C. Lahure (p. 64-69).

XII

LA LOUVE DES PRAIRIES.


Quatre ou cinq heures environ après les divers événements que nous avons rapportés dans nos précédents chapitres, un cavalier monté sur un fort cheval caparaçonné à l’indienne, c’est-à-dire orné de plumes et peint de couleur tranchantes, traversait un étroit ruisseau, affluent ignoré du Mississipi, et s’enfonçait au galop dans la prairie, dans la direction de la forêt vierge dont nous avons déjà parlé plusieurs fois.

Chose bizarre, le cheval, semblable au coursier fantôme de la ballade de Burger, semblait glisser sur le sol plutôt qu’y marcher, bien que sa couse fût rapide, que sa longue crinière flottât au vent et que ses naseaux soufflassent une fumée épaisse.

On aurait vainement cherché à entendre retentir sur le sol pierreux qu’il foulait le bruit de ses pas.

Le cavalier, revêtu du costume de guerre des Indiens pieds-noirs, et qu’à la plume d’aigle qu’il portait fichée au-dessus de l’oreille droite, il était facile de reconnaître pour un chef, se penchait incessamment sur le cou de sa monture qu’il excitait du geste à redoubler encore la rapidité de sa course.

Il faisait nuit, mais une nuit américaine, pleine d’acres senteurs et de mystérieux murmures, avec un ciel d’un bleu profond, plaqué d’un nombre infini d’étoiles éblouissantes ; la lune répandait à profusion ses rayons d’argent sur le paysage et jetait une clarté trompeuse qui imprimait aux objets une apparence fantastique.

Tout semblait dormir dans la prairie ; le vent même n’agitait que faiblement la cime ombreuse des grands arbres ; les bêtes fauves, après avoir été boire au fleuve, avaient regagné leurs repaires ignorés.

Seul, le cavalier marchait, glissant toujours silencieux dans les ténèbres.

Parfois il relevait la tête comme pour consulter le ciel, puis après une seconde d’arrêt il repartait et reprenait sa course rapide.


Elle s’appuya contre un tronc d’arbre en croisant ses bras sur sa poitrine.

Bien des heures s’écoulèrent ainsi sans que le cavalier songeât à s’arrêter.

Enfin il arriva pour ainsi dire à l’improviste à un endroit où les arbres s’étaient rapprochés et enchevêtrés les uns dans les autres, au moyen des lianes qui se tordaient autour d’eux en les enlaçant de toutes les façons, et cela de telle sorte qu’une espèce de mur infranchissable barra tout à coup le passage au cavalier.

Après un moment d’hésitation et après avoir attentivement regardé de tous les côtés afin de découvrir une fissure ou un trou quelconque par lequel il pût passer, il lui fut démontré que toute tentative serait inutile.

Alors il mit pied à terre.

Il avait reconnu qu’il était arrivé devant un Cannier, c’est-à-dire un enlacement inextricable de lianes et de roseaux dans lesquels la hache ou le feu pouvaient seuls faire brèche.

Les Indiens sont des philosophes pratiques qui ne se laissent jamais décourager ; lorsqu’une impossibilité quelconque leur est démontrée, ils l’acceptent sans murmure et en prennent facilement leur parti, s’en rapportant au temps et au hasard du soin de les sortir du mauvais pas dans lequel ils se trouvent.

Le chef peau-rouge attacha son cheval au pied d’un arbre ; après l’avoir pansé avec le plus grand soin, il mit à sa portée une provision d’herbe et de pois grimpants, puis, certain que sa monture ne manquerait de rien pendant le cours de cette longue nuit, il ne s’en occupa plus et songea à lui.

D’abord avec son bowie-knife, il abattit, dans un assez grand espace autour de l’endroit où il se trouvait, les arbres et les plantes qui nuisaient au campement qu’il voulait établir, puis il prépara avec tout le laisser aller d’un habitant des prairies un feu de bois sec, afin de cuire son souper et d’éloigner les bêtes fauves si par hasard quelqu’une avait la fantaisie de lui rendre visite pendant son sommeil.

