tournure. »