C. Lahure (p. 59-64).

XI

L’HOSPITALITÉ AMÉRICAINE.


Voilà à quel point en étaient les choses au moment où commence l’histoire que nous avons entrepris de raconter ; maintenant que nous avons donné les explications indispensables qui précèdent, nous reprendrons notre récit au moment où nous l’avons interrompu.

John Bright et sa famille, postés derrière les barricades qui entouraient leur camp, voyaient avec une joie mêlée d’inquiétude cette cavalcade qui arrivait sur eux comme un ouragan, en soulevant des nuages de poussière sur son passage.

« Attention, enfants, disait l’Américain à son fils et à ses serviteurs : la main sur la détente ; vous connaissez la fourberie diabolique de ces singes des prairies ; ne nous laissons pas surprendre une seconde fois par eux ! au moindre geste suspect, une balle ! Nous leur prouverons ainsi que nous sommes sur nos gardes. »

La femme et la fille de l’émigrant, les yeux fixés sur la prairie, suivaient attentivement les mouvements des Indiens.

« Vous devez vous tromper, mon ami, dit mistress Bright ; ces hommes n’ont pas de projets hostiles. Les Indiens attaquent rarement le jour ; lorsque par hasard ils le font, ils ne viennent pas ainsi à découvert.

— D’autant plus, ajouta la jeune fille, que, si je ne me trompe, j’aperçois des Européens qui galopent en tête du détachement.

— Oh ! fit John Bright, cela ne signifie absolument rien, mon enfant. Les prairies pullulent de mauvais garnements sans foi ni loi qui s’associent avec ces démons de Peaux-Rouges lorsqu’il s’agit de détrousser d’honnêtes voyageurs. Qui sait, au contraire, si ce ne sont pas les blancs qui se sont faits les instigateurs de l’attaque de cette nuit ?

— Oh ! mon père, jamais je ne croirai une chose pareille ! » reprit Diana.

Diana Bright, dont nous n’avons encore dit que quelques mots, était une jeune fille de dix-sept ans, à la taille élancée, au corsage cambré ; ses grands yeux noirs bordés de cils de velours, les épais bandeaux de ses cheveux bruns, sa bouche mignonne aux lèvres roses et aux dents de perle, en faisaient une charmante créature qui n’aurait été déplacée nulle part, et qui, au désert, devait incontestablement attirer l’attention.

Religieusement élevée par sa mère, bonne et croyante presbytérienne, Diana avait encore toute la candeur et l’innocence du premier âge, mêlées à cette expérience de la vie de tous les jours que donne l’habitude de la rude existence des défrichements, où il faut apprendre de bonne heure à penser et à se suffire.

Cependant la cavalcade approchait rapidement, déjà elle n’était plus qu’à une courte distance des retranchements américains.

« Ce sont réellement nos bestiaux qui galopent là-bas, dit William. Je reconnais Sultan, mon bon cheval.

— Et la Noire, ma pauvre laitière ! fit mistress Bright avec un soupir.

— Consolez-vous, reprit Diana, je vous réponds que ces gens nous ramènent nos bêtes. »

L’émigrant secoua négativement la tête.

« Les Indiens ne rendent jamais ce dont ils se sont une fois emparés, dit-il ; mais, by God ! j’en aurai le cœur net et je ne me laisserai pas voler ainsi sans protester.

— Attendez encore, mon père, lui répondit William en l’arrêtant, car l’émigrant se préparait à sauter par-dessus les retranchements ; nous n’allons pas tarder à savoir à quoi nous en tenir sur leurs intentions.

— Hum ! elles sont bien claires, à mon avis : les démons viennent nous proposer quelque odieux marché.

— Peut-être, mon père, peut-être, je crois que vous vous trompez, s’écria vivement la jeune fille ; et, tenez, les voilà qui s’arrêtent et semblent se consulter. »

En effet, arrivés à portée de fusil, les Indiens avaient fait halte et causaient entre eux.

