Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 155-166).
CHAPITRE XVII.

C’était une nuit glaciale, et dans la salle à manger de la veuve il n’y avait presque plus de feu. L’inconnu, son compagnon, l’assit sur une chaise, se baissa devant les braises à moitié éteintes, et, les ayant réunies et rassemblées, les éventa avec son chapeau. De temps en temps il lui jetait un coup d’œil par-dessus son épaule, comme pour s’assurer qu’elle demeurait tranquille et ne faisait aucune tentative de fuite ; puis, le coup d’œil jeté, il ne s’occupait plus que du feu.

Ce n’était pas sans raison qu’il prenait toute cette peine, car ses vêtements étaient tout trempés, ses dents claquaient, et il frissonnait de la tête aux pieds. Il avait plu très fort durant la nuit précédente et quelques heures le matin ; mais, à partir de l’après-midi, il avait fait beau. En quelque lieu qu’il eût passé les heures ténébreuses, son état témoignait suffisamment qu’il en avait passé la plus grande partie en plein air. Souillé de boue, ses habits saturés d’eau s’attachant à ses membres dans une étreinte humide, sa barbe non faite, sa figure sale, les joues maigres et creuses, il est douteux qu’il existât un être plus misérable que cet homme accroupi sur le foyer de la veuve, et surveillant les progrès de la flamme avec des yeux injectés de sang.

Elle avait couvert de ses mains sa figure ; il semblait qu’elle craignît de regarder de son côté. Ils restèrent ainsi pendant quelques moments en silence. Jetant derechef un coup d’œil autour de lui, il demanda enfin :

« Est-ce votre maison ?

— C’est ma maison. Pourquoi, au nom du ciel, venez-vous l’attrister ?

— Donnez-moi à manger et à boire, répondit-il d’un ton bourru, ou je ferai bien pis. Je suis glacé jusqu’à la moelle des os par l’humidité et par la faim. Il me faut de la chaleur et de la nourriture, et il me les faut ici.

— C’est vous qui étiez le voleur de la route de Chigwell ?

— C’était moi.

— Et presque un assassin après.

— Ce n’est pas l’intention qui a manqué. Il y a quelqu’un qui est arrivé sur moi en criant à tue-tête ; il lui en aurait cuit s’il n’était pas si agile. Je lui ai lancé un coup.

— Un coup de poignard, à lui ! cria la veuve, les yeux au ciel. Vous entendez cet homme, mon Dieu ! vous l’entendez, et vous en êtes témoin. »

Il la regarda au moment où, la tête renversée en arrière, et les deux mains crispées ensemble, elle prononça ces mots dans l’agonie de son appel à Dieu. Alors, bondissant sur ses pieds, après cette crise, il s’avança vers elle :

« Prenez garde ! cria-t-elle d’une voix qu’elle étouffait, et dont la fermeté l’arrêta à mi-chemin. Ne me touchez pas du bout du doigt, ou vous êtes perdu, perdu, vous dis-je, corps et âme.

— Écoutez-moi, répliqua-t-il en la menaçant de sa main. Moi qui sous la forme d’un homme mène la vie d’une bête traquée, moi qui dans un corps suis un esprit, un fantôme sur la terre, une chose qui fait reculer d’effroi toutes les créatures, excepté ces êtres maudits de l’autre monde qui ne me lâcheront pas ; je n’ai d’autre crainte, en cette nuit désespérée, que celle de l’enfer où je vis au jour le jour. Jetez l’alarme, poussez un cri, refusez de m’abriter, je ne vous ferai pas de mal, mais on ne me prendra point vivant ; et, aussi sûr que vous me menacez là à voix basse, je tombe mort sur ce plancher. Que le sang dont je l’arroserai soit sur vous et les vôtres, au nom du mauvais esprit qui tente les hommes pour les perdre ! »

À ces mots il tira de sa poitrine un pistolet, et le serra fortement dans sa main.