Mêlée au bois qu’il avait ramassé pour entretenir le brasier, il se trouvait une assez grande quantité de ce bois que les Mexicains nomment palo mulato ou palo hodiondo, c’est-à-dire bois mulâtre ou puant ; il eut la précaution de le mettre à part ; car l’odeur empestée de cet arbre aurait à dix milles à la ronde dénoncé sa présence, et l’Indien, d’après les précautions qu’il avait prises, semblait redouter d’être découvert ; du reste, le soin avec lequel il avait garni les pieds de son cheval de sacs de peau remplis de sable mouillé, afin d’amortir le bruit de ses pas, le disait assez.

Lorsque le feu, placé de façon à ne pas être vu à dix pas de distance lança, sa joyeuse colonne de flammes dans les airs, l’Indien sortit de son bissac de peau d’élan, un peu de blé indien et du pennékans qu’il mangea de grand appétit, tout en lançant parfois des regards interrogateurs dans les ténèbres qui l’enveloppaient, et s’arrêtant pour prêter attentivement l’oreille à ces bruits sans nom qui, la nuit, troublent sans cause apparente le calme imposant du désert.

Lorsque son maigre repas fut terminé, l’Indien bourra sa pipe avec du tabac lavé, l’alluma et commença à fumer.

Cependant, malgré son calme apparent, cet homme n’était pas tranquille ; parfois il retirait le tuyau du calumet de ses lèvres, levait les yeux, et par une éclaircie du dôme de feuillage qui régnait au-dessus de sa tête, il interrogeait anxieusement le ciel.

Enfin il sembla prendre une résolution énergique, il se leva, jeta un regard investigateur autour de lui, et, approchant les doigts de sa bouche, il imita à trois reprises différentes, avec une perfection inouïe, le cri de la hulotte bleue, l’oiseau privilégié, le seul qui, avec le hibou, chante la nuit.

Il pencha son corps en avant, siffla doucement et prêta l’oreille.

Rien ne lui prouva, après un assez long laps de temps, que son signal eût été entendu.

« Attendons ! » dit-il à voix basse.

Et, s’accroupissant de nouveau devant le feu, dans lequel il jeta une brassée de branches sèches, il se remit à fumer tranquillement.

Plusieurs heures se passèrent ainsi.

Enfin la lune disparut de l’horizon, le froid devint plus vif, et le ciel, dans les profondeurs duquel les étoiles s’éteignaient les unes après les autres, s’irisa lentement de reflets d’opale teintés de rose.

L’Indien, qui avait depuis quelque temps paru s’endormir ou du moins s’assoupir, se redressa tout à coup, se secoua comme un homme qui se réveille, jeta un regard soupçonneux autour de lui et murmura d’une voix sourde :

« Elle ne doit cependant pas être loin ! »

Et il recommença le signal que quelques heures auparavant il avait fait.

À peine le troisième cri de la hulotte finissait-il de retentir, répercuté au loin par les échos des mornes, qu’un rauquement railleur s’éleva à une faible distance.

L’Indien, au lieu de s’émouvoir à cet appel de sinistre augure, sourit doucement et dit d’une voix haute et ferme :

« Soyez la bienvenue, Louve ; vous savez bien que c’est moi qui vous attends.

— Ah ! ah ! tu es donc là ? » répondit une voix.

Un bruissement de feuilles assez fort se fit entendre dans les halliers en face de l’endroit où se tenait l’Indien ; les roseaux et les lianes, repoussés par une main vigoureuse, s’écartèrent à droite et à gauche, et dans l’espace laissé libre sous cette irrésistible pression une femme parut.

Avant que d’avancer, elle allongea la tête avec précaution et regarda.

« Je suis seul, dit le chef indien, répondant à sa muette interrogation ; vous pouvez vous approcher sans crainte. »

Un sourire d’une expression indéfinissable plissa les lèvres de la nouvelle venue à cette réponse, à laquelle sans doute elle ne s’attendait pas.

« Je ne crains rien, » dit-elle.

Et elle fut résolûment se placer aux côtés du chef.

Avant d’aller plus loin, nous donnerons sur cette femme quelques renseignements indispensables, renseignements bien vagues, il est vrai, puisque nous ne pouvons donner que ceux que les Indiens répétaient sur son compte, mais qui cependant seront utiles au lecteur pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

Nul ne savait qui était cette femme ni d’où elle venait.

