Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 166-172).
CHAPITRE XVIII.

Glissant le long des rues silencieuses et choisissant, pour y diriger sa course, les plus sombres et les plus tristes, l’homme qui avait quitté la maison de la veuve traversa le pont de Londres, et, une fois dans la Cité, plongea au sein des places écartées, des ruelles et des cours, entre Cornbill et Smithfield ; il n’avait pas d’autre but que de se perdre parmi leurs détours, et de déjouer toute poursuite, si quelqu’un s’attachait à ses pas.

C’était au plus fort de la nuit, et tout était tranquille. De temps en temps les pas d’un watchman assoupi résonnaient sur le trottoir, ou l’allumeur de réverbères, dans ses rondes, passait comme l’éclair, en laissant derrière lui une petite traînée de fumée qui se mêlait à des flammèches rouges de sa torche ardente. L’homme se cachait même de ces compagnons accidentels de sa course solitaire ; et, se repliant sous quelque voûte ou quelque entrée de porte jusqu’à ce qu’ils fussent passés, il sortait de là quand ils s’étaient éloignés, et continuait d’errer seul.

Être seul et sans abri en rase campagne, entendre le vent gémir, guetter le jour pendant toute une longue nuit fatigante ; écouter tomber la pluie, et se tapir, pour avoir chaud, sous la retraite abritée de quelque vieille grange ou de quelque meule, ou dans le creux d’un arbre, c’est une horrible chose, mais moins horrible que d’errer çà et là où se trouvent des abris, des lits et des dormeurs par milliers, créature sans asile et qu’on rejette. Fouler d’heure en heure les pavés retentissants en comptant la monotone sonnerie des horloges ; observer les lumières qui scintillent aux fenêtres des chambres ; penser quel heureux oubli de la vie renferme chaque maison ; se dire qu’il y a là des enfants roulés ensemble dans leurs lits ; que les jeunes, les vieux, les pauvres les riches, jouissent tous là de l’égalité devant le sommeil, et goûtent tous le repos ; n’avoir rien de commun avec le monde endormi autour de soi, pas même le sommeil, don de Dieu à toutes ses créatures, et ne se connaître d’autre parenté que le désespoir ; se sentir, par le misérable contraste avec toute chose de tout côté, plus absolument seul et plus proscrit que dans un désert inabordable : c’est un genre de souffrance que mainte fois les grandes cités roulent dans leurs flots populeux, et qui ne peut naître que dans la solitude en pleine foule.

Le malheureux homme arpenta en tous sens ces rues si longues, si ennuyeuses, si semblables les unes aux autres, et souvent il jeta un regard attentif vers l’est, espérant voir les premiers faibles rais du jour ; mais la nuit obstinée gardait encore le ciel en sa possession, et la course inquiète et incessante du rôdeur ne trouvait pas de repos.

Une maison dans une rue écartée brillait du joyeux éclat des lumières : on y entendait le son de la musique et les pas des danseurs. Il y avait là de joyeuses voix et plus d’un éclat de rire. Pour se rapprocher de quelque chose qui fût éveillé et qui sentît la joie, il y retourna à plusieurs reprises ; et plus d’un des gais convives qui quittèrent cette maison quand l’allégresse y était au comble, sentirent leur folâtre humeur réprimée en le voyant voltiger çà et là comme une âme en peine. À la fin ils se retirèrent tous jusqu’au dernier, et alors la maison fut complétement close, et devint à son tour aussi morne et silencieuse que le reste.

Sa course errante l’amena une fois à la prison de la Cité. Au lieu de s’en éloigner à la hâte comme d’un endroit de mauvais augure, d’un endroit qu’il avait sujet d’éviter, il s’assit sur quelques degrés qui étaient tout près, et, appuyant son menton sur sa main, il en considéra les murailles âpres et rébarbatives, comme si elles promettaient un refuge à ses yeux harassés. Il fit et refit le tour de cet endroit ; il y revint, il s’y rassit. Il recommença ; et une fois, avec un mouvement précipité, il traversa pour aller où veillaient quelques hommes dans la loge du portier de la prison, et il eut le pied sur les marches. Mais ayant regardé autour de lui, il vit que le jour commençait à poindre ; et abandonnant son dessein, il tourna le dos et s’enfuit.