« Éloigne de moi cet homme, Dieu de bonté ! cria la veuve. En ta grâce et ta miséricorde, donne-lui une minute de repentir, et frappe-le de mort après.

— Il paraît que ce n’est pas son idée, dit l’autre l’envisageant : il est sourd. Voyons, à boire et à manger, de peur que je ne fasse ce que je ne peux m’empêcher de faire ; et alors, tant pis pour vous.

— Me laisserez-vous, si je le fais ? me laisserez-vous, pour ne plus jamais revenir ?

— Je n’ai rien à vous promettre, répliqua-t-il en s’asseyant à la table, rien que ceci : j’exécuterai ma menace si vous me trahissez. »

Elle se leva enfin, et, allant à un cabinet attenant à la chambre, elle apporta quelques restes de viande froide et du pain, et mit le tout sur la table. Il demanda un grog à l’eau-de-vie ; il but et mangea avec la voracité d’un chien de chasse affamé. Tout le temps qu’il fut occupé à apaiser sa faim, elle se tint dans la partie la plus reculée de la chambre, assise et frissonnante, sa figure tournée vers lui. Jamais elle ne lui tourna le dos ; et quand elle avait à passer près de lui, pour aller au buffet, par exemple, et pour en revenir, elle ramassait les bords de ses vêtements autour d’elle, comme si elle eût frémi de l’idée qu’ils pussent le toucher même par hasard ; mais, au milieu de sa frayeur, de sa terreur profonde, elle gardait toujours sa figure dirigée vers celle de son épouvantail, et surveillait chacun de ses mouvements.

Son repas terminé, si l’on peut appeler repas ce qui n’était que la satisfaction dévorante des exigences de la faim, il approcha de nouveau sa chaise du feu, et, en se réchauffant devant la flamme qui jaillissait à présent toute brillante, il lui adressa encore la parole.

« Je suis un paria, pour lequel un toit sur sa tête est souvent une jouissance extraordinaire, et les aliments que rejetterait un mendiant une nourriture délicate. Vous vivez ici dans l’aisance. Êtes-vous seule ?

— Je ne suis pas seule, répondit-elle avec un effort.

— Qui est-ce donc qui demeure avec vous ?

— Quelqu’un… ça ne vous regarde pas. Vous ferez bien de partir pour qu’il ne vous trouve pas là. Qu’attendez-vous ?

— Que je sois réchauffé, répliqua-t-il en étendant ses mains devant le feu. Je me réchauffe. Vous êtes riche peut-être

— Oh ! oui, dit-elle d’une voix faible. Très riche. Il n’y a pas de doute, je suis très riche.

— Du moins vous n’êtes pas sans le sou. Vous avez quelque argent, vous faisiez des emplettes ce soir.

— Il me reste peu de chose. Quelques schellings.

— Donnez-moi votre bourse. Vous l’aviez dans votre main à la porte. Donnez-la-moi. »

Elle alla vers la table, et mit sa bourse dessus. Il étendit son bras sur la table, prit la bourse, et en compta le contenu dans la main. Comme il était à compter, elle écouta un moment, et s’élança vers lui.

« Prenez ce qu’il y a, prenez tout, prenez plus s’il y avait plus, mais allez-vous-en avant qu’il soit trop tard. Je viens d’entendre dehors un pas étrange que je connais bien. Ce pas va revenir tout de suite. Allez-vous-en.

— Que voulez-vous dire ?

— Ne vous arrêtez pas à le demander ; je ne vous répondrais pas. Quelque horreur que j’aie à vous toucher, je vous traînerais à la porte, si j’en avais la force, plutôt que de vous laisser perdre un instant. Misérable, fuyez de ce lieu.

— S’il y a des espions dehors, je suis plus en sûreté ici, répliqua l’homme debout et effaré. Je resterai ici, et je ne fuirai pas que le danger ne soit passé.