« Pourquoi ne pas continuer à marcher ? demanda le comte à Balle-Franche.

— Hum ! vous ne connaissez pas les Yankees, monsieur Édouard ; je suis sûr que si nous faisions seulement dix pas de plus, nous serions salués par une grêle de balles.

— Allons donc ! fit le jeune homme en haussant les épaules ; ces hommes ne sont pas fous pour agir ainsi.

— C’est possible ; mais ils le feraient comme je vous le dis. Regardez attentivement, et vous verrez d’ici, entre les pieux de leurs retranchements, reluire au soleil les canons des rifles.

— C’est pardieu vrai ! ils veulent donc se faire massacrer ?

— Ils le seraient déjà, si mon frère n’avait pas intercédé en leur faveur, dit Natah-Otann en se mêlant à la conversation.

— Et je vous en remercie, chef. Le désert est grand ; quel mal peuvent vous faire ces pauvres diables ?

— Eux, personnellement aucun ; mais après ceux-ci il en viendra d’autres qui s’établiront à leurs côtés, puis d’autres encore et ainsi de suite ; si bien que dans six mois, là où maintenant il n’y a rien que la nature telle qu’elle est sortie des mains toutes-puissantes du maître de la vie, mon frère verra une ville.

— C’est vrai, dit Balle-Franche, les Yankees ne respectent rien ; la rage de bâtir des villes les rend des fous dangereux.

— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés, chef ? reprit le comte revenant à sa première question.

— Pour parlementer.

— Faites-moi un plaisir, voulez-vous ? Laissez-moi ce soin : je suis curieux de voir comment ces gens-là entendent les lois de la guerre et de quelle façon ils me recevront.

— Mon frère est libre.

— Bon. Attendez-moi ici, et surtout pas un mouvement pendant mon absence. »

Le jeune homme quitta ses armes, qu’il remit à son domestique.

« Comment ! lui fit observer Ivon, monsieur le comte va trouver ainsi ces hérétiques ?

— Comment veux-tu que j’y aille ? Tu sais, bien qu’un parlementaire n’a rien à craindre.

— C’est possible, reprit le Breton peu convaincu ; mais si monsieur le comte veut me croire, il gardera au moins ses pistolets à sa ceinture ; on ne sait pas en face de quelles gens on peut se trouver ; un malheur est bien vite arrivé.

— Tu es fou ! répondit le comte en haussant les épaules.

— Eh bien ! puisque monsieur veut aller sans armes parler à ces individus qui sont loin de m’inspirer la moindre confiance, je prie monsieur le comte de me laisser l’accompagner.

— Toi ! allons donc, fit le jeune homme en riant ; tu sais bien que tu es un insigne poltron ; c’est convenu, cela.

— Effectivement ; mais, pour défendre mon maître, je me sens capable de tout.

— C’est justement pour cela. Ta poltronnerie n’a qu’à te prendre tout à coup ; dans ta frayeur tu serais capable de tous les égorger. Non, non, pas de cela ; je ne me soucie nullement d’avoir une mauvaise affaire à cause de toi. »

Et mettant pied à terre, il se dirigea en riant du côté des retranchements.

Arrivé à une courte distance, il tira un mouchoir blanc et le fit flotter en l’air.

John Bright, toujours prêt à faire feu, surveillait avec soin tous les mouvements du comte ; lorsqu’il vit sa démonstration amicale, il se leva et lui fit signe d’approcher.

Le jeune homme remit tranquillement son mouchoir dans sa poche, alluma son cigare, plaça son lorgnon dans l’angle de son œil, et, après s’être ganté avec soin, il s’avança résolument.

Arrivé aux pieds des retranchements, il se trouva en face de John Bright qui l’attendait appuyé sur son rifle.

« Que me voulez-vous ? lui dit brusquement l’Américain, faites vite, je n’ai pas de temps à perdre en conversation. »

Le comte le toisa d’un air hautain, prit la pose la plus méprisante qu’il put imaginer, et, lui lâchant une bouffée de fumée au visage :

« Vous n’êtes pas poli, mon cher, lui répondit-il sèchement.

