APPENDICE

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LETTRE À UN FRANÇAIS
(Reproduction textuelle et intégrale du manuscrit de Bakounine)[1]


|1 Continuation


25 août soir — ou plutôt 26 matin.

Considérons de nouveau la situation générale.

Je crois avoir prouvé, et les événements ne tarderont pas de prouver mieux que je n’ai pu le faire :

Io[2] Que dans les conditions auxquelles la France se trouve présentement, la France ne peut plus être sauvée par les moyens réguliers de la civilisation, de l’État. Elle ne peut échapper à la déchéance que par un effort suprême, par un immense mouvement convulsif de toute la nation, par le soulèvement armé du peuple français.

a) Les Prussiens, toute la nation allemande considérée comme État unitaire, comme Empire, — ce qu’elle est déjà virtuellement, — ne peut racheter les immenses sacrifices qu’elle a faits, ni se sauvegarder contre les vengeances futures et même très prochaines de la France humiliée, insultée, qu’en écrasant cette dernière, qu’en lui dictant les conditions d’une paix ruineuse à Paris.

b) Aucun État français — empire, royaume ou république — ne saurait exister seulement un an, après avoir accepté les conditions désastreuses et déshonorantes que les Prussiens seront obligés, par la force même des choses, de leur dicter.

c) Donc, le gouvernement provisoire actuel — Bazaine, Mac-Mahon, Palikao, Trochu, avec son Conseil privé : Thiers-Gambetta — ne peuvent, s’ils le voulaient même, traiter avec les Prussiens, tant qu’il en restera un seul sur le territoire de la France. Par suite de quoi, entre tous ces hommes qui représentent quatre partis différents : l’empire honteux ; l’orléanisme direct (Trochu) ; l’orléanisme indirect, ou bien la république bourgeoise et surtout militaire comme transition à la restauration monarchique (Thiers, et Trochu sans doute aussi, si la restauration directe se montrait impossible) ; et la république bourgeoise pour tout de bon (Gambetta et Comp.), — entre tous ces hommes [il y a[3]] une trève tacite. Ils mettent leurs drapeaux dans leurs poches et remettent la lutte des différents partis à des temps plus pacifiques, en se donnant la main aujourd’hui pour le salut de l’honneur et de l’intégrité de la France.

d) Ils sont tous sincèrement des patriotes de l’État. Séparés sur tant |2 de points, ils s’unissent complètement sur un seul : ils sont tous également des hommes politiques, des hommes d’État.

Comme tels ils n’ont de foi que dans les moyens réguliers, que dans les forces organisées par l’État, et une horreur égale pour la banqueroute qui en effet est la ruine et le déshonneur pour l’État, non pour la nation, pour le peuple ; une horreur pour les soulèvements, pour les mouvements anarchiques des masses populaires, qui sont la fin de la civilisation bourgeoise et une dissolution certaine pour l’État.

e) Ils voudraient donc sauver la France par les seuls moyens réguliers et par les forces organisées de l’État, en n’ayant recours qu’aussi peu que possible aux sauvages instincts de la vile multitude, qui offusquent la délicatesse exquise de leurs sentiments, de leur goût, et, ce qui est plus sérieux encore, menacent leur position et l’existence même de la société fortunée et privilégiée.

f) Pourtant ils sont forcés d’y avoir recours, car la position est très sérieuse et leur responsabilité immense. À une puissance formidable et magnifiquement organisée, ils n’ont rien à opposer qu’une armée à moitié détruite, et une machine administrative abêtie, abrutie, corrompue, ne fonctionnant plus qu’à demi, et incapable de créer en peu de jours une force qu’elle n’a point été capable de produire en vingt ans. Ils ne sauraient donc entreprendre ni faire rien de sérieux, s’ils n’étaient soutenus par la confiance publique et secourus par le dévouement populaire.

g) Ils se voient forcés de faire un appel à ce dévouement. Ils ont proclamé le rétablissement de la garde nationale dans tout le pays, l’incorporation des gardes mobiles dans l’armée et l’armement de toute la nation. Si tout cela était sincère, on aurait ordonné la distribution immédiate des armes au peuple sur toute la surface de la France. Mais ce serait l’abdication de l’État, la révolution sociale par le fait, sinon par l’idée, — et ils n’en veulent point.

h) Ils en veulent si peu, que, s’ils avaient à choisir entre l’entrée triomphante des Prussiens à Paris et le salut de la France par la révolution sociale, il n’y a pas de doute que tous, sans excepter Gambetta et Comp., auraient opté pour la première. Pour eux, la révolution sociale, c’est la mort de toute civilisation, la fin du monde et par conséquent de la France aussi. Et mieux, vaut, penseront-ils, mieux vaut une France déshonorée, amoindrie, soumise momentanément sous la volonté insolente des Prussiens, mais avec l’espoir certain de se relever, qu’une France tuée |3 à tout jamais, comme État, par la révolution sociale.

i) Comme hommes politiques, ils se sont dont posé le problème suivant : Faire appel à l’armement populaire sans armer le peuple, mais profiter de l’enthousiasme populaire pour faire entrer, sous différentes dénominations, beaucoup de recrues volontaires dans l’armée ; sous le prétexte du rétablissement de la garde nationale, armer les bourgeois, à l’exclusion des prolétaires, et surtout les anciens militaires, afin d’avoir une force suffisante à opposer aux révoltes du prolétariat, enhardi par l’éloignement des troupes ; incorporer dans l’armée les gardes mobiles suffisamment disciplinées, et dissoudre ou laisser désarmées celles qui ne le sont pas et qui font montre de sentiments trop rouges. Ne permettre la formation des corps francs qu’à condition qu’ils [ne] soient organisés et conduits que par des chefs appartenant aux classes privilégiées : Jockey Club, propriétaires nobles ou bourgeois, en un mot gens comme il faut.

À défaut de puissance coercitive pour contenir les populations, faire servir l’excitation patriotique de ces populations, provoquée autant par les événements que par leurs aveux et leurs mesures obligées, au maintien de l’ordre public, en propageant parmi elles cette conviction fausse, désastreuse, que pour sauver la France de l’abîme, de l’anéantissement et de l’esclavage dont la menacent les Prussiens, les populations doivent, tout en demeurant suffisamment exaltées pour se sentir capables des sacrifices extraordinaires qui seront réclamés par le salut de l’État, rester tranquilles, inactives, s’en remettant d’une manière toute passive à la providence de l’État et du gouvernement provisoire qui en a pris aujourd’hui la direction en ses mains, et considérant comme des ennemis de la France, comme des agents de la Prusse, tous ceux qui essaieraient de troubler cette confiance, cette quiétude populaire, tous ceux qui voudraient provoquer la nation à des actes spontanés de salut public, — en un mot tous ceux qui, se défiant à bon droit de la capacité et de la bonne foi des gouvernants actuels, veulent sauver la France par la révolution.

j) Il y a par conséquent aujourd’hui entre tous les partis, sans en excepter les jacobins les plus rouges et naturellement aussi les socialistes bourgeois, matés et paralysés les uns comme les autres par la crainte que leur inspirent les |4 socialistes révolutionnaires, réellement populaires, — les anarchistes ou pour ainsi dire les Hébertistes du socialisme, qui sont aussi profondément détestés par les communistes autoritaires, par les communistes de l’État, que par les Jacobins et par les socialistes bourgeois, — entre tous ces partis, sans excepter même les communistes de l’État, il y a un accord tacite, d’empêcher la révolution tant que l’ennemi sera en France, pour deux raisons :

La première, c’est que, en ne voyant tous également de salut pour la France que dans l’action de l’État et dans l’exagération excessive de toutes les facultés et puissances de l’État, ils sont tous sincèrement convaincus que, si la révolution éclatait maintenant, comme elle aurait pour effet immédiat, naturel, la démolition de l’État actuel, et comme les Jacobins et les communistes autoritaires manqueraient nécessairement et de temps et de tous les moyens indispensables pour la reconstruction aussi immédiate d’un nouvel État révolutionnaire, elle, c’est-à-dire la révolution, livrerait la France aux Prussiens, en la livrant d’abord aux révolutionnaires socialistes.

La seconde n’est qu’une explication et un développement de la première. Ils redoutent et détestent également les socialistes révolutionnaires, les travailleurs de l’Internationale, et, sentant que dans les conditions présentes la révolution triompherait immanquablement, ils veulent à toute force empêcher la révolution.

k) Cette situation singulière entre deux ennemis, dont l’un — les monarchistes — est condamné à disparaître, et l’autre — les révolutionnaires socialistes — menace d’arriver, impose aux jacobins, aux socialistes bourgeois et aux communistes de l’État, une dure nécessité : celle de s’allier secrètement, tacitement, avec la réaction d’en haut contre la révolution d’en bas. Ils ne craignent pas autant cette réaction que cette révolution. Voyant en effet que la première est excessivement affaiblie, au point de ne pouvoir plus exister qu’avec leur consentement, ils s’allient avec elle momentanément et s’en servent d’une manière |5 très sournoise contre la seconde.

Cela explique la réaction violente qui de leur consentement règne aujourd’hui à Paris. Cela explique pourquoi on retient, on ose retenir illégalement Rochefort en prison. Avez-vous remarqué le mutisme de toute l’opposition radicale, et particulièrement le silence de Gambetta, lorsque Raspail a réclamé sa mise en liberté ? Seul le vieux Crémieux a prononcé un misérable discours juridique ; les autres, pas un mot. Et pourtant la question était bien claire : il s’agissait de la dignité et du droit du Corps législatif tout entier, de la dignité et du droit de la représentation nationale violés cyniquement en la personne du député Rochefort par le pouvoir exécutif. Le silence de la gauche républicaine ne signifiait-il pas deux choses : d’abord c’est que tous ces Jacobins détestent et craignent Rochefort comme un homme qui jouit, à raison ou à tort, des sympathies et de la confiance de la vile multitude ; que tous, comme des hommes politiques, expression favorite de Gambetta, sont très contents de savoir Rochefort en prison ; et ensuite, qu’il y a comme un parti pris de ne point faire d’opposition au gouvernement provisoire existant actuellement à Paris ?

l) Cette résolution est encore une conséquence naturelle de leur position singulière : ayant décidé que la révolution immédiate serait funeste à la France, et ne voulant par conséquent pas renverser ce gouvernement (parce que le renverser sans révolution est impossible, la majorité du Corps législatif étant absolument réactionnaire, de sorte que, pour changer ce gouvernement, il faudrait d’abord dissoudre violemment le Corps législatif), étant forcés de souffrir ce gouvernement qu’ils détestent, les radicaux sont trop patriotes pour vouloir l’affaiblir, car ce gouvernement est chargé maintenant de la défense de la France, de sorte que l’affaiblir ce serait affaiblir la défense, les chances de salut de la France. De là une conséquence nécessaire : les radicaux sont forcés de souffrir, de laisser passer en silence toutes les intrigues, les actes les plus iniques, même les plus funestes sottises de ce gouvernement, — car c’est une vérité reconnue et mille fois constatée et confirmée par l’expérience de toutes les nations, que dans les grandes crises de l’État, alors que l’État se trouve menacé par d’immenses dangers, mieux vaut un gouvernement fort, quelque mauvais qu’il soit, que l’anarchie qui résulterait nécessairement |6 de l’opposition qu’on lui ferait. Sans corriger les vices inhérents à ce gouvernement, l’opposition et l’anarchie qui s’ensuivraient affaibliraient considérablement sa puissance, son action, et diminueraient par conséquent les chances de salut pour la France.

m) Il en résulte quoi ? — Que l’opposition radicale, enchaînée doublement et par la répulsion instinctive que lui inspire le socialisme révolutionnaire et par son patriotisme, s’annule complètement et marche sans volonté à la remorque de ce gouvernement, qu’elle renforce et sanctionne par sa présence, par son silence, et quelquefois aussi par ses compliments et par les expressions hypocrites de sa sympathie.

Ce pacte forcé entre les bonapartistes, les orléanistes, les républicains bourgeois, les Jacobins rouges et les socialistes autoritaires, est naturellement à l’avantage des deux premiers partis, et au détriment des trois derniers. S’il y eut jamais des républicains travaillant au profit de la réaction monarchique, ce sont certainement les jacobins français conduits par Gambetta. Les réactionnaires aux abois, ne sentant plus de terrain sous leurs pieds, et voyant brisés en leurs mains tous les bons vieux moyens, tous les instruments nécessaires de la tyrannie de l’État, sont devenus à cette heure excessivement humains et polis — Palikao et Jérôme David lui-même, si insolents hier, sont aujourd’hui d’une affabilité extrême. Ils comblent les radicaux, et Gambetta surtout, de leurs flagorneries et de toutes sortes de témoignages de respect. Mais en retour de ces politesses, ils ont le pouvoir. Et la gauche radicale en est exclue tout à fait.

n) Au fond, tous ces hommes qui composent aujourd’hui le pouvoir : Palikao, Chevreau et Jérôme David d’un côté, Trochu et Thiers de l’autre, enfin Gambetta, cet intermédiaire à demi-officiel entre le gouvernement et la gauche radicale, se détestent du fond de leur cœur, et, se considérant comme des ennemis mortels, se défient profondément les uns des autres. Mais tout en intriguant les uns contre les autres, ils sont forcés de marcher ensemble, ou plutôt ils sont forcés d’avoir l’air |7 de marcher ensemble. Toute la puissance de ce gouvernement est fondée exclusivement aujourd’hui sur la foi des masses populaires en son harmonieuse, complète et forte unité.

Comme ce gouvernement ne peut plus se maintenir que par la confiance publique, il faut absolument que le peuple ait une foi pour ainsi dire absolue en cette unité d’action et cette identité de vues de tous les membres du gouvernement ; car aussi longtemps que le salut de la France devra être fait par l’État, cette unité et cette identité pourront seules la sauver. Il faut donc que le peuple soit convaincu que tous les membres qui composent ce gouvernement, oubliant toutes leurs dissidences et toutes leurs ambitions passées, et laissant absolument de côté tous les intérêts de partis, se sont donné la main franchement pour ne s’occuper plus aujourd’hui que du salut de la France. L’instinct du peuple sait parfaitement qu’un gouvernement divisé, tiraillé dans tous les sens, et dont tous les membres intriguent les uns contre les autres, est incapable d’action énergique sérieuse ; qu’un tel gouvernement pourra perdre et non sauver le pays. Et s’il savait tout ce qui se passe au sein du gouvernement actuel, il le renverserait.

Gambetta et Comp. savent tout ce qui se passe dans ce gouvernement, ils sont assez intelligents pour comprendre que le gouvernement est trop désuni et trop réactionnaire pour déployer toute l’énergie exigée par la situation et pour prendre toutes les mesures nécessaires au salut du pays, et ils se taisent, — parce que parler ce serait provoquer la révolution, et parce que leur patriotisme aussi bien que leur bourgeoisisme repoussent la révolution.

Gambetta et Comp. savent que Palikao, Jérôme David et Chevreau, profitant de leur position, intriguent avec Mac-Mahon et Bazaine pour sauver l’empire, s’il est possible, et, en cas d’impossibilité, pour sauver au moins la monarchie en la transformant en royaume avec la dynastie des Bourbons ou des Orléans ; ils savent que le trop éloquent et parlementaire Trochu intrigue avec le père du parlementarisme, Thiers, et avec le taciturne Changarnier, pour le rappel direct des |8 Orléans. Gambetta sait tout, voit tout, mais il les laisse, étant trop patriote lui-même pour se permettre même une intrigue en faveur de la république. Il pousse cette renonciation patriotique si loin, qu’il permet même à ses nouveaux amis de la réaction bonapartiste, devenus tout-puissants depuis que les événements ont démontré leur impuissance à gouverner la France, de démolir et de décapiter le parti républicain, en suspendant ses deux journaux principaux, le Réveil et le Rappel, les seuls qui aient osé dire la vérité sur les événements qui se passent à la France et aux habitants de la France.

Le mensonge officiel est aujourd’hui plus que jamais à l’ordre du jour à Paris et dans toute la France. On trompe cyniquement, systématiquement la nation tout entière sur l’état réel des affaires. Au moment où l’armée française est battue et plus qu’à moitié détruite, alors que les Prussiens continuent leur marche victorieuse sur Paris, Palikao vient parler des victoires de Bazaine au Corps législatif, et tous les journaux de Paris, sachant la vérité, répètent ces mensonges, — toujours par patriotisme, car le mot d’ordre à présent dans tout le pays, c’est de sauver la France par le mensonge. Gambetta et Comp. savent tout cela, et non seulement ils se taisent, mais ils sanctionnent le mensonge officiel, par les expressions hypocrites d’une confiance et d’une joie qu’ils sont bien loin d’éprouver. Pourquoi le font-ils ? Parce qu’ils sont convaincus que si le peuple de Paris et de la France tout entière savait la vérité, il se lèverait en masse : ce serait la révolution ; et par patriotisme aussi bien que par bourgeoisisme, ils ne veulent pas de la révolution.

L’armement de la nation résolu et transformé en loi par le Corps législatif et par le Sénat, celui des gardes nationales et des gardes mobiles ne se fait pas du tout. Le peuple français reste complètement désarmé devant l’invasion étrangère. Gambetta et compagnie ne peuvent l’ignorer, puisque même les journaux |9 réactionnaires de Paris le disent. Voici ce que dit la Presse du 24 août :

« La garde mobile est à peine organisée dans un tiers des départements ; la garde nationale sédentaire n’est armée nulle part si ce n’est à Paris. »

Et dans un autre article :

« Il y a dans les bureaux de l’administration de déplorables traditions, des règlements surannés. Nous voyons d’un côté la routine administrative et trop souvent l’affaissement d’esprit de certains employés haut placés, et de l’autre l’enthousiasme ardent et résolu des populations… Des chefs de service, très inférieurs à la gravité des circonstances, semblent multiplier les obstacles et les lenteurs par leur fastidieuse paperasserie et le mauvais accueil qu’ils font aux populations. »

Voilà ce qui se passe dans les provinces. À Paris, menacé du plus terrible danger, à Paris, sous les yeux de ces lâches républicains, c’est la même chose. Voici ce que j’ai trouvé dans une Adresse de la troisième circonscription électorale de Paris au général Trochu (du 23 août) :

« Les administrations routinières, jalouses et formalistes semblent opposer une force d’inertie invincible aux légitimes impatiences de la population parisienne. De très nombreuses inscriptions sur les listes de la garde nationale sont restées sans aucun résultat. L’armement se fait avec une lenteur désespérante, et l’organisation des cadres ne paraît pas être des plus avancées… Nous appelons votre attention, général, sur cet état de choses si peu en rapport avec la gravité des circonstances. Il est temps de mettre à profit toutes les forces vives de la capitale. Plus de méfiances, plus de haines, plus de craintes. »

Mais le général Trochu, aussi bien que Palikao et [que] Chevreau, le ministre de l’intérieur, le jésuite et le favori de l’impératrice, ont un parti pris, conforme à leur situation, à leurs buts et à leurs opinions : celui de tuer systématiquement l’élan spontané de la nation. Cela se voit surtout dans les mesures qu’ils ont prises et qu’ils continuent de prendre par rapport à la garde mobile. Ayant acquis la conviction que cette institution, qui devait former un intermédiaire utile entre l’armement populaire et les troupes régulières, était infectée d’un profond sentiment anti-bonapartiste et en partie républicain, ils l’ont condamnée à mort, sans égard pour les services immenses qu’elle aurait pu rendre en ce moment à la défense de la patrie. Nous avons vu ce qu’on a fait des gardes mobiles réunies à Châlons, aussi bien que près de Marseille. Maintenant voici ce que dit la Presse, journal |10 réactionnaire. Après avoir annoncé que les départements de la Nièvre et du Cher viennent d’être mis en état de siège, elle observe que « ces mesures se multiplient depuis quelques jours. Le pouvoir ne devrait en user qu’avec beaucoup de discernement ; » et à l’appui elle raconte ce qui s’est passé à Perpignan : « Les élections municipales avaient eu lieu en France le jour même où l’on apprenait coup sur coup la nouvelle des désastres de Wissembourg et de Forbach. Le préfet de Perpignan avait cru prudent, pour ne point causer aux esprits une excitation trop grande, de retarder de vingt-quatre heures la publication de ces nouvelles. De là irritation profonde des populations et plus tard les désordres qui ont abouti au licenciement des gardes mobiles. »

Il est évident que c’est un parti pris de ne point armer la nation, parce que la nation armée, c’est la révolution, et comme Gambetta et Comp. ne veulent pas de révolution, ils laissent faire en silence le gouvernement réactionnaire.

Pressés sans doute par la partie la plus radicale de la population de Paris, qui commence à comprendre la vérité et à perdre confiance et patience, Gambetta et compagnie, appuyés par la gauche et même, dit-on, par le centre gauche, ont fait un suprême effort, en exigeant du gouvernement qu’il accepte dans le Comité de la défense de Paris, comme membres, neuf députés. Le gouvernement réactionnaire qui a tout de suite aperçu le guet-apens et qui ne se soucie pas du tout de voir s’établir, sur les ruines de sa Commission militaire, un Comité de salut public, s’y est absolument refusé. Mais, par esprit de conciliation, l’impératrice-régente vient de signer en Conseil de ses ministres, le 26 août, un décret[4] qui ordonne que les députés Thiers, marquis de Talhouet, Dupuy de Lôme, et les sénateurs général Mellinet et Béhic, feront partie du Comité de la défense de Paris. Le vieux renard Thiers a joué le « grand bêta », — et MM. Gambetta et Comp. se tairont, souffriront, parce qu’ils se sont livrés pieds et mains, enchaînés qu’ils sont par leur patriotisme et par leur bourgeoisisme.

Mais enfin qu’attendent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Sur quoi comptent-ils ? Sont-ce des traîtres ou des sots ? Ils ont |11 fondé toutes leurs espérances sur l’énergie et le savoir-faire développés, à ce qu’il paraît, par Palikao et par Chevreau dans l’affaire de l’organisation d’une nouvelle armée, et sur le génie militaire de Bazaine et de Mac-Mahon.

Et si Mac-Mahon et Bazaine sont encore une fois battus, ce qui est le plus probable, qu’arrivera-t-il ?

Palikao et Chevreau, dit-on, non contents d’avoir donné une nouvelle armée à Mac-Mahon, s’occupent maintenant de la formation d’une troisième armée. Ils viennent d’envoyer dans les départements dix commissaires pour en accélérer la formation. Ils ont présenté (le 24 août) au Corps législatif un projet de loi, déclaré d’urgence, et appelant sous les armes tous les anciens militaires de vingt-cinq à trente-cinq ans, mariés, tous les officiers jusqu’à cinquante ans, et tous les généraux jusqu’à soixante-treize ans. De cette manière on formera, dit la Liberté, une nouvelle et excellente armée de deux cent soixante-quinze mille soldats aguerris. — Oui, sur le papier.

Car il ne faut pas oublier que ceux qui sont chargés de la former ne sont point des commissaires extraordinaires de 1793, qui, entraînés eux mêmes et soutenus par l’immense mouvement révolutionnaire qui s’était emparé de toutes les populations, faisaient des miracles, — ce ne sont pas les géants de la Convention nationale, ce sont les préfets, les fonctionnaires et les administrateurs de Napoléon III, des voleurs et des gens ineptes, qui sont chargés de cette formation.

L’immense sottise, le grand crime et la grande lâcheté de Gambetta et Comp., c’est de n’avoir pas renversé le gouvernement impérial et de n’avoir point proclamé la République, il y a plus de quinze jours, lorsque la nouvelle de la double défaite des Français à Frœschwiller (Woerth) et à Forbach était arrivée à Paris. Le pouvoir était par terre, il n’y avait qu’à le ramasser. Dans ce moment ils étaient tout-puissants, les bonapartistes étaient consternés, anéantis. Gambetta et Comp., conseillés par leur propre patriotisme et par celui de Thiers, ont ramassé le pouvoir et l’ont remis à Palikao. Ces rhétoriciens, ces phraseurs d’une république idéale, ces bâtards de Danton, n’ont pas osé. Ils se sont rendu justice.