— Il est trop tard ! cria la veuve qui avait écouté ce pas, sans faire attention à ce qu’il disait ; entendez-vous ce pas sur le sol ? Est-ce qu’il ne vous fait pas trembler ? C’est mon fils, mon fils idiot ! »

Comme elle disait cela d’un air égaré, on frappa pesamment à la porte. Ils s’entre-regardèrent elle et lui.

« Faites-le entrer, dit l’homme d’une voix rauque ; je le crains moins que la nuit noire, sans asile. Le voilà qui frappe encore. Faites-le entrer.

— L’effroi de cette heure, répliqua la veuve, a été sur moi toute ma vie. Je n’ouvrirai pas. Le crime tombera sur lui, si vous vous trouvez face à face. Mon pauvre fila a la raison brûlée dans sa fleur ! Vous tous, bons anges qui savez la vérité, exaucez la prière d’une mère, et préservez mon fils de reconnaître cet homme !

— Il agite avec bruit les volets ! cria l’homme. Il vous appelle. Cette voix, ce cri ! c’est lui qui m’a saisi à bras-le-corps sur la route. Est-ce lui ? »

Elle s’était affaissée sur ses genoux, et elle demeura agenouillée, remuant ses lèvres sans proférer aucun son. Comme il la considérait, incertain de ce qu’il devait faire pour s’éclipser, les volets s’ouvrirent tout grands. Attraper un couteau sur la table, lui donner pour gaîne la large manche de son habit, se cacher dans le cabinet, tout cela fut fait avec la vitesse de l’éclair, et déjà Barnabé, tapant sur la vitre, avait haussé le châssis avec une joie triomphante.

« Mais qui peut donc me laisser dehors avec Grip ? cria-t-il en fourrant sa tête à l’intérieur et en regardant fixement autour de la chambre. Êtes-vous là, mère ? Comme vous nous laissez longtemps loin de la lumière et du feu ! »

Elle balbutia quelque excuse et lui tendit sa main. Mais Barnabé, sans aide, s’élança légèrement à l’intérieur, et, sa jetant au cou de la veuve, la baisa plus de cent fois.

« Nous avons été aux champs, mère, sautant les fossés, grimpant au travers des haies, descendant à la course des berges abruptes, toujours en avant, plus loin, et d’un bon pas. Le vent soufflait, les joncs et les jeunes plantes s’inclinaient et pliaient sous lui, de peur qu’il ne leur fît du mal, les lâches, et Grip, ha, ha, ha ! le brave Grip, qui ne s’inquiète de rien, et qui, lorsque le vent le roule dans la poussière, se retourne vaillamment pour le mordre, Grip, le vaillant Grip, s’est querellé avec chaque brindille qui s’inclinait de son côté, pensant, m’a-t-il dit, qu’elle se moquait de lui, et il vous l’a houspillée comme un vrai bouledogue. Ha, ha, ha ! »

Le corbeau, dans son petit panier au dos de son maître, entendant répéter fréquemment son nom d’une voix accentuée par la plus vive allégresse, exprima sa sympathie en chantant comme un coq, et parcourant ses diverses phases de conversation avec une telle rapidité et une telle variété de sons rauques, qu’ils retentissaient comme les murmures d’une multitude.

« Et puis il faut voir comme il prend soin de moi, dit Barnabé. Ah ! oui, il a bien soin de moi, mère ! Il veille tout le temps que je dors ; et, lorsque je ferme les yeux pour lui faire croire que je sommeille, il répète doucement quelque leçon nouvelle, mais sans me perdre des yeux jamais ; et s’il me voit rire, si peu que ce soit, tout de suite il s’arrête, pour faire une surprise quand il sera bien sûr de son affaire. »

Le corbeau chanta derechef, avec une sorte de transport qui disait clairement : « Il est certain que je reconnais là quelques traits de mon caractère, je m’en vante. » Dans l’intervalle, Barnabé ferma bien la fenêtre, et allant à la cheminée, il se préparait à s’asseoir, la figure tournée vers le cabinet. Mais sa mère l’en empêcha, en se hâtant de prendre elle-même cette place, et lui faisant signe de prendre l’autre.