— Ah çà ! reprit l’autre, est-ce pour m’insulter que vous venez ici !

— Je viens pour vous rendre service, et si vous continuez sur ce ton, je crains d’être obligé de ne pas le faire.

— Voyez-vous cela, me rendre service ! et quel service pouvez-vous donc me rendre ? dit en ricanant l’Américain.

— Tenez, fit le comte, vous êtes un grossier personnage, avec lequel il est fort ennuyeux de causer ; je préfère me retirer.

— Vous retirer ? allons donc ! vous êtes un trop précieux otage ; je vous garde, gentleman, et je ne vous rendrai qu’à bon escient, reprit l’Américain en ricanant.

— Ah bah ! c’est comme cela que vous entendez le droit des gens, vous ? C’est curieux ! fit le comte toujours railleur.

— Il n’y a pas de droit des gens avec des bandits.

— Merci du compliment, mon maître, et comment ferez-vous pour me garder malgré moi ?

— Comme ceci, s’écria l’Américain en lui posant brutalement la main sur l’épaule.

— Allons donc ! dit vivement le comte en se dégageant par un brusque mouvement ; je crois, Dieu me pardonne, que vous osez porter la main sur moi ! »

Et avant que l’émigrant eût le temps de s’y opposer, il le saisit vigoureusement par les flancs, l’enleva de terre et le lança à toute volée par-dessus les retranchements.

Le géant alla tomber tout meurtri au milieu de son camp.

Au lieu de s’éloigner, ainsi que tout autre aurait fait à sa place, le jeune homme croisa les bras et attendit en fumant paisiblement.

L’émigrant, étourdi de cette rude culbute, se releva en se secouant comme un chien mouillé et en se tâtant les côtes, pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé.

Les femmes avaient poussé un cri de terreur en le voyant rentrer d’une façon si bizarre dans le camp.

Son fils et ses domestiques fixaient les yeux sur lui, prêts à tirer au moindre signe.

« Bas les armes ! » leur dit-il, et, sautant de nouveau par-dessus les retranchements, il s’avança vers le comte.

Celui-ci l’attendait impassible.

« Ah ! vous voilà, lui dit-il : eh bien ! comment trouvez-vous cela ?

— Allons, allons ! lui dit l’Américain en lui tendant la main, j’ai eu tort, je suis une bête brute ; pardonnez-moi.

— À la bonne heure ! je vous aime mieux ainsi ; il ne s’agit que de s’entendre ; maintenant vous êtes disposé à m’écouter, n’est-ce pas ?

— Parfaitement. »

Il y a certaines natures brutales avec lesquelles, comme le comte l’avait fait avec John Bright, il faut employer les moyens extrêmes et leur imposer sa supériorité ; avec ces gens-là on ne discute pas, on assomme ; puis, après, il arrive généralement que ces hommes si intraitables d’abord deviennent doux comme des agneaux et font tout ce qu’on veut.

L’Américain, doué d’une grande force physique, et comptant sur elle, avait cru avoir le droit d’être insolent avec un homme maigre et fluet ; mais dès que cet homme à l’apparence si chétive lui eut prouvé d’une façon péremptoire qu’il était plus vigoureux que lui, le taureau rentra ses cornes et recula de tout ce qu’il s’était avancé.

« Cette nuit, dit alors le comte, vous avez été attaqué par les Pieds-Noirs : j’aurais voulu venir à votre secours, mais cela m’a été impossible ; d’ailleurs je serais arrivé trop tard. Mais comme, pour une raison ou pour une autre, les gens qui vous ont attaqué ont pour moi une certaine considération, j’ai profité de mon influence pour vous faire rendre les bestiaux qu’on vous avait volés.

— Merci ; croyez que je regrette sincèrement ce qui s’est passé entre nous ; mais j’étais tellement aigri par la perte que j’avais subie…

— Je comprends cela, et je vous pardonne de grand cœur, d’autant plus que je vous ai, moi aussi, peut-être un peu trop rudement secoué tout à l’heure.