Depuis ce moment si propice et perdu à jamais, pour les Jacobins, non pour la révolution sociale, tout a marché à reculons, avec une |12 logique désespérante. Il y a quinze jours personne n’osait prononcer le nom de Napoléon, et si ses partisans les plus dévoués en parlaient, ce n’était que pour l’insulter. Aujourd’hui, voici ce que j’ai lu dans la Presse du 24 août :

« L’Empereur est à Reims avec le Prince héritier, avec leur suite, dans une charmante villa de Mme Sinard, à quatre kilomètres de Reims. C’est là que le souverain réside. Les autres villas de l’endroit sont occupées par Mac-Mahon, par le Prince Murat, etc. Les guides et les cent-gardes campent aux portes du château de la Molle, où se trouve le Prince Murat, etc. »

Et voici ce que dit le Bund, journal semi-officiel de la Confédération suisse :

« La droite (les Bonapartistes) semble vouloir tromper la population parisienne, jusqu’au moment où les Prussiens viendront assiéger Paris. Alors il sera trop tard pour faire un mouvement républicain, — et même dans le cas où l’empereur ne pourrait conserver la couronne, on pourrait la faire passer peut-être sur la tête de son héritier. »

En même temps, le prince Napoléon — Plon-Plon — arrive à Florence avec une mission extraordinaire près du roi d’Italie, non de la part du ministère, mais directement de la part de l’empereur Napoléon, — comme par le passé ; ce qui rend excessivement difficile la position des journaux démocratiques italiens qui voudraient bien prendre le parti de la France révolutionnaire envahie par les soldats du despotisme allemand, et qui ne le peuvent pas, parce qu’ils ne voient pas encore de France révolutionnaire, ils ne voient qu’une France impériale, à [la tête de[5]] laquelle se trouve l’homme le plus abhorré en Italie, Napoléon  III. Voici ce que dit à ce propos, la Gazzetta di Milano du 26 août :

« Les Français continuent d’évoquer les souvenirs glorieux de 92. Mais jusqu’à présent nous n’avons encore rien vu en France qui nous montrât vivant ce grand peuple qui avait démoli le moyen âge, et le Corps législatif actuel |13 représente encore moins, fût-ce en miniature, celui qui sut créer la victoire au milieu même des tumultes et du déchaînement révolutionnaire. Comment ! depuis quinze jours aucun n’ose plus parler de l’empereur, et s’il le fait, [il] rencontre le blâme universel ; depuis quinze jours, l’Europe sait que l’empire est tombé, chose qui est confessée même par les membres de la famille impériale (il paraît que Plon-Plon s’est exprimé dans ce sens à Florence) ; et ce généreux pays n’a pas encore dit sa parole, il n’a rien édifié sur les ruines qui se sont faites ; il pose toutes ses espérances sur tel ou tel individu, non sur lui-même ; et en attendant il s’assujettit à un gouvernement qui l’administre au nom de l’empereur, qui le trompe et le perd au nom de l’empereur ! Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons exprimer aucune sympathie, aucune confiance dans ce pays ! »

Voilà à quels résultats aboutit le patriotisme et l’esprit politique de Gambetta et compagnie. Je les accuse du crime de haute trahison contre la France, à l’extérieur aussi bien qu’à l’intérieur ; et, si les Bonapartistes méritent d’être pendus une fois, tous ces jacobins devraient l’être deux fois.

Ils trahissent évidemment la France à l’extérieur, parce que par leur abnégation patriotique, ils l’ont privée d’un soutien moral immense, — seulement moral dans les commencements, mais très matériel un peu plus tard. S’ils avaient eu le courage de proclamer la république à Paris, les dispositions de tous les peuples : italien, espagnol, belge, anglais et même allemand se seraient immédiatement changées en faveur de la France. Tous, sans excepter les Allemands, la masse des ouvriers allemands[6], auraient pris parti pour elle contre l’invasion prussienne. Et c’est quelque chose que cet appui moral des nations étrangères. Les Jacobins de 1793 le savaient, ils ne doutaient pas que cet appui constituait au moins la moitié de leur puissance. La révolution aurait immédiatement gagné l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne, et le roi de Prusse, inquiété sur ses derrières par une révolution allemande mieux encore que par une armée française, se serait trouvé dans une position vraiment pitoyable. Mais ils n’ont pas osé ces bâtards de Danton, et tous les peuples, dégoûtés de tant de sottise, de lâcheté, de faiblesse, n’ont plus |14 pour la nation française que de la pitié mêlée de mépris.

Les jacobins ont trahi la France à l’intérieur, car en proclamant la république, sur les ruines du régime impérial, ils l’auraient électrisée et ressuscitée. Ils n’ont pas osé, ils ont cru très patriotique, très pratique, de ne rien oser, rien vouloir, rien faire, — et par là même ils se sont rendus coupables d’un crime abominable : ils ont laissé debout, ils ont soutenu de leurs mains l’édifice impérial qui tombait. Ils ont été eux-mêmes les victimes d’une illusion qui prouve leur sottise : parce que tout le monde autour d’eux avait dit : « L’empire est tombé », ils l’avaient cru réellement tombé, et ils ont cru prudent d’en conserver encore quelques jours le simulacre, afin de contenir leur bête noire : les révolutionnaires socialistes. Ils se sont dit : « Nous sommes maintenant les maîtres, soyons politiques, pratiques et prudents, pour empêcher le fatal déchaînement de la vile populace ! »

Et tandis qu’ils raisonnaient ainsi, les réactionnaires, les Bonapartistes d’abord, et avec eux les Orléanistes, tout étonnés de vivre encore, de ne point orner de leurs corps les lanternes de Paris, respirèrent, puis reprirent courage, et considérant bien leurs maîtres nouveaux, et s’apercevant qu’ils n’étaient que des professeurs de rhétorique et des ânes, ils finirent par s’asseoir dessus. Ils ont toute l’administration, la vieille administration, dans leurs mains, tous les moyens d’action, — et s’il est vrai que l’empereur voyage, l’empire, l’État despotique et plus centralisé que jamais, est debout. Et armés de cette toute-puissance, augmentée par l’élan du patriotisme national dévoyé, ils écrasent aujourd’hui et Paris et la France.

N’ont-ils pas osé mettre en état de siège…[7]. Et tandis que les journaux réactionnaires, comme la Presse par exemple, s’écrient hypocritement : « Dieu merci, le peuple français a pris en ses mains le soin de la défense du sol natal… Les citoyens se sont entendus, ils se concertent, ils s’organisent… Ce n’est plus le gouvernement seul qui est chargé de veiller pour nous, c’est nous-mêmes », — la triple incarnation de ce qu’il y a de plus canaille dans le régime de Napoléon III : Palikao, Chevreau et Jérôme David, servis fidèlement sous ce rapport par tous les préfets et sous-préfets de Napoléon III, restés tous en place, ont couvert d’un réseau |15 de compression plus réactionnaire que jamais tout le pays et l’ont réduit à une immobilité à peu près absolue, à une passivité qui ne diffère pas beaucoup de la mort.

Voilà comment le patriotisme des Jacobins a trahi et perdu la France. — Oui, perdu : car si la révolution sociale, ou le soulèvement immédiat, anarchique du peuple français ne vient pas la sauver, elle est perdue.

0) Palikao et Chevreau, ainsi que le Comité de défense de Paris avec Trochu à sa tête, déploient, dit-on, une activité énergique, admirable et infatigable pour l’organisation des moyens de défense. Soit. Mais est-ce que les Prussiens, de leur côté, ne s’organisent pas aussi, avec une activité et une énergie surprenantes ?

Car pour les Prussiens, il ne faut pas s’y tromper, aussi bien que pour les Français, l’issue triomphante ou désastreuse de cette guerre est une question de vie et de mort. En parlant des Prussiens, j’entends naturellement la monarchie, le roi et Bismarck, son premier ministre, avec toute cette masse de généraux, de lieutenants et de pauvres soldats qui sont à leur suite. Il est certain que la monarchie prussienne joue son va-tout. Elle a mis en jeu ses dernières ressources en argent et en hommes, les dernières ressources de l’Allemagne.

Si les armées allemandes allaient être battues, pas un seul de ces centaines de milliers de soldats qui ont mis le pied sur le territoire de la France ne retournerait vivant en Allemagne. Donc elles doivent vaincre et triompher jusqu’au bout pour se sauver. Elles ne peuvent pas même retourner après des victoires stériles, sans apporter avec elles de grandes compensations matérielles pour les pertes immenses qu’elles ont faites et qu’elles ont fait faire à l’Allemagne. Si le roi de Prusse retournait en Allemagne les mains vides, avec la seule gloire, il ne régnerait pas un jour, car l’Allemagne lui demanderait compte de ses milliers et dizaines de milliers d’enfants tués, estropiés, et des sommes immenses dépensées à cette guerre ruineuse et stérile. Il ne faut pas s’y tromper, la passion nationale des Allemands est montée à son plus haut diapason, il faut la satisfaire, ou bien tomber. Il n’y aurait |16 qu’un moyen de la détourner, ce serait la révolution sociale ; mais c’est un moyen dont fort probablement le roi de Prusse ne se soucie pas beaucoup, et ne pouvant s’en servir, ne pouvant détourner la passion patriotique, unitaire et vaniteuse des Allemands, il doit la satisfaire, — et il ne peut la satisfaire qu’au détriment de la France, qu’en lui arrachant au moins un milliard, et deux provinces : la Lorraine et l’Alsace, et en lui imposant, pour se garantir contre ses vengeances à venir, une dynastie, un régime et des conditions telles, qu’elle soit affaiblie, enchaînée et empêchée de bouger pour longtemps. Car la presse allemande est unanime sur ce point, et elle a mille fois raison : que l’Allemagne ne peut pas faire tous les deux ans des sacrifices inouïs pour maintenir son indépendance. Il est donc absolument nécessaire pour la nation allemande, qui prétend occuper aujourd’hui la position dominante de la France en Europe, de réduire la France précisément à l’état dans lequel cette puissance a maintenu jusqu’à cette heure l’Italie, d’en faire une vassale, une vice-royauté de l’Allemagne, du grand Empire allemand.

Telle est donc la situation du roi de Prusse et de Bismarck. Ils ne peuvent pas retourner en Allemagne sans avoir arraché à la France deux provinces, un milliard, et sans lui avoir imposé un régime qui leur garantisse sa résignation et sa soumission. Mais tout cela ne peut être arraché à la France qu’à Paris. Les Prussiens sont donc forcés de prendre Paris. Ils savent fort bien que ce n’est pas facile du tout. Aussi font-ils des efforts inouïs pour doubler leur armée, afin d’écraser littéralement Paris et la France. Pendant que la France s’organise, la Prusse ne dort pas non plus, — elle s’organise aussi.

Voyons maintenant laquelle de ces deux organisations promet les meilleurs résultats.

Commençons par constater la position et la force respective des armées en présence.

Bazaine enfermé à Metz, quoi qu’on dise, n’a pas — |7 de l’aveu des journaux de Paris — plus de cent vingt mille hommes. Je crois qu’il lui en reste à peine cent mille, — mais accordons les cent vingt mille hommes. Dans quelle position se trouvent-ils ? Enfermés à Metz par une armée de deux cent cinquante mille hommes au moins, [à savoir[8]] par deux armées : celles du prince Frédéric-Charles et de Steinmetz qui se sont réunies, et auxquelles sont venus se joindre le corps de réserve de Herwart von Bittefeld (cinquante mille hommes) et l’armée du Nord commandée par Vogel von Falkenstein (au moins cent mille, — mettons-en cinquante mille), ce qui ferait ensemble cent mille [hommes[9]] de troupes fraîches ; et comme, au début de la guerre, le prince Frédéric-Charles avait cent quatre-vingt mille soldats et Steinmetz cent mille, — en tout deux cent quatre-vingt mille, — en évaluant même la perte de ces deux armées à quatre-vingt mille hommes, ce qui est énorme, il faut conclure que l’armée allemande réunie maintenant autour de Metz est au moins de trois cent mille hommes. Mais supposons-la forte seulement de deux cent cinquante mille hommes. C’est assurément le double, plus que le double de l’armée de Bazaine.

Bazaine ne peut rester longtemps à Metz, lui et son armée mourraient de faim et finiraient par devoir se rendre par inanition et par manque de munitions. Il doit absolument s’ouvrir un passage à travers l’armée ennemie deux fois [plus[10]] nombreuse. Il l’a tenté deux fois et deux fois il a été repoussé. — Il est évident aujourd’hui que la dernière bataille du 18 août, à Gravelotte, a été pour les Français une affaire désastreuse. Vaincus, découragés, abattus, mal organisés, mal administrés et mal commandés (car toute l’énergie de Bazaine n’a pu défaire en quelques jours le mal que le gouvernement de Napoléon a fait pendant vingt ans, — des administrateurs voleurs et incapables, des officiers braves mais ignorants, des colonels courtisans, ne peuvent pas être subitement remplacés par d’autres, d’autant plus qu’on ne saurait où prendre ces autres), commençant à souffrir déjà de la faim, car il n’y a pas de doute que toute l’armée enfermée à Metz se trouve déjà réduite à la portion congrue, les cent mille [hommes] de Bazaine se trouvent en présence de deux cent cinquante mille Allemands tous repus du pillage de la Lorraine et de l’Alsace et des immenses approvisionnements de toutes sortes qu’ils ont enlevés aux trois corps de Frossard, |18 de Du Failly et de Mac-Mahon (ils ont enlevé à ce dernier jusqu’à sa chancellerie, son trésor, et son portefeuille), imposant des millions de contributions en argent et des contributions immenses en provisions de toutes sortes aux habitants des villes ouvertes ; — encouragés, exaltés autant par ce pillage que par leurs victoires, les Allemands au contraire sont dans une disposition excellente. Ils sont commandés par des officiers excellents, savants, consciencieux, intelligents, aguerris, et dans lesquels la science et l’intelligence militaire s’unissent à un dévouement et à une discipline d’esclaves vis-à-vis de leur chef couronné. Ils marchent en avant comme des esclaves exaltés, consciencieux et fiers de leur esclavage, opposant à la brutalité ignorante des officiers français leur brutalité intelligente et savante. Ils sont commandés par des généraux également intelligents, et dont deux surtout, le général Moltke et le prince Frédéric-Charles, semblent compter parmi les premiers de l’Europe. D’ailleurs ils suivent un plan dès longtemps médité, combiné, et qu’ils n’ont pas eu besoin de changer jusqu’ici, — tandis que l’armée française, ayant été conduite d’abord sans plan, sans idée, réduite à l’extrême (sic), doit s’en créer un, inspiré par le désespoir, ce qui demanderait au moins du génie, et ni Bazaine, ni Mac-Mahon, tout excellents généraux qu’ils peuvent être, ne sont des hommes de génie. Je ne sais pas si Moltke est un homme de génie ; mais il est évident en tout cas qu’à défaut de génie, les Prussiens ont pour [eux] l’étude et la préparation et l’exécution intelligentes d’un plan établi qu’ils suivent systématiquement, joignant une grande audace à une grande prudence. Toutes les chances sont donc pour les Prussiens.

On dit que l’armée qui s’est reformée ou qui s’est formée de nouveau à Châlons est forte de cent cinquante mille hommes. Je ne crois pas qu’elle [en] compte plus de cent mille. Mais supposons-la forte de cent cinquante mille : l’armée du prince héritier qui s’avance sur Paris et qui a déjà pénétré à Châlons est forte de deux cent mille hommes. Dans tous les cas, elle est supérieure en nombre à l’armée de Mac-Mahon, elle est supérieure aussi par son organisation, par sa discipline, et surtout par son administration. L’armée de Mac-Mahon doit avoir tous les | 19 désavantages d’une armée fraîchement organisée. Elle vient d’abandonner Châlons pour marcher par Reims, Mézières et Montmédy au secours de Bazaine, — preuve que Bazaine se trouve dans une position très critique et qu’il est désormais incapable de se dégager lui-même.

Par ce mouvement stratégique, comme on le dit glorieusement dans les journaux de Paris, Mac-Mahon a découvert Paris. Et il n’y a plus de doute que le prince héritier marche résolument sur Paris, laissant à son cousin le prince Frédéric-Charles, à Steinmetz et à Vogel von Falkenstein le soin de tenir en échec les deux armées de Bazaine et de Mac-Mahon, mission dont ils ne manqueront pas sans doute de se tirer avec honneur, parce que les trois armées allemandes réunies et agissant de concert, en se donnant la main, présentent un nombre de combattants plus grand que celui des deux armées de Mac-Mahon et de Bazaine, comptées ensemble, armées qui sont d’ailleurs séparées et qui très probablement ne parviendront jamais à se joindre.

Pendant que ces trois armées allemandes tiennent en échec les deux armées françaises, le prince royal, à la tête de cent cinquante et probablement de deux cent mille hommes, marche sur Paris, qui n’a à lui opposer que trente mille hommes de troupes régulières, douze mille soldats de la marine distribués dans les forts, et quatre-vingt mille gardes nationaux à peine armés.

J’espère que Paris lui opposera une résistance désespérée, et j’avoue que c’est uniquement sur cette résistance que j’appuie actuellement mes propositions, mes projets. Mais je sais aussi que les Prussiens sont aussi intelligents et prudents qu’ils sont audacieux, qu’ils n’avancent jamais sans calcul et sans avoir préparé tous les éléments du succès. Et puis, Paris ne se trouve-t-il pas au pouvoir de la réaction, — et Dieu sait combien d’intrigants et de traîtres il |20 se trouve à cette heure au milieu de Paris, au sein même du gouvernement ! Qui sait si les Prussiens n’ont pas des intelligences à Paris ?

Dans tous les cas, il est évident qu’au point de vue stratégique, tactique, en un mot de la position militaire, tous les avantages sont du côté des Prussiens, toutes les chances sont pour eux, — au point qu’on peut prouver mathématiquement, en ne considérant toujours la question qu’au point de vue exclusivement militaire, que les deux armées françaises doivent être détruites et que Paris doit tomber entre les mains des Prussiens.

Maintenant laissons de côté le point de vue militaire, et considérons cette lutte gigantesque entre deux grands États qui luttent pour l’hégémonie de l’Europe, entre l’Empire français et l’Empire allemand, sous le rapport économique, administratif et politique. Il n’est pas douteux que cette guerre est aussi ruineuse pour l’Allemagne que pour la France ; mais il est également certain aussi que la position économique de l’Allemagne, à cette heure, est mille fois préférable à celle de la France. Déjà par cette simple raison que la guerre se fait non en Allemagne, mais en France. Ensuite parce que l’Allemagne est cent fois mieux administrée que la France, qui se trouve pillée en ce moment et par les Allemands et par ses propres voleurs, par l’administration impériale.

La bonne organisation des forces nouvelles dont la formation sera sans doute imposée par cette guerre tant à l’Allemagne qu’à la France dépend de la bonté, de l’honnêteté relative, de l’intelligence, de l’énergie, du savoir-faire, de la bonne expérience et de l’activité des administrations. Eh bien, l’administration allemande est, au su de tout le monde, relativement excellente, l’administration française détestable. Cette dernière représente le maximum de la malhonnêteté, du pillage, de l’incurie et de l’inertie ; l’autre au contraire représente le maximum du travail consciencieux, de l’honnêteté relative, de l’intelligence et de l’activité. L’administration |21 française, foncièrement démoralisée par vingt ans du régime impérial, l’est encore davantage par les désastres qui viennent de frapper la France et par l’agitation populaire qui en a été la conséquence partout. Elle est annulée depuis que le régime impérial est tombé de fait, sinon de droit. Elle ne croit plus à sa propre existence, c’est un sauve-qui-peut général ; et au milieu de cette confusion suprême, elle a perdu le peu de tête, de courage et d’énergie qu’elle avait, et elle n’a conservé qu’une seule faculté : celle de mentir et de piller. L’administration allemande est au contraire tout électrisée, elle est plus honnête, plus intelligente, plus énergique et plus active que jamais, et elle fonctionne non au milieu d’un pays envahi, mais d’un pays tranquille, plein de bonne volonté, soutenue par l’enthousiasme des populations. Donc, il est évident qu’elle créera, en moins de temps, davantage et mieux que l’administration française.

Au point de vue politique, tous les avantages sont également du côté des Allemands. Toutes les vieilles divisions du pays se sont effacées, évanouies, devant le grand triomphe de l’Allemagne unitaire. Les Allemands sont pleins d’enthousiasme, tous unis dans un même sentiment de vanité et de joie patriotique. Cette guerre est devenue pour eux une guerre nationale. C’est la race germanique qui, après tant de siècles d’abaissement, vient enfin prendre sa place en Europe comme Empire dominant, veut détrôner la France. Soyez-en certains, les ouvriers allemands eux-mêmes, tout en protestant de leurs sentiments internationaux, ne peuvent pas se garder contre les envahissements de cette contagion patriotique, de cette peste nationale. Cet enthousiasme qui frise la folie peut devenir un immense danger pour le roi de Prusse s’il retourne vaincu, ou même après des victoires stériles, les mains vides ; s’il n’arrache pas à la France la Lorraine et l’Alsace, s’il ne l’anéantit pas et ne la réduit pas à l’état de vassale de l’Allemagne. Mais dans cet instant, il est incontestable que cette disposition exaltée des esprits en Allemagne lui est d’un immense secours, lui permettant d’extorquer aux Allemands tous les soldats et tout l’argent dont il pourra avoir besoin pour mener à bonne fin ses victoires, ses conquêtes.

|22 En présence de cette exaltation germanique, quelle est la disposition des esprits en France ? C’est l’abattement, le découragement, une prostration complète. C’est l’état de siège partout, partout les populations trompées, incertaines, inertes, paralysées, enchaînées.

Dans ce moment suprême où la France ne peut être sauvée que par un miracle de l’énergie populaire, Gambetta et Comp., toujours inspirés par leur patriotisme inséparable de leur bourgeoisisme, permettent à cette tourbe bonapartiste qui tient le pouvoir et toute l’administration en ses mains, de tuer définitivement l’esprit public en France.

Gambetta et Comp. livrent la France à l’ennemi.

On sent le dégoût, on a mal au cœur quand on lit les mensonges officiels et les expressions du patriotisme hypocrite des fonctionnaires français. Voilà ce que j’ai lu dans la Gazzetta di Milano :

« Paris, 25 août. — Le préfet du département de la Marne annonce que la partie septentrionale du cercle de Vitry est occupée par les forces prussiennes. Des ordres ont été donnés pour qu’on s’oppose à la marche de l’ennemi par tous les moyens possibles. Le patriotisme des populations s’associe également à l’exécution des mesures prescrites, qui seront dirigées par des officiers du génie, » etc., etc.

Ainsi, voilà où l’on en est arrivé : le préfet d’un département, abandonné par l’armée de Mac-Mahon à l’envahissement de deux cent mille Prussiens, déclare qu’il a pris des mesures pour arrêter cette armée formidable, — et que le patriotisme des populations aide aussi quelque peu l’exécution des mesures énergiques qu’il vient de prescrire !

N’est-ce pas d’une sottise et d’une effronterie désespérantes, dégoûtantes ?

|23 Malgré l’infériorité évidente des deux armées françaises, il y aurait eu un moyen sûr d’arrêter l’ennemi et de ne point lui permettre d’approcher même des murs de Paris. Si on avait exécuté ce que les journaux de Paris avaient dit dans le premier moment de désespoir ; si, aussitôt que la nouvelle des désastres français était arrivée à Paris, au lieu de proclamer la mise en état de siège de Paris et de tous les départements de l’Est, on avait provoqué la levée en masse des populations de ces départements, si on avait fait des deux armées non l’unique moyen de salut, mais deux points d’appui pour une formidable guerre de partisans, de guérillas, de brigands et de brigandes si cela devenait nécessaire ; si on avait armé tous les paysans, tous les ouvriers, en leur donnant des faux à défaut de fusils ; si les deux armées, jetant de côté toute morgue militaire, s’étaient mises en rapports fraternels avec les corps francs innombrables qui se seraient levés à l’appel de Paris, pour s’appuyer mutuellement : alors, même sans l’assistance de tout le reste de la France, Paris serait sauvé, ou au moins l’ennemi arrêté assez longtemps pour donner le moyen à un gouvernement révolutionnaire d’organiser des forces formidables.

Mais au lieu de tout cela, que voyons-nous encore aujourd’hui, en présence d’un danger si terrible ? Vous savez que, depuis quelque temps, des journaux réactionnaires, la Liberté par exemple, ont demandé à hauts cris l’abolition de la loi qui interdit le commerce libre des munitions et des armes, en faisant un monopole que le gouvernement ne concède qu’à quelques privilégiés, des hommes sûrs. Ces journaux ont dit, avec raison, que cette loi qui avait été dictée par la défiance et qui n’avait qu’un seul but, celui de désarmer le peuple, avait eu pour conséquence : l’infériorité des armes, l’absence des armes, et l’inhabitude extrême du peuple français à manier les armes. Un député de la gauche, Ferry, ayant |24 proposé un projet de loi abolissant cette restriction si funeste de la liberté commerciale, la commission du Corps législatif, nommée comme toutes les commissions par la majorité Bonapartiste, recommanda à la Chambre de rejeter la proposition de Jules Ferry. Voilà donc l’esprit qui les anime encore aujourd’hui. N’est-il pas évident qu’ils ont la trahison dans le cœur ?


Je résume cette partie de ma lettre. De tout ce que je viens de dire et de prouver, il résulte évidemment :

Primo, que les moyens réguliers, les armées régulières ne peuvent plus sauver la France ;

Secundo, qu’elle ne peut plus être sauvée que par un soulèvement national.

Dans ma troisième lettre, je prouverai que l’initiative et l’organisation du soulèvement populaire ne peut plus appartenir à Paris, qu’elle n’est plus possible que dans les provinces.


|1 Continuation[11].


III


27 août.

Je crois avoir suffisamment prouvé que la France ne peut plus être sauvée par les moyens réguliers, par les moyens de l’État. Mais en dehors de l’organisation artificielle de l’État, il n’y a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut être sauvée que par l’action immédiate, non politique, du peuple, par le soulèvement en masse de tout le peuple français, s’organisant spontanément, de bas en haut, pour la guerre de destruction, la guerre sauvage au couteau.

Quand une nation de trente-huit millions d’hommes se lève pour se défendre, résolue de tout détruire et de se laisser exterminer avec tous ses biens, plutôt que de subir l’esclavage, il n’y a point d’armée au monde, si savamment organisée et munie d’armes extraordinaires et nouvelles qu’elle soit, qui puisse la conquérir.

Toute la question est de savoir si le peuple français est capable d’un tel soulèvement. C’est une question de physiologie historique nationale. Le peuple français est-il, par une série de développements historiques, sous l’influence du bien-être et de la civilisation bourgeoise, devenu un peuple bourgeois, désormais incapable de résolutions suprêmes et de passions sauvages, et préférant la paix avec l’esclavage à une liberté qu’on devrait acheter par d’immenses sacrifices, ou bien a-t-il conservé, sous les dehors de cette civilisation corruptrice, toute ou du moins une partie de la puissance naturelle et de cette sève primitive, qui en a fait une grande nation ?

