C. Lahure (p. 125-130).

XXV

AVANT L’ATTAQUE.


Après avoir quitté la tente, les deux chefs marchèrent quelques minutes aux côtés l’un de l’autre sans échanger une parole : tous deux semblaient plongés dans de profondes réflexions causées sans doute par les sérieux événements qui se préparaient, événements dont l’issue déciderait du sort des tribus indiennes de cette partie du continent américain.

Tout en marchant, et sans y songer, ils avaient atteint un point élevé du monticule d’où la vue planait à une grande distance dans toutes les directions sur la prairie.

La nuit était calme et embaumée, il n’y avait plus un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel dont le bleu profond était émaillé d’une profusion d’étoiles brillantes ; un silence imposant régnait dans ce désert où cependant, en ce moment, étaient embusqués plusieurs milliers d’hommes qui n’attendaient qu’un mot ou qu’un signe pour s’entr’égorger.

Machinalement, les deux hommes s’arrêtèrent et jetèrent un regard rêveur sur le paysage grandiose qui se déroulait à leurs pieds.

À trois portées de fusil au plus, couché sur le bord du fleuve, dont les eaux semblaient aux rayons de la lune un large ruban d’argent, le fort Mackensie, sombre et silencieux, détachait en vigueur sa noire silhouette, en projetant au loin l’ombre épaisse de ses constructions massives ; un léger souffle de vent courait mystérieusement sur la cime feuillue des arbres et faisait frissonner sourdement leurs branches, puis, bien loin en arrière, servant de cadre sublime à ce tableau grandiose, les crêtes chenues des hautes montagnes et des mornes dentelés fermaient l’horizon.

« Au lever du soleil, murmura Natah-Otann, répondant plutôt à ses propres pensées que dans l’intention d’adresser la parole à son compagnon, cette orgueilleuse forteresse sera en mon pouvoir ! Les Peaux-Rouges commanderont enfin en maîtres là où en ce moment règnent encore leurs oppresseurs.

— Oui, répondit machinalement le Bison-Blanc, demain vous serez maître du fort ; mais saurez-vous le conserver ? Vaincre n’est rien, maintes fois les Blancs ont été battus par les Peaux-Rouges, et cependant ils les ont asservis, courbés sous le joug, décimés et dispersés comme les feuilles qu’emporte le vent d’automne.

— Il n’est que trop vrai, dit le chef en soupirant, il en a toujours été ainsi depuis le premier jour que les Blancs ont posé le pied sur cette malheureuse terre ; quelle est donc cette mystérieuse influence qui les a constamment protégés contre nous ?

— Vous-mêmes, mon enfant, répondit le Bison-Blanc en hochant tristement la tête ; vous êtes vos plus grands ennemis ; vous ne pouvez, hélas ! imputer à d’autres qu’à vous-mêmes vos continuelles défaites, acharnés à vous entre-détruire dans de futiles querelles, à guerroyer continuellement comme les bêtes fauves de vos forêts les uns contre les autres, les Blancs ont pris soin de cimenter secrètement vos haines héréditaires dont ils ont habilement profité pour vous vaincre en détail.

— Oui, vous me l’avez dit déjà bien souvent, mon père, aussi vous le voyez, j’ai mis à profit vos conseils, tous les Indiens missouris sont unis maintenant, ils obéissent au même chef, marchent sous un seul totem ; aussi, croyez-le, cette union sera féconde en bons résultats, nous chasserons ces loups pillards de nos frontières, nous les renverrons dans leurs villes de pierre, et désormais seul le moksens du Peau-Rouge foulera nos prairies natales, et l’écho des mornes, des rives du Missouri, ne s’éveillera qu’au rire joyeux des Peaux-Rouges et ne répétera que le vaillant cri de guerre des Pieds-Noirs.