— Ne parlons plus de cela, je vous en prie.

— Comme vous voudrez, cela m’est égal.

— Et mes bestiaux ?

— Ils sont à votre disposition ; les voulez-vous tout de suite ?

— Je ne vous cache pas que…

— Fort bien ! interrompit le comte ; attendez-moi un instant, je vais dire qu’on les amène.

— Croyez-vous que je n’aie rien à redouter des Indiens ?

— Non, si vous savez les prendre.

— Ainsi, je vous attends ?

— Quelques minutes seulement. »

Le comte redescendit la colline de ce même pas tranquille qu’il avait employé pour venir.

Lorsqu’il eut rejoint les Indiens, ses amis l’entourèrent.

Ils avaient parfaitement vu tout ce qui s’était passé, et tous étaient enthousiasmés de la façon dont il avait mis fin à la discussion.

« Mon Dieu, que ces Américains sont grossiers ! dit le jeune homme : rendez-lui ses bêtes, je vous en prie, chef, et finissons-en. Ce butor a été sur le point de me faire mettre en colère.

— Le voici qui vient vers nous, » répondit Natah-Otann avec un sourire indéfinissable.

Effectivement, John Brigh arrivait. Le digne émigrant, dûment sermonné par sa femme et sa fille, avait reconnu l’étendue de sa maladresse et avait à cœur de la réparer.

« Ma foi ! messieurs, dit-il en arrivant, nous ne pouvons nous quitter ainsi. Je vous ai de grandes obligations, et je tiens à vous prouver que je ne suis pas tout à fait aussi stupide que probablement j’en ai l’air. Soyez donc assez bons pour accepter de vous reposer quelques instants, ne serait-ce qu’une heure, afin que je sois bien convaincu que vous ne me gardez pas rancune. »

Cette invitation était faite d’une façon si ronde et en même temps si cordiale ; on reconnaissait si bien que le brave homme était confus de sa maladresse et qu’il avait à cœur de la réparer, que le comte n’eut pas le courage de le refuser.

Les Indiens campèrent à l’endroit où ils s’étaient arrêtés. Le chef et les trois chasseurs suivirent l’Américain dans son camp, où ses bestiaux étaient déjà réintégrés.

La réception fut ce qu’elle devait être au désert.

Par les soins des deux dames, des rafraîchissements avaient été préparés à la hâte sous la tente, pendant que William, aidé par les deux serviteurs, faisait une brèche dans les retranchements afin de livrer passage aux hôtes de son père.

Lucy Bright et Diana attendaient les arrivants à l’entrée du camp.

« Soyez les bienvenus ici, messieurs, dit la femme de l’Américain en saluant avec grâce ; nous vous avons de trop grandes obligations pour ne pas être heureux tous de vous recevoir. »

Le chef et M. de Beaulieu s’inclinèrent poliment devant la digne femme qui tâchait, autant que cela était en elle, de réparer la maladroite brutalité de son mari.

Le comte, à la vue de la jeune fille, éprouva une émotion dont il ne put dans le premier moment se rendre bien compte ; son cœur se serra en considérant cette charmante créature qui, par la vie à laquelle elle était condamnée, se trouvait exposée à tant de dangers.

Diana baissa les yeux en rougissant sous le regard ardent du jeune homme et se rapprocha craintivement de sa mère par cet instinct de pudeur, inné dans le cœur de la femme, qui lui fait toujours chercher une protection auprès de celle à qui elle doit le jour.

Après les premiers compliments, Natah-Otann, le comte et Balle-Franche entrèrent dans la tente où les attendaient John Bright et son fils.

Lorsque la glace fut rompue, ce qui ne fut pas long entre gens habitués à la vie de la prairie, la conversation devint plus animée et surtout plus intime.

« Ainsi, demanda le comte, vous avez quitté les défrichements avec l’intention de ne plus y retourner ?