Si la France n’était composée que de la bourgeoisie française, je n’hésiterais pas à répondre négativement, La bourgeoisie, en France aussi bien que dans presque dans tous les autres pays de l’Europe occidentale, constitue un corps immense, infiniment plus nombreux qu’on ne le pense, et qui pousse ses racines jusque dans le prolétariat, dont elle a passablement corrompu les couches supérieures. En Allemagne, malgré tous les efforts que se donnent les journaux socialistes |2 pour provoquer dans le prolétariat le sentiment et la conscience de son antagonisme nécessaire vis-à-vis de la classe bourgeoise (Klassenbewusstsein, Klassenkampf), les ouvriers, et en partie aussi les paysans, sont complètement pris dans les filets de la bourgeoisie, qui les enveloppe de toutes parts de sa civilisation et fait pénétrer son esprit dans leurs masses. Et ces écrivains socialistes eux-mêmes qui tonnent contre la bourgeoisie, sont de la tête aux pieds des bourgeois, — des propagateurs, des apôtres de la politique bourgeoise, et par une conséquence nécessaire, le plus souvent sans le savoir et sans le vouloir, les défenseurs des intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.

En France, les ouvriers sont beaucoup plus énergiquement séparés de la classe bourgeoise qu’ils ne le sont en Allemagne, et ils tendent à s’en séparer chaque jour davantage. Pourtant l’influence délétère de la civilisation bourgeoise n’a pas laissé de corrompre un peu le prolétariat français. Cela explique l’indifférence, l’égoïsme et le manque d’énergie qu’on observe dans certains métiers beaucoup mieux rétribués que les autres. Ils sont à demi-bourgeois par intérêt et par vanité aussi, et ils sont contraires à la révolution, parce que la révolution sociale les ruinerait.

La bourgeoisie constitue donc un corps très respectable, très considérable et fort nombreux dans l’organisation sociale de la France. Mais si toute la France n’était que bourgeoisie, à cette heure, en présence de l’invasion prussienne qui marche sur Paris, la France serait perdue.

La bourgeoisie a survécu à son âge héroïque, elle n’est plus capable de résolutions suprêmes comme en 1793, car depuis cette époque, repue et satisfaite, elle descend toujours. Elle sacrifiera encore au besoin la vie de ses enfants, mais non sa position sociale et ses biens, pour la satisfaction d’une grande passion, pour la réalisation d’une idée. Elle acceptera tous les jougs allemands et prussiens possibles plutôt que de renoncer à ses privilèges sociaux, plutôt que de s’égaliser économiquement avec le prolétariat. Je ne dirai |3 pas qu’elle manque de patriotisme. Au contraire le patriotisme pris dans le sens le plus exclusif de ce mot est sa vertu exclusive. Sans vouloir en convenir jamais et souvent même sans qu’elle s’en doute elle-même, elle adore la patrie, mais elle ne l’adore que parce que la patrie, représentée par l’État et tout absorbée par l’État, lui garantit ses privilèges politiques, économiques et sociaux. Une patrie qui cesserait de le faire cesserait d’en être une pour elle. Donc, pour la bourgeoisie, la patrie, toute la patrie, c’est l’État. Patriote de l’État, elle devient l’ennemie furieuse des masses populaires, toutes les fois que, fatiguées de servir de chair à gouvernement et de piédestal passif et toujours sacrifié à l’État, elles se révoltent contre l’État ; et si la bourgeoisie avait à choisir entre les masses révoltées contre l’État et les Prussiens envahisseurs de la France, elle aurait certainement opté pour ces derniers, parce que, tout désagréables qu’ils sont, ils sont néanmoins les défenseurs de la civilisation, les représentants de l’idée de l’État, contre toutes les canailles populaires du monde. La bourgeoisie de Paris et de France n’a-t-elle pas opté, par cette même raison, en 1848, pour Louis Bonaparte ? Ne conserve-t-elle pas encore le régime, le gouvernement, l’administration de Napoléon III, après qu’il est devenu évident pour tout le monde que ce régime, ce gouvernement et cette administration ont entraîné la France dans l’abîme[12], — la bourgeoisie de Paris et celle de la France entière ne les conserve-t-elle pas, seulement parce qu’elle craint, parce qu’elle sait que leur renversement serait le signal de la révolution populaire, de la révolution sociale. Et cette crainte est si puissante qu’elle la rend sciemment traître à la patrie. Elle est assez intelligente pour comprendre, et assez bien informée pour savoir que ce régime et cette administration sont incapables de sauver la France, qu’ils n’en ont ni la volonté, ni l’intelligence, ni le pouvoir, et malgré cela elle les maintient parce qu’elle redoute |4 encore plus l’invasion de la civilisation bourgeoise par la barbarie populaire, que celle de la France par les Prussiens.

Tout de même, la bourgeoisie, toute la bourgeoisie française se montre à cette heure sincèrement patriote. Elle déteste cordialement les Prussiens, et elle est disposée à faire de grands sacrifices, en soldats pris en très grande partie dans le peuple, et en argent dont le paiement retombera nécessairement tôt ou tard aussi sur le peuple, pour expulser l’envahisseur insolent et menaçant du territoire français. Seulement, elle veut absolument que tous les produits de ces sacrifices populaires et bourgeois soient concentrés exclusivement entre les mains de l’État, et qu’autant que possible tous les volontaires armés soient transformés en soldats de l’armée régulière. Elle entend que toute initiative individuelle d’une organisation extraordinaire soit financière, soit administrative, soit hygiénique, soit militaire quelconque, ne soit soufferte et permise qu’à condition qu’elle se soumette à la surveillance immédiate de l’État, et que les corps francs, par exemple, ne puissent s’organiser et s’armer que par l’intermédiaire et sous la responsabilité personnelle de chefs autorisés et patentés par l’État, de propriétaires ou de bourgeois bien connus, bien placés, de gentlemen ou d’hommes comme il faut, en un mot. De cette manière, les hommes du peuple qui feront partie des corps francs cesseront d’être dangereux. Plus que cela, |5 si leurs chefs gentlemen savent bien s’y prendre, s’ils savent bien les organiser, les mener, ils pourront tourner au besoin leurs corps francs contre une insurrection populaire, comme on l’a fait en juin 1848, avec les gardes mobiles de Paris[13].

Sous ce rapport, les bourgeois de toutes les couleurs, depuis les réactionnaires les plus arriérés jusqu’aux jacobins les plus enragés, sont unanimes : ils ne comprennent et ne veulent le salut de la France qu’au moyen et par le seul intermédiaire de l’État, de l’organisation régulière de l’État.

Les différences qui les séparent ne roulent que sur la forme, l’organisation, la dénomination de l’État, et sur les hommes auxquels sera confiée la direction de l’État, — mais tous veulent également la conservation de l’État, et c’est là ce qui les réunit tous dans une seule et même grande trahison de la France, qui ne peut plus être sauvée que par des moyens qui entraînent la dissolution de l’État.

Les impérialistes veulent, s’il est possible, la conservation de l’État impérial. Ils en désespéraient il y a quinze jours. Maintenant, grâce à la coupable lâcheté du parti radical, qui les a laissés exister, plus que cela, qui leur a laissé le pouvoir officiel, croyant qu’il ne |6 serait plus en leurs mains qu’un vain simulacre, utile pour éviter une révolution qu’il craignait, — maintenant les impérialistes relèvent la tête. Ils n’ont pas perdu leur temps, et pendant que les rhéteurs de la gauche, complimentés pour leur patriotique abnégation et modération, se prélassaient dans la contemplation vaniteuse de leur prétendu pouvoir et de leur générosité, Palikao le ministre de la guerre, Chevreau, le jésuite et le favori de l’impératrice, ministre de l’intérieur, Jérôme David, le ci-devant aide de camp de Plonplon, et Duvernois, le ci-devant confident de Napoléon III, profitant de leur position et du pouvoir immense que la centralisation leur donnait, étendirent un nouveau réseau sur toute la France, non pour accélérer la défense, l’armement, le soulèvement patriotique du pays, mais au contraire pour le comprimer et pour le paralyser dans les villes, et en même temps pour faire revivre dans les campagnes la pensée et les sympathies napoléoniennes. Ils se sont servis de leurs préfets et de leurs sous-préfets, de leurs maires, de leurs gendarmes et de leurs gardes-champêtres, et aussi du zèle très intéressé de messieurs les curés, pour faire dans tous les villages une immense propagande, représentant les communistes, les républicains et les orléanistes comme des traîtres qui ont livré l’empereur et la France aux Prussiens. Et grâce à l’ignorance crasse des paysans français, il paraît qu’ils ont assez bien réussi. Ils ont organisé dans les campagnes une sorte de terreur blanche contre tous les adversaires du régime impérial. Avez-vous connaissance du fait qui vient de se passer à la foire de Hautefaye[14] dans la Dordogne ? M. de Monéis fils, jeune homme de vingt-neuf ans, vient d’être brûlé vif par des paysans, pour n’avoir pas voulu crier Vive l’empereur ! Voici ce que je viens de lire aujourd’hui dans l’Émancipation, journal républicain de Toulouse : « Les journaux d’abord (les Débats et le Figaro), et des lettres particulières ensuite, donnent de lamentables détails sur l’espèce de terreur impériale qui règne dans les campagnes. Partout, les citoyens connus par leurs idées démocratiques sont regardés de travers, menacés, et souvent même l’objet de voies de fait. On |7 dirait qu’un mot d’ordre a été lancé, car c’est partout la même inepte accusation d’avoir trahi l’empereur et livré la France à la Prusse. Les Débats donnent une lettre [d’un propriétaire[15]] de Bar-sur-Aube, et d’un autre propriétaire de Poitiers. Le Figaro parle d’une sorte de Jacquerie organisée en Picardie. J’ai reçu moi-même des lettres de plusieurs amis de la Charente-Inférieure, de l’Isère et de la Gironde. L’effroyable crime de Nontron n’est qu’un épisode parmi beaucoup de faits de la même nature. » Et voici ce que dit le Peuple français, ci-devant journal de M. Duvernois, aujourd’hui ministre : « Voici un fait qui est de nature à faire réfléchir les personnes qui affectent de traiter l’empire et l’empereur comme s’ils n’existaient plus. M. le comte d’Estournel, député de la Somme, s’étant récemment rendu dans son département, y donnait des nouvelles de la guerre à un groupe. « Et l’empereur ? » lui demanda-t-on avec empressement. — « L’empereur ? nous prononcerons sa déchéance. » La population, indignée, le roua de coups, et lui avait déjà mis la corde au cou pour le pendre, mais grâce à l’intervention… etc…. Nous sommes loin sans doute de justifier ces actes de violence, mais… etc. »

Voilà qui est clair, n’est-ce pas ? N’ai-je pas raison de dire que le ministère ne perd pas son temps ? Les bonapartistes reprennent décidément foi en eux-mêmes et dans le régime impérial. Maintenant voici ce que j’ai lu dans la Liberté : « Rouher, Schneider, Persigny, Baroche, et le général Trochu, assistent à tous les Conseils des ministres ». Enfin voici encore une correspondance de la Gazette de Turin : « Il paraît qu’une discussion assez sérieuse s’est élevée dernièrement entre le général Trochu et le comte de Palikao. Ce dernier voulait absolument éloigner la garde mobile de Paris, tandis que le général Trochu veut la garder. C’est l’impératrice qui avait obstinément exigé cette mesure du comte de Palikao. Elle ne peut pardonner à la garde mobile d’avoir insulté Napoléon III à Châlons, et craint qu’à la première circonstance elle ne se montre l’ennemie de la dynastie. Trochu ne voulait pas céder, Palikao insistait ; Thiers les a mis d’accord au nom de la patrie. Ce n’est pas la seule opposition que le général Trochu a rencontrée de la part du ministre de la guerre. Il voulait lever l’interdiction prononcée contre les quatre journaux radicaux, et demandait aussi la destitution du préfet de police, Piétri ; mais il dut y renoncer devant l’opposition obstinée des ministres. L’impératrice exerce à Paris la même influence funeste que celle que NapoléonIII |8 exerce à l’armée. Il est certain que la présence de l’empereur nuit beaucoup à l’action libre de Mac-Mahon, qui doit s’occuper beaucoup plus de la défense de la personne impériale que de la lutte avec l’ennemi. Il a été invité à se retirer, mais il s’obstine à rester, malgré que le mécontentement des soldats par rapport à lui croît chaque jour… Vous savez que Rouher, Baroche, Persigny, Granier de Cassagnac, Dugué de la Fauconnerie, l’ont visité à Reims… Il est évident qu’il existe un gouvernement personnel occulte, dont le gouvernement ostensible, autant qu’il le peut, est le très humble serviteur. »

Enfin la séance du Corps législatif (du 23 ou du 24) prouve que le ministère se croit assez fort pour pouvoir jeter le masque. Palikao a dit qu’en rejetant la proposition de Kératry (concernant les neuf ou trois députés, élus par la Chambre, à adjoindre au Comité de défense de Paris) — qu’en rejetant cette proposition, « les ministres sont restés dans la légalité ». Et voici le résumé du discours de Duvernois ;

« La Chambre, en donnant sa confiance au ministère, nous donne la possibilité d’accomplir notre double tâche : celle de défendre la France contre l’invasion, et celle de défendre strictement l’ordre intérieur, parce que l’ordre à l’intérieur est la condition de notre sécurité contre l’ennemi. Nous ne pouvons nous associer à la proposition de M. de Kératry, parce que ce serait nous associer à la violation de la constitution qui vous protège, qui protège les libertés publiques, de la constitution que, sachez-le bien, nous ne laisserons pas violer, par quelque pouvoir que ce soit. Nous ne sommes pas le ministère d’un coup d’État, pas plus d’un coup d’État parlementaire que d’un coup d’État monarchique. Nous sommes un ministère parlementaire. Nous voulons nous appuyer sur la Chambre, et rien que sur la Chambre » (Pas sur le peuple de Paris, mais sur cette Chambre, parce que l’immense majorité de cette Chambre est bonapartiste), « et permettez-moi de vous dire que notre respect pour la constitution, c’est votre garantie…

« Voix. — C’est une menace.

« Duvernois. — Non, ce n’est pas une menace. Je veux dire seulement que nous avons le devoir, nous, gouvernement, de respecter la constitution en vertu de laquelle nous sommes le pouvoir, et en vertu de laquelle nous gouvernons

« Palikao. — Les ennemis extérieurs, nous les combattrons, tant que nous [n’en aurons pas[16]] |9 délivré notre patrie. Les ennemis intérieurs seront réduits à l’impuissance. J’ai en main tous les pouvoirs pour cela, et je réponds de la tranquillité de Paris.

« Thiers. — M. le ministre du commerce a invoqué ici l’intérêt des institutions… La France combat pour son indépendance, pour sa gloire, pour sa grandeur, pour l’inviolabilité de son sol : à droite, à gauche, partout, voilà pourquoi nous combattons… Mais, de grâce, ne faites pas intervenir ici les institutions, vous nous forceriez de vous rappeler qu’elles sont, plus que les hommes, les auteurs de nos maux. »

Vous voyez donc que les bonapartistes n’ont pas encore abandonné leur partie, ils tiennent le pouvoir, et toute la gent innombrable d’une gigantesque administration, appuyée sur la gent cléricale, est à eux. Ils essaieront de faire couronner le prince impérial, et, s’ils ne le peuvent pas, ils profiteront de leur pouvoir pour se vendre bien cher aux Orléans.

La bourgeoisie légitimiste et orléaniste surtout, aujourd’hui beaucoup plus nombreuse que la bourgeoisie bonapartiste et la bourgeoisie radicale prises ensemble, se masque complètement derrière les phrases d’un patriotisme désintéressé, son temps, le temps des Orléans, n’étant pas encore venu, parce qu’il est tout à fait impossible pour ces derniers de revenir avec les Prussiens. D’ailleurs ils ne se soucient nullement d’accepter directement l’héritage de Napoléon III ; ils ne veulent ni de son héritage politique, ni de son héritage administratif, ni de son héritage financier, et cela pour beaucoup de raisons. D’abord, il leur serait excessivement désagréable s’ils devaient commencer leur règne par des mesures de terrorisme et de salut public, qui seront indispensables pour nettoyer la France de la vermine bonapartiste. Ils ne voudraient pas aussi commencer leur règne par la banqueroute, et la banqueroute sera inévitable pour tout État qui succédera au règne de Napoléon, aucun ne pouvant se fonder avec le déficit immense qu’il lègue à son successeur. Il y a déjà bien longtemps, depuis 1865 et 1864, que les orléanistes ont dit : « Il faut que les républicains viennent d’abord, qu’ils fassent table rase dans l’administration, qu’ils fassent surtout la banqueroute, — après quoi nous viendrons ». Je ne serais donc nullement étonné de Thiers, Trochu, Daru et tant d’autres se déclarant d’abord pour la République. Je suis même convaincu que, si l’occasion se présente, ils le feront. D’abord, cela se passera très bien ; ils seront sous le régime républicain des hommes possibles, utiles, et, soit directement, soit indirectement, ils conserveront une grande influence sur le gouvernement. Ils |10 ne craignent pas la République, et ils ont raison. Ils savent que la République de Gambetta et compagnie ne peut être qu’une République politique, excluant le socialisme, les masses populaires, et confirmant, renforçant même, ce sanctus sanctorum, cette citadelle de la bourgeoisie, l’État. Ils savent que cette République, précisément parce qu’elle se posera en ennemie du socialisme, battue en brèche par ce dernier, se verra bientôt forcée d’abdiquer au profit de la monarchie, — et qu’alors les Orléans pourront revenir en France, aux acclamations de la bourgeoisie française et de la bourgeoisie de l’Europe tout entière, comme des sauveurs de la civilisation et de la patrie.

Voilà dans toute sa vérité et son intégrité le plan des orléanistes. Donc nous pouvons les considérer maintenant, pour aujourd’hui seulement, comme des républicains sincères. Ils ne barrent pas le passage à Gambetta, ils le pousseront au contraire au pouvoir. Et je ne serai nullement émerveillé si nous apprenons demain, ou après-demain, que Gambetta et compagnie (les Picard, les Favre, les Jules Simon, les Pelletan, les Grévy, les Kératry, et tant d’autres) auront fait de concert avec Thiers et Trochu un coup d’État républicain, — à moins que Palikao, Chevreau, Duvernois et Jérôme David n’aient déjà pris des mesures si énergiques et si efficaces qu’un tel changement de scène serait devenu impossible. Mais je doute qu’ils puissent l’empêcher, si Gambetta s’entend avec Thiers et Trochu.

Nous arrivons donc au parti républicain radical jacobin, au parti de Gambetta. Supposons qu’il s’empare du pouvoir et de la dictature de Paris. Croyez-vous qu’il veuille, qu’il puisse donner la liberté du mouvement à Paris, à la France ? Point du tout. Tenu en échec par le socialisme révolutionnaire, il sera forcé de lui faire une guerre à mort, et il deviendra, il pourra devenir d’autant plus oppressif, que ses mesures de compression auront l’apparence de mesures nécessaires pour le salut de la liberté. Pourra-t-il au moins organiser une force suffisante pour repousser l’invasion prussienne ? Eh ! mille fois non ! Et je m’en vais vous le prouver comme 2 fois 2 font 4.

Jacobin, il cherchera nécessairement le salut de la France dans l’exagération de l’État. S’il était même fédéraliste, girondin, — et nous savons qu’il ne l’est pas, comme tout son |11 parti ne l’est pas, — alors encore, en vue de l’invasion allemande aux portes de Paris, il serait forcé de faire de la centralisation extraordinaire. Croyez-le bien d’ailleurs, les Jacobins n’oseront pas même détruire l’administration actuelle, ce réseau de réaction bonapartiste qui étouffe la France, et pour deux raisons : la première, c’est qu’après avoir laissé passer 15 à 20 jours précieux, pendant lesquelles (sic) ils auraient pu faire la révolution avec beaucoup moins de danger pour Paris et pour eux-mêmes et avec plus de chances de succès qu’aujourd’hui, les républicains de Paris sont arrivés maintenant à ne rien entreprendre, rien faire, sans le consentement et la coopération de Trochu et de Thiers. Donc Thiers et Trochu feront partie du nouveau gouvernement, du gouvernement Gambetta, à moins que pour les renverser, Gambetta ne fasse une seconde révolution, ce qui lui sera impossible, d’abord parce qu’il aura pour collègues des républicains comme Picard, Jules Favre, Jules Simon, Pelletan et tant d’autres, qui tout aussi réactionnaires que Thiers et Trochu, n’en possèdent pas les incontestables talents, ni la grande habileté et habitude pratiques. Pour expulser Thiers et Trochu, Gambetta devrait d’abord expulser du gouvernement ces républicains modérés. — Pour cela, il faudrait faire (sic) au vrai peuple de Paris, aux révolutionnaires socialistes, — et ce serait la mort de Gambetta. Il le sait fort bien, et il se dit à lui-même les paroles que lui adresse la Liberté du 25 : « Vous n’avez pas besoin de faire la révolution, elle est désormais faite dans tous les esprits. Tout le monde en sent aujourd’hui l’irrévocable besoin. Ce n’est plus qu’une question d’opportunité et de temps. Pourquoi donc ces impatiences ? Mais impatients que vous êtes, ne sentez-vous donc pas que si au lieu d’attendre la solution et la résoudre politiquement (sic), vous déchaînez le lion populaire, vous serez les premiers dévorés ? » — Voilà pourquoi Gambetta n’expulsera du gouvernement aucun des républicains modérés, et pourquoi il n’en expulsera ni Thiers, ni Trochu. Il ne les expulsera pas encore pour une autre raison : N’étant point un révolutionnaire socialiste, ne pouvant par conséquent appuyer franchement son action sur le prolétariat, sur les travailleurs, sur le peuple, il devra forcément chercher l’appui de la bourgeoisie plus ou moins radicale aussi bien que celui de l’armée ; et bien ! Trochu et Thiers lui assureront l’un et l’autre. Donc ils sont nécessaires, inévitables. Mais avec Thiers et Trochu les mesures radicales, même au point de vue exclusif du Jacobinisme révolutionnaire, seront impossibles — ou bien elles ne seront possibles que contre le peuple, contre les révolutionnaires socialistes, non contre la réaction bourgeoise. Le dernier décret de Trochu, |12 sa proclamation du 25 août ordonne l’expulsion de Paris de tous les individus qui ne pourront prouver qu’ils ont des moyens d’existence, non parce qu’il serait difficile sinon impossible de les nourrir pendant la durée du siège, ce qui serait un motif très plausible, mais « parce que leur présence constituerait un danger pour l’ordre public et pour la sûreté des propriétés et les personnes ». Elle menace également d’expulsion « toutes les personnes qui par leurs menées tenteraient à (sic) paralyser les mesures de défense et de sûreté générale ». — La première partie de cette proclamation n’a rapport, dira-t-on, qu’aux voleurs, quoiqu’elle puisse très bien s’étendre à tous les ouvriers que leurs patrons seront ou bien forcés par la crise ou bien trouveront tout simplement utile d’expulser de leurs ateliers. Quant à la seconde partie, elle s’adresse directement aux révolutionnaires socialistes. — C’est une mesure dictatoriale et de salut public contre la révolution.

Voici donc la première raison pourquoi Gambetta n’entreprendra [pas] la réforme radicale de l’administration actuelle. Avec des compagnons comme Thiers, Trochu, Picard, Pelletan, Favre et Jules Simon, on ne peut faire que de la réaction, pas de révolution. Mais il y a encore une autre raison qui l’empêchera de détruire d’un seul coup l’administration impériale. Il est impossible de détruire d’un seul coup cette administration, parce qu’il est impossible de la remplacer sur-le-champ par une autre. — Il y aurait donc, au milieu même d’un terrible danger, un moment de plus ou moins longue durée pendant lequel il n’y aurait en France aucune administration et par conséquent nulle trace de gouvernement, — pendant lequel les populations de la France, abandonnées complètement à elles-mêmes, seraient en proie à la plus affreuse anarchie. — Cela peut nous aller, cela nous va, à nous, révolutionnaires socialistes, mais cela ne peut pas entrer dans les idées des Jacobins, hommes d’État par excellence. Réformer l’administration peu à peu, au milieu du danger, ayant l’invasion à ses portes, est encore une chose impossible ; d’abord parce que cette réforme ne peut point partir de l’initiative d’une dictature soit individuelle, soit collective quelconque ; elle sera illégale et frappée de nullité, si elle ne sort pas de l’initiative |13 d’une Assemblée Constituante, transformant le gouvernement et l’administration de la France au nom du suffrage universel. Ai-je besoin de prouver que le Corps législatif actuel est incapable d’entreprendre, ni même de vouloir une pareille réforme ? D’ailleurs, Gambetta ne pourra arriver au pouvoir que par la dissolution de ce parlement Bonapartiste, et il sera impossible de convoquer une nouvelle constituante, tant que l’invasion prussienne continuera de frapper aux portes de Paris. Tant que les étrangers ne seront pas expulsés du territoire Français, Gambetta et Comp. seront bien forcés de gouverner dictatorialement, d’ordonner des mesures de salut public, mais ils ne pourront entreprendre aucune réforme constitutionnelle.

