C. Lahure (p. 106-109).

XXI

LA MÈRE ET LA FILLE.


Maintenant il nous faut, pour quelques instants, quitter nos trois vaillants champions dans la position critique où ils se trouvent, pour parler de l’un des personnages importants de ce récit, dont depuis trop longtemps nous ne nous sommes pas occupés.

Aussitôt après le départ des Indiens, John Bright, avec cette activité américaine qui ne peut être comparée à nulle autre, s’était mis à commencer son défrichement.

Le péril qu’il avait couru et auquel il n’avait échappé que par un miracle incompréhensible pour lui, lui avait fait faire cependant de sérieuses réflexions.

Il avait compris que dans la situation isolée où il se trouvait placé, il n’avait de secours à attendre de personne ; que, seul, il Lui faudrait faire face aux dangers qui, sans doute, le menaceraient chaque jour ; que, conséquemment, il devait avant tout songer à mettre son établissement à l’abri d’un coup de main.

Le major Melvil avait, par ses engagés et ses trappeurs, entendu parler du colon, mais celui-ci ignorait complètement qu’il se trouvât éloigné seulement d’une dizaine de kilomètres au plus du fort Mackensie.

Sa résolution prise, John Bright l’exécuta immédiatement.

Pour qui n’a pas vu les défrichements des pionniers et des squatters américains, les procédés simples et rapides à la fois employés par ceux-ci et l’adresse avec laquelle ils coupent en quelques instants les plus gros arbres, sembleraient tenir du prodige.

Le squatter jugea qu’il n’avait pas un instant à perdre, et, aidé par ses fils et ses serviteurs, il se mit immédiatement à l’œuvre.

Le camp provisoire avait été, ainsi que nous l’avons dit, placé sur un monticule assez élevé qui dominait au loin la prairie. Ce fut en ce lieu que le colon se décida à établir définitivement sa demeure future.

Il commença par faire planter tout autour de la plate-forme de la colline une rangée de pieux énormes, hauts de douze pieds et reliés entre eux par des crampons solidement attachés.

Cette première enceinte terminée, il fit creuser derrière un large fossé de huit pieds environ, profond de quinze, dont la terre fut rejetée en talus en arrière, de façon à former une seconde enceinte.

Puis, dans l’intérieur de cette forteresse improvisée qui, défendue par une garnison résolue, était imprenable, à moins d’avoir du canon pour la battre en brèche, car les pentes abruptes de la colline où l’on n’avait conservé qu’un chemin étroit et en zigzag rendaient tout assaut impossible, il creusa enfin les fondations de l’habitation définitive de sa famille.

Les arrangements provisoires qu’il avait pris lui permettaient désormais de continuer ses travaux avec moins de hâte ; grâce à son activité prodigieuse, il pouvait défier les attaques de tous les rôdeurs de la prairie.

Sa femme et sa fille s’étaient activement employées à l’aider, car elles comprenaient mieux que tout le reste de la famille l’utilité de ces travaux de défense.

Les pauvres femmes, peu habituées au rude labeur auquel elles s’étaient livrées, avaient besoin de repos. John Bright ne s’était pas plus ménagé que les autres ; il comprit la justesse de la demande que sa femme et sa fille lui adressaient, et comme il n’avait plus rien à redouter provisoirement, il accorda généreusement un jour entier de repos à la petite colonie.

Les événements qui avaient marqué l’arrivée des squatters dans la province avaient laissé une profonde impression dans le cœur de mistress Bright et de sa fille.

Diana surtout avait conservé du comte de Baulieu un souvenir que, loin de l’affaiblir, le temps ne faisait que rendre plus vif.

Le caractère chevaleresque du comte, la noble façon dont il avait agi, et, disons la vérité tout entière, les qualités physiques de sa personne, tout concourait à le rendre cher à la jeune fille, dont jusque-là les jours s’étaient écoulés calmes et tranquilles, sans que rien ne fût venu jamais jeter un intérêt dans cette vie, et un nuage dans ce cœur qui s’ignorait.

Bien des fois, depuis le départ du jeune homme, elle s’arrêtait au milieu de ses travaux, relevait la tête, regardait avec anxiété autour d’elle, puis elle reprenait son ouvrage en étouffant un soupir.

Les mères sont clairvoyantes, surtout celles qui, comme mistress Bright, aiment réellement leurs filles.

Ce dont son mari et son fils ne se doutaient pas, elle le devina, rien qu’en considérant quelques secondes le visage pâle de la pauvre enfant, ses yeux cernés d’un cercle de bistre, son regard pensif et sa démarché nonchalante.