Il se retrouva bientôt dans le quartier qu’il avait parcouru naguère, et l’arpenta en tous sens, comme il avait fait encore avant. Il descendait une rue infime, lorsque d’une allée tout près de lui s’élevèrent de bachiques acclamations, et sortirent nonchalamment une douzaine d’écervelés, se huant, s’appelant l’un l’autre, puis se séparant d’une manière tapageuse, prenant différentes routes, et se dispersant en petits groupes.

Dans l’espoir qu’il y avait à proximité quelque taverne de bas étage qui lui procurerait un sûr asile, il entra dans cette cour quand la bande fut partie, et il promena ses yeux à la ronde, afin d’apercevoir une porte à demi ouverte, ou une fenêtre éclairée, ou quelque autre indice du lieu d’où venaient ces bambocheurs ; mais tout y était d’une obscurité si profonde, d’un aspect tellement sinistre, qu’il en conclut que les braillards ne s’étaient introduits là qu’en se trompant de chemin, et qu’ils revenaient sur leurs pas au moment où il les avait remarqués. Avec une semblable opinion, et reconnaissant d’ailleurs qu’il n’existait point d’autre issue que celle par où il était entré lui-même, il allait reprendre le même chemin, lorsque d’un grillage presque à ses pieds s’échappa un soudain courant de lumière, et le bruit d’une conversation se rapprocha. Le rôdeur fit retraite dans une entrée de porte pour voir qui étaient ces causeurs, et les écouter.

Comme il exécutait son mouvement, la lumière arriva au niveau du pavé de la cour, et un homme monta, une torche à la main. Ce personnage ouvrit la serrure et tint le grillage relevé pour en laisser passer un autre, qui parut immédiatement, sous la forme d’un jeune homme de petite stature et d’un air d’importance peu commun, habillé à la vieille mode, avec un luxe de mauvais goût.

« Bonsoir, noble capitaine, dit l’homme à la torche. Adieu, commandant. Bonne chance, illustre général ! »

L’autre répondit à ces compliments en lui ordonnant de se taire et de garder pour lui son bruyant ramage ; il lui adressa plusieurs autres injonctions du même genre, avec une grande fluidité de paroles et une grande sévérité de manières.

« Mes hommages, capitaine, à cette Miggs dont vous avez transpercé le cœur, répliqua le porteur de torche en baissant de ton. Mon capitaine vise à un gibier de plus haute volée que des Miggs. Ha ! ha ! ha ! Mon capitaine est un aigle ; s’il en a le coup d’œil, il en a aussi les ailes. Mon capitaine vous casse un cœur comme d’autres célibataires vous cassent un œuf à la coque.

— Vous êtes fou, Stagg ! dit M. Tappertit en mettant le pied sur le pavé de la cour, et se frottant les jambes pour ôter la poussière qu’il avait ramassée dans son ascension.

— Quels précieux membres ! cria Stagg en étreignant une de ses chevilles. Une Miggs oserait prétendre à des jambes faites au tour comme cal Non, non, mon capitaine. Nous enlèverons de belles dames, et nous les épouserons dans notre secrète caverne. Nous nous unirons avec de florissantes beautés, capitaine.

— Je vous dirai une chose, mon gaillard, dit M. Tappertit en dégageant sa jambe, c’est que je vous dispense de prendre de ces libertés-là avec moi, et de toucher certaines questions, à moins que je ne vous y autorise. Parlez quand on vous parle, de certains sujets réservés, mais jamais autrement. Tenez votre torche en l’air jusqu’à ce que je sois à l’entrée de la cour, avant de retourner vous blottir dans votre chenil, m’entendez-vous ?

— Je vous entends, noble capitaine.

— Obéissez donc, dit M. Tappertit avec hauteur. Messieurs, en avant, marche ! » En prononçant ce commandement (adressé à son état-major imaginaire), il se croisa les bras et sortit de la cour avec une dignité suprême.

Son obséquieux acolyte resta debout, levant la torche au-dessus de sa tête, et l’espion vit alors pour la première fois, du fond de sa cachette, que c’était un aveugle. Quelque mouvement involontaire de l’espion frappa la fine oreille de l’aveugle, avant que l’autre eût seulement bougé d’un pouce, car il se retourna soudain en criant : « Qui est là ?