Il est vrai que dans une réunion de la gauche, le 23 ou le 24 août, réunion à laquelle avaient pris part Thiers et quelques membres avancés du centre gauche, — la gauche ayant exprimé son intention de renverser le ministère, et Thiers qui la conjurait de n’en rien faire, ayant enfin demandé : « Mais enfin, par qui les remplacerez-vous, quels hommes mettrez-vous au cabinet ? », une voix, je ne sais laquelle, a répondu : « Il n’y aura plus de cabinet, le gouvernement sera confié à toute la nation armée, agissant par ses délégués » — ce qui, à moins de n’avoir aucun sens, ne peut signifier que ceci : Une Convention nationale révolutionnaire et Restreinte, — non une Constituante légalement et régulièrement composée des délégués de tous les cantons de la France — mais une Convention exclusivement composée des délégués des villes qui auront fait la révolution. Je ne sais à qui a appartenu cette voix folle qui est venue retentir au milieu de ce conseil de sages ? peut-être était-ce l’âne de Balaal (sic), quelque monture innocente de ce grand prophète Gambetta ? — Mais il est certain que l’âne a parlé mieux que le prophète. Ce que cet âne annonçait, proposait, n’était ni plus ni moins que la révolution sociale, le salut de la France par la révolution sociale. Aussi ne daigna-t-on pas même lui répondre.

Ainsi donc le gouvernement de Gambetta, occupé par la défense du pays et de Paris surtout, et privé de l’assistance d’un corps constituant, ne pourra point entreprendre, à l’heure qu’il est, la réforme des institutions, du caractère et des bases mêmes de l’administration. Supposons même qu’il le voulût, et supposons encore qu’il eût près de lui une sorte de Convention révolutionnaire composée de délégués des villes insurgées ; supposons enfin — ce qui est absolument impossible — supposons que la majorité de cette Convention serait composée de Jacobins comme lui et que les socialistes révolutionnaires n’y formeraient qu’une minorité |14 insignifiante.[17] Je dirai, que même dans ce cas, d’ailleurs tout à fait impossible, le gouvernement de Gambetta ne pourra entreprendre ni exécuter aucune réforme radicale et sérieuse de l’administration actuelle. Ce serait vouloir entreprendre et exécuter un mouvement de flanc en présence d’un puissant ennemi, comme celui de Bazaine devant les Prussiens — mouvement qui lui a si mal réussi. Est-ce le temps — rappelez-vous que je parle toujours au point de vue de l’État — est-ce le temps de changer radicalement la machine administrative, alors qu’à chaque instant on a besoin de ses services, de son activité la plus énergique ? Pour la changer, pour la transformer d’une manière tant soit peu radicale et sérieuse, il faudrait la paralyser pendant deux semaines, pendant trois semaines au moins — et pendant tout ce temps il faudrait se passer de ses services, et cela au milieu d’un danger terrible où chaque moment est précieux ! Mais ce serait livrer la France aux Prussiens.

Cette même impossibilité empêchera Gambetta de toucher, d’une manière tant soit peu radicale, au personnel même de l’administration impériale. Il lui faudrait créer des hommes pour le remplacer. Et où trouvera-t-il cent mille fonctionnaires nouveaux ? Tout ce qu’il pourra faire, ce sera de remplacer les préfets et les sous-préfets impériaux par d’autres qui ne vaudront pas beaucoup mieux ; car parmi ces nouveaux fonctionnaires, il y aura, soyez-en certains, puisque c’est dans la logique de la situation actuelle et dans la force des choses — il y aura au moins 7 orléanistes sur (sic) 3 républicains ; — les orléanistes seront plus habiles et plus canailles, les républicains plus vertueux et plus bêtes.

Ces réformes personnelles, inévitables, démoraliseront nécessairement encore plus l’administration actuelle. Il y aura des tiraillements sans fin et une guerre civile sourde en son sein, ce qui la rendra encore cent fois plus incapable d’action qu’elle ne l’est aujourd’hui, — de sorte que le gouvernement de Gambetta aura à son service une machine administrative qui ne vaudra pas même celle qui exécute tant bien que mal les ordres du ministère Bonapartiste actuel.

Pour obvier à ce mal, Gambetta enverra sans doute dans tous les départements des Proconsuls, des commissaires extraordinaires munis de pleins pouvoirs. Ce sera le comble de la désorganisation. D’abord, parce que, vu la position de Gambetta et son alliance forcée avec Thiers et Trochu, vu les vertus et l’intelligence patriotiques des Picard, |15 des Pelletan, Jules Simon, Favre et autres, on peut être certain, que sur 3 commissaires républicains, il y en aura 7 orléanistes. Mais supposons même la proportion inverse, supposons qu’il y aura 7 républicains sur 3 orléanistes, les choses n’en iront pas mieux.

Elles n’en iront pas mieux pour cette raison qu’il ne suffit pas d’être muni de pouvoirs extraordinaires pour prendre des mesures extraordinaires de salut public, pour avoir la puissance de créer des forces nouvelles, pour pouvoir provoquer dans une administration corrompue et dans les populations systématiquement déshabituées de toute initiative, une énergie et une activité salutaires. Pour cela il faut avoir encore en soi-même ce que la bourgeoisie de 1792-93 avait à un si haut degré et ce qui manque absolument à la bourgeoisie actuelle, même aux républicains de nos jours — il faut avoir l’intelligence, la volonté, l’énergie révolutionnaires, il faut avoir le diable au corps — et comment s’imaginer que des hommes qui seront nécessairement moins que Gambetta et Comp., au-dessous de ces coryphées du républicanisme moderne, puisque s’ils étaient leurs égaux, ils commanderaient sinon à leur place, au moins avec eux et ne se laisseraient pas diriger par eux — comment s’imaginer que ces commissaires envoyés par Gambetta et Comp. trouvent en eux-mêmes cette intelligence, cette volonté, cette énergie et ce diable, puisque Gambetta lui-même, dans le moment le plus suprême de sa vie et le plus critique pour la France, ne les a pas trouvés en son propre cœur, ni en son propre cerveau ?

En dehors de ces qualités personnelles qui impriment un caractère vraiment héroïque aux hommes de 1793, les commissaires extraordinaires ont si bien réussi aux Jacobins de la Convention nationale, parce que cette Convention était réellement révolutionnaire, et que, s’appuyant elle-même à Paris sur les masses populaires, sur la vile populace, à l’exclusion de la bourgeoisie libérale, elle avait ordonné à tous ses proconsuls, envoyés en province, de s’appuyer également partout et toujours sur cette même canaille populaire. Les commissaires extraordinaires envoyés par Ledru-Rollin, en 1848, et ceux que Gambetta ne manquera pas d’envoyer dans les départements, s’il monte au pouvoir, les uns ont dû faire, les autres feront |16 nécessairement un fiasco complet, par la raison inverse, et les seconds feront un fiasco plus considérable encore que les premiers, parce que cette raison inverse agira plus puissamment encore sur eux, que sur leurs devanciers de 1848. Cette raison c’est que les uns ont été et que les autres seront, dans un degré plus sensible et plus explicite encore des bourgeois radicaux, délégués du républicanisme bourgeois et comme tels ennemis du socialisme révolutionnaire, ennemis naturels de la révolution vraiment populaire. Cet antagonisme de la révolution bourgeoise et de la révolution populaire n’existait pas encore, en 1793, ni dans la conscience du peuple, ni même dans celle de la bourgeoisie. On n’avait pas encore démêlé de l’expérience historique cette vérité de tous les temps, que la liberté de toute classe privilégiée et par conséquent aussi celle de la bourgeoisie, était fondée essentiellement sur l’esclavage économique du prolétariat. Comme fait, comme conséquence réelle, cette vérité avait toujours existé, mais elle avait été tellement embrouillée avec d’autres faits, et masquée par tant d’intérêts et de tendances historiques différentes, surtout religieuses, nationales et politiques, qu’elle ne s’était point encore dégagée dans sa grande simplicité et clarté actuelle, ni pour la bourgeoisie commanditaire du travail, ni pour le prolétariat, par elle salarié, c’est-à-dire exploité. La bourgeoisie et le prolétariat étaient bien ennemis naturels, ennemis éternels, mais sans le savoir, et par suite de cette ignorance, attribuant, l’une ses craintes, l’autre ses maux, à des raisons fictives, non à leur antagonisme réel, ils se croyaient amis — et se croyant tous amis, ils marchèrent unis et contre la monarchie et contre la noblesse et contre les prêtres. Voilà ce qui fit la grande force des bourgeois révolutionnaires de 1793. Non seulement ils ne craignaient pas le déchaînement des passions populaires, mais ils le fomentèrent par tous les moyens, comme l’unique moyen de salut pour la patrie et pour eux-mêmes contre la réaction intérieure et extérieure. Lorsqu’un commissaire extraordinaire, délégué par la Convention, arrivait dans une |17 province, il ne s’adressait jamais aux gros bonnets du pays, ni aux révolutionnaires bien gantés, il s’adressait directement aux sans-culottes, à la canaille populaire, et c’est sur elle qu’il se fondait exclusivement pour exécuter, contre les gros bonnets et les révolutionnaires comme il faut, les décrets révolutionnaires de la Convention. Ce qu’ils faisaient donc n’était proprement ni de la centralisation ni de l’administration, mais de la provocation. Ils ne venaient pas dans un pays pour lui imposer dictatorialement la volonté de la Convention nationale. Ils ne firent cela que dans de très rares occasions, et lorsqu’ils venaient dans une contrée décidément et unanimement hostile et réactionnaire. Alors ils ne venaient pas seuls, mais accompagnés de troupes qui ajoutaient l’argument de la baïonnette à leur éloquence civique. Mais ordinairement ils venaient tout seuls, sans un soldat pour les appuyer, et ils cherchaient un appui dans les masses dont les instincts étaient toujours conformes aux pensées de la Convention — loin de restreindre la liberté des mouvements populaires, par crainte d’anarchie, ils la provoquaient de toutes les manières ; la première chose qu’ils avaient l’habitude de faire, c’était de former un club populaire, là où ils n’en trouvaient pas — révolutionnaires eux-mêmes pour tout de bon, ils reconnaissaient bientôt dans la masse les vrais révolutionnaires et s’alliaient avec eux pour souffler la révolution, l’anarchie, pour mettre le diable au corps des masses et pour organiser révolutionnairement cette anarchie populaire. Cette organisation révolutionnaire était la seule administration et la seule force exécutive dont les commissaires extraordinaires se servirent pour révolutionner, pour terroriser un pays.

Tel fut le vrai secret de la puissance de ces géants révolutionnaires, que les jacobins-pygmées de nos jours admirent, sans parvenir jamais à en approcher.

Les commissaires de 1848[18] avant Juin, étaient déjà des bourgeois, qui, comme Adam et Ève après avoir mordu dans le fruit défendu, savaient déjà quelle différence il y a entre le bien et le mal, entre la bourgeoisie exploitant le travail populaire et le prolétariat exploité. Pour la plupart du temps c’étaient de pauvres diables eux-mêmes, prolétaires de la pire espèce, Bohèmes de la petite littérature et de la politique des cafés, gens déclassés, désorientés, sans convictions profondes, passionnées et sans tempérament. Ce n’étaient point des êtres vivant de leur propre vie, c’étaient de pâles contrefaçons des héros de 1793. Chacun avait pris un rôle, et chacun tâchait de l’exécuter tant bien que mal. |18 Ceux de qui ils tenaient leurs mandats n’étaient pas beaucoup plus convaincus, plus passionnés, plus énergiques, plus réellement révolutionnaires qu’eux-mêmes. C’étaient des ombres grossies, tandis qu’eux n’étaient que de petites ombres. Mais tous enfants malheureux de la même bourgeoisie désormais fatalement séparée du peuple, tous sortis, plus ou moins doctrinaires, de la même cuisine, l’Université. Les héros de la grande révolution avaient été pour eux, ce que [furent] les tragédies de Corneille et de Racine pour les littérateurs français avant la naissance de l’école romantique — des modèles classiques. Ils tâchèrent de les imiter et les imitèrent fort mal. Ils n’en eurent ni les caractères, ni l’intelligence, ni surtout la position. Fils de bourgeois, ils se sentirent séparés du prolétariat par un abîme, et ils ne trouvèrent pas en eux de passion révolutionnaire suffisante ni de résolution pour tenter le saut périlleux. Ils restèrent de l’autre côté de l’abîme et pour séduire, pour entraîner les ouvriers, ils leur firent des mensonges, des phrases, des grimaces. Quand ils se trouvaient au milieu du prolétariat, ils se sentaient mal à leur aise, comme des gens d’ailleurs honnêtes mais qui se trouvent dans la nécessité de tromper. Ils se battirent les flancs pour trouver en eux-mêmes un mot vivant, une pensée féconde, ils n’en trouvèrent pas une seule. — Dans cette fantasmagorie révolutionnaire de 1848, il ne se trouva que deux hommes réels : Proudhon et Blanqui, tout à fait dissemblants d’ailleurs l’un à l’autre. Quant à tout le reste, ce ne furent que de mauvais comédiens qui jouèrent la révolution, comme les comédiens du moyen âge ont joué la passion — jusqu’à ce que Napoléon III n’eut (sic) tiré le rideau.

Les instructions que les commissaires extraordinaires de 1848 reçurent de Ledru-Rollin furent aussi incohérentes et vagues que le sont les pensées révolutionnaires de ce grand citoyen. C’étaient tous les gros (sic) mots de la révolution de 1793, sans aucune des grandes choses, ni des grands buts, ni surtout des énergiques résolutions de cette époque. Ledru-Rollin a été toujours, comme un riche bourgeois qu’il est, comme un rhéteur et comme avocat, et il reste encore l’ennemi naturel, instinctif du socialisme révolutionnaire. Aujourd’hui, après de grands efforts, il est enfin parvenu à comprendre les |19 associations coopératives, mais il ne se sent pas la force d’aller au-delà. Louis Blanc, ce Robespierre en miniature, cet adorateur du citoyen intelligent et vertueux, est le type du communiste de l’État, du socialiste doctrinaire et autoritaire. Il a écrit dans sa jeunesse une toute petite brochure sur «  l’organisation du travail », et aujourd’hui même, en présence des immenses travaux et des développements prodigieux de l’Internationale, il en reste encore là. Pas un souffle de sa parole, pas une étincelle de son cerveau n’a donné la vie à personne. Son intelligence est stérile, comme toute sa personnalité est sèche. Aujourd’hui encore, dans sa dernière lettre récemment adressée au Daily News, en présence de la terrible lutte fratricide qui se passe entre les deux nations les plus civilisées du monde, il n’a pas trouvé autre chose dans sa tête, ni dans son cœur, que le conseil aux républicains français, « qu’ils aient à proposer aux Allemands, au nom de la fraternité des peuples, une paix également honorable pour les deux nations ».

Ledru-Rollin et Louis Blanc ont été comme on sait les deux grands révolutionnaires de 1848, avant les journées de Juin. L’un, un bourgeois — avocat et rhéteur boursouflé aux allures et aux prétentions Dantonesques, l’autre un Robespierre-Babeuf réduit aux plus infimes proportions. Ni l’un, ni l’autre, n’ont su ni penser, ni vouloir, ni encore moins oser. — D’ailleurs le baiser Lamourette de cette époque, Lamartine, avait imprimé à tous les actes et à tous les hommes de cette époque, moins Proudhon et Blanqui, sa note fausse, et son faux caractère de conciliation — ce qui traduit en langage sérieux, signifiait réaction, sacrifice du prolétariat à la bourgeoisie — et ce qui aboutit comme on sait, aux journées de Juin.

Les commissaires extraordinaires partirent donc pour les provinces bénis par ces grands hommes et portant leurs instructions dans leurs poches. Que contenaient ces instructions ? Des phrases et rien de plus. Mais à côté de ces phrases, ils emportèrent encore avec eux des recommandations d’un caractère réactionnaire très réel, et qui leur furent ajoutées par les républicains modérés du National : les Marrast, les Garnier-Pagès, les Arago, les Bastide, sans oublier M. Jules Favre, l’un des plus fougueux parmi les républicains réactionnaires de ce temps.

Faut-il s’étonner que de tels commissaires, envoyés par de si grands hommes et munis de telles instructions ne firent rien |20 dans les départements, sinon d’exciter le mécontentement de tout le monde par le ton [de] dictature et par les manières de proconsuls qu’il leur plut de se donner. On se moqua d’eux, et ils n’exercèrent aucune influence. Au lieu de se tourner vers le peuple, et seulement vers le peuple, comme leurs modèles de 1793, ils s’occupèrent exclusivement de la moralisation des hommes appartenant aux classes privilégiées. Au lieu d’organiser partout par le déchaînement des passions révolutionnaires, l’anarchie et la puissance populaire, ils prêchèrent au prolétariat, suivant d’ailleurs en ceci strictement les instructions qu’ils avaient reçues et les recommandations qu’on leur envoyait de Paris, la modération, la tranquillité, la patience et une confiance aveugle dans les desseins généreux du gouvernement provisoire. — Les cercles réactionnaires des provinces, intimidés d’abord beaucoup et par cette révolution qui leur était tombée si inopinément sur la tête et par l’arrivée de ces mandataires de Paris — voyant que ces Messieurs s’amusaient à ne faire que des phrases et à se pavaner dans leur bouffonne vanité, voyant d’un autre côté qu’ils négligeaient totalement d’organiser la puissance du prolétariat contre eux et de fomenter contre eux la fureur des masses, seule capable de les contenir et de les anéantir, reprirent courage et finirent par envoyer l’Assemblée constituante réactionnaire que vous savez. Vous en savez les tristes conséquences.

Après Juin ce fut autre chose ; les bourgeois sincèrement révolutionnaires, ceux qui passèrent dans le camp du socialisme révolutionnaire, sous l’influence de la grande catastrophe qui avait tué d’un seul coup tous les comédiens révolutionnaires de Paris — devinrent des hommes sérieux et firent des efforts sérieux pour révolutionner la France. Ils réussirent même en grande partie. Mais c’était trop tard, la réaction de son côté s’était réorganisée en une puissance formidable, et grâce aux terribles moyens que donne la centralisation de l’État, elle finit par triompher tout à fait, plus même qu’elle ne l’avait voulu, dans les |21 journées de Décembre.

Eh bien, les commissaires extraordinaires que Gambetta ne manquera pas sans doute d’envoyer dans les départements, s’il parvient à vaincre, avec l’aide de Trochu et de Thiers, la réaction bonapartiste à Paris, seront encore plus malheureux que les commissaires de 1848.

[19] Ennemis des ouvriers socialistes, aussi bien que de l’administration et des paysans bonapartistes, sur qui diable s’appuieront-ils ? Leurs instructions leur commanderont d’enchaîner dans les villes le mouvement révolutionnaire socialiste et dans les campagnes le mouvement réactionnaire bonapartiste ; avec l’aide de qui ? D’une administration désorganisée et mal reformée, à demi sinon pour les trois quarts restée bonapartiste elle-même et de quelques centaines de pâles républicains et d’orléanistes de la localité ? — de républicains aussi pâles, aussi insignifiants, aussi incertains et désorientés qu’eux-mêmes, restant en dehors de toute masse populaire et n’exerçant d’influence sur personne ; et d’orléanistes, bons comme tous les gens riches et bien élevés, bons pour exploiter et pour faire tourner par leurs intrigues un mouvement au profit de la réaction, mais incapables d’une résolution et d’une action énergique quelconques. Et encore les orléanistes seront encore les plus forts, car à côté des moyens financiers considérables qui sont à leur disposition, ils ont encore cet avantage qu’ils savent ce qu’ils veulent tandis que les républicains, à leur grande pauvreté, joignent encore le terrible malheur de ne point savoir où ils vont et de rester étrangers à tous les intérêts réels, tant privilégiés qu’universellement populaires, du pays. Ils ne représentent plus rien aujourd’hui, rien qu’un idéal et une faction vieillis. Et comme à la fin des comptes ce sont les intérêts matériels qui gouvernent le monde, les idées n’ayant de puissance qu’autant qu’elles représentent un grand intérêt — voir les idées de 1793 qui avaient pour fond réel, les intérêts ascendants et triomphants de la bourgeoisie, opposés à ceux de la noblesse, de la théocratie et de la monarchie ; comme les intérêts des masses populaires ont trouvé leur expression dans les idées et les tendances pratiques du socialisme ; et comme les républicains se sont ouvertement déclarés aujourd’hui les ennemis de ces tendances et de ces idées, et par conséquent les amis des tendances et des idées bourgeoises, et comme l’orléanisme est l’expression de ces dernières — il est évident, que les républicains commissaires et locaux, aussi bien que ceux de Paris, soumis à l’ascendant sérieux des Orléanistes, flattés, poussés, dirigés et magnétisés de toutes les manières par eux, tout en s’imaginant |22 qu’ils travaillent pour la république, ne travailleront en réalité que pour la restauration de la monarchie des Orléans[20].

Maintenant, retournant à la question, je me demande avec vous si ces républicains unis aux Orléanistes et soutenus par eux dans tout le pays, comme ils le seront certainement, si Gambetta, de concert avec Thiers et Trochu, réussit à faire, non une révolution, mais un coup d’État contre les Bonapartistes à Paris — si cette coalition des Républicains et des Orléanistes sera assez puissante pour sauver la France, en ce terrible moment ?

Il suffit de poser cette question, pour qu’elle soit résolue aussitôt dans un sens négatif. Ayant contre eux, d’un côté toute la masse ouvrière des villes, qu’il faudra contenir, et de l’autre, la masse des paysans bonapartistes, qu’il faudra également contenir, ils auront pour eux, comme instruments de défense et d’action, une armée à demi détruite, et au moins deux fois inférieure en nombre à l’armée magnifiquement organisée et magnifiquement dirigée des Prussiens ; et encore ne seront-ils pas bien sûrs du dévouement et de l’obéissance des deux chefs de cette armée, de Bazaine et de Mac-Mahon, tous les deux créatures de Napoléon III. Ils auront en outre une administration dont l’incapacité et la mauvaise volonté est prouvée, une administration qui aujourd’hui même, sous la direction des Chevreau, des Duvernois et David, fait une propagande passionnée en faveur de l’empereur, contre eux, les représentant partout comme des traîtres qui ont vendu aux Prussiens et le pays et l’empereur, et soulevant contre le patriotisme des villes la jacquerie des paysans ; une administration qui, lors même qu’un coup de main heureux aura changé le gouvernement à Paris, ne pourra être, comme je viens de le prouver, je pense, ni réformée, ni même remplacée quant à l’immense majorité de son personnel ; qui subira sans doute le joug détesté des vainqueurs radicaux, mais qui n’en restera pas moins Bonapartiste dans le fond de son cœur. Enfin ils auront pour eux les sympathies et au besoin l’aide des républicains et des orléanistes clairsemés dans la France, mais ne formant pas d’organisation quelconque et |23 tout à fait incapables d’action énergique.

Je vous demande si avec de pareils instruments les hommes les plus intelligents et les plus énergiques pourront sauver la France du terrible danger qui ne la menace plus seulement, mais qui en grande partie est devenu déjà une catastrophe réelle ?

Il est évident que la France officielle, l’État, monarchique ou même républicain, ne peut plus rien, toute la puissance officielle étant devenue impuissance. Il est évident que si la France peut être sauvée encore, ce ne peut être que par la France naturelle, par toute la nation prise en dehors de toute organisation officielle, monarchique ou républicaine, par le soulèvement spontané des masses populaires[21], ouvriers et paysans à la fois, qui prendront les armes qu’on ne veut pas leur donner  [22] et qui s’organiseront d’eux-mêmes, de bas en haut, pour la défense, et pour leur existence.

Le soulèvement national est devenu aujourd’hui une nécessité tellement évidente pour tout le monde, que dans la séance du 25 deux propositions ont été faites au Corps législatif, qui a déclaré l’urgence de la seconde. La première est celle d’Esquiros : « Que le Corps législatif invite les municipalités à se constituer en centres d’action et de défense, en dehors de toute tutelle administrative, et à prendre, au nom de la France violée, toutes les mesures qu’elles croiront nécessaires ». Cette proposition aurait été parfaite, mais à une |24 condition, c’est que la révolution se ferait préalablement dans toutes les municipalités, l’organisation actuelle de toutes étant bonapartiste. Mais cette condition est virtuellement contenue dans ces mots : en dehors de toute tutelle administrative, ce qui veut dire l’abolition complète de l’État. Ce fut par cette raison sans doute que la proposition d’Esquiros ne fut pas déclarée d’urgence. Voici la seconde proposition, de M. de Jouvencel :

« Article premier. Au cas où l’ennemi entreprendrait le siège de Paris, tous les citoyens français non incorporés dans l’armée ou dans la garde mobile, seront appelés à défendre le territoire par les armes — Art. 2. Les municipalités s’organiseront aussitôt pour employer tous les moyens de lutte dont elles pourront disposer. — Art. 3. L’emploi des fusils de chasse et de toute espèce d’armes de luxe ou de guerre sera permis, ainsi que la fabrication des munitions. — Art. 4. À la seule condition de porter la cocarde nationale, les combattants qui se lèveront, en vertu de la présente loi, seront investis des prérogatives militaires. »

La Chambre a prononcé l’urgence sur cette proposition, sans doute parce qu’un sentiment de décence l’a empêchée de faire autrement. Mais il est certain qu’elle la rejettera, comme elle a rejeté, dans cette même séance la proposition d’abolir les lois qui défendent la vente et le port des armes, si un coup d’État de Trochu, Thiers et Gambetta |25 ne la dissout ou ne la terrorise préalablement.