— Nul plus que moi ne sera heureux d’un tel résultat ; mon plus ardent désir est de voir libres les hommes chez lesquels j’ai reçu une aussi fraternelle hospitalité ; mais, hélas ! qui peut prévoir l’avenir ? Ces sachems que vous êtes parvenu, à force de soins et de patience, à réunir, à rallier pour cette œuvre nationale, ces chefs s’agitent sourdement, ils craignent de vous obéir, ils jalousent le pouvoir qu’eux-mêmes vous ont donné sur eux, craignez mon fils, que tout à coup, sans motif apparent, ils ne vous abandonnent.

— Je ne leur en donnerai pas le temps, mon père ; depuis plusieurs jours déjà je connais toutes leurs menées, je suis leurs projets ; jusqu’à présent, la prudence m’a fermé la bouche, je ne voulais pas risquer le succès de mon entreprise, mais dès que je serai maître de cette forteresse qui est là, croyez-le, je parlerai haut, car ma voix aura acquis une autorité, mon pouvoir une force que les plus turbulents seront contraints de reconnaître, la victoire me fera grand et redoutable, j’écraserai du pied ceux qui conspirent dans l’ombre, et n’hésiteraient pas à se tourner contre moi si j’éprouvais une défaite. Allez, mon père, que tout soit prêt pour l’assaut dès que j’en donnerai le signal ; visitez les postes, surveillez les mouvements de l’ennemi, dans deux heures je pousserai mon cri de guerre. »

Le Bison-Blanc le considéra un instant avec une expression singulière, où l’amitié, la crainte et l’admiration luttaient tour à tour, et lui posant la main sur l’épaule :

« Enfant, lui dit-il avec émotion, tu es un fou, mais un fou sublime ; l’œuvre de régénération que tu médites est impossible aujourd’hui ; mais, soit que tu triomphes, soit que tu succombes, ta tentative n’aura pas été inutile ; ton passage sur la terre laissera une longue trace lumineuse, qui, un jour peut-être, servira de phare à ceux qui te succéderont pour accomplir enfin l’affranchissement de ta race. »

Après quelques secondes d’un silence plus éloquent que de vaines paroles, les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre et restèrent liés pendant quatre à cinq minutes dans une chaleureuse étreinte : ils se séparèrent enfin, et Natah-Otann demeura seul.

Le jeune chef ne se dissimulait en aucune façon les difficultés de sa position ; il reconnaissait la justesse des observations de son père adoptif ; mais maintenant il était trop tard pour reculer, il fallait pousser en avant, coûte que coûte.

Nous avons longuement expliqué, dans un précédent chapitre, les raisons secrètes qui avaient en quelque sorte poussé Natah-Otann à presser l’exécution de ses projets, maintenant que le moment était venu de descendre enfin dans la lice, toute hésitation avait cessé, toute crainte s’était évanouie dans le cœur du jeune chef, pour faire place à une résolution froide et inébranlable, qui lui laissait toute la lucidité nécessaire pour jouer habilement et sans faiblir la partie suprême dont allait dépendre le sort de sa face.

Après que le Bison-Blanc l’eut laissé seul, Natah-Otann s’assit sur une pointe de roche, et, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il fixa les yeux sur la plaine et s’oublia dans une sérieuse contemplation.

Depuis longtemps déjà il rêvait ainsi, n’ayant plus qu’une vague intuition des objets extérieurs qui l’entouraient, lorsqu’une main s’appuya doucement sur son épaule.

Le chef tressaillit comme s’il avait reçu une commotion électrique et releva vivement la tête.

« Ochtl ! fit-il avec une émotion qu’il ne put maîtriser, Fleur-de-Liane ici, à cette heure ! »

La jeune fille sourit doucement.

« Pourquoi mon frère est-il étonné ? répondit-elle de sa voix douce et harmonieuse ; le chef ne sait-il pas que Fleur-de-Liane aime à errer ainsi pendant la nuit dans la savanne, lorsque la nature sommeille et que la voix du Grand-Esprit se fait plus facilement entendre ; nous autres jeunes femmes, nous aimons à rêver la nuit à la lueur mélancolique qui pleut doucement des étoiles et semble parfois, dans le brouillard, donner un corps à nos pensées ? »

Le chef soupira sans répondre.