Diana aimait.

Mistress Bright regarda autour d’elle. Personne ne pouvait être l’objet de cet amour ; aussi loin qu’elle creusât ses souvenirs, elle ne se rappelait personne que sa fille eût semblé distinguer avant son départ du défrichement où s’était écoulée sa jeunesse.

D’ailleurs, lorsque la petite troupe s’était mise en route pour aller à la découverte d’un nouveau territoire, Diana semblait joyeuse ; elle gazouillait gaiement comme un oiseau, ne paraissant nullement se soucier de ceux qu’elle laissait derrière elle.

Après ces réflexions, à son tour la mère soupira ; car si elle, avait deviné l’amour de sa fille, elle n’avait pu parvenir à découvrir l’homme qui était l’objet de cet amour.

Mistress Bright se résolut à interroger sa fille, dès qu’elle se trouverait seule avec elle. Jusque-là, elle continua à feindre de tout ignorer.

Le jour de congé accordé par John Bright à sa famille parut devoir lui offrir l’occasion favorable qu’elle attendait avec impatience ; aussi fut-ce avec joie qu’elle reçut cette nouvelle que lui donna son mari, le soir, après la prière que, selon la coutume de la famille, on faisait en commun avant de se livrer au sommeil.

Le lendemain au lever du soleil, selon leur habitude de chaque jour, les deux femmes s’occupèrent du déjeuner, pendant que les serviteurs allaient conduire les bestiaux au fleuve.

« Femme, dit le squatter en déjeunant, Williams, et moi nous avons l’intention, puisqu’aujourd’hui le travail est suspendu, de monter à cheval après le repas, et d aller visiter un peu les environs que nous ne connaissons pas.

— Ne vous éloignez pas trop, mon ami, et surtout sortez bien armés ; vous savez qu’au désert les mauvaises rencontres sont fréquentes.

— Oui ; aussi soyez tranquille. Bien que je croie que nous n’avons rien à craindre quant à présent, je serai prudent. N’auriez-vous pas le désir de nous accompagner, ainsi que Diana, vous profiteriez de l’occasion pour connaître votre nouveau domaine ? »

Les yeux de la jeune fille brillèrent de joie à cette proposition ; elle ouvrit la bouche pour répondre, mais sa mère lui posa la main sur la bouche en lui lançant un regard, et prit la parole à sa place.

« Vous nous excuserez, mon ami, dit-elle avec une certaine vivacité ; les femmes, vous le savez, ont toujours quelque chose à faire. Pendant votre absence, Diana et moi nous mettrons tout en ordre ici, ce que les occupations pressées des jours précédents nous ont empêchées de faire.

— Comme il vous plaira, femme.

— D’autant plus, continua-t-elle avec un sourire, qu’il est probable que nous resterons longtemps ici…

— Je le suppose, interrompit le squatter.

— Ce qui fait, reprit-elle, que je ne manquerai pas d’occasions de visiter nos nouveaux domaines, ainsi que vous les appelez, un autre jour.

— Parfaitement raisonné, mistress, je suis complètement de votre avis ; nous ferons donc, Williams et moi, notre tournée tout seuls ; je vous recommande de ne pas trop vous inquiéter si par hasard nous rentrions un peu tard.

— Non ; mais à condition que vous serez de retour avant la nuit.

— C’est convenu. »

On parla d’autre chose ; cependant, vers la fin du repas, Sem, sans y songer, replaça la conversation à peu près sur le même sujet.

« Je soutiens, James, dit-il à son compagnon, que le jeune homme était un Français et non un Canadien, ainsi que vous le croyez à tort.

— De qui parlez-vous ? demanda le squatter.

— Du gentleman qui accompagnait les Peaux-Rouges et qui nous a fait restituer nos bestiaux.

— Oui, sans compter que nous lui avons bien d’autres obligations encore, car si je me vois enfin propriétaire d’un défrichement, c’est à lui que je le dois.

— C’est un digne gentleman, dit avec intention mistress Bright.

— Oh ! oui, murmura Diana d’une voix indistincte.

— Il est Français, appuya John Bright, il n’y a pas à en douter ; ces fils de louve de Canadiens sont incapables de se conduire comme il l’a fait à notre égard. »

Ainsi que tous les Américains du Nord, John Bright détestait cordialement les Canadiens ; pourquoi ? il n’aurait su le dire, mais cette haine était innée dans son cœur.