Vous voyez que cela est devenu une conviction de tous les esprits sérieux et sincères qui veulent le salut de la France, que la France ne peut être sauvée que par un soulèvement spontané, tout à fait en dehors de l’action et de la tutelle de l’administration, du gouvernement, de l’État, quelle que soit la forme de cet État et de ce gouvernement.

Et pour vous le prouver encore davantage, je vais vous citer la lettre tout à fait remarquable adressée récemment par le général franco-américain Cluseret au général Palikao :

« Bruxelles, 20 août 1870.

« Général, je n’ai pas reçu de réponse à ma dépêche d’Ostende du 20 août (dépêche par laquelle Cluseret offrait ses services). J’en suis plus affligé qu’étonné. Défiances et préjugés militaires ne sont plus de saison. Votre système militaire a réalisé point par point mes tristes prévisions… (critique du système militaire en France). Vous ne pouvez remédier aux défectuosités de votre système et réparer nos désastres, qu’en introduisant un élément nouveau dans la lutte, élément terrible qui déroutera la tactique prussienne, l’élément volontaire. Je connais à fond cet élément, je l’ai pratiqué en France, en Italie, en Amérique, je sais ce qu’on peut en attendre et en redouter. Erreur de croire qu’il ne peut accomplir ce qui a dépassé les forces des troupes, dites régulières. Les vraies troupes régulières, dans une semblable lutte, sont les volontaires. Mais par volontaires, il ne faut pas entendre des engagés volontaires incorporés dans l’armée, car ils ne seront alors que des conscrits (c’est-à-dire de mauvais soldats, voilà tout). |26 Incorporés dans l’ancienne organisation, ils en seront victimes comme leurs devanciers. Organisez — (j’aurais dit, moi : Laissez librement et spontanément s’organiser) — l’élément volontaire par bataillons comme firent nos pères ; laissez-lui nommer ses officiers, et faire, éparpillé, une guerre de position. Confiez à son audace et à son initiative d’opérer sur les lignes de communication de l’ennemi, ruinant ses approvisionnements et soulevant les provinces conquises. Là est le danger maintenant pour l’ennemi. Quant à vos généraux et à votre armée, faites-en la réserve (les points d’appui) de ces bandes enthousiastes (révolutionnaires), et vous verrez le résultat immédiat. J’ai vu ça en Amérique et j’ai été étonné. L’instinct avait fait plus que l’étude et la science…, etc. Certes il m’est plus désagréable de vous offrir mes services qu’à vous de les accepter. Prouvez que votre patriotisme égale le mien, en les acceptant.

« Général Cluseret. »

Si le général Cluseret est vraiment l’homme énergique et révolutionnaire qu’on dit, il n’offrira plus ses services à un gouvernement quelconque de la France, tout gouvernement centralisateur, qui aurait la prétention d’organiser lui-même, de tutéler (sic) et de diriger la défense du pays, devant nécessairement perdre le pays. Il réunira des volontaires français en Belgique, — et il ne doit pas en manquer, — il les armera tant bien que mal, et se mettant à leur tête, il passera la frontière Belge malgré la douane et les troupes Belges qui la couvrent en cet instant, — et donnant l’exemple à tous, il se mettra à prêcher non par des paroles seulement, — le temps des paroles est passé, — mais par des actes. Car ce n’est plus que l’initiative spontanée des révolutionnaires audacieux qui peut sauver le pays.


Je crois avoir prouvé, un peu trop longuement peut-être, mais par un raisonnement et par un développement de faits irréfutables[23], |27 que la France ne peut plus être sauvée par le mécanisme gouvernemental, dût même ce mécanisme passer entre les mains de Gambetta.

[24] Je suppose le meilleur cas, celui du triomphe de Gambetta avec Thiers et Trochu à Paris. Je le désire maintenant ce triomphe de tout mon cœur, non parce que j’espère qu’en s’emparant de la puissance de l’État, de cette puissance d’action du mécanisme administratif, devant laquelle l’incorrigible Thiers s’est encore tant émerveillé dans la séance du 26 août, ils puissent faire quelque chose de bon pour la France, mais précisément parce que j’ai la forte conviction que la force même des choses, aussi bien que leur désir sincère de sauver la patrie, leur démontreront aussitôt qu’ils ne peuvent plus s’en servir ; de sorte qu’après l’avoir brisée entre les mains des Bonapartistes, ils se verront forcés, conformément aux propositions d’Esquiros, de Jouvencel et du général Cluseret, de l’anéantir tout à fait, en rendant l’initiative de l’action à toutes les communes révolutionnaires de la France, délivrées de tout gouvernement et de toute tutelle, et par conséquent appelées à former une nouvelle organisation, en se fédérant entre elles pour la défense.

30 août.

[25] J’ai raisonné jusqu’ici dans la supposition la plus favorable, celle du triomphe de Gambetta. Mais il n’est pas du tout sûr qu’elle se réalise, et aujourd’hui moins que jamais, car il est devenu évident que les Bonapartistes n’ont pas seulement repris confiance et courage, mais qu’ils se sentent déjà assez forts, pour démasquer leur jeu, et pour recourir à la menace. C’est l’opinion générale à Paris qu’ils méditent un coup d’État. La correspondance parisienne du Bund — organe semi-officiel de la Confédération suisse — jette sur ces projets ténébreux une vive et je pense judicieuse lumière. Je m’en vais vous en citer des extraits :

« Paris, 25 août. — Les Impérialistes raisonnent ainsi : « Dans le cas le plus malheureux, l’empereur pourra abdiquer en |28 faveur de son fils, payer quelques milliards aux Prussiens et raser les forteresses de Metz et de Strasbourg. »

(Ces concessions, ces conditions de paix paraissent être sérieusement méditées par les Bonapartistes, puisque le Daily Telegraph, dans un article reproduit par le Journal de Genève, les recommande beaucoup.) Je ne doute pas pour mon compte que Bismarck ne songe sérieusement à traiter avec Napoléon, parce que Napoléon seul est capable de faire de lâches concessions à la Prusse. Les Orléans ne le peuvent pas, sous peine de se déshonorer et de se rendre impossibles. Quant aux républicains, même les plus modérés et les plus raisonnables ne consentiraient jamais à traiter avec Bismarck, tant qu’il restera un seul soldat prussien en France. Leur position est telle, qu’ils sont forcés de se laisser ensevelir plutôt sous les décombres de Paris, que de lui faire la moindre concession. Il est évident que le gouvernement Bonapartiste, soit de Napoléon III, soit de son fils, peut seul signer un traité de paix déshonorant et désastreux pour la France, Et on les voit se cramponner tellement au pouvoir aujourd’hui, qu’on ne peut plus douter qu’ils ne soient capables et qu’ils ne se préparent déjà de le faire. Qui sait si des pourparlers secrets n’ont pas déjà [été] entamés entre Napoléon, Eugénie et Bismarck ? Je les crois même capables de livrer Paris aux Prussiens, tellement leur position est devenue désespérée, et parce qu’ils sont assez coquins, assez lâches, pour vouloir se sauver à tout prix. La position de Bismarck n’est pas rassurante non plus. Si Paris prend sa défense au sérieux, si toute la France se soulève devant et derrière les armées prussiennes, ces dernières, malgré la puissance formidable qu’elles développent actuellement, pourront bien trouver leur tombeau en France. Bismarck le roi de Prusse et le général Moltke le savent bien ; ce sont des hommes trop sérieux pour ne point le comprendre. Leur vengeance doit être pleinement satisfaite, ils ont assez humilié l’empereur des Français, et ils ne sacrifieront pas au vain plaisir de l’anéantir tout à fait, avec tous les immenses avantages qu’ils ont |29 obtenus, peut-être l’avenir même de l’Empire d’Allemagne en général et de la puissance prussienne en particulier. D’un côté, ils ont devant eux la gloire d’une conquête encore très peu certaine et qu’ils devront payer dans tous les cas par d’immenses sacrifices en argent et en hommes. D’un autre côté, une paix si triomphante qu’ils n’auraient pas même osé la rêver au début de la campagne, le remboursement de tous les frais de la guerre, peut-être même la Lorraine et l’Alsace, que seuls Napoléon III et Mme Eugénie seront capables de leur céder et se trouveront dans la position de pouvoir céder, soit au nom de l’empereur actuel, soit au nom de son fils mineur, la constitution de l’Empire germanique et l’hégémonie de l’Allemagne incontestée et solidement établie ; enfin la soumission de la France, pour une dizaine d’années au moins ; car personne ne pourra leur garantir cette soumission mieux et plus sincèrement que Napoléon III ou son fils. Il est certain que s’il survit et garde son pouvoir après cette guerre, après la paix désastreuse et déshonorante qu’il aura signée et qui réduira la France à l’état de seconde puissance, Napoléon III d’abord, puis son fils seront tellement méprisés et détestés par la France, qu’ils auront besoin de la protection directe de la Prusse pour se maintenir sur leur trône, comme Victor-Emmanuel jusqu’ici a eu besoin de l’assistance spéciale de la France pour garder sa couronne.

Il est donc certain et incontestable qu’aucun souverain ni aucun gouvernement de France ne pourra leur concéder autant d’avantages et de sécurité que la dynastie Bonaparte. Peut-on douter après cela que Bismarck ne songe déjà à traiter avec Napoléon III et à ne traiter qu’avec lui, c’est-à-dire à le conserver quand même sur le trône de France ? Reste à savoir si Napoléon III et Mme Eugénie sont lâches à ce point d’accepter et de signer de pareilles conditions. Qui peut en douter ? Est-ce qu’il y a une limite à leur infamie ? Et il faut être bien naïf vraiment pour penser qu’ils s’arrêteront devant une ou même dix trahisons de la France, lorsque ces trahisons deviendront nécessaires pour la conservation de leur couronne. Mieux vaut être un vassal couronné de Bismarck, qu’un empereur bafoué, expulsé et peut-être pendu. Soyez-en bien sûrs, chers amis, la France |30 est déjà pendue à Bismarck par Napoléon III, et Bismarck ne marche à Paris que pour remettre Napoléon III, ou son fils, sous la maternelle protection de l’intéressante Eugénie, sur le trône.

Quant à moi, j’en suis certain, et je suis convaincu que ce traité secret, peut-être déjà conclu, ou en voie d’être conclu, que sais-je ? peut-être par l’intermédiaire de la Cour italienne qui s’agite beaucoup et qui y est directement intéressée, — que cette assurance d’être protégés et soutenus par Bismarck, sont principalement la grande cause de la résurrection si inattendue de la confiance et de l’arrogance croissante et de plus en plus menaçante des Bonapartistes.

Après cette longue digression, je laisse de nouveau parler le Bund :

« Le général Trochu et Thiers pensent toujours que ce qu’il y a de mieux, c’est de laisser arriver les Prussiens jusqu’aux murs de Paris, sans leur livrer bataille. Les Impérialistes, au contraire, veulent absolument une bataille pour le salut de la dynastie. Trochu est au plus mal avec l’impératrice, mais par contre sur le meilleur pied avec la garde mobile. Les plus notables patriotes et républicains signent une adresse à Trochu. Suivant l’exemple du prince Napoléon qui a mis en sûreté sa personne à Florence, et sa famille en Piémont, les hommes riches de Paris commencent à envoyer leurs trésors soit en Belgique, soit en Angleterre. Ils craignent d’un côté une résistance désespérée de la part de la population parisienne, et de l’autre la résolution de Trochu qui dans la défense de Paris, semble disposé de recourir au besoin aux barricades de Juin et de faire sauter des quartiers entiers de Paris. Rouher a rapporté hier de Reims, où il a visité l’empereur malade, un plan désespéré de défense et d’action contre ce qu’ils appellent les Prussiens de l’intérieur (les orléanistes et les républicains). Palikao l’a adopté. Favre, Gambetta et Thiers ont attaqué vivement l’Empire dans le comité secret (du 24 ou du 25). « L’heure est si terrible, » ont-ils dit, « que le pays ne peut plus être sauvé que par le pouvoir réuni de la Chambre, de Palikao et de Trochu ! » (J’aime beaucoup cette mixture !) Les Bonapartistes sont disposés à se défendre à outrance. Les |34 membres de la gauche se croient sérieusement menacés. Dans d’autres cercles aussi on s’attend à un coup d’État bonapartiste ; on organise, dit-on, une défense du pays exclusivement décembriste. On commencera par arrêter Trochu et les députés de la gauche, qu’on dénoncera à la majorité de la Chambre et au pays comme des traîtres. Palikao a entre les mains les adresses de tous les habitants considérés comme dangereux. On a arrêté déjà des centaines de républicains et de socialistes, des journalistes aussi. »

« Paris, 26 août. — Le Journal des Débats lui-même pressent une conspiration bonapartiste et le coup d’État. Il proteste contre ce fait que tous les ultra-décembristes (Rouher, Schneider, Baroche, Persigny) viennent tous les jours prendre part aux Conseils des ministres, et déclare que ce cabinet exclusivement bonapartiste n’inspire aucune confiance au pays et paralyse tous les efforts patriotiques de la Chambre. La droite a rejeté encore hier la proposition d’abolir ou de suspendre les lois qui défendent le port et la vente des armes. Elle préfère livrer Paris aux Prussiens, plutôt que d’armer le peuple. La droite avait voulu mettre en accusation et recommander l’arrestation du général Trochu, après qu’il eut refusé à l’impératrice de donner sa démission. La garde nationale a eu vent de ce projet et fit au général Trochu une bruyante manifestation de sympathie tout à fait républicaine. Depuis hier, l’impératrice fait de nouveau la cour à Trochu, qui s’y prête, faisant probablement semblant de s’y laisser prendre. On veut l’empêcher de toute force de faire la revue des quatre-vingt mille hommes de la garde nationale, craignant des démonstrations sympathiques pour Trochu, mais contraires à l’Empire. Un homme d’État bien connu ayant conseillé à l’empereur de se mettre à la tête d’un régiment de cavalerie et de se précipiter au-devant des baïonnettes prussiennes, Napoléon III a répondu, en frisant sa moustache : « Ce serait très beau pour l’histoire, mais je ne suis pas du tout aussi mort, que ces bons Parisiens veulent bien le croire. Je rentrerai à Paris, non pour rendre |32 des comptes, mais pour en demander à ceux qui ont perdu la France : à Ollivier qui nous a fait tant de mal avec son parlementarisme, et aux députés de la gauche qui, en rognant le budget de l’armée, nous ont livrés, le pays et moi, à la Prusse. »

« Rouher, après son retour de Reims, travaille maintenant dans la direction de ces mêmes idées avec Palikao et avec tous les chefs de la droite. Les impérialistes sont pleins d’espérance, ils attendent avec certitude une victoire, qui sera le signal de la dissolution ou au moins de la suspension de la Chambre, malgré que Schneider lui-même, dit-on, y soit contraire. »

Une correspondance de l’Indépendance belge datée de Paris 27 août annonce l’intention de l’empereur de se réfugier derrière la Loire, à Bourges et d’y concentrer le gouvernement. La Liberté (du 28 août) parle aussi du projet de transporter le gouvernement non à Bourges, mais à Tours.

Ce projet paraît être une menace très sérieuse. Il paraît se combiner avec la formation d’une nouvelle armée derrière la Loire, armée dont le commandement sera sans doute confié à un Bonapartiste éprouvé. Il apparaît plus menaçant encore, en présence de l’agitation Bonapartiste des paysans, longuement et systématiquement fomentée par les préfets, sous-préfets, Conseils généraux et Conseils d’arrondissement, maires, juges de paix, gendarmes, gardes-champêtres, maîtres d’école et curés et assistants de curés sur tous les points de la France.

Pour moi, il est évident que Napoléon veut s’appuyer maintenant sur deux forces : Bismarck à l’extérieur, et les paysans, soulevés en sa faveur, à l’intérieur. De cette manière, pour sauver sa couronne, après avoir précipité la France dans l’abîme, il veut ruiner, détruire son dernier espoir et moyen de salut (je parle ici au point de vue de l’État) : la levée en masse unanime du |33 peuple français contre l’invasion étrangère. Il veut lui substituer, en ce moment terrible et en présence même de cette invasion, la guerre civile entre les campagnes et les villes de France. Je ne serais nullement étonné si le ministère actuel, ministère bonapartiste et ultramontain s’il en fut, inspiré par Napoléon III, par Eugénie et par les Jésuites tout à la fois, si ce ministère qui veut évidemment consommer la ruine de la France, nourrissait le projet d’armer les paysans contre les villes, en laissant les ouvriers désarmés, comprimés par l’état de siège, et livrés sans défense à la barbarie réactionnaire des paysans. Ce sera là un terrible danger, et seule la révolution sociale telle que nous l’entendons sera capable de le détourner et de le transformer pour la France en un moyen de salut. J’y reviendrai plus tard.


Tels sont donc les projets actuels de l’empereur, de l’impératrice et de leur parti. Appuyés sur cette armée nouvelle qu’on organise derrière la Loire, et qu’on organise sans doute de manière à ce qu’elle soit bien dévouée à l’Empire, appuyés en même temps sur les sympathies artificiellement réchauffées des paysans, et s’entendant d’un autre côté, en secret, avec Bismarck, les Bonapartistes seront bien capables de livrer à ce dernier Paris lui-même, qu’ils accuseront plus tard la population de cette ville et les députés radicaux d’avoir trahi aux Prussiens[26].

Bismarck ne pourra pas imposer Napoléon III ou IV à la France, à Paris. Mais Napoléon III, soutenu par cette armée de la Loire qui ne sera bonne probablement que pour le défendre contre l’indignation des villes françaises, et par les paysans qu’on aura ameutés contre le patriotisme des villes, pourra traiter avec Bismarck, après que ce dernier aura pris et désarmé Paris. À moins d’une énergie surnaturelle, dont je ne crois |34 plus capable le peuple français, la France dans ce cas sera perdue.

Voici pourquoi, moi révolutionnaire socialiste, je désire de tout mon cœur, maintenant, l’alliance du Jacobin Gambetta avec les Orléanistes Thiers et Trochu, cette alliance seule pouvant terrasser maintenant la conspiration Bonapartiste à Paris. Voilà pourquoi je désire maintenant que la dictature collective de Gambetta, Thiers et Trochu s’empare au plus vite du gouvernement, — et je dis au plus vite, car chaque jour est précieux, et s’ils en perdent un seul inutilement, ils sont perdus. Je pense que tout cela va se résoudre en trois ou quatre jours. Ayant pour eux la garde nationale, les gardes mobiles et la population de Paris, ils peuvent incontestablement s’emparer du pouvoir, s’ils sont unis, s’ils ont la résolution nécessaire, s’ils sont des hommes. Je m’étonne qu’ils ne l’aient pas fait jusqu’à présent. Les Bonapartistes ont pour eux la police et toute la garde municipale qui constitue je pense une force assez respectable. Il est probable qu’ils se proposent d’arrêter les membres de la gauche et Trochu pendant la nuit, comme ils l’ont fait en décembre. Dans tous les cas, cet état de choses ne peut plus durer, et nous recevrons l’un de ces jours la nouvelle d’un coup d’État bonapartiste, ou bien celle d’un coup d’État plus ou moins révolutionnaire.

Il est clair que dans le premier cas, le salut ne pourra plus venir que d’une révolution provinciale. Mais dans le second aussi, il ne peut venir que de là.

[27]  Je résumerai en peu de mots les arguments dont je me suis servi, pour le prouver, dans cette longue lettre.

Si Gambetta, que je prends ici comme la personnification du parti Jacobin, si Gambetta triomphe, même dans les circonstances les plus favorables pour lui, il ne pourra :

ni réformer constitutionnellement le système de l’administration actuelle ;

ni en changer complètement, ni même d’une manière sensible et quelque peu efficace, le personnel, |35 la réforme constitutionnelle du système ne pouvant se faire que par une Constituante quelconque, et ne pouvant être terminée pas même en quelques semaines. Il n’est pas besoin de prouver que la convocation d’une Constituante est impossible, et qu’on n’a pas seulement une semaine, un jour à perdre. Quant au changement du personnel, pour l’effectuer d’une manière sérieuse, il faudrait pouvoir trouver en peu de jours 100.000 fonctionnaires nouveaux, avec la certitude que ces nouveaux fonctionnaires seront plus intelligents, plus énergiques, plus honnêtes et plus dévoués que les fonctionnaires actuels. Il suffit d’annoncer cette exigence, ce besoin, pour faire voir que leur réalisation est impossible.

Donc, il ne restera à Gambetta que deux partis à prendre :

ou bien, de se résigner à se servir de cette administration essentiellement bonapartiste et qui sera une arme empoisonnée contre lui-même et contre la France, en ses mains, — ce qui équivaut, dans les circonstances présentes, à la ruine totale, à l’asservissement, à l’anéantissement de la France ;

ou bien, de briser tout-à-fait cette machine administrative et gouvernementale, sans même tenter de la remplacer par une autre, et rendre par là même la liberté complète de l’initiative, du mouvement et de l’organisation à toutes les provinces, à toutes les communes de la France, — ce qui équivaut à la dissolution de l’État, à la révolution sociale.

En détruisant la machine administrative, Gambetta se prive lui-même, son gouvernement, prive Paris du seul moyen qu’il avait de gouverner la France. Après avoir perdu le commandement officiel, l’initiative par décrets, Paris ne conservera plus que l’initiative de l’exemple, et il ne la conservera encore que dans le cas seulement, où par sa force morale, par l’énergie de ses résolutions, et par la conséquence révolutionnaire de ses actes, il se mettra réellement à la tête du mouvement national ; ce qui n’est point du tout probable. Cela me paraît tout à fait impossible, pour les raisons suivantes :

1o L’alliance forcée de Gambetta avec Thiers et Trochu ;

2o Son propre Jacobinisme, modérantisme républicain, aussi bien que celui de tous ses amis et de tout son parti ;

|36 3o La nécessité politique, pour Paris, dans l’intérêt de sa propre défense, de ne point trop choquer, effrayer les préjugés et les sentiments de l’armée, dont l’assistance lui est absolument nécessaire ;

4o Enfin l’impossibilité évidente pour Paris de s’occuper maintenant du développement et de l’application pratique des idées révolutionnaires, toutes les énergies et tous les esprits devant se concentrer nécessairement, exclusivement, sur la question de la défense. Paris assiégé se transformera en une immense ville de guerre. Toute sa population formera une immense armée, disciplinée par le sentiment du danger et par les nécessités de la défense. Mais une armée ne raisonne pas et ne fait pas de révolutions, elle se bat.

5o Paris absorbé par l’unique intérêt et par la seule pensée de sa défense sera tout à fait incapable de diriger et d’organiser le mouvement national de la France. S’il pouvait avoir cette prétention saugrenue, ridicule, il tuerait le mouvement, et il serait par conséquent du devoir de la France, des provinces, de lui désobéir, dans l’intérêt suprême du salut national. La seule et meilleure chose que Paris puisse faire dans celui de son propre salut, c’est de proclamer et de provoquer l’absolue indépendance et spontanéité des mouvements provinciaux, — et si Paris oublie ou néglige de le faire, par quelque raison que ce soit, le patriotisme commande aux provinces de se lever et de s’organiser spontanément, indépendamment de Paris, pour le salut de la France et de Paris lui-même.

Il résulte de tout cela, d’une manière évidente, que si la France peut encore être sauvée, ce n’est que par le soulèvement spontané des provinces.


Ce soulèvement est-il encore possible ? Oui, si les ouvriers des grandes cités provinciales, comme Lyon, Marseille, Saint-Etienne, Rouen et beaucoup d’autres encore, ont du sang dans les veines, du cerveau dans la tête, de l’énergie dans le cœur, et de la force dans les bras, — s’ils sont des hommes vivants, des révolutionnaires socialistes et non des socialistes doctrinaires. Seuls, les ouvriers des cités provinciales peuvent sauver la France aujourd’hui.

Il ne faut pas compter sur la bourgeoisie. J’ai amplement développé pourquoi ? Les bourgeois ne voient et ne comprennent |37 rien en dehors de l’État, en dehors des moyens réguliers de l’État. Le maximum de leur idéal, de leur imagination, de leur abnégation et de leur héroïsme, c’est l’exagération révolutionnaire de la puissance et de faction de l’État, au nom du salut public. Mais j’ai suffisamment démontré que l’action de l’État, à cette heure et dans les circonstances actuelles, — Bismarckiennes à l’extérieur, Bonapartistes à l’intérieur, — loin de pouvoir sauver la France, ne peut que la perdre et la tuer.[28]

Ce qui peut seul sauver la France, au milieu des terribles, des mortels dangers, extérieurs et intérieurs, qui la menacent présentement, c’est le soulèvement spontané, formidable, passionnément énergique, anarchique, destructif et sauvage, des masses populaires sur tout le territoire de la France. Soyez-en bien convaincus, en dehors de cela point de salut pour votre pays. Si vous ne vous en sentez pas capables, renoncez à la France, renoncez à toute liberté, baissez vos têtes, ployez vos genoux et devenez des esclaves, — esclaves des Prussiens, esclaves des Bonapartes vice-rois des Prussiens, victimes des paysans ameutés et armés contre vous, et préparez-vous et résignez-vous, vous déjà si misérables et si malheureux, à un avenir de souffrance et de misère, comme vous n’avez pas pu même vous l’imaginer jusqu’à présent.