« Comme vous êtes pâle ce soir ! dit Barnabé en s’appuyant sur son bâton. Ce n’est pas bien, Grip ; nous lui avons causé de l’inquiétude ! »

De l’inquiétude, oh ! oui, elle en éprouvait, elle en était navrée dans le cœur ! L’homme aux écoutes tenait entr’ouverte avec sa main la porte de sa cachette et surveillait de près le fils de la veuve. Grip, attentif à toutes les choses dont son maître ne s’apercevait pas, sortait sa tête de son petit panier, et répondait à l’espionnage de l’inconnu en le surveillant extrêmement de son œil étincelant.

« Il bat des ailes, dit Barnabé en se tournant si vite que sa vue faillit saisir cette ombre qui se retirait, cette porte qui se refermait, comme s’il y avait ici des étrangers ; mais Grip est trop raisonnable pour s’imaginer cela. Saute donc ! »

Acceptant cette invitation avec un clignotement qui lui était particulier, l’oiseau sautilla sur l’épaule de son maître, de là sur sa main étendue, et de là enfin sur le plancher. Barnabé se débarrassa des courroies du petit panier et le déposa par terre dans un coin, le couvercle ouvert ; le premier soin de Grip fut de faire tomber ce couvercle le plus vite possible, et ensuite de se percher dessus : croyant, sans aucun doute, qu’il avait rendu tout à fait impraticable à la puissance d’un mortel l’opération de l’enfermer après, il imita, dans son triomphe, le glouglou d’un grand nombre de bouteilles débouchées, et poussa autant de hourras.

« Mère ! dit Barnabé en mettant de côté son chapeau et son bâton, et retournant s’asseoir sur sa chaise, je vais vous dire où nous avons été aujourd’hui et ce que nous avons fait, voulez-vous ? »

Elle prit sa main dans les siennes, et l’y tenant, elle donna d’un signe de tête le consentement qu’elle n’avait pas la force d’articuler.

« Vous n’en direz rien, il ne le faut pas, dit Barnabé en levant son doigt : car c’est un secret, voyez-vous, qui n’est connu que de moi, de Grip et de Hugh. Nous avions le chien avec nous ; mais il ne vaut pas Grip, malgré sa finesse, et il ne s’en doute seulement pas. Pourquoi regardez-vous ainsi derrière moi ?

— Ai-je regardé ? répondit-elle d’une voix faible. C’est bien sans le savoir. Rapprochez-vous de moi.

— Vous êtes effrayée ! dit Barnabé en changeant de couleur. Mère, vous ne venez pas de voir ?

— Voir quoi ?

— Il n’y en a pas par ici ; il n’y en a pas du tout, n’est-ce pas ? répondit-il avec un chuchotement ; et il se rapprocha d’elle, et il serra d’une main la marque empreinte sur son poignet. J’ai peur que ça n’y soit, quelque part. Vous me faites dresser les cheveux sur la tête, vous me donnez la chair de poule. Pourquoi regardez-vous de la sorte ? ça serait-il dans la salle comme je l’ai vu en mes rêves, éclaboussant le plafond et les murs de rouge ? Dites-moi. Ça y est-il ? »

Il eut un accès de frisson en faisant cette demande, et couvrant de ses mains la lumière, il resta assis, tremblant de tous ses membres, jusqu’à ce que la crise fût passée. Quelque temps après, il leva la tête et regarda autour de lui.

« Ça a-t-il disparu ?

— Il n’y a rien eu ici, répliqua sa mère en le calmant. Rien en vérité, cher Barnabé, regardez ! vous voyez qu’il n’y a que vous et moi. »

Il la considéra d’un œil distrait, et se rassurant par degrés, il jeta un fol éclat de rire.