« Bah ! fit Williams, qu’importe son pays, c’est un brave cœur et un vrai gentleman. Pour ma part, je connais, père, un certain Williams Bright qui se ferait avec plaisir rompre les os pour lui.

By God ! s’écria le squatter en frappant du poing sur la table, en agissant ainsi tu ne ferais que ton devoir et payer une dette sacrée. Je donnerais quelque chose pour le revoir, ce jeune homme, afin de lui prouver que je ne suis pas ingrat.

— Bien parlé, père ! exclama Williams avec joie ; les honnêtes gens sont trop rares dans ce monde pour qu’on ne tienne pas à ceux que l’on connaît ; si quelque jour nous nous retrouvons ensemble, je lui montrerai quel homme je suis. »

Pendant cet échange rapide de paroles, Diana ne disait rien ; elle écoutait, le cou tendu, le visage rayonnant et le sourire aux lèvres, heureuse d’entendre ainsi parler de l’homme que, sans le savoir, elle aimait depuis qu’elle l’avait vu.

Mistress Bright jugea prudent de donner un autre cours à la conversation.

« Il est une autre personne encore à laquelle nous avons de grandes obligations, car si Dieu ne l’avait pas si à propos envoyée à notre secours, nous aurions été impitoyablement massacrés par les Indiens ; avez-vous donc déjà oublié cette personne ?

— Dieu m’en garde ! s’écria vivement le squatter ; la pauvre créature nous a rendu un trop grand service pour que je la mette en oubli.

— Mais qui diable peut être cette femme ? demanda Williams.

— Ma foi ! je serais bien embarrassé de le dire ; je crois même que les Indiens et les trappeurs, qui parcourent les prairies, ne pourraient guère nous donner de renseignements sur elle.

— Elle n’a fait que paraître et disparaître, observa James.

— Oui, mais son passage, si rapide qu’il a été, a laissé de profondes traces, reprit mistress Bright.

— Sa vue seule a suffi pour terrifier les Indiens ; du reste cette femme, quelque opinion qu’on émette en ma présence sur son compte, sera toujours pour moi un bon génie.

— Celle à laquelle nous devons de ne pas avoir souffert d’atroces tortures.

— Dieu la bénisse, la digne créature, s’écria le squatter ; si jamais elle a besoin de moi, elle peut venir en toute sûreté ; moi et tout ce que je possède est à sa disposition. »

Le repas était fini, on se leva de table, Sem avait sellé deux chevaux.

John Bright et son fils prirent leurs pistolets, leurs bowie-knifes et leurs rifles, montèrent à cheval, et, après avoir une dernière fois promis de ne pas revenir trop tard, ils descendirent avec précaution le sentier tortueux qui conduisait dans la plaine.

Diana et sa mère s’occupèrent alors activement, à remettre, ainsi que cela avait été convenu, tout en ordre dans le camp.

Lorsque mistress Bright eut vu son mari et son fils disparaître dans les méandres infinis de la prairie, qu’elle se fut assurée que les deux serviteurs assis non loin l’un de l’autre au dehors travaillaient, tout en causant entre eux, à réparer des harnais endommagés, elle prit un ouvrage à l’aiguille, se plaça sur un pliant et fit signe à sa fille de venir s’asseoir à ses côtés.

Diana obéit avec une certaine appréhension intérieure, jamais jusqu’alors sa mère n’avait employé avec elle ces façons mystérieuses, auxquelles elle ne comprenait rien.

Pendant quelques instants, les deux femmes travaillèrent silencieusement en face l’une de l’autre.

Enfin mistress Bright arrêta son aiguille et regarda sa fille.

Celle-ci continua à coudre sans paraître remarquer cette interruption.

« Diana, lui demanda-t-elle, n’avez-vous rien à me dire ?

— Moi ! ma mère, répondit la jeune fille en levant la tête d’un air étonné.

— Oui, vous, mon enfant.

— Pardonnez-moi, ma mère, reprit-elle avec un certain tremblement de la voix, mais je ne vous comprends pas. »

Mistress Bright soupira.

« Oui, murmura-t-elle, il en doit être ainsi ; il arrive un moment où les jeunes filles ont malgré elles, sans le savoir, un secret pour leur mère. »

La pauvre femme essuya une larme.

Diana se leva vivement, et serrant avec tendresse sa mère dans ses bras :

« Un secret ! moi, un secret pour vous, ma mère ! Oh ! mon Dieu, pouvez-vous le supposer !

— Enfant, répondit mistress Bright avec un sourire d’ineffable bonté, on ne trompe pas l’œil d’une mère ; et posant le bout de son doigt sur le cœur palpitant de sa fille : ton secret est là, » dit-elle.