L’époque à laquelle on l’avait vue pour la première fois apparaître dans la prairie était aussi ignorée que le reste.

Maintenant, que faisait-elle ? Quel lieu lui servait de retraite ? Personne ne pouvait le dire.

Tout en elle était un mystère inexplicable.

Bien qu’elle parlât facilement et avec une extrême pureté la plupart des idiomes des prairies, cependant certaines locutions dont parfois elle se servait, la couleur de sa peau, la fraîcheur de son teint, moins brun que celui des aborigènes, donnaient à supposer qu’elle appartenait à une autre race qu’eux, mais cela n’était qu’une supposition ; nous l’avons dit plus haut, beaucoup de Peaux-Rouges naissent avec la peau blanche ; mais, au reste, sa haine pour les Indiens était trop bien connue pour que les plus braves d’entre eux se fussent jamais hasardés à tenter de la voir d’assez près pour se former une certitude à cet égard.

Parfois cette femme disparaissait des semaines et jusqu’à des mois entiers, sans qu’il fût possible de découvrir ses traces.

Puis tout à coup on la rencontrait vaguant çà et là dans la prairie, parlant seule, marchant presque toujours de nuit, souvent accompagnée par une espèce de nain difforme, idiot et muet qui lui obéissait comme un chien, et que les Indiens, dans leur crédule superstition, soupçonnaient fort d’être son génie familier.

Cette femme, toujours sombre et mélancolique, aux regards fauves, aux gestes saccadés, ne pouvait, malgré la terreur générale qu’elle inspirait à tous, être accusée d’avoir jamais fait de mal à personne.

Cependant, à cause même de la vie étrange qu’elle menait tous les malheurs qui, pendant les chasses ou les guerres, assaillaient les Indiens lui étaient sans aucun fondement imputés.

Les Peaux-Rouges en étaient venus au point de la considérer comme un mauvais génie, et lui avaient donné le nom de l’Esprit du mal.

Il fallait donc que l’homme qui l’était venu chercher si loin, et qui à deux reprises l’avait si résolument appelée ou invoquée, ainsi qu’il plaira au lecteur, fût doué d’une dose extraordinaire de courage, ou bien qu’une raison bien puissante le poussât à agir ainsi qu’il le faisait.

Ce chef pied-noir étant appelé à jouer un assez grand rôle dans cette histoire, nous tracerons en quelques mots son portrait.

C’était un homme arrivé à cette limite d’âge qui passe communément pour la moitié de la vie, c’est-à-dire qu’il avait environ quarante-cinq ans. Sa taille était haute, bien prise et admirablement proportionnée ; ses muscles, saillants et durs comme des cordes, dénotaient une vigueur peu commune.

Il avait la tête intelligente, ses traits respiraient la finesse, ses yeux, toujours voilés, ne se fixaient que rarement et donnaient à son regard une expression d’astuce et de cruauté brutale, qui inspirait pour ce personnage une répulsion invincible, quand on se donnait la peine de l’étudier avec soin ; mais les observateurs sont rares dans la prairie, et auprès des autres Indiens, le chef dont nous avons esquissé le portrait, non-seulement jouissait d’une grande réputation, mais encore il était fort aimé à cause de son courage à toute épreuve et de sa facilité inépuisable d’élocution dans les conseils ; qualités fort prisées des Peaux-Rouges.

Maintenant que nous avons fait connaître les deux personnages que nous venons de mettre en scène, nous les laisserons agir, et peut-être apprendrons-nous sur eux certaines choses importantes et ignorées de tous.

« La nuit est sombre encore, ma mère peut approcher, dit le chef indien.

— J’arrive, répondit sèchement la femme en faisant quelques pas en avant.

— Depuis longtemps j’attends.

— Je le sais, mais qu’importe ?

— La route était longue pour venir.

— Me voilà, parle. »

Et elle s’appuya contre un tronc d’arbre en croisant ses bras sur la poitrine.

« Que puis-je dire, si d’abord ma mère ne m’interroge pas ?

— C’est juste. Réponds-moi donc.

— Je suis prêt. »

Il y eut alors un silence troublé seulement par intervalles par les frémissements du vent dans les feuilles.

Après avoir assez longtemps réfléchi, la femme prit enfin la parole.