« Mais voyons, dit-il d’un air pensif, il me semble que nous…. Était-ce vous et moi ? où avons-nous été ?

— Nulle part ailleurs qu’ici.

— Oui, mais Hugh, et moi, dit Barnabé, c’est cela… Hugh du Maypole et moi, vous savez, et Grip, nous avons été à l’affût dans la forêt, et parmi les arbres qui bordent la route, avec une lanterne sourde, après la tombée de la nuit, et le chien en laisse, une laisse prête à glisser, dès que l’homme viendrait tout contre.

— Quel homme ?

— Le voleur ; celui que les étoiles regardaient en clignotant. Nous l’avons attendu à partir du moment où il fait noir pendant plusieurs des nuits dernières, et nous l’aurons. Je le reconnaîtrais entre mille, mère, voyez donc, voici l’homme tel qu’il est. Regardez ! »

Il tortilla son mouchoir autour de son cou, enfonça son chapeau sur ses sourcils, s’enveloppa de son habit, et se tint debout devant elle. C’était une copie si parfaite de l’original, que le sombre personnage qui l’examinait derrière par la porte entr’ouverte aurait pu passer lui-même pour n’en être que l’ombre. « Ha ! ha ! ha ! nous l’aurons, cria-t-il en dépouillant cette ressemblance aussi promptement qu’il l’avait prise ; vous le verrez, mère, pieds et poings liés ; on l’amènera à Londres, sanglé sur la selle d’un cheval. Vous entendrez parler de lui au gibet de Tyburn, si nous avons de la chance. C’est ce que dit Hugh. Eh ! bien, vous voilà redevenue pâle et tremblante. Mais pourquoi donc regardez-vous ainsi derrière moi ?

— Ce n’est rien, répondit-elle ; je ne suis pas tout à fait à mon aise. Allez vous mettre au lit, cher enfant, et laissez-moi ici.

— Au lit ! répliqua-t-il, je n’aime pas le lit. J’aime à me coucher devant le feu, et à guetter les images qui s’échappent des charbons enflammés ; les rivières, les collines, les vallons qu’empourpre un large soleil couchant, et des figures extraordinaires. J’ai faim d’ailleurs, et Grip n’a rien mangé depuis plus de midi ; donnez-nous à souper. Grip ! on soupe, mon garçon ! »

Le corbeau battit des ailes, et croassant pour montrer qu’il était satisfait, il sautilla aux pieds de son maître, et là il resta le bec ouvert, prêt à happer tels morceaux de viande que celui-ci lui jetterait. Il en reçut une vingtaine environ, sans que la rapidité avec laquelle ils se succédèrent troublât aucunement son attitude.

— C’est tout, dit Barnabé.

— Encore ! cria Grip. Encore ! »

Mais comme il reconnut qu’il n’avait positivement pas à en espérer davantage, il s’éloigna avec sa provision ; et dégorgeant les morceaux un à un de son jabot, il alla les cacher dans divers coins ; prenant un soin particulier, toutefois, d’éviter le cabinet, comme s’il doutait que l’homme caché pût vaincre sa gourmandise et résister à la tentation. Quand il eut terminé ces arrangements, il fit un tour ou deux au travers de la salle en s’étudiant à feindre que rien ne le préoccupait (mais ayant un œil fixé sur son trésor pendant tout ce temps-là), et après, mais pas tout de suite, il commença à le tirer des cachettes, morceau par morceau, et à le manger avec la plus grande volupté.

Barnabé, pour sa part, ayant pressé sa mère de souper, mais en vain, soupa comme Grip, de bon cœur. Une fois, dans le cours de son repas, il lui fallut encore du pain, et il se leva pour en prendre dans le cabinet. Elle se précipita au devant, l’empêcha d’y entrer, et appelant à soi tout son courage, elle entra dans le réduit, et rapporta le pain elle-même.