« Vous souffrez ? lui demanda doucement Fleur-de-Liane, vous, le premier sachem de notre nation, le guerrier le plus renommé de nos tribus, quelle raison est assez forte pour vous arracher un soupir ? »

Le chef saisit la main mignonne que lui abandonna la jeune fille, et la pressa tendrement entre les siennes.

« Fleur-de-Liane, lui dit-il enfin, ignorez-vous donc pourquoi je souffre quand je suis auprès de vous ?

— Comment le saurais-je, Natah-Otann ? Bien que mes frères me nomment la vierge des belles amours, que l’on me suppose en relation avec les génies de l’air et des eaux, hélas ! je ne suis qu’une jeune fille ignorante ; je voudrais connaître la cause de votre chagrin, peut-être alors parviendrais-je à vous guérir.

— Non, répondit le chef en secouant la tête, cela n’est pas en votre pouvoir, enfant ; pour cela, il faudrait que les battements de votre cœur répondissent à ceux du mien, que ce petit oiseau qui chante si mélodieusement dans le cœur des jeunes filles et leur murmure tant de douces paroles à l’oreille, se fût approché de vous. »

La jeune fille sourit en rougissant, elle baissa les yeux, et faisant un effort pour dégager sa main que Natah-Otann conservait toujours dans les siennes :

« Ce petit oiseau dont parle mon frère, je l’ai vu, son chant s’est déjà fait entendre près de moi. »

Le chef se releva brusquement, et fixant un regard étincelant sur la jeune fille :

« Eh quoi ! s’écria-t-il avec agitation, vous aimez ! Un des jeunes guerriers de notre nation a su toucher votre cœur et vous inspirer de l’amour ? »

Fleur-de-Liane secoua sa charmante tête d’un air mutin, pendant qu’un frais sourire entr’ouvrait ses lèvres de corail.

« Je ne sais si ce que j’éprouve est ce que vous nommez de l’amour, » dit-elle.

Natah-Otann avait, par un pénible effort, renfermé en lui l’émotion qui faisait trembler ses membres.

« Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? reprit-il d’un air pensif, les lois de la nature sont immuables, nul ne peut s’y soustraire, l’heure de cette enfant devait sonner ; de quel droit trouverais-je mauvais ce qui arrive ? n’ai-je pas dans le cœur un sentiment sacré qui le remplit et devant lequel tout autre doit s’éteindre ?… Un homme dans la position où je me trouve plane trop au-dessus des passions vulgaires, le but qu’il se propose est trop grand pour qu’il lui soit permis de se laisser dominer par l’amour énervant d’une femme, celui qui prétend devenir le sauveur et le régénérateur d’un peuple n’appartient plus à l’humanité, soyons digne de la tâche que nous nous sommes proposée, oublions, s’il est possible, la passion insensée et sans espoir qui nous dévore ; cette jeune fille ne peut jamais être à moi, tout nous sépare, je serai pour elle ce que je n’aurais jamais dû cesser d’être, un père ! »

Il laissa tomber avec accablement sa tête sur sa poitrine et demeura quelques instants absorbé dans de sombres méditations.

Fleur-de-Liane le considérait avec une expression de tendre pitié, elle n’avait qu’imparfaitement entendu ce qu’avait murmuré le chef, et n’avait rien compris à ses paroles, mais elle éprouvait pour lui une profonde amitié, elle souffrait de le voir souffrir, cherchant vainement quelle consolation elle pourrait lui adresser ; elle attendait avec inquiétude qu’il se rappelât sa présence et lui adressât la parole.

Enfin il releva la tête.

« Ma sœur ne m’a pas nommé celui de nos jeunes guerriers qu’elle préfère aux autres.