« As-tu fait ce que je t’avais commandé ? lui dit-elle d’une voix rude.

— Je l’ai fait.

— Eh bien ?

— Ma mère avait deviné.

— Ainsi ?

— Tout se prépare pour une prise d’armes. »

Elle sourit d’un air de triomphe.

« Tu en es sûr.

— J’ai assisté au conseil.

— Où était le rendez-vous ?

— À l’Arbre de la vie.

— Il y a longtemps ?

— Huit fois le soleil s’est couché depuis.

— Bon.

— Qu’est ce qui a été résolu ?

— Ce que déjà vous savez.

— La destruction des blancs ?

— Oui.

— Quand le signal de cette guerre d’extermination doit-il être donné ?

— Le jour n’est pas encore fixé.

— Ah ! fit-elle d’un ton de regret.

— Mais il ne peut tarder, reprit-il vivement.

— Qu’est-ce qui te le fait supposer ?

— L’Ours-Gris a hâte d’en finir.

— Et moi aussi, » murmura la femme d’une voix sourde.

L’entretien fut de nouveau interrompu. La femme marchait à grands pas, la tête basse, de long en large dans la clairière. Le chef la suivait des yeux, l’examinant avec soin.

Après quelques instants elle s’arrêta devant lui, et le regardant en face :

« Vous m’êtes dévoué, chef ? lui dit-elle.

— En doutez-vous ?

— Peut-être.

— Cependant, il y a quelques heures à peine, je vous ai donné une preuve irrécusable de dévouement.

— Laquelle ?

— Celle-ci, fit-il en montrant son bras gauche enveloppé de bandes d’écorce.

— Je ne comprends pas.

— Je suis blessé, vous le voyez.

— Oui, eh bien ?

— Les Peaux-Rouges attaquaient les visages pâles, il y a quelques heures ; déjà ils franchissaient les barricades qui défendaient leur camp, lorsque soudain, à votre apparition subite, au lieu de poursuivre leur victoire, sur un appel de leur chef, blessé cependant, et qui brûlait de se venger, ils se sont retirés.

— C’est vrai, ce que vous dites est exact.

— Bon ! et le chef qui commandait les Peaux-Rouges, ma sœur le connaît-elle ?

— Non.

— C’était moi, le Loup-Rouge ; ma mère doute-t-elle encore ?

— La voie dans laquelle je suis engagée est tellement sombre, répondit-elle avec tristesse, l’œuvre que j’accomplis est si sérieuse et me tient si fort au cœur, que parfois, malgré moi, pauvre femme, seule et sans appui, luttant contre un colosse, je sens le découragement entrer dans mon cœur et le doute serrer ma poitrine ; il y a de longues années que je mûris le projet que je veux accomplir aujourd’hui, j’ai sacrifié ma vie entière pour obtenir le résultat que j’ambitionne, et je crains d’échouer au moment de réussir ; hélas ! lorsque je n’ai même plus confiance en moi-même, puis-je me fier à un homme que l’intérêt peut d’un instant à l’autre pousser à me trahir, ou tout au moins à m’abandonner ? »

Le chef indien se redressa en entendant ces paroles ; son regard lança un éclair, et d’un geste de suprême indignation imposant silence à son interlocutrice :

« Silence ! dit-il avec un accent de dignité blessée ; que ma mère n’ajoute pas une parole. Elle offense en ce moment l’homme qui a le plus à cœur de lui prouver sa loyauté : l’ingratitude est un vice blanc, la reconnaissance est une vertu rouge. Ma mère a été bonne pour moi toujours ; le Loup-Rouge ne compte plus les fois qu’il lui doit la vie. Le cœur de ma mère est ulcéré par le malheur ; la solitude est une mauvaise conseillère ; ma mère écoute trop les voix qui, dans le silence des nuits parlent à son oreille ; elle oublie les services qu’elle a rendus, pour ne se servir que de l’ingratitude qu’elle a semée sur sa route. Le Loup-Rouge lui est dévoué, il l’aime ; la Louve des prairies peut placer en lui toute sa confiance, il en est digne.

— Dois-je croire à ces protestations ? puis-je ajouter foi à ces promesses ? » murmura-t-elle avec indécision.