« Mère, dit Barnabé en la regardant fixement lorsqu’elle s’assit près de lui à son retour du cabinet ; c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

— Aujourd’hui ! répondit-elle ; ne vous souvenez-vous pas que c’était il n’y a pas plus de huit jours, et que l’été, l’automne, l’hiver devront s’écouler avant qu’il revienne ?

— Je me souviens que c’était comme cela jusqu’à présent, dit Barnabé ; mais je crois que, malgré tout, c’est aujourd’hui aussi l’anniversaire de ma naissance. » Elle lui demanda pourquoi. « Je vais vous dire pourquoi, dit-il. Je vous ai toujours vue, je ne vous l’ai pas laissé remarquer, mais rien n’est plus vrai, devenir, le soir de ce jour-là, d’une extrême tristesse ; je vous ai vue pleurer quand Grip et moi nous étions fort joyeux, et avoir l’air effrayé sans aucun motif ; et j’ai touché votre main, et j’ai senti qu’elle était froide comme elle l’est à présent. Une fois, mère (c’était aussi un des anniversaires de ma naissance), Grip et moi pensâmes à cette tristesse après être montés nous coucher, et passé minuit, au moment où sonnait une heure, nous descendîmes à votre porte pour voir si vous n’étiez pas malade ; vous étiez à genoux. Je ne me souviens pas de ce que vous disiez ; Grip, qu’est-ce que nous avons entendu dire cette nuit-là ?

— Je suis un démon ! répliqua promptement le corbeau.

— Non, non, dit Barnabé, mais vous disiez quelque chose dans une prière ; et quand vous vous relevâtes et fîtes plusieurs pas autour de la chambre, vous aviez (comme vous l’avez toujours eue depuis, mère, quand approche la nuit de l’anniversaire de ma naissance) juste la physionomie que vous avez à présent. J’ai découvert cela, vous voyez, quoique je sois un insensé. Je dis donc que vous êtes dans l’erreur ; et ce doit être aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance, mon anniversaire de naissance, Grip ! »

L’oiseau accueillit cette communication avec de tels croassements qu’un coq, doué de plus d’intelligence que tous ceux de son espèce, n’annoncerait pas le plus long jour par un chant plus soutenu. Puis, après avoir bien réfléchi pour dégoiser, en guise de toast, la phrase qu’il jugeait la plus convenable pour fêter un anniversaire de naissance, il cria plusieurs fois : « N’aie pas peur ! » et il accentua ces mots en battant des ailes.

La veuve essaya de paraître attacher peu d’importance à la remarque de Barnabé, et chercha à reporter l’attention de son fils sur quelque autre sujet, tâche toujours facile, elle le savait trop bien. Son souper fini, Barnabé, sans tenir compte des instances de sa mère, s’étendit sur le paillasson devant le feu ; Grip se percha sur la jambe de son maître, et partagea son temps entre des assoupissements causés par l’agréable chaleur, et des efforts (comme il le parut bientôt) pour se rappeler un nouvel exercice qu’il avait étudié toute la journée.

Un long et profond silence suivit, silence interrompu seulement lorsque changeait de position Barnabé, dont les yeux, encore tout grands ouverts, regardaient fixement le feu ; ou lorsqu’il y avait quelque effort mnémonique de la part de Grip, qui criait de temps en temps à voix basse : « Polly mettez la bouill…. » et s’arrêtait court, oubliant le reste et faisant un nouveau somme.

Après un long intervalle, la respiration de Barnabé devint plus profonde et plus régulière, et ses yeux finirent par se fermer. Mais ce n’était pas le compte de l’esprit inquiet du corbeau. « Polly mettez la bouill…. » cria Grip, et son maître fut encore réveillé cette fois.

Enfin Barnabé s’endormit solidement, et l’oiseau, avec son bec affaissé sur sa poitrine, qui prit la forme bouffante d’une confortable bedaine d’alderman[1], et ses yeux brillants qui devenaient de plus en plus petits, parut véritablement s’abandonner aussi au repos. De temps en temps seulement il marmottait encore d’une voix sépulcrale : « Polly, mettez la bouill…. » comme quelqu’un de très assoupi, et plutôt comme un homme ivre que comme un corbeau méditatif.