— Mon Dieu, oui, répondit l’émigrant ; pour qui possède une famille, tout devient si cher sur la frontière qu’il faut absolument se résoudre à entrer dans le désert.

— Vous, je le comprends, vous êtes homme, et partout vous trouverez à vous tirer d’affaire ; mais votre femme, votre fille, vous les condamnez à une existence bien triste et bien malheureuse.

— Le devoir d’une femme est de suivre son mari, répondit mistress Bright, avec un léger accent de reproche ; je suis heureuse partout où il est, pourvu que je sois près de lui.

— Bien, madame, j’admire ces sentiments, mais permettez-moi une observation.

— Faites, monsieur.

— Était-il donc nécessaire de venir si loin pour trouver un établissement convenable ?

— Non, sans doute, mais alors nous aurions été exposés un jour ou l’autre à être chassés de notre nouveau défrichement par les propriétaires du sol et obligés à recommencer plus loin une autre plantation, dit-elle.

— Au lieu, continua John Bright, que dans les régions où nous sommes maintenant, nous n’avons pas cela à craindre, la terre n’appartient à personne.

— Mon frère se trompe, répondit le chef, qui jusqu’à ce moment n’avait pas encore prononcé une parole ; la terre, à dix journées de marche dans toutes les directions, appartient à moi et à ma tribu, le visage pâle est ici sur le territoire de chasse des Kenhàs. »

John Bright regarda Natah-Otann d’un air embarrassé.

« Allons, dit-il au bout d’un instant, comme s’il prenait son parti de ce contre-temps, nous irons, plus loin, femme.

— Où le visage pâle pourra-t-il aller pour trouver de la terre qui n’appartienne à personne ? » reprit sévèrement le chef.

Cette fois l’Américain demeura court.

La jeune fille, qui jusqu’à ce jour n’avait jamais vu d’Indien d’aussi près, considérait le chef avec un mélange de curiosité et de frayeur.

Le comte souriait.

« Le chef a raison, dit Balle-Franche, les prairies appartiennent aux hommes rouges. »

John Bright avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine avec découragement.

« Que faire ? » murmura-t-il.

Natah-Otann lui posa la main sur l’épaule.

« Que mon frère ouvre les oreilles, lui dit-il, un chef va parler. ».

L’Américain fixa sur lui un regard interrogateur.

« Ce pays convient donc à mon frère ? reprit l’Indien.

— Pourquoi le cacherais-je ; cette terre est la plus belle que j’aie jamais vue, à deux pas j’ai le fleuve, derrière moi des forêts vierges immenses ; oh ! oui, c’est une belle contrée, et j’y aurais fait une magnifique plantation, sur mon âme.

— J’ai dit à mon frère le visage pâle, continua le chef, que cette contrée m’appartenait.

— Oui, vous me l’avez dit, chef, c’est la vérité, je ne puis le nier.

— Eh bien, si le visage pâle le désire, il peut acquérir telle portion de terrain que cela lui conviendra, » dit nettement Natah-Otann.

À cette proposition à laquelle l’Américain était loin de s’attendre, il dressa les oreilles, la nature du squatter se réveilla en lui.

« Comment puis-je acheter, du terrain, moi qui ne possède rien ? dit-il.

— Peu importe ! » répondit le chef.

L’étonnement fut alors général, chacun regarda l’Indien avec curiosité, la conversation avait subitement pris un intérêt fort grave auquel on était loin de s’attendre.

John Bright ne se laissa pas tromper par cette apparente facilité.

« Le chef ne m’a sans doute pas compris ! » dit-il.

L’Indien secoua la tête.

« Le visage pâle ne peut acheter du terrain parce qu’il n’a rien pour le payer, répondit-il, voilà ses paroles.

— En effet, et le chef m’a répondu que peu importait.

— Je l’ai dit. »

La curiosité devint plus vive, il n’y avait pas de malentendu, les deux hommes s’étaient parfaitement et clairement exprimés.