— Le sachem ne l’a-t-il pas deviné ? répondit-elle timidement.

— Natah-Otann est un chef ; s’il est le père de ses guerriers, il n’espionne ni leurs actes, ni leurs pensées.

— Celui dont je parle à mon frère n’est pas un guerrier kehnà, reprit-elle.

— Ah ! fit-il avec étonnement en lui jetant un regard scrutateur ; serait-ce un des visages pâles qui sont les hôtes de Natah-Otann ?

— Mon frère veut dire ses prisonniers, murmura-t-elle.

— Que signifient ces paroles, jeune fille ? est-ce à vous, enfant née d’hier, à chercher à expliquer mes actions. Ah ! ajouta-t-il en fronçant le sourcil, je comprends maintenant pourquoi les chefs à face pâle avaient des armes, lorsque je les ai visités il y une heure, il est inutile que ma fille me dise le nom de celui qu’elle aime, je le sais à présent. »

La jeune fille courba la tête en rougissant.

« Acht’sett ! — c’est bien — reprit-il d’une voix rude ; ma sœur est libre de placer ses affections comme il lui plaît, seulement son amour ne devrait pas la porter à trahir les siens pour les faces pâles. Elle est une fille des Kenhàs. Est-ce pour me donner cette nouvelle que Fleur-de-Liane m’est venue trouver ici ?

— Non, répondit-elle craintivement, c’est une autre personne qui m’a ordonné de me rendre près de vous, où elle doit se rendre elle-même bientôt, ayant, dit-elle, à me révéler devant le sachem un important secret.

— Un important secret ? reprit Natah-Otann ; que voulez-vous dire, de quelle femme parle ma sœur ?

— Je parle de celle qu’on nomme la Louve des prairies ; elle a toujours été pour moi douce, bonne et affectueuse, malgré la haine qu’elle porte aux Indiens.

— C’est étrange ! murmura le chef ; ainsi vous l’attendez ?

— Je l’attends.

— Ainsi c’est cette femme qui t’a donné rendez-vous ici ?

— C’est elle.

— Mais cette femme est folle ! s’écria le chef, ne le sais-tu pas, pauvre enfant ?

— Ceux que le Grand-Esprit veut protéger, il leur enlève la raison, afin qu’ils ne sentent pas la douleur, » répondit-elle doucement.

Depuis quelques instants un froissement presque imperceptible se faisait dans le feuillage ; ce bruit, si faible qu’il fût, l’oreille exercée du chef l’aurait saisi, s’il n’avait pas été entièrement absorbé par son entretien avec la jeune fille.

Tout à coup les branches s’écartèrent violemment ; plusieurs individus, conduits par la Louve des prairies, s’élancèrent sur le chef, et, avant qu’il fût remis de la surprise que lui causait cette brusque attaque, il était renversé sur le sol et solidement garrotté.

« La folle ! s’écria-t-il.

— Oui ! oui ! la folle ! répéta-t-elle d’une voix saccadée ; je tiens enfin ma vengeance ! Je la tiens ! merci, ajouta-t-elle en s’adressant aux deux ou trois hommes qui l’accompagnaient ; maintenant je me charge de le garder ; il n’échappera pas, allez ! »

Ces hommes se retirèrent sans répondre, bien qu’il portassent le costume des Indiens, une peau de panthère adaptée à leur visage les rendait méconnaissables et les masquait complètement.

Sur la pointe de la colline, il ne restait plus que trois personnes : Fleur-de-Liane, Margaret et Natah-Otann, qui se tordait pour briser ses liens en poussant des cris sourds et inarticulés.

La Louve couvait des yeux son ennemi renversé à ses pieds avec une expression de joie impossible à rendre.

Fleur-de-Liane, immobile auprès du chef, le regardait d’un œil triste et pensif.