Le chef continua avec feu :

« Si ce n’est pas assez de la reconnaissance que j’ai vouée à ma mère, un autre lien plus fort nous attache l’un à l’autre, lien indissoluble et qui doit la rassurer complètement sur ma sincérité.

— Lequel ? fit-elle en relevant la tête et le regardant fixement.

— La haine ! répondit-il avec force.

— C’est vrai, reprit-elle avec un éclat de rire sinistre ; vous le haïssez, vous aussi.

— Oui, je le hais ! de toutes les forces de mon âme. Je le hais, car il m’a pris les deux choses auxquelles je tenais le plus sur la terre : l’amour de la femme que j’aimais et le pouvoir que je convoitais.

— Mais n’êtes-vous donc pas un chef ? dit-elle avec intention.

— Oui ! s’écria-t-il avec orgueil ; je suis un chef ; mais mon père était un sachem vénéré des Pieds-Noirs, — Kenhàs du sang ; — son fils, le Loup-Rouge, est un grand brave de sa nation ; il est rusé ; les chevelures des faces pâles sèchent innombrables devant sa loge ; pourquoi donc le Loup-Rouge n’est-il qu’un chef subalterne, au lieu de guider, comme son père, sa tribu au combat ? »

L’inconnue semblait prendre un secret plaisir à exciter la colère de l’Indien au lieu de chercher à la calmer.

« Parce que sans doute, reprit-elle avec intention, un autre plus sage et peut-être plus brave que le Loup-Rouge a réuni tous les suffrages des guerriers de la nation.

~ Que ma mère dise qu’un plus fourbe les lui a volés, et ses paroles seront justes, s’écria-t-il avec violence ; l’Ours-Gris n’est même pas un Indien du sang, c’est un chien comanche, fils d’un proscrit inconnu recueilli par pitié dans ma tribu ; sa chevelure séchera bientôt à la ceinture du Loup-Rouge.

— Patience ! fit l’inconnue d’une voix sourde ; que dit le juge ? la vengeance est un fruit qui ne se mange que mûr ; le Loup-Rouge est un guerrier, il saura attendre.

— Que ma mère ordonne, dit l’Indien subitement radouci, son fils obéira.

— Le Loup-Rouge, ainsi que je le lui avais conseillé, est-il parvenu à s’emparer de la médecine que la Fleur-de-Liane porte au cou ? »

Le guerrier indien baissa la tête d’un air confus.

« Non, dit-il d’une voix sombre ; la Fleur-de-Liane ne quitte pas le Bison-Blanc ; il est impossible de s’approcher d’elle. »

L’inconnue sourit avec ironie.

« Quand le Loup-Rouge a-t-il su remplir une promesse ? » dit-elle.

Le Pied-Noir frémit de colère.

« Je l’aurai ! s’écria-t-il, quand il me faudrait pour cela la prendre de force.

— Non, fit-elle vivement, la ruse seule doit être employée.

— Je l’aurai ! répéta-t-il ; avant deux jours je la remettrai à ma mère.

— Non, répondit-elle après quelques secondes de réflexion, dans deux jours c’est trop tôt ; que mon fils me la donne le cinquième jour de la lune qui commencera d’ici à trois jours.

— Bon, j’ai juré ; ma mère aura la grande médecine de la Fleur-de-Liane.

— Mon fils me la portera aussitôt à l’arbre des Ours, auprès de la grande hutte des visages pâles, deux heures après le coucher du soleil ; je l’attendrai là, pour lui communiquer mes dernières instructions.

— Le Loup-Rouge y sera.

— D’ici là mon fils surveillera avec soin toutes les démarches de l’Ours-Gris ; s’il apprenait quelque chose de nouveau qui lui parût important, mon fils formerait ici même une pyramide de sept têtes de bisons et viendrait deux heures plus tard m’attendre, j’aurais compris son signal et je me rendrais à son appel.

Ochè ! ma mère est puissante ; cela sera fait ainsi qu’elle le désire.

— Mon fils a bien compris ?

— Les paroles de ma mère sont tombées dans les oreilles d’un chef, son esprit les a recueillies.

— Le ciel s’est changé à l’horizon en bandes rouges, le soleil ne tardera pas à paraître ; que mon fils regagne sa tribu ; il ne doit pas éveiller, par son absence, les soupçons de son ennemi.