La veuve, respirant à peine de peur de les réveiller, se leva de son siége. L’homme se coula hors du cabinet et éteignit la chandelle.

« …Oire au feu ! cria Grip, frappé d’une idée subite, et très excité ; … oire au feu ! Hourra ! Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. Hourra ! hourra ! hourra ! Je suis un démon, je suis un démon, je suis… La bouilloire ! Allons, courage. N’aie pas peur. Coa, coa, coa ! Je suis un démon, je suis… La bouilloire… Je suis… Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. »

Ils restèrent enracinés au sol, comme si c’eût été une voix sortant d’un tombeau.

Mais ceci même ne put pas réveiller le dormeur. Il se retourna du côté du feu, son bras tomba sur le sol, et sa tête s’abattit lourdement sur son bras. La veuve et son affreux visiteur regardèrent Barnabé un moment et se regardèrent l’un l’autre, puis elle lui montra la porte.

« Un instant, dit-il tout bas. Vous instruisez bien votre fils !

— Je ne lui ai rien enseigné de ce que vous avez entendu ce soir. Partez à l’instant, ou je vais le réveiller.

— Libre à vous de le faire. Voulez-vous que je le réveille ?

— Vous n’oserez pas.

— J’oserai faire n’importe quoi, je vous l’ai dit. Il me connaît bien, ce me semble. Au moins je veux aussi le connaître.

— Voudriez-vous le tuer dans son sommeil ? cria la veuve en se jetant entre eux.

— Femme, répliqua-t-il en desserrant à peine les dents, comme il lui faisait signe de s’écarter, je désire le voir de plus près, je le veux. Si vous tenez à ce que l’un de nous tue l’autre, réveillez-le. »

Cela dit, il avança, et, se penchant sur le corps étendu, il tourna doucement la tête en arrière et regarda en face la figure. La lueur du foyer donnait en plein sur elle, et chaque trait s’y révélait d’une manière distincte. Il contempla cette figure un moment, puis, se redressant avec précipitation :

« Rappelez-vous bien ceci, chuchota-t-il à l’oreille de la veuve. Par lui, dont l’existence a été ignorée de moi jusqu’à ce soir, je vous tiens en ma puissance. Prenez garde à vos procédés envers moi. Prenez-y garde. Je suis dénué de tout, je meurs de faim, j’erre incessamment sur la terre. Je puis tirer de vous une sûre et lente vengeance.

— Il y a dans vos paroles quelque sens horrible que je ne saurais approfondir.

— Le sens en est clair, et je vois que vous l’approfondissez autant qu’il faut. Voilà bien des années que vous pressentiez cela ; vous me l’avez presque dit. Je vous laisse réfléchir là-dessus. N’oubliez pas mon avertissement. »

Il lui montra du doigt, comme il la quittait, Barnabé endormi, et, se retirant à la dérobée, il gagna la rue. Elle tomba à genoux auprès du dormeur, et y resta semblable à une femme pétrifiée, jusqu’à ce que les larmes, gelées si longtemps par la frayeur, vinssent lui procurer un tendre soulagement.

« Ô toi ! cria-t-elle, qui m’as enseigné un si profond amour pour cet unique reste des promesses d’une vie heureuse, pour ce fils dont l’affliction même est pour moi la source de mon unique consolation, quand je vois en lui un enfant plein de confiance en moi, plein d’amour pour moi, sans devenir jamais ni vieux ni froid de cœur ; condamné, dans la force de l’âge viril, comme lorsqu’il était en son berceau, à avoir besoin de ma sollicitude maternelle et de mon dévouement, daigne le protéger durant sa marche obscure au travers de ce triste monde, ou c’en est fait de lui, et mon pauvre cœur est brisé ! »


  1. Sorte de conseiller municipal à vie.