Il est certain que la bourgeoisie n’en est point capable. Pour elle ce sera la fin du monde, la mort de toute civilisation. Elle s’arrangera plutôt avec la domination des Prussiens et des Bonapartes, que de subir le soulèvement de la barbarie populaire : cette égalisation violente, ce balaiement impitoyable et complet de tous ses privilèges économiques et sociaux. Il se trouvera bien, dans la classe bourgeoise, et notamment dans le parti radical, un nombre assez considérable de jeunes gens, poussés par le désespoir du patriotisme, qui se rallieront au mouvement socialiste des ouvriers ; mais ils n’en prendront jamais, ni ne peuvent en prendre l’initiative. Leur éducation, leurs préjugés, leurs idées s’y opposent. D’ailleurs ils ont perdu l’élément, le tempérament Dantonesque — ils n’osent plus oser. Ce tempérament n’existe plus dans aucune catégorie de la classe bourgeoise. Existe-t-il dans le monde ouvrier ? — Toute la question est là.

Eh bien, oui, je pense qu’il y existe, en dépit du doctrinarisme et de la rhétorique socialistes, qui se sont considérablement développés, |38 pendant ces dernières années, dans les masses ouvrières, peut-être non sans une certaine influence de l’Internationale elle-même.

Je pense qu’à cette heure en France, et probablement aussi dans tous les autres pays, il n’existe plus que deux classes capables d’un tel mouvement : les ouvriers et les paysans. Ne vous étonnez pas que je parle des paysans. Les paysans même français ne pèchent que par ignorance, non par manque de tempérament. N’ayant pas abusé ni même usé de la vie, n’ayant pas été usés par l’action délétère de la civilisation bourgeoise, qui n’a pu que les effleurer à peine à la surface, ils ont conservé tout le tempérament énergique, toute la nature du peuple. La propriété, l’amour et la jouissance non des plaisirs mais du gain, les a rendus considérablement égoïstes, c’est vrai, mais ils n’ont pas diminué leur haine instinctive contre les beaux Messieurs, et surtout contre les propriétaires bourgeois, qui jouissent des fruits de la terre sans les produire par le travail de leurs bras. D’ailleurs le paysan est foncièrement patriotique, national, parce qu’il a le culte de la terre, une passion pour la terre, et rien ne sera plus facile, je le pense, que de le soulever contre ces envahisseurs étrangers, qui veulent enlever deux immenses territoires à la France.

Il est clair que pour soulever et pour entraîner les paysans, il faudra user d’une grande prudence, dans ce sens qu’il faut bien se garder, en leur parlant, de faire usage de ces idées et de ces mots, qui exercent une action toute-puissante sur les masses ouvrières des villes, mais qui expliqués de longue main aux paysans, par tous les réactionnaires possibles, depuis les propriétaires nobles ou bourgeois, jusqu’au fonctionnaire de l’État et au prêtre, dans un sens qu’ils détestent et qui résonne comme une menace à leurs oreilles, ne manqueraient pas de produire sur eux un effet tout contraire à celui qu’on désire. Non, il faut employer avec eux, tout d’abord, le langage le plus simple, celui qui correspond le mieux à leurs propres instincts et à leur entendement.[29] Dans les villages dans lesquels l’amour platonique et fictif de l’empereur existe réellement à l’état de préjugé et d’habitude passionnée, il ne faut pas même parler contre l’empereur. Il faut ruiner dans le fait le pouvoir de l’État, de l’empereur, sans rien dire contre lui, — en ruinant l’influence, l’organisation officielle, et autant qu’il sera possible, en détruisant les personnes mêmes des fonctionnaires de l’empereur : maire, juge de paix, curé, gendarme, garde-champêtre, — qu’il ne sera pas impossible de septembriser, |39 je le pense, en soulevant contre eux les paysans eux-mêmes. Il faut leur dire qu’il s’agit surtout de chasser les Prussiens de la France, chose qu’ils comprendront parfaitement, parce qu’ils sont patriotes, je le répète encore ; et que pour cela il faut s’armer, s’organiser en bataillons volontaires et marcher contre eux. Mais qu’avant de marcher, il faut, suivant l’exemple des villes, qui se sont délivrées de tous les fainéants exploiteurs et qui ont commis la garde des villes à des enfants du peuple, à de bons ouvriers, il faut qu’ils se défassent aussi de tous leurs beaux Messieurs qui fatiguent, déshonorent et exploitent la terre, sans la cultiver de leurs bras, par le travail d’autrui. Ensuite il faut les mettre en défiance contre les gros bonnets du village, contre les fonctionnaires et autant que possible contre le curé lui-même. Qu’ils prennent ce qu’il leur plaît dans l’église et sur les terres de l’église, s’il y en a, qu’ils s’emparent de toute la terre de l’État, aussi bien que de celle des riches propriétaires fainéants propres à rien. Ensuite il faut leur dire, que puisque tous les paiements sont partout suspendus, il faut aussi qu’ils suspendent les leurs : paiement des dettes privées, des impôts et des hypothèques, jusqu’au rétablissement de l’ordre parfait. Qu’autrement tout cet argent, passant entre les mains des fonctionnaires, y resterait, ou bien passerait entre les mains des Prussiens. Après cela, qu’ils marchent contre les Prussiens, mais qu’ils s’organisent auparavant entre eux, qu’ils se fédèrent, village avec village, et avec les villes aussi, pour s’assurer mutuellement et pour se défendre contre les Prussiens de l’extérieur aussi bien que contre ceux de l’intérieur.

Voilà, selon mon idée, la seule manière efficace d’agir sur les paysans, dans le sens de la défense du pays contre l’invasion prussienne, mais aussi et en même temps, dans celui de la destruction de l’État dans les communes rurales elles-mêmes, où se trouvent principalement ses racines, — et par conséquent dans le sens de la révolution sociale.

Ce n’est que par une telle propagande, ce n’est que par la révolution sociale ainsi entendue, qu’on peut lutter contre l’esprit réactionnaire des campagnes, et qu’on parviendra à le vaincre et à le transformer en un esprit révolutionnaire.

[30]  Les prétendues sympathies bonapartistes des paysans français ne m’inquiètent pas du tout. C’est un symptôme superficiel de l’instinct socialiste, dévoyé par l’ignorance et exploité par la malveillance, une maladie de peau qui ne saurait résister aux remèdes héroïques du socialisme révolutionnaire. Les paysans ne donneront ni leur terre, ni leur argent, ni leur vie pour |40 la conservation du pouvoir de Napoléon III, mais ils lui donneront volontiers la vie et les biens des autres, parce qu’ils détestent ces autres. Ils ont au plus haut degré la haine tout à fait socialiste des hommes du travail contre les hommes du loisir, contre les beaux Messieurs. Et remarquez, que, dans cette affaire déplorable, où les paysans d’une commune de la Dordogne ont fini par brûler un jeune et noble propriétaire, la dispute a commencé par ces mots prononcés par un paysan : « Ah ! vous voilà beau Monsieur, vous restez vous-même tranquillement à la maison, parce que vous êtes riche, vous avez de l’argent, et vous envoyez les pauvres gens à la guerre. Eh bien nous allons chez nous et qu’on vienne nous y chercher. » Dans ces paroles on peut voir la vive expression de la rancune héréditaire du paysan contre le propriétaire riche, mais nullement le désir fanatique de se sacrifier et d’aller se faire tuer pour l’empereur ; au contraire le désir tout à fait naturel d’échapper au service militaire.

[31] Ce n’est point la première fois qu’un gouvernement exploite la haine naturelle des paysans contre les riches propriétaires et contre les riches bourgeois. C’est ainsi qu’à la fin du siècle dernier le cardinal Ruffo, de sanglante mémoire, a soulevé les paysans de la Calabre contre les libéraux du royaume de Naples qui avaient institué une république à l’ombre du drapeau républicain de la France. Au fond le soulèvement dirigé par Ruffo n’était qu’un mouvement socialiste. Les paysans calabrais commencèrent par piller les châteaux, et arrivant dans les villes, ils pillèrent les maisons des bourgeois, mais ils ne touchèrent point le peuple. En 1846 les agents du prince de Metternich soulevèrent de la même manière les paysans de la Galicie, contre les nobles seigneurs et propriétaires polonais qui méditaient un soulèvement patriotique ; |41 et bien avant lui, l’impératrice Catherine II de Russie avait fait massacrer des milliers de nobles polonais par les paysans de l’Ukraine. Enfin, en 1863, le gouvernement russe, suivant ce double exemple, a suscité une jacquerie en Ukraine et dans une partie de la Lithuanie contre les patriotes polonais, appartenant en plus grande partie à la classe nobiliaire. Vous voyez que les gouvernements, ces protecteurs officiels et patentés de l’ordre public et de la sécurité des propriétés et des personnes, ne se font jamais faute de recourir à de pareilles mesures, lorsque ces mesures deviennent nécessaires à leur conservation. Ils se font révolutionnaires au besoin, et ils exploitent, ils détournent à leur profit les mauvaises passions, les passions socialistes. Et nous, révolutionnaires socialistes, nous ne saurions pas nous emparer de ces mêmes passions pour les diriger vers leur but véritable, vers un but conforme aux instincts profonds qui les excitent ! Ces instincts, je le répète encore, sont profondément socialistes, car ce sont ceux de tout homme du travail contre tous les exploiteurs du travail, — et tout le socialisme élémentaire, naturel et réel est là. Tout le reste, les différents systèmes d’organisation économique et sociale, tout cela n’est qu’un développement expérimental, et plus ou moins scientifique, et, par malheur aussi, trop souvent doctrinaire, de cet instinct primitif et fondamental du peuple.

Si nous voulons vraiment devenir pratiques, si, fatigués des rêves, nous voulons faire la révolution, il faut que nous commencions par nous délivrer nous-mêmes d’une quantité de préjugés doctrinaires nés au sein de la bourgeoisie et passés malheureusement en trop grande proportion de la classe bourgeoise dans le prolétariat des villes lui-même. L’ouvrier des villes, plus éclairé que le paysan, trop souvent le méprise et en parle avec un dédain tout bourgeois. Mais rien ne met autant en colère que le dédain et le mépris, — ce qui fait que le paysan répond au mépris du travailleur des villes par |43 sa haine.[32] Et c’est un grand malheur, parce que ce mépris et cette haine divisent le peuple en deux grandes parties, dont chacune paralyse et annule l’autre. Entre ces deux parties, il n’y a en réalité aucun intérêt contraire, il n’y a qu’un immense et funeste malentendu, qu’il faut faire disparaître à tout prix.

Le socialisme plus éclairé, plus civilisé et par là même en partie et en quelque sorte plus bourgeois des villes, méconnaît et méprise le socialisme primitif, naturel et beaucoup plus sauvage des campagnes, et se défiant de lui, il veut toujours le contenir, l’opprimer au nom même de l’égalité et de la liberté, ce qui provoque naturellement dans le socialisme des campagnes une profonde méconnaissance du socialisme des villes, qu’il confond avec le bourgeoisisme des villes. Le paysan considère l’ouvrier comme le valet ou comme le soldat du bourgeois, et il le méprise, et il le déteste comme tel. Il le déteste au point de devenir lui-même le serviteur et le soldat aveugle de la réaction.

Tel est l’antagonisme fatal, qui a paralysé jusqu’ici tous les efforts révolutionnaires de la France et de l’Europe. Quiconque veut le triomphe de la révolution sociale, doit avant tout le résoudre. Puisque les deux parties ne sont divisées que par un mésentendu, il faut que l’une d’elles prenne l’initiative de l’explication et de la conciliation. L’initiative appartient de droit à la partie la plus éclairée, donc elle appartient de droit aux ouvriers des villes. — Les ouvriers des villes, pour arriver à une conciliation, doivent avant tout se rendre bien compte à eux-mêmes de la nature des griefs qu’ils ont contre les paysans. Quels sont |43 leurs griefs principaux ?

[33]  Il y en a trois : Le premier, c’est que les paysans sont ignorants, superstitieux et bigots, et qu’ils se laissent diriger par les prêtres. Le second, c’est qu’ils sont dévoués à l’empereur. Le troisième, c’est qu’ils sont des partisans forcenés de la propriété individuelle.

C’est vrai que les paysans français sont parfaitement ignorants. Mais est-ce leur faute ? Est-ce qu’on a jamais songé à leur donner des écoles ? Est-ce une raison de les mépriser et de les maltraiter ? Mais à ce compte, les bourgeois qui sont incontestablement plus savants que les ouvriers, auraient le droit de mépriser ou de maltraiter ces derniers ; et nous connaissons bien des bourgeois qui le disent et qui fondent sur cette supériorité d’instruction leur droit à la domination et qui en déduisent pour les ouvriers le devoir de la subordination. Ce qui fait la grandeur des ouvriers vis-à-vis des bourgeois, ce n’est pas leur instruction qui est petite, c’est l’instinct et la représentation réelle de la justice qui sont incontestablement grands. Mais est-ce que cet instinct de la justice manque aux paysans ? Regardez bien, sous des formes sans doute différentes, vous l’y retrouverez tout entier. Vous trouverez en eux, à côté de leur ignorance, un profond bon sens, une admirable finesse, et cette énergie de travail qui constitue l’honneur et le salut du prolétariat.

Les paysans, dites-vous, sont superstitieux et bigots, et ils se laissent diriger par les prêtres. Leur superstition est le produit de leur ignorance, artificiellement et systématiquement entretenue par tous les gouvernements bourgeois. Et d’ailleurs, ils ne sont pas du tout aussi superstitieux et bigots que vous voulez bien le dire, ce sont leurs femmes qui le sont, mais toutes les femmes des ouvriers sont-elles bien libres vraiment des superstitions et des doctrines de la religion catholique et romaine ? Quant à |44 l’influence et à la direction des prêtres, ils ne les subissent qu’en apparence seulement, autant que le réclame la paix intérieure, et autant qu’elles ne contredisent point leurs intérêts. Cette superstition ne les a point empêchés, après 1789, d’acheter les biens de l’Église, confisqués par l’État, malgré la malédiction qui a été lancée par l’Église autant contre les acheteurs que contre les vendeurs. D’où il résulte, que pour tuer définitivement l’influence des prêtres dans les campagnes, la révolution n’a à faire qu’une seule chose : c’est de mettre en contradiction les intérêts des paysans avec ceux de l’Église.

J’ai entendu toujours avec peine, non seulement des jacobins, révolutionnaires, mais des socialistes élevés plus ou moins à l’école de Blanqui, et malheureusement même quelques-uns de nos amis intimes, qui ont subi indirectement l’influence de cette école, avancer cette idée complètement anti-révolutionnaire qu’il faudra que la future république abolisse par décret tous les cultes publics et ordonne également par décret l’expulsion violente de tous les prêtres. D’abord je suis l’ennemi absolu de la révolution par décrets qui est une conséquence et une application de l’idée de l’État révolutionnaire — c’est-à-dire de la réaction se cachant derrière les apparences de la révolution. Au système des décrets révolutionnaires, j’oppose celui des faits révolutionnaires, le seul efficace, conséquent et vrai. Le système autoritaire des décrets, en voulant imposer la liberté et l’égalité, les détruit. Le système anarchique des faits, les provoque et les suscite d’une manière infaillible en dehors de l’intervention d’une violence officielle ou autoritaire quelconque. Le premier aboutit nécessairement au triomphe final de la franche réaction. Le second établit, sur des bases naturelles et inébranlables, la révolution.

Ainsi dans cet exemple, si l’on ordonne par décrets |45 l’abolition des cultes et l’expulsion des prêtres, vous pouvez être sûr que les paysans les moins religieux prendront parti pour le culte et pour les prêtres, ne fût-ce que par esprit de contradiction, et parce qu’un sentiment légitime, naturel, base de la liberté, se révolte en tout homme contre toute mesure imposée, eût-elle même la liberté pour but. On peut donc être certain que si les villes commettaient la sottise de décréter l’abolition des cultes et l’expulsion des prêtres, les campagnes, prenant parti pour les prêtres, se révolteront contre les villes, et deviendront un instrument terrible entre les mains de la réaction. Mais faut-il donc laisser les prêtres et leur puissance debout. Pas du tout. Il faut sévir contre eux de la manière la plus énergique, mais non parce qu’ils sont des prêtres, des ministres de la religion catholique et romaine ; mais parce qu’ils sont des agents de la Prusse ; dans les campagnes comme dans les villes, il ne faut pas que ce soit une autorité officielle quelconque, fût-elle même un Comité révolutionnaire de salut public, qui les frappe, — il faut que ce soient les populations, en ville les ouvriers, dans les campagnes les paysans eux-mêmes qui sévissent contre eux, tandis que l’autorité révolutionnaire se donnera les airs de les protéger au nom de son respect pour la liberté des consciences. Imitons donc un peu la sagesse de nos adversaires. Voyez, tous les gouvernements ont le mot de la liberté à la bouche, tandis que leurs actes sont réactionnaires. Que les autorités révolutionnaires ne fassent plus de phrases, mais en tenant un langage aussi modéré, aussi pacifique que possible, qu’elles fassent la révolution.

C’est tout l’inverse de ce que les autorités révolutionnaires, dans tous les pays, ont fait jusqu’à présent : elles ont été le plus souvent excessivement énergiques et révolutionnaires dans leur langage, et très modérées pour ne point dire très réactionnaires dans leurs actes. On peut même dire que l’énergie du langage, pour la plupart du temps, leur a servi de masque pour tromper le peuple, pour lui cacher la faiblesse et l’inconséquence de leurs actes. Il y a des hommes, beaucoup d’hommes dans la bourgeoisie soi-disant révolutionnaire, qui en |46 prononçant quelques paroles révolutionnaires, croient faire la révolution, et qui, après les avoir prononcées, et précisément parce qu’ils les ont prononcées, se croient permis de commettre des actes de faiblesse, des inconséquences fatales, des actes de pure réaction. Nous qui sommes révolutionnaires pour tout de bon, faisons tout le contraire. Parlons peu de révolution, mais faisons-en beaucoup. Laissons maintenant à d’autres le soin de développer théoriquement les principes de la révolution sociale, et contentons-nous de les appliquer largement, de les incarner dans les faits.

Ceux parmi nos alliés et amis qui me connaissent bien, seront étonnés peut-être que je tienne maintenant ce langage, moi, qui ai fait tant de théorie, et qui me suis montré toujours un gardien jaloux et féroce des principes. Ah ! c’est que les temps ont changé. — Alors, il y a encore un an, nous nous préparions à la révolution, que nous attendions les uns plus tôt, les autres plus tard, — et maintenant, quoi qu’en disent les aveugles, nous sommes en pleine révolution. — Alors il était absolument nécessaire de maintenir haut le drapeau des principes théoriques, d’exposer hautement ces principes dans toute leur pureté, afin de former un parti si peu nombreux qu’il soit, mais composé uniquement d’hommes qui soient sincèrement, pleinement, passionnément attachés à ces principes, de manière à ce que chacun, en temps de crise, puisse compter sur tous les autres. Maintenant il ne s’agit plus de se recruter. Nous avons réussi à former, tant bien que mal, un petit parti — petit par rapport au nombre des hommes qui y adhèrent avec connaissance de cause, immense par rapport à ses adhérents instinctifs, par rapport à ces masses populaires dont il représente mieux que tout autre parti les besoins. — Maintenant nous devons nous embarquer tous ensemble sur l’océan révolutionnaire, et désormais nous devons propager nos principes non plus par des paroles, mais par des faits, — car c’est la plus populaire, la plus puissante et la plus irrésistible des propagandes. Taisons quelquefois nos principes quand la politique, c’est-à-dire quand notre impuissance momentanée vis-à-vis d’une grande puissance contraire l’exigera, mais soyons toujours impitoyablement |47 conséquents dans les faits. Tout le salut de la révolution est là.

La principale raison pourquoi toutes les autorités révolutionnaires du monde ont toujours fait si peu de révolution, c’est qu’elles ont voulu toujours la faire par elles-mêmes, par leur propre autorité, et par leur propre puissance, ce qui n’a jamais manqué d’aboutir à deux résultats : d’abord de rétrécir excessivement l’action révolutionnaire, car il est impossible même pour l’autorité révolutionnaire la plus intelligente, la plus énergique, la plus franche, d’étreindre beaucoup de questions et d’intérêts à la fois, toute dictature, tant individuelle que collective, en tant que composée de plusieurs personnages officiels, étant nécessairement très bornée, très aveugle, et incapable ni de pénétrer dans les profondeurs, ni d’embrasser toute la largeur de la vie populaire, — aussi bien qu’il est impossible pour le plus puissant vaisseau de mesurer la profondeur et la largeur de l’océan ; et ensuite, parce que tout acte d’autorité et de puissance officielle, légalement imposé, réveille nécessairement dans les masses un sentiment de révolte, la réaction.

Que doivent donc faire les autorités révolutionnaires — et tâchons qu’il y en ait aussi peu que possible — que doivent-elles faire pour étendre et pour organiser la révolution ? Elles doivent non la faire elles-mêmes par des décrets, non l’imposer aux masses, mais la provoquer dans les masses. Elles doivent non leur imposer une organisation quelconque, mais en suscitant leur organisation autonome de bas en haut, travailler sous main, à l’aide de l’influence individuelle sur les individus les plus intelligents et les plus influents de chaque localité, pour que cette organisation soit autant que possible conforme à nos principes. — Tout le secret de notre triomphe est là.

Que ce travail rencontre d’immenses difficultés, qui peut en douter ? Mais pense-t-on que la révolution soit un jeu d’enfant, et qu’on puisse la faire sans vaincre des difficultés innombrables ? Les révolutionnaires socialistes de nos jours n’ont rien ou presque rien à imiter dans les procédés révolutionnaires des Jacobins de 1793. La routine révolutionnaire les perdrait. Ils doivent travailler dans le vif, ils doivent tout créer.


|48 Je reviens aux paysans.[34] J’ai déjà dit que leur prétendu attachement à l’empereur ne me fait aucunement peur. Il n’est pas profond, il n’est point réel. Ce n’est rien qu’une expression négative de leur haine contre les Messieurs et contre les bourgeois des villes. Cet attachement ne pourra donc pas résister à la révolution sociale.

[35] Le dernier et principal argument des ouvriers des villes contre les paysans, c’est la cupidité de ces derniers, leur grossier égoïsme et leur attachement à la propriété individuelle de la terre. Les ouvriers qui leur reprochent tout cela devraient se demander d’abord : Et qui n’est point égoïste ? Qui dans la société actuelle n’est point cupide, dans ce sens qu’il tient avec fureur au peu de bien qu’il a pu amasser et qui lui garantit, dans l’anarchie économique actuelle et dans cette société qui est sans pitié pour ceux qui meurent de faim, son existence et l’existence des siens ? — Les paysans ne sont pas des communistes, il est vrai, ils redoutent, ils haïssent les partageux, parce qu’ils ont quelque chose à conserver, du moins en imagination, et l’imagination est une grande puissance dont généralement on ne tient pas assez compte dans la société. — Les ouvriers, dont l’immense majorité ne possède rien, ont infiniment plus de propension vers le communisme que les paysans ; rien de plus naturel : le communisme des uns est aussi naturel que l’individualisme des autres, — il n’y a pas là de quoi se vanter, ni mépriser les autres, — les uns comme les autres étant, avec toutes leurs idées et toutes leurs passions, les produits des milieux différents qui les ont engendrés. Et encore, les ouvriers eux-mêmes sont-ils tous communistes ?

Il ne s’agit donc pas d’en vouloir aux paysans, ni de les dénigrer, il s’agit d’établir une ligne de conduite révolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait l’individualisme des paysans de les pousser dans le parti de la réaction, mais qui au contraire s’en servirait pour faire triompher la révolution.

Rappelez-vous bien, chers amis, et répétez-vous-le cent fois, mille fois dans la journée, que de l’établissement de cette ligne de conduite dépend ABSOLUMENT l’issue : le triomphe ou la défaite de la révolution.

Vous conviendrez avec moi qu’il n’est plus temps de convertir les paysans par la propagande théorique. Resterait donc, |49 en dehors du moyen que je propose, qu’un (sic) seul moyen : celui du terrorisme des villes exercé contre les campagnes. C’est le moyen par excellence, choyé par tous nos amis, les ouvriers des grandes cités de France, qui ne s’aperçoivent et ne se doutent même pas qu’ils ont emprunté cet instrument de révolution, j’allais dire de réaction, dans l’arsenal du jacobinisme révolutionnaire, et que s’ils ont le malheur de se servir de cet instrument ils se tueront eux-mêmes, plus que cela ils tueront la révolution elle-même. Car quelle en sera la conséquence inévitable, fatale ? C’est que toutes les populations des campagnes, 10 millions de paysans, se jetteront de l’autre côté et renforceront de leurs masses formidables et invincibles le camp de la réaction.

Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres encore, je considère comme un véritable bonheur pour la France et pour la révolution sociale universelle, l’invasion des Prussiens. Si cette invasion n’avait pas eu lieu, et si la révolution en France s’était faite sans elle, les socialistes français eux-mêmes auraient tenté encore une fois, et pour leur propre compte cette fois, de faire une révolution d’État. Ce serait parfaitement illogique, ce serait fatal pour le socialisme, mais ils eussent certainement essayé de le faire, tellement ils sont encore eux-mêmes pénétrés et imbus des principes du Jacobinisme. Par conséquent, entre autres mesures de salut public décrétées par une Convention des délégués des villes, ils auraient sans aucun doute essayé d’imposer le communisme ou le collectivisme aux paysans. Ils auraient soulevé et armé toute la masse des paysans contre eux, et pour réprimer leur révolte, ils se verraient forcés de recourir à une immense force armée, bien organisée, bien disciplinée. Ils donneraient une armée à la réaction, et ils engendreraient, ils formeraient des réactionnaires militaires, des généraux ambitieux dans leur propre sein. — Avec la machine de l’État renforcé, ils auraient bientôt le machiniste de l’État, — le dictateur, l’empereur. — Tout cela leur serait infailliblement arrivé, parce que c’est dans la |50 logique — non dans l’imagination capricieuse d’un individu, mais dans la logique des choses, et que cette logique ne se trompe jamais.