« Oui, disait la Louve avec une expression de haine satisfaite, rugis, panthère, mords ces liens que tu ne peux rompre ; je te tiens, enfin ; à mon tour de te torturer, de te rendre les souffrances dont tu m’a abreuvée. Oh ! je ne serai jamais suffisamment vengée de toi, assassin de toute ma famille Dieu est juste ! dent pour dent, œil pour œil, misérable ! »

Elle ramassa alors un poignard tombé à terre auprès d’elle, et commença à le piquer par tout le corps.

« Réponds, voyons, ne sens-tu pas le froid de l’acier pénétrer dans tes chairs, reprit-elle ? Oh ! je voudrais te tuer mille fois s’il était possible de te donner mille fois la mort ! »

Le chef laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain ; la Louve, exaspérée, leva son poignard pour le frapper ; Fleur-de-Liane lui retint le bras.

Margaret se retourna avec un mouvement de tigre ; mais, reconnaissant la jeune fille, elle laissa échapper l’arme de sa main tremblante, et son visage prit une expression de douceur et de tendresse infinie.

« Toi ! toi ici ! s’écria-t-elle ; pauvre enfant, tu n’as pas oublié le rendez-vous que je t’avais donné ; c’est Dieu qui t’envoie !

— Oui, reprit la jeune fille, le Grand-Esprit voit tout ; ma mère est bonne, Fleur-de-Liane l’aime, pourquoi martyriser ainsi l’homme qui a servi de père à l’enfant abandonnée et sans famille ; le chef a toujours été bon pour Fleur-de-Liane, ma mère lui pardonnera. »

Margaret regarda la douce enfant avec une expression de stupeur folle ; puis tout à coup ses traits se décomposèrent et elle éclata d’un rire strident et saccadé.

« Comment ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante, c’est toi, toi Fleur-de-Liane, qui intercèdes pour cet homme !

— Il a servi de père à Fleur-de-Liane, répondit simplement la jeune fille.

— Mais tu ne le connais donc pas ?

— Il a toujours été bon.

— Tais-toi, enfant ; ne prie pas la Louve, dit le chef d’une voix sombre ; Natah-Otann est un guerrier, il saura mourir.

— Non, il ne faut pas que le chef meure, » dit résolument l’Indienne.

Natah-Otann ricana.

« C’est moi qui suis vengé, dit-il.

— Chien, s’écria la Louve en lui frappant le visage de son talon ; tais-toi, ou je t’arrache ta langue de vipère. »

L’Indien sourit avec mépris.

« Ma mère va me suivre, dit la jeune fille ; je détacherai le chef afin qu’il rejoigne ses guerriers qui vont combattre. »

Elle ramassa le poignard et s’agenouilla auprès du prisonnier.

À son tour la Louve l’arrêta.

« Avant de rompre ses liens, écoute-moi, enfant, dit-elle.

— Après, répondit la jeune fille ; un chef doit être auprès de ses guerriers dans le combat.

— Écoute-moi cinq minutes, reprit la Louve avec insistance ; je t’en supplie, Fleur-de-Liane, au nom de tout ce que j’ai fait pour toi ; puis, lorsque j’aurai cessé de parler, eh bien, si tu le veux encore, tu délivreras cet homme ; je te jure que je ne m’y opposerai pas. »

La jeune fille lui lança un long regard.

« Parle, dit-elle de sa voix douce et sympathique, Fleur-de-Liane écoute. »

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine oppressée de la Louve.

Il y eut un instant de silence.

On n’entendait que les rugissements sourds du prisonnier.

« Tu as raison, jeune fille, dit enfin la Louve d’une voix triste, cet homme a pris soin de ton enfance, il a été bon pour toi, il t’a élevée avec soin ; tu vois que je lui rends justice, n’est-ce pas ? Mais jamais il ne t’a raconté comment tu étais tombée entre ses mains.

— Jamais ! murmura l’enfant d’une voix mélancolique.