— Je pars ; mais avant que de la quitter, ma mère, la Louve des prairies, elle dont la puissance est extrême, dont la sagesse a dérobé toute la science des faces pâles, ma mère n’a-t-elle pas fait une grande médecine afin de savoir si notre entreprise réussira et si nous parviendrons enfin à vaincre notre ennemi ? »

En ce moment, un grand bruit se fit entendre dans le cannier, et un sifflement aigu traversa l’espace ; le cheval de l’Indien coucha les oreilles, fit des efforts extrêmes pour briser la longe qui l’attachait et trembla de tout son corps.

L’inconnue saisit avec force le bras du chef et lui dit d’une voix sombre :

« Que mon fils regarde ! »

Le Loup-Rouge étouffa un cri de surprise et demeura immobile et terrifié au spectacle étrange qu’il avait sous les yeux.

À quelques pas de lui, un chat tigre et un serpent à sonnettes, campés en face l’un de l’autre, se préparaient au combat.

Leurs prunelles métalliques étincelaient et semblaient lancer des flammes.

Le chat tigre, accroupi sur une branche, replié sur lui-même, le poil hérissé, miaulait et grondait sourdement en suivant d’un œil sournois tous les mouvements de son redoutable adversaire, attendant le moment de l’attaquer avec avantage.

Le crotale, lové sur lui-même et formant une énorme spirale, sa tête hideuse rejetée en arrière, sifflait en se balançant à droite et à gauche avec des mouvements remplis de souplesse et de grâce, cherchant ou semblant du moins chercher à fasciner son ennemi.

Mais celui-ci ne lui laissa pas un long répit. Soudain il s’élança sur le serpent ; le crotale, avec une légèreté extraordinaire, se jeta de côté, et à l’instant où le chat, après avoir manqué son coup, bondissait pour revenir à la charge, il lui fit une horrible morsure à la face.

Le chat poussa un miaulement de rage et enfonça ses griffes longues et tranchantes dans les yeux du serpent, qui cependant l’étreignit d’un mouvement désespéré.

Alors les deux ennemis roulèrent sur le sol, sifflant et hurlant sans cependant se lâcher, mais cherchant au contraire à s’arracher mutuellement la vie.

La lutte fut longue ; les deux bêtes fauves se débattaient avec une force extraordinaire ; enfin les anneaux du crotale se desserrèrent et son corps flasque demeura étendu sans mouvement sur le sol.

Le chat tigre échappa, avec un miaulement de victoire, de l’étreinte terrible du monstre et s’élança sur un arbre.

Mais ses forces trahirent sa volonté, il ne put atteindre la branche sur laquelle il voulait grimper et retomba brisé sur le sol.

Alors le féroce animal, se roidissant contre la mort et surmontant l’agonie qui déjà le faisait râler, se traîna en rampant et en s’accrochant au sol au moyen de ses griffes jusqu’au corps de son ennemi, sur lequel il monta.

Arrivé sur le cadavre, il poussa un dernier miaulement de triomphe, et retomba cadavre lui-même auprès du crotale qu’il avait vaincu.

L’Indien avait suivi avec un intérêt toujours croissant les émouvantes péripéties de cette lutte cruelle.

« Eh bien ! demanda-t-il à l’inconnue, que dit ma mère ? »

Celle-ci secoua la tête.

« Notre triomphe nous coûtera la vie, répondit-elle.

— Qu’importe ! dit le Loup-Rouge, pourvu que nous abattions nos ennemis. »

Et dégainant son couteau, il se mit en devoir d’écorcher le chat tigre, afin de lui enlever sa magnifique fourrure.

L’inconnue le considéra un instant, puis, après lui avoir fait un dernier signe d’adieu, elle rentra dans le cannier au milieu duquel elle ne tarda pas à disparaître.

Une heure plus tard, le chef indien, chargé de la fourrure du chat tigre et de la peau du crotale, reprenait, au galop de son cheval, le chemin de son village.

Un sourire ironique plissait ses lèvres, il n’avait pas de prétexte à chercher pour son absence, les dépouilles qu’il emportait ne prouvaient-elles pas qu’il avait passé la nuit à chasser ?