Diana rougit et se recula toute confuse.

« Hélas ! reprit la bonne dame, ce n’est pas un reproche que je t’adresse, pauvre chère enfant bien-aimée. Tu subis à ton insu les lois de la nature ; j’ai été, moi aussi, à ton âge, comme tu es en ce moment, et lorsque ma mère me demanda mon secret, comme toi je répondis que je n’en avais pas, parce que ce secret je l’ignorais moi-même. »

La jeune fille cacha dans le sein de sa mère son visage inondé de larmes.

Celle-ci écarta doucement le flot onduleux de cheveux blonds qui voilaient le front de sa fille et, lui donnant un baiser, elle lui dit avec cet accent que possèdent seules les mères :

« Voyons, ma Diane chérie, sèche tes larmes, ne te tourmente pas ainsi, dis-moi seulement ce que tu éprouves depuis quelques jours.

— Hélas ! ma bonne mère, répondit l’enfant souriant à travers ses larmes, je n’y comprends rien moi-même, je souffre sans savoir pourquoi, je suis inquiète, ennuyée, tout me dégoûte et me fatigue, et pourtant il me semble que rien n’est changé dans ma vie.

— Tu te trompes, enfant, répondit gravement mistress Bright, ton cœur a parlé à ton insu ; alors, de jeune fille insouciante et rieuse que tu étais, tu es devenue femme, tu as pensé, ton front a pâli et tu souffres.

— Hélas ! murmura Diana.

— Voyons, depuis combien de temps es-tu triste ainsi ?

— Je ne sais, ma mère.

— Rappelle tes souvenirs.

— Je crois que c’est… »

Mistress Bright, comprenant l’hésitation de sa fille, lui coupa la parole.

« Depuis le lendemain de notre arrivée ici, n’est-ce pas ? »

Diana leva sur sa mère ses grands yeux bleus dans lesquels se lisait un étonnement profond.

« En effet, murmura-t-elle.

— Ta tristesse a commencé au moment où les étrangers, qui nous avaient si noblement aidés, ont pris congé de nous ?

— Oui, fit la jeune fille d’une voix basse comme un souffle, les yeux baissés et le front rougissant.

Mistress Bright continua en souriant ce singulier interrogatoire.

« En les voyant partir, ton cœur s’est serré, tes joues out pâli, tu as frissonné malgré toi, et si je ne t’avais pas retenue, moi, qui te surveillais avec soin, pauvre chère, tu serais tombée ; tout cela n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai, ma mère, répondit la jeune fille d’une voix plus assurée.

— Bien ; et l’homme dont tu regrettais d’être séparée, celui qui cause aujourd’hui ta tristesse et ta souffrance, enfin cet homme c’est… ?

— Ma mère ! s’écria-t-elle en se jetant dans ses bras et se cachant honteuse le visage dans son sein.

— C’est… ? reprit-elle.

— Édouard ! » dit la jeune fille d’une voix inarticulée, en fondant en larmes.

Mistress Bright lança à sa fille un regard de suprême pitié, l’embrassa avec ardeur à plusieurs reprises et lui dit d’une voix douce :

« Tu vois bien que tu avais un secret, pauvre enfant, puisque tu l’aimes.

— Hélas ! murmura-t-elle naïvement, je ne sais pas, moi, ma mère. »

La bonne dame hocha la tête avec satisfaction, replaça doucement sa fille sur son siège, et se rasseyant elle-même :

« Maintenant que nous nous sommes expliquées, lui dit-elle, que nous n’avons plus de secrets l’une pour l’autre, causons un peu, veux-tu, Diana ?

— Je le veux bien ; ma mère.

— Écoute-moi ; hélas ! mon âge et mon expérience, à défaut de ma qualité vis-à-vis de toi, m’autorisent à te donner des conseils, veux-tu les entendre ?

— Oh ! ma mère, vous savez combien je vous aime et je vous respecte !

— Je le sais, chère enfant ; je sais aussi, moi qui jamais ne t’ai quittée depuis ta naissance et sans cesse ai veillé sur toi, combien ton âme est généreuse, ton cœur noble et capable de dévouement ; je vais te causer une grande douleur, pauvre enfant, mais mieux vaut faire saigner à présent une plaie qui n’est pas encore bien profonde, que d’attendre pour y porter remède que le mal soit incurable.

— Hélas !