— Eh bien, reprit la Louve, ce secret qu’il n’a pas osé te révéler, je vais te le dire, moi. Par une nuit comme celle-ci, à la tête d’une troupe de guerriers féroces, celui que tu nommes ton père a attaqué ton père véritable, s’est emparé de lui et de toute ta famille, et pendant que tes deux frères, par l’ordre de ce monstre qui est là, brûlaient tout vivants sur un brasier, ton père, attaché sur un arbre près d’eux, était écorché tout vif.

— Horreur ! s’écria la jeune fille en se levant subitement.

— Et si tu ne me crois pas, continua-t-elle d’une voix stridente, arrache de ton cou ce sachet fait de la peau de ton malheureux père, et tu trouveras dedans tout ce qui reste de lui. »

D’un mouvement fébrile la jeune fille arracha le sachet, qu’elle serra d’une main convlsive.

« Oh ! s’écria-t-elle, non, non, c’est impossible, tant d’atrocités ne peuvent être commises. »

Soudain ses larmes se séchèrent, elle regarda fixement la Louve, et avec un accent terrible :

« Vous, vous, s’écria-t-elle, comment savez-vous cela ? celui qui vous l’a dit en a menti.

— J’étais présente, dit froidement la Louve.

— Vous étiez présente, vous ? vous avez assisté à cette terrible exécution ?

— Oui, j’y ai assisté.

— Pourquoi ! s’écria-t-elle avec fureur ; répondez, pourquoi ?

— Pourquoi, répondit-elle avec un accent de majesté suprême, pourquoi ? parce que je suis ta mère, enfant ! »

À cette révélation inattendue, les traits de la jeune fille se décomposèrent, la voix lui manqua, ses yeux semblèrent prêts à sortir de leur orbite, son corps fut agité de mouvements convulsifs ; pendant un instant elle essaya d’articuler un cri, puis tout à coup elle éclata en sanglots et tomba dans les bras de Margaret en s’écriant avec un accent déchirant :

« Ma mère ! ma mère !

— Enfin ! rugit la Louve d’une voix délirante, je te retrouve et tu es bien à moi. »

Pendant quelques instants, la mère et la fille, tout à leur tendresse, oublièrent le monde entier.

Natah-Otann voulut profiter de l’occasion de saisir la chance de salut que lui offrait le hasard. Sans faire de bruit, il commença à rouler sur lui-même pour gagner la lèvre de la descente de la colline.

Soudain la jeune fille l’aperçut ; elle se redressa comme si un serpent l’avait piqué et courut à lui.

« Arrête, Natah-Otann ! » lui dit-elle.

Le chef demeura immobile à l’accent de la jeune fille ; il avait cru comprendre qu’il était perdu ; avec ce fatalisme qui fait le fond du caractère indien, il se résigna.

Pourtant il se trompait.

Fleur-de-Liane, les yeux ardents, le front pâle, promenait un regard égaré de sa mère à l’homme étendu à ses pieds, se demandant intérieurement s’il lui appartenait bien à elle, comblée des bienfaits du chef, de venger sur lui la mort de son père ; elle sentait que son bras était trop faible, son cœur trop tendre pour une telle action.

Pendant plusieurs secondes les trois acteurs de cette scène terrible demeurèrent ainsi plongés dans un sinistre silence, que troublaient seules les sourdes et mystérieuses rumeurs de la nuit.


La jeune fille appuya le canon d’un pistolet sur le front de Natah-Otann.

Natah-Otann ne redoutait pas la mort ; seulement, il tremblait de laisser inachevée la tâche glorieuse qu’il s’était imposée ; il était honteux de s’être ainsi laissé tomber dans un piège grossier, tendu par une créature à moitié folle ; le cou tendu en avant, les sourcils froncés, il suivait avec anxiété, sur le visage de la jeune fille, les sentiments qui, tour à tour, s’y reflétaient comme sur un miroir, afin de calculer les chances qui lui restaient encore de sauver une vie si précieuse à ceux qu’il voulait rendre libres.