« Cela cache quelque diablerie, murmura Balle-Franche dans sa moustache, un Indien ne donne jamais un œuf que pour avoir un bœuf.

— Où voulez-vous donc en venir, chef ? demanda franchement le comte à Natah-Otann.

— Je vais m’expliquer, reprit celui-ci ; mon frère s’intéresse à cette famille, n’est-ce pas ?

— En effet, dit le jeune homme avec surprise ; et vous le savez de reste.

— Bon ; que mon frère s’engage à m’accompagner pendant le cours de deux lunes sans me demander compte de mes actions, et en consentant à m’accorder son aide lorsque je l’en requerrai, et moi je donnerai à cet homme autant de terrain qu’il en désirera pour fonder un établissement, sans qu’il puisse jamais redouter dans l’avenir d’être tourmenté par les Peaux-Rouges ou dépossédé par les blancs, parce que je suis bien réellement possesseur du sol, et que nul autre que moi n’a droit d’y prétendre.

— Un instant, dit Balle-Franche en se levant ; moi présent, M. Édouard n’acceptera pas un tel marché ; nul n’achète chat en poche, et c’est une folie insigne de subordonner sa volonté aux caprices d’un autre homme. »

Natah-Otann fronça le sourcil ; son œil lança un éclair de fureur, et il se leva.

« Chien des visages pâles, s’écria-t-il, prends garde à tes paroles, déjà une fois j’ai épargné ta vie !

— Tes menaces ne me font pas peur, Peau-Rouge damné, répondit résolument le Canadien ; tu mens en disant que tu as été maître de ma vie ! Elle ne dépend que de la volonté de Dieu ; tu ne feras pas tomber un cheveu de ma tête sans son consentement. »

Natah-Otann porta vivement la main à son couteau, mouvement imité immédiatement par le chasseur, et tous deux se trouvèrent en présence, se mesurant des yeux et prêts à en venir aux mains.

Les femmes poussèrent un cri d’effroi ; William et son père se placèrent devant elles, se préparant à intervenir dans la querelle si besoin était.

Mais déjà, prompt comme la pensée, le comte s’était jeté entre les deux hommes en leur criant d’une voix ferme :

« Arrêtez, je le veux ! »

Subissant malgré eux l’ascendant de celui qui leur parlait, le Pied-Noir et le Canadien firent un pas en arrière, remirent leurs couteaux à la ceinture et attendirent.

Le comte les considéra un instant l’un et l’autre, et tendant la main à Balle-Franche :

« Merci, mon ami, lui dit-il avec effusion, merci ; mais quant à présent votre secours ne m’est point nécessaire.

— Bon ! bon ! fit le chasseur ; vous savez que je suis à vous corps et âme, monsieur Édouard, ce n’est que partie remise. »

Et le brave Canadien se rassit insoucieusement.

« Quant à vous, chef, continua le jeune homme, vos propositions sont inacceptables ; il faudrait être fou pour y souscrire ; et je l’espère, du moins, je n’en suis pas là encore ; je veux bien vous apprendre ceci, c’est que je ne suis venu dans la prairie que pour y chasser quelque temps ; le temps que je comptais y rester est écoulé ; de graves intérêts réclament ma présence aux États-Unis, et malgré tout mon désir d’être utile à ces braves gens, dès que je vous aurai, ainsi que je vous l’ai promis, accompagné jusqu’à votre village, je vous dirai adieu probablement pour ne jamais vous revoir.

— Ce qui ne laissera pas de m’être excessivement agréable, appuya Balle-Franche. »

L’Indien ne bougea pas.

« Cependant, reprit le comte, peut-être y aurait-il encore un moyen de terminer cette affaire à la satisfaction générale ; la terre ne peut être chère ici ; dites-moi ce que vous voulez la vendre, je vous en acquitterai le prix immédiatement soit en dollars, soit en traites sur un banquier de New-York ou de Boston.

— C’est juste, fît le chasseur, il y a encore ce moyen-là.

— Oh ! je vous remercie, monsieur, s’écria mistress Bright ; mais mon mari ne peut ni ne doit accepter une telle proposition.