Par bonheur, aujourd’hui, les événements eux-mêmes forceront bien les ouvriers d’ouvrir les yeux et de renoncer à ce système fatal, qu’ils ont emprunté aux jacobins. Ils devraient être fous pour vouloir faire, dans les circonstances présentes, du terrorisme contre les campagnes. Si les campagnes se soulevaient maintenant contre les villes, les villes et la France avec elles serait perdue. Les ouvriers le sentent, et c’est là en partie ce qui m’explique l’apathie, l’inertie, l’inaction et la tranquillité incroyables, honteuses des populations ouvrières à Lyon, à Marseille, et dans d’autres grandes cités de France, dans un moment suprême, si terrible, où l’énergie de tous les habitants de la France peut seule sauver la patrie, et avec la patrie le socialisme français. Je m’explique cette inertie singulière par ceci : Les ouvriers de la France ont perdu leur pauvre Latin. Jusqu’à cette heure ils avaient bien souffert de leurs propres souffrances, mais tout le reste : leur idéal, leurs espérances, leurs idées, leurs imaginations politiques et sociales, leurs plans et projets pratiques, rêvés plutôt que médités pour un prochain avenir, tout cela ils l’ont pris beaucoup plus dans les livres, dans les théories courantes et sans cesse discutées que dans une réflexion spontanée basée sur l’expérience et la vie. De leur existence et de leur expérience journalière ils ont fait continuellement abstraction, et ils ne se sont point habitués à y puiser leurs inspirations, leur pensée. Leur pensée s’est nourrie d’une certaine théorie acceptée par tradition, sans critique, mais avec pleine confiance, et cette théorie n’est autre que le système politique des Jacobins modifié plus ou moins à |51 l’usage des socialistes révolutionnaires. Maintenant cette théorie de la révolution a fait banqueroute, sa base principale, la puissance de l’État, ayant croulé. Dans les circonstances actuelles, l’application de la méthode terroristique, tant affectionnée des Jacobins, est évidemment devenue impossible. Et les ouvriers de France, qui n’en connaissent pas d’autres, sont déroutés. Ils se disent avec beaucoup de raison qu’il est impossible de faire du terrorisme officiel, régulier et légal, ni d’employer des moyens coercitifs contre les paysans, qu’il est impossible d’instituer l’État révolutionnaire, un Comité de salut public central pour toute la France dans un moment où l’invasion étrangère n’est pas seulement à la frontière comme en 1792, mais au cœur de la France, à deux pas de Paris. Ils voient toute l’organisation officielle crouler, ils désespèrent avec raison de pouvoir en créer une autre, et ne comprenant pas de salut, eux révolutionnaires, en dehors de l’ordre public, ne comprenant pas, eux hommes du peuple, la puissance et la vie qu’il y a dans ce que la gent officielle de toutes les couleurs, depuis la fleur de lis jusqu’au rouge foncé, appelle l’anarchie, ils se croisent les bras et se disent : Nous sommes perdus, la France est perdue.

Eh non ! mes chers amis, elle n’est point perdue, si vous ne voulez pas vous perdre vous-mêmes, si vous êtes des hommes, si vous avez du tempérament, de la vraie passion dans vos cœurs, — si vous voulez la sauver.[36] Vous ne pouvez plus la sauver par l’ordre public, par la puissance de l’État. Tout cela, grâce aux Prussiens, je le dis en bon socialiste, n’est que ruine à présent. Vous ne pouvez pas même la sauver par l’exagération révolutionnaire du pouvoir public, comme l’ont fait les Jacobins en 1793. Eh bien, sauvez-la par l’anarchie. Déchaînez cette anarchie populaire dans les campagnes aussi bien que dans les villes, grossissez-la au point qu’elle roule comme une avalanche furieuse, dévorant, détruisant tout : ennemis |52 et Prussiens. C’est un moyen héroïque et barbare, je le sais. Mais c’est le dernier et désormais le seul possible. En dehors de lui point de salut pour la France. Toutes ses forces régulières étant dissoutes, il ne lui reste que l’énergie désespérée et sauvage de ses enfants, — qui doivent choisir entre l’esclavage par la civilisation bourgeoise ou la liberté par la barbarie du prolétariat.

N’est-ce pas une magnifique position pour des socialistes sincères et ont-ils jamais rêvé chance pareille ? Ah ! mes amis ! Tâchez d’être seulement à la hauteur des faits qui se passent autour de vous : c’est l’État qui croule, c’est le monde bourgeois qui s’en va. — Resterez-vous debout, énergiques et pleins de confiance, créateurs d’un monde nouveau, au milieu de ces ruines, ou bien vous laisserez-vous ensevelir sous elles ; Bismarck deviendra-t-il votre maître, deviendrez-vous les esclaves des Prussiens esclaves de leur roi — ou bien jetterez-vous l’incendie révolutionnaire-socialiste en Allemagne, en Europe, dans le monde entier ? — Voilà ce qui se décide dans ce moment suprême, voilà ce qui dépend exclusivement à cette heure des ouvriers de la France. — Ont-ils du cœur dans le ventre, ou non ?

[37] Je reviens à mes chers paysans. Je n’ai jamais cru que même dans les circonstances les plus favorables, les ouvriers pussent jamais avoir la puissance de leur imposer la communauté ou bien la collectivité ; et je ne l’ai jamais désiré, — parce que j’abhorre tout système imposé, parce que j’aime sincèrement et passionnément la liberté. Cette fausse idée et cette espérance liberticide constituent l’aberration fondamentale du communisme autoritaire, qui parce qu’il a besoin de la violence régulièrement organisée, a besoin de l’État, et qui parce qu’il a besoin de l’État, aboutit nécessairement à la reconstitution du principe de l’autorité et d’une classe privilégiée de l’État. On ne peut imposer la collectivité qu’à des esclaves, — et alors la |53 collectivité devient la négation même de l’humanité. Chez un peuple libre, la collectivité ne pourra se produire que par la force des choses, non par l’imposition d’en haut, mais par le mouvement spontané d’en bas, librement et nécessairement à la fois, alors que les conditions de l’individualisme privilégié : la politique de l’État, les codes criminel et civil, la famille juridique, et le droit d’héritage, balayés par la révolution, auront disparu.

Il faudrait être fou, ai-je dit, pour tenter d’imposer aux paysans, dans les circonstances actuelles, quoi que ce soit ; ce serait en faire des ennemis de la révolution à coup sûr ; ce serait ruiner la révolution. Quels sont les principaux griefs des paysans, les principales causes de leur haine sournoise et profonde contre les villes ?

1o Les paysans se sentent méprisés par les villes, et le mépris dont on est l’objet se devine vite, même par les enfants, et ne se pardonne jamais.

2o Les paysans s’imaginent, non sans beaucoup de raisons, sans beaucoup de preuves et d’expériences historiques à l’appui de cette imagination, que les villes veulent les dominer, gouverner, les exploiter souvent et leur imposer toujours un ordre politique dont ils ne se soucient pas.

3o Les paysans en outre considèrent les ouvriers des villes comme des partageux, et craignent que les socialistes ne viennent confisquer leur terre qu’ils aiment au-dessus de toute chose.

Que doivent donc faire les ouvriers pour vaincre cette défiance et cette animosité des paysans contre eux ? D’abord cesser de leur témoigner leur mépris, cesser de les mépriser. Cela est nécessaire pour le salut de la révolution et d’eux-mêmes, car la haine des paysans constitue un immense danger. S’il n’y avait pas cette défiance et cette haine, la révolution aurait été faite |54 depuis longtemps, car l’animosité qui existe malheureusement dans les campagnes contre les villes constitue dans tous les pays la base et la force principale de la réaction. Donc dans l’intérêt de la révolution qui doit les émanciper, les ouvriers doivent cesser au plus vite de témoigner ce mépris aux paysans. Ils le doivent aussi par justice, car vraiment ils n’ont aucune raison pour les mépriser, ni pour les détester. Les paysans ne sont pas des fainéants, ce sont de rudes travailleurs comme eux-mêmes. Seulement ils travaillent dans des conditions différentes. Voilà tout. En présence du bourgeois exploiteur, l’ouvrier doit se sentir le frère du paysan.

[38] M. Léon Gambetta, dans la lettre remarquablement ridicule qu’il vient d’adresser au Progrès de Lyon[39], prétend que la guerre actuelle peut aider à la réconciliation de la bourgeoisie avec le prolétariat, en unissant ces deux classes dans un effort patriotique commun. Je ne le pense pas et je ne le désire pas du tout. Mais ce que je désire et j’espère du fond du cœur, c’est que cette guerre, le péril immense qui menace d’écraser |55 et d’engloutir la France, aura pour effet immédiat de confondre réellement le peuple des villes avec le peuple des campagnes, les ouvriers avec les paysans, dans une action commune. Ce sera là vraiment le salut de la France, Et je ne doute pas de la possibilité, de la prompte réalisation de cette union, parce que je sais que le paysan est profondément, instinctivement patriote. Une fois qu’on aura crié bien haut, plus haut que ne le fait et que ne peut le faire l’administration actuelle et les journaux de la bourgeoisie : « La France est en danger, les Prussiens pillent et tuent le peuple, exterminons les Prussiens et tous les amis des Prussiens », — les paysans français se lèveront et ils marcheront fraternellement à côté des ouvriers des villes de la France.

[40] Ils marcheront avec eux aussitôt qu’ils se seront convaincus que les ouvriers des villes ne prétendent pas leur imposer leur volonté, ni un ordre politique et social quelconque, inventé par les villes, pour |56 la plus grande félicité des campagnes, aussitôt qu’ils auront acquis l’assurance que les ouvriers n’ont aucunement l’intention de leur prendre leurs terres.

Eh bien, il est de toute nécessité aujourd’hui que les ouvriers renoncent réellement à cette prétention et à cette intention, et qu’ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en demeurent tout à fait convaincus. Les ouvriers doivent y renoncer, car alors même que cette prétention et cette intention paraissaient réalisables, elles étaient souverainement injustes et réactionnaires, et maintenant que leur réalisation est devenue |57 impossible, elles ne constitueraient ni plus ni moins qu’une criminelle folie.

De quel droit les ouvriers imposeront-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d’organisation économique quelconque ? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n’est plus la révolution lorsqu’elle agit en despote et lorsqu’au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle provoque la réaction dans leur sein. Le moyen et la condition, sinon le but principal de la révolution, c’est l’anéantissement du principe de l’autorité dans toutes ses manifestations possibles, c’est l’abolition, la destruction complète et au besoin violente de l’État, parce que l’État, frère cadet de l’Église, comme l’a fort bien démontré Proudhon, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements économiques et sociaux, l’essence même et le centre de toute réaction. Lorsque, au nom de la révolution, on veut faire de l’État, ne fût-ce que de l’État provisoire, on fait donc de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté : pour l’institution du privilège contre l’égalité.

|58 C’est clair comme le jour. Mais les ouvriers socialistes de la France, élevés dans les traditions politiques des Jacobins, n’ont jamais voulu le comprendre. Maintenant ils seront forcés de le comprendre, par bonheur pour la révolution et pour eux-mêmes. D’où leur est venue cette prétention aussi ridicule qu’arrogante, aussi injuste que funeste d’imposer leur idéal politique et social à dix millions de paysans qui n’en veulent pas ? C’est évidemment encore un héritage bourgeois, un legs politique du révolutionnisme (sic) bourgeois. Quel est le fondement, l’explication, la théorie de cette prétention ? C’est la supériorité prétendue ou réelle de l’intelligence, de l’instruction, en un mot de la civilisation ouvrière, sur la civilisation des campagnes. Mais savez-vous qu’avec un tel principe on peut légitimer toutes les conquêtes, consacrer toutes les oppressions ? Les bourgeois n’en ont jamais eu d’autre pour prouver leur mission et leur droit de gouverner ou, ce qui veut dire la même chose, d’exploiter le monde ouvrier. De nation en (sic) nation, aussi bien que d’une classe à une autre, ce principe fatal et qui n’est autre que celui de l’autorité, explique et pose comme un droit tous les envahissements et toutes les conquêtes. Les Allemands ne s’en sont-ils pas toujours servis pour excuser tous leurs attentats contre la liberté et contre l’indépendance des peuples slaves et pour en légitimer la germanisation violente et forcée ? C’est, disent-ils, la conquête de la civilisation sur la barbarie. Prenez garde, les Allemands commencent à s’apercevoir déjà que la civilisation germanique, protestante, est bien supérieure à la civilisation catholique des peuples de race romande pris ensemble, et à la civilisation française en particulier. Prenez garde qu’ils ne s’imaginent bientôt qu’ils ont la mission de vous civiliser |59 et de vous rendre heureux, comme vous vous imaginez, vous, d’avoir la mission de civiliser et d’émanciper forcément vos compatriotes, vos frères, les paysans de la France. Pour moi, l’une et l’autre prétention sont également odieuses, et je vous déclare que, tant dans les rapports internationaux que dans les rapports de classe à une autre, je serai toujours du côté de ceux qu’on voudra civiliser par ce procédé. Je me révolterai avec eux contre tous ces civilisateurs arrogants, qu’ils s’appellent ouvriers ou Allemands, et en me révoltant contre eux, je servirai la révolution contre la réaction.

Mais s’il en est ainsi, dira-t-on, faut-il abandonner les paysans ignorants et superstitieux, à toutes les influences et à toutes les intrigues de la réaction ? Point du tout. Il faut tuer la réaction dans les campagnes, comme il faut la tuer dans les villes. Mais pour atteindre ce but, il ne suffit pas de dire : Nous voulons tuer la réaction, il faut la tuer, il faut l’extirper, et on n’extirpe rien par des décrets. — Bien au contraire, et je me fais fort de le prouver l’histoire à la main : les décrets et en général tous les actes de l’autorité, n’extirpent rien ; ils éternisent au contraire ce qu’ils veulent tuer.

Que s’ensuit-il ? Ne pouvant imposer la révolution dans les campagnes, il faut l’y produire, en provoquant le mouvement révolutionnaire des paysans eux-mêmes, en les poussant à détruire de leurs propres mains l’ordre public, toutes les institutions politiques et civiles et à constituer, à organiser dans les campagnes l’anarchie.

Pour cela il n’est qu’un seul moyen : c’est de leur parler et de les pousser vivement dans la direction de leurs propres instincts. Ils aiment la terre, qu’ils prennent toute la terre et qu’ils en chassent tous |60 les propriétaires qui l’exploitent par le travail d’autrui. Ils n’ont aucun goût pour le paiement des hypothèques, des impôts. Qu’ils ne les paient plus. Que ceux d’entre eux qui ne se soucient pas de payer leurs dettes privées, ne soient plus forcés de les payer. Enfin ils détestent la conscription, qu’ils ne soient plus forcés de donner de soldats.

Et les Prussiens, qui les combattra ? Ne craignez rien, lorsque les paysans auront senti vivement, auront palpé pour ainsi dire les avantages de la révolution, pour la défendre, ils donneront plus d’argent et plus d’hommes que ne pourrait en tirer l’action régulière, même exagérée de l’État. Les paysans feront contre les Prussiens aujourd’hui, ce qu’ils ont fait en 1792 contre eux. — Il faut seulement qu’ils aient le Diable au corps, et ce n’est seulement que la révolution anarchique qui peut le mettre en eux.

Mais en les laissant partager entre eux les terres qu’ils auront arrachées aux propriétaires bourgeois, n’établit-on pas sur un fondement plus solide et nouveau la propriété individuelle ? Pas du tout, car la consécration juridique et politique de l’État lui manquera, — l’État et toute la constitution juridique, la défense de la propriété par l’État, le droit de famille et le droit d’héritage y compris, devant nécessairement disparaître dans l’immense tourbillon de l’anarchie révolutionnaire. Il n’y aura plus de droits ni politiques ni juridiques — il n’y aura que des faits révolutionnaires.

Mais ce sera la guerre civile, direz-vous ? La propriété individuelle n’étant plus garantie par aucune autorité supérieure, et n’étant plus défendue que par la seule |61 énergie du propriétaire, chacun voudra s’arroger (sic) du bien d’autrui, les plus forts pilleront les plus faibles. Mais qui empêchera les plus faibles de s’associer entre eux pour piller à leur tour les plus forts ?

Oui, ce sera la guerre civile. Mais pourquoi stigmatisez-vous, pourquoi craignez-vous tant la guerre civile ? Je vous demande, l’histoire à la main, est-ce la guerre civile, ou bien l’ordre public imposé par une autorité tutélaire quelconque, d’où sont sortis les grandes pensées, les grands caractères et les grandes nations ? Pour avoir eu le bonheur d’éviter la guerre civile pendant vingt ans, n’êtes-vous pas tombés si bas, vous grande nation, que les Prussiens ne font de vous qu’une bouchée ? Pour revenir aux campagnes, aimez-vous mieux voir vos dix millions de paysans, unis comme un seul homme, en une masse unanime et compacte contre vous, par la haine que leur inspireront vos décrets et vos violences révolutionnaires ; ou bien divisés entre eux par cette révolution anarchique, ce qui vous permettra de vous former un parti puissant parmi eux ? Mais ne voyez-vous donc pas que les paysans sont si arriérés, précisément parce que la guerre civile n’a point encore divisé les campagnes. Les masses compactes sont des troupeaux humains, peu propres au développement et à la propagande des idées. La guerre civile au contraire, en divisant cette masse en partis différents, crée les idées, en créant des intérêts et des aspirations différentes. L’âme, les instincts humains ne manquent pas à vos campagnes, ce qui leur manque c’est l’esprit. Eh bien, la guerre civile leur donnera cet esprit.

La guerre civile ouvrira largement les campagnes à votre propagande socialiste et révolutionnaire. Vous aurez, je le répète encore, vous aurez, ce que vous n’avez pas encore, dans les campagnes un parti, et vous pourrez y organiser largement le vrai socialisme, la collectivité inspirée, animée par la plus |62 complète liberté, vous l’organiserez de bas en haut, par l’action spontanée, mais en même temps nécessitée par [la] force des choses, des paysans eux-mêmes. Vous ferez alors du vrai socialisme révolutionnaire.

Ne craignez pas que la guerre civile, l’anarchie, aboutisse à la destruction des campagnes. Il y a dans toute société humaine un grand fond d’instinct conservateur, une force d’inertie collective, qui la sauvegarde contre tout danger d’anéantissement, et qui rend précisément l’action révolutionnaire, le progrès, si lents et si difficiles. La société européenne, aujourd’hui, dans les villes comme dans les campagnes, mais dans les campagnes encore plus que dans les villes, s’est complètement endormie, a perdu toute énergie, toute vigueur, toute spontanéité de pensée et d’action, sous l’égide de l’État. Encore quelques dizaines d’années passées dans cet état, et ce sommeil peut-être serait devenu la mort. Mais voici que, grâce aux Prussiens, l’État français s’en va au diable, il croule. Aucune force ne peut plus le sauver lui-même, d’autant moins il peut vous sauver, si vous ne [vous] sauvez pas vous-mêmes, par votre énergie naturelle, vous êtes perdus. Je le répète encore, c’est une position magnifique ; mais pour en profiter, il faut avoir la puissance d’en embrasser tout l’ensemble, et le courage d’en affronter toutes les conséquences. Sa conséquence principale, c’est de vous plonger dans l’anarchie. Eh bien ! vous devez vous dire que l’anarchie, et vous devez vous en faire, votre force, votre arme, vous devez l’organiser en une puissance[41].

Ne craignez pas que les paysans, cessant d’être contenus par l’autorité publique, et par le respect du droit criminel et civil, s’entredévorent. Ils essaieront peut-être de le faire dans le commencement, mais ils ne tarderont pas à se convaincre de l’impossibilité matérielle de persister dans cette voie, et alors ils tâcheront de s’entendre, de transiger et de s’organiser entre eux. Le besoin de |63 manger et de nourrir ses enfants, et par conséquent la nécessité de labourer la terre et de continuer tous les travaux des campagnes, la nécessité de garantir leurs maisons, leurs familles et leur propre vie contre des attaques imprévues, tout cela les forcera indubitablement et bientôt [d’entrer] dans la voie des arrangements mutuels. Et ne croyez pas non plus, que dans ces arrangements amenés en dehors de toute tutelle officielle, par la seule force des choses, les plus forts, les plus riches exercent une influence prédominante. La richesse des riches ne sera plus garantie par les lois, elle cessera donc d’être une puissance. Les paysans riches ne sont puissants aujourd’hui que parce qu’ils sont particulièrement protégés et courtisés par les fonctionnaires de l’État, et parce qu’ils s’appuient sur l’État. L’État une fois disparu, cet appui et leur puissance disparaîtra aussi. Quant aux plus madrés, les plus forts, — ils seront annulés par la puissance collective de la masse, du grand nombre des petits et très petits paysans, ainsi que des prolétaires des campagnes, — masse aujourd’hui asservie, réduite à la souffrance muette, mais que l’anarchie révolutionnaire rendra à la vie et armera d’une irrésistible puissance.

Enfin, je ne dis pas, que les campagnes qui se réorganiseront ainsi, de bas en haut, librement, créeront dès le premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous imaginons, que nous rêvons. Ce dont je suis convaincu, c’est que ce sera une organisation vivante, mille fois supérieure et plus juste à (sic) celle qui existe présentement, et qui d’ailleurs, ouverte à la propagande active des villes d’un côté, et de l’autre, ne pouvant jamais être fixée, ni pour ainsi dire pétrifiée par la protection de l’État ni par celle de la loi — puisqu’il n’y aura plus ni loi ni État — pourra progresser librement, se développer et se perfectionner d’une manière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décrétée, ni légalisée, jusqu’à arriver enfin à un point aussi raisonnable, qu’on peut le désirer et l’espérer de nos jours.

Comme la vie et l’action spontanée, suspendues pendant des siècles par l’action, par l’absorption toute-puissante de l’État, seront [rendues] |64 aux communes par l’abolition de l’État, il est naturel que chaque commune prendra pour point de départ de son développement nouveau, non l’état intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle la suppose, mais l’état réel de la civilisation, et comme le degré de civilisation réelle est très différent entre les communes de France, aussi bien qu’entre celles de l’Europe, il en résultera nécessairement une grande différence de développement, ce qui aura pour conséquence peut-être d’abord la guerre civile des communes entre elles, puis inévitablement l’entente mutuelle et l’accord, l’harmonie, l’équilibre établis entre elles. Il y aura une vie nouvelle et un monde nouveau.[42]

Mais cette guerre civile, fût-elle même avantageuse à tous les points de vue possibles, cette lutte intérieure entre les habitants de chaque commune, augmentée de la lutte des communes entre elles, ne paralysera-t-elle pas la défense de la France, ne la livrera-t-elle pas aux Prussiens ?

Point du tout. L’histoire nous prouve que jamais les nations ne se sentirent aussi puissantes au dehors que lorsqu’elles se sentirent profondément agitées et troublées à l’intérieur, et qu’au contraire jamais elles ne furent aussi faibles que lorsqu’elles apparaissaient unies sous une autorité ou dans un ordre harmonieux quelconque. Au fond rien de plus naturel, la lutte c’est la vie et la vie c’est la force. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à comparer deux époques, ou même quatre époques de votre histoire : d’abord la France sortie de la Fronde, et développée, aguerrie par les luttes de la Fronde, sous la jeunesse de Louis XIV, avec la France de sa vieillesse, avec la monarchie fortement établie, unifiée, pacifiée par le grand roi, — la première toute resplendissante de victoires, la seconde, marchant de défaite en défaite à la ruine. Comparez de même la France de 1792 avec la France d’aujourd’hui. En 1792 et en 1793 la France était proprement déchirée par la guerre civile ; le mouvement, la lutte, une lutte à vie et à mort se retrouvaient, se reproduisaient sur tous les points de la république. Et pourtant la France a repoussé victorieusement l’invasion de presque |65 toutes les puissances de l’Europe. En 1870, la France unie et pacifiée à (sic) l’Empire est battue par les armées de l’Allemagne et se montre tellement démoralisée qu’on doit trembler pour son existence. Pour renverser ces deux preuves historiques, vous pourriez sans doute me citer l’exemple de la Prusse et de l’Allemagne actuelles, qui ne sont déchirées, ni l’une ni l’autre, par aucune guerre civile, qui se montrent au contraire singulièrement résignées et soumises au despotisme de leur souverain, et qui néanmoins développent aujourd’hui une puissance formidable. Mais ce fait exceptionnel s’explique par deux raisons particulières, dont aucune ne peut s’appliquer à la France actuelle : la première, c’est la passion unitaire qui depuis cinquante-cinq ans ne fait que croître au détriment de toutes les autres passions et de toutes les autres idées dans cette malheureuse nation germanique. La seconde c’est la savante perfection de son mécanisme administratif. Quant à la passion unitaire, quant à cette ambition inhumaine et liberticide de devenir une grande nation, la première nation du monde, la France l’a éprouvée également dans son temps. Cette passion, pareille à ces fièvres furieuses qui donnent momentanément au malade une force extraordinaire, surhumaine, sauf à l’épuiser totalement et à le faire [tomber] bientôt après dans une prostration complète, — cette passion, après avoir grandi la France pour un espace de temps très court, l’a fait aboutir à une catastrophe dont elle s’est relevée si peu même encore aujourd’hui, 55 ans après la bataille de Waterloo, que ses malheurs présents ne sont rien selon moi qu’une rechute, qu’une répétition de cette catastrophe, et comme un second coup d’apoplexie qui tuera certainement l’organisme politique de l’État. Eh bien, l’Allemagne est travaillée précisément aujourd’hui par cette même fièvre, par cette même passion de grandeur nationale que la France avait éprouvée et expérimentée dans toutes ses phases, il y a 70 à 60 ans, et qui à cause de cela même est devenue désormais incapable de l’agiter et de l’électriser. Les Allemands qui se croient aujourd’hui le premier peuple du monde sont arriérés de 60 ans au moins, en comparaison de la France, arriérés au point que la Staatszeitung, la gazette officielle |66 de la Prusse se permet de leur montrer dans un prochain avenir, comme récompense de leur dévouement héroïque, « l’établissement d’un grand Empire Tudesque, fondé sur la crainte de Dieu et sur la vraie morale ». Traduisez ceci en bon langage catholique et vous aurez l’Empire rêvé par Louis XIV. Leurs conquêtes, dont ils sont si fiers à présent, les feraient reculer de deux siècles ! Aussi tout ce qu’il y a d’intelligence honnête et vraiment libérale en Allemagne — sans parler déjà des démocrates socialistes — commence à s’inquiéter sérieusement des conséquences fatales de leurs propres victoires ! Encore quelques semaines de sacrifices pareils à ceux qu’ils ont dû faire jusqu’ici, moitié par force, moitié par exaltation, et leur fièvre commencera à tomber, et une fois qu’elle commencera à décroître, sa décadence sera rapide. Les Allemands compteront leurs pertes en argent et en hommes, ils les compareront aux avantages obtenus, et alors le roi Frédéric-Guillaume et Bismarck son inspirateur, son ministre, n’auront qu’à se tenir bien. Voici pourquoi il est absolument indispensable pour eux de revenir victorieux et les mains pleines.