Bien qu’il fût résigné à son sort, comme tous les hommes d’élite, il ne s’abandonnait pas et luttait au contraire jusqu’au dernier moment.

Fleur-de-Liane releva enfin la tête ; son beau visage avait pris une expression étrange, son front rayonnait, ses yeux bleus si doux semblaient jeter des éclairs.

« Ma mère, dit-elle d’une voix mélodieusement accentuée, donnez-moi ces pistolets que vous tenez à la main.

— Qu’en veux-tu faire, enfant ? demanda la Louve dominée malgré elle.

— Venger mon père ; n’est-ce pas pour cela que vous m’avez fait venir ici ? »

Sans répondre, la Louve lui remit ses armes.

La jeune fille saisit vivement les pistolets, s’approcha lentement du chef et s’agenouilla devant lui.

Natah-Otann la regarda venir calme et souriant.

Fleur-de-Liane tendit le bras et appuya le canon d’un pistolet sur le front du sachem.

Pendant quelques secondes, ils demeurèrent ainsi face à face.

« Tue-moi, enfant ! » dit doucement le chef.

La jeune fille hocha tristement la tête, se releva d’un bond, puis, d’un geste rapide comme la pensée, elle lança les pistolets dans le précipice.

« Malheureuse ! s’écria mistress Margaret, que fais-tu ?

— Je venge mon père ! répondit-elle avec un accent de suprême majesté.

— Mais, malheureuse, c’est l’assassin de-ton père !

— Je le sais, vous me l’avez dit ; cet homme, malgré ses crimes, a été bon pour moi, il a pris soin de mon, enfance, il a obéi au sentiment de haine que sa face nourrit contre les visages pâles en assassinant mon père, mais il l’a remplacé auprès de moi, autant que cela lui a été possible, et il a presque changé sa nature indienne pour me protéger ; le Grand-Esprit nous jugera, lui dont l’œil est incessamment fixé sur la terre.

— Malheureuse ! malheureuse ! » s’écria la Louve en se tordant les mains avec désespoir.

La jeune fille s’était penchée sur le chef et avait tranché les liens qui le retenaient ; Natah-Otann avait bondi comme un jaguar et s’était aussitôt trouvé debout. La Louve fit un mouvement comme pour s’élancer sur lui, mais elle s’arrêta :

« Tout n’est pas dit encore ! s’écria-t-elle, oh ! oui, coûte que coûte, j’aurai ma vengeance ! »

Et elle s’élança dans le fourré, où elle disparut.

« Natah-Otann, reprit la jeune fille en se tournant vers le chef qui se tenait auprès d’elle calme et impassible comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé, je laisse la vengeance au Grand-Esprit, une femme ne peut que pleurer, adieu ; je t’aimais comme ce père que tu m’as ravi, je ne me sens pas la force de te haïr, je tâcherai de t’oublier.

— Pauvre enfant, répondit avec émotion le sachem, je dois te paraître bien coupable, hélas ! Aujourd’hui seulement, je comprends l’atrocité de l’action dont je me suis rendu coupable, peut-être parviendrai-je à obtenir un jour ton pardon. »

Fleur-de-Liane sourit tristement.

« Ton pardon ne dépend pas de moi, dit-elle, le Wacondah seul peut t’absoudre. »

Et, après lui avoir lancé un dernier et mélancolique regard, elle s’éloigna à pas lents et s’enfonça toute pensive dans la forêt.

Natah-Otann la suivit longtemps des yeux.

« Les chrétiens auraient-ils donc raison ? murmura-t-il lorsqu’il fut seul ; les anges existeraient-ils en effet ? »

Il secoua la tête a plusieurs reprises, et après avoir attentivement regardé le ciel dont les étoiles commençaient à pâlir :

« Voici l’heure ! dit-il d’une voix sourde, serai-je vainqueur ! »