— Pourquoi donc, chère dame ? si elle me convient et que le chef accepte mon offre. »

John Bright, nous devons lui rendre cette justice, se contentait d’approuver du geste ; mais le digne squatter, en véritable Américain qu’il était, se gardait bien de prononcer une parole.

Quant à Diana, séduite par ce désintéressement, fascinée par ces grandes manières de gentilhomme, elle regardait le comte avec des yeux pétillant de reconnaissance, sans oser exprimer tout haut ce qu’elle pensait tout bas à la vue de ce beau cavalier si noble et si généreux.

Natah-Otann releva la tête.

« Je prouverai à mon frère, dit-il d’une voix douce en s’inclinant avec courtoisie devant lui, que les hommes rouges sont aussi généreux que les visages pâles ; je lui vends huit cents acres de terre, à prendre où il voudra le long du fleuve, qu’il me donne un dollar.

— Un dollar ! s’écria le jeune homme avec étonnement.

— Oui, reprit en souriant le chef ; de cette façon je serai payé ; mon frère ne me devra rien, et, s’il consent à demeurer quelque temps auprès de moi, ce ne sera que par sa volonté, et parce qu’il lui plaira d’être auprès d’un ami véritable. »

Ce dénoûment imprévu à une scène qui avait un instant menacé de finir d’une façon sanglante, remplit les assistants de stupéfaction.

Seul, Balle-Franche ne fut pas dupe de la facilité du chef.

« Il y a quelque chose là-dessous, murmura-t-il à part lui ; mais je veillerai, et ce démon sera bien fin s’il réussit à me tromper. »

M. de Beaulieu fut séduit par ce désintéressement auquel il était loin de s’attendre.

« Tenez, chef, lui-dit-il en lui remettant le dollar stipulé, maintenant nous sommes quittes ; mais sachez bien que je ne demeurerai pas en reste avec vous. »

Natah-Otann s’inclina avec courtoisie.

« Maintenant, continua le comte, un dernier service.

— Que mon frère parle ; il a le droit de tout me demander.

— Faites la paix avec mon vieux Balle-Franche.

— Qu’à cela ne tienne, répondit le chef ; puisque mon frère le désire, je le ferai de bon cœur, et, pour marque de notre réconciliation, je le prie d’accepter le dollar que vous m’avez remis. »

Dans le premier moment, le chasseur fut sur le point de refuser ; mais il se ravisa, prit le dollar et le serra avec soin dans sa ceinture.

John Bright ne savait comment exprimer sa reconnaissance au comte ; grâce à lui, il se trouvait enfin véritablement propriétaire.

Le jour même l’Américain, suivi de son fils, choisit le terrain où devait s’élever sa plantation.

Le comte de Beaulieu rédigea sur une feuille de son carnet un acte de vente parfaitement en règle, qui fut signé par Balle-Franche, Ivon et lui, comme témoins, par John Bright, comme acquéreur, et au bas duquel Natah-Otann dessina tant bien que mal le totem de sa tribu, et un animal qui avait la prétention de représenter un ours, ce qui était sa signature parlante mais surtout emblématique.

Le chef aurait, s’il avait voulu, signé comme les autres, mais il tenait à laisser ignorer à tous l’instruction qu’il devait au Bison-Blanc.

John Bright plaça précieusement l’acte de vente entre les feuillets de sa Bible de famille, et dit au comte, en lui serrant la main à la lui briser :

« Souvenez-vous, monsieur le comte, que vous avez dans la peau de John Bright un homme qui se fera rompre les os pour vous quand cela vous fera plaisir. »

Diana ne dit rien, mais elle lança au jeune homme un regard qui le paya amplement de ce qu’il avait fait pour sa famille.


Camp des Indiens.

« Attention, dit à voix basse Balle-Franche, la première fois qu’il se trouva seul avec Ivon, à compter d’aujourd’hui, veillez avec soin sur votre maître, car un danger terrible le menace ! »