— Cet amour naissant, qui s’est introduit malgré toi dans ton cœur, ne saurait être bien grand, c’est plutôt chez toi le réveil de l’âme aux sensations douces et aux nobles instincts qui embellissent l’existence et caractérisent la femme, qu’une passion ; ton amour n’est réellement qu’une exaltation momentanée du cerveau, qu’une fièvre de l’imagination, qu’un amour véritable ; comme toutes les jeunes filles, tu aspires à l’inconnu, tu cherches un idéal dont la réalité n’existe pas encore pour toi, tu t’élances dans les champs fleuris de l’avenir avec cette surabondance de sève, ce besoin, dirai-je, cette soif de sensation qui, à ton âge, font trop souvent prendre le cerveau pour le cœur ; mais tu n’aimes pas, bien plus, tu ne peux pas aimer. Chez toi, en ce moment, le sentiment que tu éprouves est tout dans la tête sans que le cœur y soit pour rien.

— Ma mère ! interrompit la jeune fille.

— Chère Diana, continua-t-elle en lui prenant la main qu’elle pressa, laisse-moi te faire un peu souffrir en ce moment pour t’épargner plus tard les douleurs horribles qui feraient le désespoir de toute ton existence. L’homme que tu crois aimer, tu ne le reverras probablement jamais, il ignore ton amour, il ne le partage pas. C’est la froide et implacable raison qui te parle ici par ma bouche ; elle est logique et nous évite bien des chagrins, au lieu que la passion ne l’est pas et nous prépare toujours des peines ; mais supposons un instant que ce jeune homme t’aime, jamais tu ne pourras être à lui.

— Mais s’il m’aime, ma mère ? dit-elle timidement.

— Pauvre folle ! reprit-elle avec un geste de pitié sublime, sais-tu seulement s’il est libre ? Qui te dit qu’il n’est pas marié ? d’où le sais-tu ? Mais je veux bien, pour un instant, abonder dans ton sens : ce jeune homme est noble, il appartient à une des plus grandes et des plus anciennes familles de l’Europe, sa fortune est immense, crois-tu donc qu’il consentira jamais à abandonner tous les avantages sociaux que lui garantit sa position ? qu’il fera plier son orgueil de race jusqu’à donner sa main à la fille d’un misérable squatter américain ?

— C’est vrai, murmura-t-elle en laissant tomber sa tête dans ses mains.

— Et s’il le faisait jamais, ce qui est impossible, tu consentirais donc à suivre cet homme, et à abandonner dans ce désert ton père et ta mère qui n’ont que toi et que ton départ ferait mourir de désespoir ! Voyons, Diana, réponds, tu consentirais donc à cela ?

— Oh ! jamais, jamais, ma mère ! cria-t-elle avec délire ; oh ! c’est vous que j’aime plus que tout !

— Bien, chère enfant, voilà comme je voulais te voir, je suis heureuse que mes paroles aient trouvé le chemin de ton cœur ; cet homme est bon, il nous a rendu de grands services, nous lui devons de la reconnaissance, mais rien de plus.

— Oui… oui… ma mère ! murmura-t-elle avec des sanglots dans la voix.

— Tu ne dois voir en lui qu’un ami, qu’un frère, continua-t-elle fermement.

— Je tâcherai…, ma mère.

— Tu me le promets ? »

La jeune fille hésita un instant ; tout à coup elle releva la tête, et d’une voix sonore :

« Je vous remercie, ma mère, lui dit-elle ; je vous jure, non pas de l’oublier, cela me serait impossible, mais de si bien cacher mon amour que, excepté vous, nul ne le soupçonnera jamais.

— Viens dans mes bras, mon enfant ! tu comprends tes devoirs, tu es noble et bonne ! »

La mère et la fille s’embrassèrent avec effusion.

En ce moment James entra,

« Mistress ! dit-il, le maître revient, mais plusieurs personnes l’accompagnent.

— Essuie tes yeux et suis-moi, mon enfant ; allons voir qui nous arrive. »

Et se penchant à l’oreille de sa fille :

« Quand nous serons seules nous parlerons de lui, lui dit-elle tout bas.

— Oh ! ma mère ! s’écria Diana avec bonheur, que vous êtes bonne et que je vous aime ! »

Elles sortirent et regardèrent dans la plaine. En effet, à une assez grande distance encore, on apercevait une troupe de quatre ou cinq personnes, en tête desquelles marchaient John Bright et son fils Williams.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit mistress Bright avec inquiétude.

— Nous allons bientôt le savoir, ma mère ; rassurez-vous, ils semblent marcher trop tranquillement pour que nous ayons rien à craindre. »