— Un homme, dit l’autre en s’avançant, un ami.

— Un inconnu ! répliqua l’aveugle. Les inconnus ne sont pas mes amis. Que faites-vous là ?

— J’ai vu votre compagnie sortir, et j’ai attendu ici qu’elle fût partie. Il me faut un logement.

— Un logement à cette heure ! répliqua Stagg, en lui montrant du doigt l’aube comme s’il la voyait. Savez-vous qu’il va être jour ?

— Je le sais, repartit l’autre, à mes dépens. J’ai sillonné cette ville au cœur de fer pendant toute la nuit.

— Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de la sillonner encore, dit l’aveugle en se préparant à descendre, jusqu’à ce que vous trouviez quelque logement dont votre goût s’accommode. Moi je n’en loue pas.

— Arrêtez ! cria l’autre en le retenant par le bras.

— Ne me retenez pas, ou je vais vous briser cette torche sur votre figure de pendard (car c’est une figure de pendard si elle ressemble à votre voix), et je vais réveiller tout le voisinage. Laissez-moi descendre, entendez-vous ?

Entendez-vous ? riposta l’autre en faisant sonner ensemble quelques schellings, et les lui collant dans la main avec précipitation. Je ne suis pas un mendiant. Je payerai l’asile que vous me donnerez. Par la mort ! est-ce donc trop demander à un homme tel que vous ? J’arrive de la campagne, et je désire me reposer quelque part à l’abri des curieux. Je suis affaibli, épuisé, harassé, mourant de fatigue. Laissez-moi me coucher comme un chien devant votre feu ; je ne vous en demande pas davantage. Si vous voulez vous débarrasser de moi, je partirai demain.

— Lorsqu’un gentleman a eu quelque malheur sur la route, marmotta Stagg, cédant à l’autre qui, le suivant de près, avait déjà gagné une marche, et qu’il peut payer son logement….

— Je vous donnerai tout ce que j’ai. Justement je n’éprouve en ce moment aucun besoin de nourriture, Dieu le sait, et je ne souhaite que d’acheter un asile. Avez-vous quelqu’un en bas ?

— Personne.

— Alors fermez votre grille, et montrez-moi le chemin, vite. »

L’aveugle consentit après un moment d’hésitation, et ils descendirent ensemble. Le dialogue avait été des plus rapides, et les deux hommes atteignirent la misérable demeure de Stagg avant que celui-ci eût eu le temps de revenir de sa première surprise.

« Puis-je voir où mène cette porte, et ce qu’il y a plus loin ? dit l’étranger en jetant à la ronde un œil perçant. Ça ne vous fait rien ?

— Je vais vous le montrer moi-même ! suivez-moi, ou allez devant. À votre choix. »

L’étranger lui dit de le précéder, et, à la lueur de la torche que son guide levait en l’air exprès, il fit des trois caves un examen minutieux. Assuré que l’aveugle ne l’avait pas trompé, et qu’il habitait là tout seul, le visiteur retourna avec son hôte à la première cave dans laquelle était un bon feu, et se jeta devant, étendu par terre, avec un profond gémissement.

Son hôte continua ses occupations ordinaires sans paraître songer à lui davantage. Mais à peine se fut-il endormi (et l’aveugle s’en aperçut aussi promptement que l’eût fait un homme doué de la vue la plus perçante), que Stagg s’agenouilla auprès de lui, et lui passa légèrement mais soigneusement la main sur la figure et sur le corps.

Il eut un sommeil entrecoupé de soubresauts et de gémissements, et interrompu rarement d’un mot ou deux qu’il murmurait. Ses mains étaient serrées, ses sourcils froncés, sa bouche étroitement close. Rien de tout cela n’échappa à l’inventaire exact que l’aveugle dressa de sa personne ; et sentant sa curiosité fortement excitée, comme s’il avait déjà pénétré quelque chose du secret de l’inconnu, il resta assis à le surveiller, si l’on peut surveiller sans voir, et à écouter, jusqu’à ce qu’il fit grand jour.