L’autre raison de la puissance inouïe développée actuellement par les Allemands, c’est l’excellence de leur machine administrative, — excellence, non au point de vue de la liberté et du bien-être des populations, mais au point de vue de la richesse et de la puissance exclusives de l’État. La machine administrative, si excellente qu’elle soit, n’est jamais la vie du peuple ; c’en est au contraire la négation absolue et directe. Donc la force qu’elle produit n’est jamais une force naturelle, organique, populaire, — c’est au contraire une force toute mécanique et toute artificielle. — Une fois brisée, elle ne se renouvelle pas d’elle-même, et sa reconstruction devient excessivement difficile. C’est pourquoi il faut bien se garder d’en forcer les ressorts — car si on les force trop, on la brise. Eh bien, il est certain |67 que Bismarck et son roi ont déjà trop forcé la machine. L’Allemagne a mis sur pied 1.500.000 soldats, et dieu sait les centaines de millions qu’elle a dépensés. Que Paris résiste, que la France tout entière se lève derrière lui, et la machine de l’Empire germanique se brisera.

[43] La France n’a plus à craindre ce malheur — ce bonheur ! Grâce aux Prussiens, il est tout accompli. La machine de l’État français est brisée, et Gambetta, Thiers et Trochu tous ensemble, même s’ils appelaient l’ogre bonapartiste, Palikao, à leur secours, ne la reconstruiront pas. La France ne peut plus être électrisée par l’idée de la grandeur, ni même par celle de l’honneur national. Tout cela reste derrière elle. Elle ne peut plus se défendre contre l’invasion étrangère par la puissance de sa machine administrative. Le gouvernement de Napoléon III l’a faussée, dérangée, disloquée, et les Prussiens l’ont réduite à néant. Que lui reste-t-il donc pour se sauver ? La révolution sociale, l’anarchie intérieure et nationale aujourd’hui, demain universelle.


2 septembre.

À mesure que j’écris, les événements se déroulent et chaque nouvelle que j’apprends me donne raison. Mac-Mahon vient d’être battu de nouveau entre Montmédy et Sedan, le 30 août. Au moment où j’écris, il est probablement détruit, heureux s’il a pu se retirer, par un circuit très excentrique, sur Paris, et s’il n’a pas été rejeté en Belgique. Encore cinq, six jours, et Paris se verra assiégé par une armée formidable de trois à quatre cent mille hommes. J’espère, espérons tous que Paris se défendra jusqu’au bout et donnera à la France le temps de se lever et de s’organiser en masse.

Voici ce que j’ai lu aujourd’hui dans le Bund :

|68 « Correspondance de Paris, 29 août. — Il règne aujourd’hui à Paris un calme sérieux. Il n’y a ni abattement, ni confusion, ni hésitation. Tous sont absolument résolus. On n’entend plus nulle part de conversations politiques, on ne songe plus qu’à la défense. La Bourse elle-même est calme et forte. Paris ressemble maintenant à un camp ou à un caravansérail. On renvoie les femmes et les enfants en province. Chaque maison fait des provisions de pommes de terre, de farine, de riz, de jambons et d’extrait de viande. Tous les journaux et toutes les conversations sont unanimes sur ce point qu’on continuera la lutte même après la prise de Paris, et qu’on ne conclura la paix que sur la rive droite du Rhin. Palikao ne badine pas. Il vient de proclamer par décret que tous les hommes valides de vingt-cinq à trente-cinq ans qui ne se présenteront pas, seront livrés aux Conseils de guerre. La garde nationale sera soumise également à la loi militaire, aussi bien que les propriétaires qui témoigneront une peur quelconque pour leurs maisons. Les ouvriers en cas de besoin sont disposés à renouveler les barricades de Juin. »

Et voici une autre correspondance de Paris dans la Gazette de Francfort :

« Depuis le dernier concierge jusqu’au premier loup-cervier de la Bourse, tous sont unanimes sur ce point que l’Empire est désormais devenu impossible, et qu’il n’y a de salut à attendre que de la république. Mais le despotisme qui a duré vingt ans a détruit à un tel point, dans le peuple français, toute initiative et toute habitude d’action collective, que du moment que la machine gouvernementale a cessé de fonctionner, tous se regardent ébahis comme des enfants qui auraient perdu leurs parents. Malgré cette conviction unanime qu’il n’y a plus |69 rien à attendre du gouvernement impérial, Paris n’a pas pu se décider à un pas décisif. On a été paralysé jusqu’ici par la crainte que des troubles intérieurs n’empêchent et n’affaiblissent la défense extérieure. La majorité de la Chambre sent qu’elle a perdu toute autorité morale et qu’il lui revient une grande part des fautes qui ont causé le malheur public. La minorité est composée d’avocats. Elle est excellente pour faire de l’opposition parlementaire, mais absolument incapable d’initiative révolutionnaire. Quant à la masse ouvrière, elle se tient à part et boude. — Un démocrate, appartenant à l’une des premières familles d’une ville frontière » (Strasbourg sans doute ?) « est venu dernièrement à Paris avec une lettre d’un officier supérieur, suppliant la gauche de proclamer la République au plus vite. « L’armée », écrivait-il, « est toute désorganisée et démoralisée et il ne reste plus d’espoir que dans l’établissement immédiat de la République. » La gauche a répondu à l’envoyé de cet officier supérieur qu’il fallait bien se garder de commettre une imprudence maintenant, que l’Empire tombait de lui-même[44]. « Oui », répondit l’envoyé, « l’Empire tombera toujours assez tôt pour vous mettre à sa place, mais trop tard pour sauver le pays. »

Le même correspondant ajoute un autre fait, qui, je l’espère au moins, pour l’honneur des ouvriers, est faux. Il raconte que l’envoyé de l’officier supérieur, après avoir reçu cette réponse dilatoire de la gauche, « s’est adressé aux chefs de l’Internationale, pour les provoquera une immense démonstration devant le Corps législatif, dont le succès aurait été infaillible, puisque les troupes avaient déclaré qu’elles ne tireraient pas sur le peuple. Mais les ouvriers répondirent » (et c’est précisément cette réponse que je voudrais pouvoir nier) : « La faute est aux bourgeois. Vous avez amené et soutenu l’Empire. Mangez maintenant la soupe que vous avez préparée vous-mêmes, et si les Prussiens font crouler vos maisons sur vos têtes, vous n’aurez que ce que vous aurez mérité. » Je le répète, je voudrais ne point croire à cette réponse des ouvriers parisiens, et pourtant la disposition d’esprit qui aurait pu la dicter, se trouve confirmée par une autre correspondance de Paris, dans |70 le Volksstaat (no 69), journal qui ne peut vouloir calomnier les dispositions des ouvriers de Paris, puisqu’il est animé des sympathies les plus sincères pour eux. Voici ce que dit ce correspondant :

« C’est toujours un grand plaisir pour moi de passer quelques heures le dimanche parmi ces aimables ouvriers de Paris. La rue étroite et longue de Belleville devient toute noire ou plutôt toute bleue à cause des blouses qui la remplissent. Point de bruit, point d’ivrognes » (on entend le bourgeois et notamment le bourgeois allemand qui du haut de sa civilisation admire généreusement, complaisamment l’ouvrier), « point de coups. La guerre semble laisser passablement indifférents les électeurs de Rochefort. On venait d’afficher à la mairie du faubourg un nouveau bulletin. Il s’agissait de l’affaire de Longeville. Mes blouses passèrent devant en haussant les épaules : « Armées allemandes », disaient-ils, « vous pouvez vaincre un Napoléon et planter votre drapeau sur les Tuileries. Nous vous abandonnons Notre-Dame et le Louvre. Mais vous ne parviendrez jamais à conquérir cette étroite et sale rue de Belleville. »

Tout cela paraît d’abord très logique et très beau ; ces paroles, aussi bien que la réponse des internationaux de Paris à l’envoyé de l’officier supérieur, — si toutefois l’une aussi bien que les autres ne sont pas controuvées, — prouveraient qu’il existe une scission absolue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Et certes ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, pourvu que ce ne soit point une scission passive mais active. Mais que les ouvriers de Paris et de France restent indifférents et inertes, devant cette terrible invasion des soldats du roi de Prusse, qui ne menace pas seulement la fortune et la liberté des bourgeois, mais la liberté et la prospérité du peuple français tout entier, que par haine de la bourgeoisie et peut-être aussi par suite d’un sentiment vindicatif de mépris et de haine contre les paysans, les ouvriers voient d’un œil indifférent les armées allemandes envahir, piller, massacrer toutes les populations des provinces envahies et conquises, sans différence de classes : paysans et ouvriers encore plus que bourgeois, parce que ce sont les paysans et les ouvriers qui leur résisteront davantage ; qu’ils voient d’un œil indifférent les Prussiens venir s’emparer en maîtres de la ville de Paris, c’est-à-dire devenir les seigneurs de la France, — voici ce que je ne comprendrai jamais, ou plutôt voici ce que je craindrais de comprendre !

Si c’était vrai, — et j’espère toujours que cela ne l’est pas, — si c’était vrai, voici ce que cela prouverait. Cela prouverait d’abord, que les ouvriers, en rétrécissant à l’extrême la question économique et sociale, l’auraient réduite à une simple question de prospérité matérielle exclusivement pour eux-mêmes, c’est-à-dire à une étroite et ridicule utopie sans aucune réalisation possible. Car tout se tient dans le monde humain, et la prospérité matérielle ne peut être que la conséquence d’une révolution radicale et complète, embrassant pour les démolir toutes les institutions et organisations |71 actuelles et renversant avant tout, toutes les puissances existantes aujourd’hui, militaires et civiles, françaises aussi bien qu’étrangères. Cela prouverait d’un autre côté, qu’absorbés par cette utopie malsaine, les ouvriers de Paris et de France ont perdu tout sentiment de l’actualité, qu’ils ne sentent, ni ne comprennent plus rien en dehors d’eux-mêmes, et que par conséquent ils ont cessé de comprendre les conditions mêmes de leur propre émancipation ; que, cessant d’être des hommes vivants et puissants, pleins de cœur, d’intelligence, de passion, de colère et d’amour, ils sont devenus des bipèdes raisonneurs et dogmatiques, comme les chrétiens sous l’Empire romain. On m’observera peut-être que les chrétiens ont tout de même fini par triompher de cet Empire. Non pas les chrétiens, répondrai-je, mais les barbares, qui, libres de toute théologie et de toute dogmatique, étrangers à toute utopie, mais riches d’instincts et forts de leur puissance naturelle, ont attaqué et détruit cet Empire détestable. Quant aux chrétiens, ils ont bien triomphé, mais comment ? En devenant esclaves, car la réalisation de leur utopie s’est appelée l’Église, — l’Église officielle, l’Église de l’Empire de Byzance, l’Église catholique et romaine, sources et causes principales de toutes les stupidités, de toutes les hontes, de tous les malheurs politiques et sociaux jusqu’à nos jours.

Cela prouverait que les ouvriers, à force de raisonnements théoriques et d’infatuation dogmatique, sont devenus aveugles et stupides. Comment pourraient-ils s’imaginer, autrement, que les Prussiens, devenus une fois maîtres de Paris, des Tuileries, de Notre-Dame et du Louvre, s’arrêteront devant leur résistance à Belleville ? Les ouvriers sont nombreux, mais le nombre ne signifie rien lorsqu’il n’est point organisé. Ils ont été aussi nombreux sous le régime de Napoléon III, et pourtant il les a muselés, maltraités, massacrés, fusillés ; et beaucoup de leurs amis, les chefs du moment, ne remplissent-ils pas encore les prisons de Paris et des autres villes de France ? Pourquoi donc ces fanfaronnades, lorsque tant de faits palpitants, actuels, prouvent leur impuissance ? Et d’ailleurs les Prussiens aussi sont nombreux, et de plus ils sont aguerris, ils sont armés, ils sont disciplinés, ils sont organisés. Si on les laisse entrer à Paris, que pourront les ouvriers de Paris contre eux ? Il ne restera à faire qu’une seule chose, c’est de se soumettre comme des esclaves, ou bien de se laisser massacrer, comme les chrétiens se sont laissé massacrer, sans résistance.

Je comprends et je partage complètement la haine et le mépris des ouvriers de Paris pour les Tuileries, Notre-Dame, et même pour le Louvre. Ce sont autant de monuments de leur esclavage. Je les comprendrais et je les applaudirais, s’ils les avaient fait sauter dans une lutte populaire contre la bourgeoisie et contre l’autorité de l’État, au début d’une révolution sociale. Je comprendrais encore, si l’énergie leur manquait pour le faire eux-mêmes, |73 qu’ils applaudissent à leurs frères les ouvriers de l’Allemagne, si ces derniers, emportés et poussés par la tempête révolutionnaire dans la France bourgeoise, venaient y détruire les institutions, les monuments, la puissance et même les hommes de la bourgeoisie. J’aurais compris tout cela, tout en regrettant vivement que les ouvriers de France n’auraient pas trouvé en eux-mêmes la résolution et l’énergie nécessaires pour accomplir de leurs propres mains cette besogne. Ah ! si la France était envahie par une armée de prolétaires, Allemands, Anglais, Belges, Espagnols, Italiens, portant haut le drapeau du socialisme révolutionnaire et annonçant au monde l’émancipation finale du travail et du prolétariat, j’aurais été le premier à crier aux ouvriers de la France : « Ouvrez-leur vos bras, ce sont vos frères, et unissez-vous à eux pour balayer les restes pourrissants du monde bourgeois ! » Mais l’invasion qui déshonore la France aujourd’hui, ce n’est point une invasion démocratique et sociale, c’est une invasion aristocratique, monarchique et militaire. Les cinq ou six cent mille soldats allemands qui égorgent la France à cette heure sont les sujets obéissants, les esclaves d’un despote qui est tout entiché de son droit divin, et dirigés, commandés, poussés comme des automates, par des officiers et des généraux sortis de la noblesse la plus insolente du monde, ils sont — demandez-le à vos frères les ouvriers de l’Allemagne — les ennemis les plus féroces du prolétariat. En les recevant pacifiquement, en restant indifférents et passifs devant cette invasion du despotisme, de l’aristocratisme et du militarisme allemand sur le sol de la France, les ouvriers français ne trahiraient pas seulement leur propre dignité, leur propre liberté, leur propre prospérité, avec toutes leurs espérances |73 d’un meilleur avenir, ils trahiraient encore la cause du prolétariat du monde entier, la cause sacrée du socialisme révolutionnaire. Car celui-ci leur commande, dans l’intérêt des travailleurs de tous les pays, de détruire ces bandes féroces du despotisme allemand, comme elles-mêmes ont détruit les bandes armées du despotisme français, d’exterminer jusqu’au dernier soldat du roi de Prusse et de Bismarck, au point qu’aucun ne puisse quitter vivant ou armé le sol de la France.

Les ouvriers, par cette attitude passive, veulent-ils se venger des bourgeois ? Ils se sont déjà vengés ainsi, une fois, en Décembre, et ils ont eux-mêmes payé cette vengeance par vingt ans d’esclavage et de misère. Ils ont puni l’affreux attentat des bourgeois de Juin, en devenant eux-mêmes les victimes de Napoléon III, qui les a livrés, pieds et mains liés, à l’exploitation des bourgeois. Cette leçon ne leur aurait-elle point paru suffisante, et veulent-ils, pour se venger encore une fois des bourgeois, devenir aujourd’hui, pour vingt ans de plus et davantage peut-être, les esclaves et les victimes du despote prussien, qui ne manquerait pas de les livrer à son tour à l’exploitation de cette même bourgeoisie ?

Se venger toujours sur son propre dos et au profit de ceux-là mêmes dont on se propose de tirer vengeance ne me paraît pas très spirituel, et c’est pourquoi il m’est impossible de croire à la véracité des rapports des correspondants allemands. Les ouvriers si intelligents de Paris peuvent-ils ignorer que la victoire définitive des Prussiens |74 signifierait la misère et l’esclavage du prolétariat français beaucoup plus encore que l’humiliation et la ruine de la bourgeoisie de la France ? Pourvu qu’il y ait matière à exploitation, pourvu que la misère force le travailleur de vendre son travail à bas prix au bourgeois, la bourgeoisie se relève, et toutes ses pertes momentanées finissent toujours par retomber sur le prolétariat. Mais le prolétariat français, une fois enchaîné par les Prussiens, ne se relèvera pas de longtemps, à moins que les travailleurs de quelque pays voisin, plus énergiques et plus capables que lui, ne prennent l’initiative de la révolution sociale.

Voyons, quelles peuvent être les conséquences du triomphe définitif des Prussiens, et d’une paix dictée par eux à la France après la prise de Paris. La France perdrait la Lorraine et l’Alsace, et paierait au moins un milliard aux Prussiens pour couvrir leurs frais de guerre. Supposons qu’il soit parfaitement indifférent aux ouvriers de la France que deux provinces françaises tombent au pouvoir des Prussiens. Mais le milliard à payer ne pourra pas leur être indifférent, parce que le paiement de cette immense indemnité retombera nécessairement, comme tous les impôts, sur le peuple, car tout ce que paient les bourgeois est toujours payé par le peuple.

Les ouvriers français se consoleront-ils par l’espoir, qu’une fois la paix conclue, paix nécessairement honteuse pour la France ; une fois la Lorraine et l’Alsace détachées et le milliard ou les milliards payés, les Prussiens se retireront, et qu’alors eux, ouvriers, pourront faire la révolution sociale ? — Vain espoir. Pensent-ils donc que le roi de Prusse ne craigne plus que toute autre chose, |75 la révolution sociale ? et que ce danger qui le menace et l’effraie plus, au milieu de ses triomphes inattendus, que toutes les armées réunies ou non réunies de la France, ne soit, de la part du comte de Bismarck, son inspirateur et son premier ministre, l’objet d’une préoccupation continuelle ? Et s’il en est ainsi, peuvent-ils s’imaginer, que lorsque les Prussiens, devenus maîtres de Paris, dicteront les conditions de la paix à la France, ils ne prennent toutes les mesures et toutes les garanties nécessaires, pour s’assurer de la tranquillité et de la subordination de la France, au moins pour vingt ans ? Ils établiront à Paris un gouvernement, qui [sera] détesté et méprisé de la France tout entière, moins les paysans peut-être qu’on aura définitivement aveuglés, et moins cette canaille bureaucratique qui se montre toujours d’autant plus dévouée qu’elle sert un gouvernement anti-national au plus haut degré, et qui ne trouvant aucun appui en France, se verra bien forcé de fonder toute son existence et sa force intérieure sur la protection puissante et intéressée de la Prusse. En un mot, ils feront pour la France ce que la France de Napoléon III a fait elle-même pour l’Italie. Ils institueront une vice-royauté prussienne à Paris, et au moindre mouvement insurrectionnel du peuple français, dans quelque partie de la France que ce soit, on verra les soldats allemands y entrer comme des maîtres pour y rétablir l’ordre public et l’obéissance au souverain, établi par la force de leurs armes.

[45]  Je sais que cette idée et cette juste prévision choqueront la plupart des Français, ouvriers et bourgeois, même en ce moment terrible, même au milieu de l’actuelle catastrophe, qui vient de dévoiler d’une manière aussi cruelle qu’inattendue la faiblesse et la décadence de la nation française comme État : « Comment, nous devenir une vice-royauté des Prussiens — nous, subir le joug des Prussiens ! Nous souffrir qu’ils viennent commander en maîtres chez nous ! Mais c’est ridicule ! c’est impossible ! » Voici ce que me répondront, à très peu d’exceptions |76 près, tous les Français. Et moi je leur dirai : Non, ce n’est pas impossible, c’est au contraire si certain que si vous ne vous soulevez pas aujourd’hui en masse, pour détruire jusqu’au dernier des soldats allemands qui ont envahi le territoire de la France, demain ce sera la réalité. Plusieurs siècles de prédominance nationale ont tellement habitué les Française se considérer comme le premier, comme le plus puissant peuple du monde, que les plus intelligents ne voient pas, ce qui crève les yeux à tout le monde : que la France comme État est perdue, et qu’elle ne peut ressaisir, non pas sa grandeur nationale passée, mais une nouvelle grandeur, cette fois internationale, que par un soulèvement en masse du peuple français, c’est-à-dire par une révolution sociale.

Vous dites que c’est impossible, et sur quoi comptez-vous donc, vous tous, hommes d’État manqués et politiciens infortunés de la France, sur quoi comptez-vous pour vous défendre contre l’invasion formidable et si bien dirigée des armées allemandes, contre ces armées si nombreuses, et qui unissent la prudence, le calcul systématique à l’audace, détruisant systématiquement l’une après l’autre toutes les forces désorganisées que le désespoir de la France leur oppose, marchant d’un pas mesuré, mais d’autant plus victorieux sur Paris. Aujourd’hui, le 2 septembre, quelles nouvelles ont-elles été annoncées par les télégraphes de l’Europe ? L’armée de Mac-Mahon battue et enfermée à Sedan ; l’armée de Bazaine, après un combat désespéré et qui a duré un jour et une nuit, battue sur tous les points et repoussée avec des pertes immenses derrière les fortifications de Metz. Demain, après-demain, nous apprendrons peut-être que Bazaine et Mac-Mahon, coupés et entourés par des forces immensément supérieures de tous les côtés, manquant de provisions et de munitions, ou bien se seront rendus aux Prussiens, ou bien se seront héroïquement laissé détruire jusqu’au dernier homme par eux. Et après ? Après, les Prussiens reprendront leur marche sur Paris, et l’envelopperont de toutes parts de leurs armées fortes au moins de quatre cent mille hommes.

Mais Paris résistera. Oui, il faut espérer, que les ouvriers de Paris, secouant enfin leur inertie coupable, prendront |77 les armes dans leurs mains, ces armes qu’un gouvernement infâme, souffert, et en quelque sorte protégé par la lâcheté et par l’imbécillité des républicains parlementaires, ne veut pas leur donner, il faut espérer que le peuple de Paris, secouant sa torpeur, s’ensevelira avec les Prussiens sous les décombres de la capitale de la France, plutôt que d’y laisser entrer en triomphateur et en maître l’empereur des Allemands. Personne ne doute que le peuple ne soit capable et disposé de le faire et qu’il ne le fasse, s’il ne se laisse point trahir toutefois par ce gouvernement exclusivement bonapartiste et traître par excellence, d’un côté, et, de l’autre, par la lâcheté, par l’incapacité et l’impuissance désolantes de ces grands parleurs républicains.

Mais si même Paris se défend à outrance, la France sera-t-elle sauvée ? Oui, dira-t-on, parce que, pendant ce temps, une troisième armée se forme derrière la Loire, une armée formidable. La France peut encore lever plus d’un million d’hommes. Les Chambres ont déjà ordonné cette levée. Et qui organisera ces nouvelles armées ? Palikao ? L’impératrice Eugénie fuyant de Paris, et se réfugiant avec tout son gouvernement soit à Tours, soit à Bourges, ou plutôt non dans une grande cité quelconque, mais dans quelque château, au milieu de ces bons paysans si dévoués à l’empereur ; l’impératrice Eugénie portant en France la guerre civile réactionnaire et soulevant les campagnes contre les villes, dans un moment où la France ne peut être sauvée que par l’action unanime des campagnes et des villes. La trahison bonapartiste se répandra sur tout le pays. Ce sera la mort de la France.

Mais supposons que les républicains radicaux — ce républicain sage, rationnel et positiviste qui s’appelle Léon Gambetta, avec toute sa compagnie raisonneuse, ouvrent enfin les yeux sur la situation terrible où, par leur lâche condescendance, ils ont contribué à plonger la France, supposons que, honteux et pleins de remords, ils se décident enfin à un acte viril (expression de Gambetta), à un acte révolutionnaire de salut public. Qu’ils ne laissent sortir de Paris ni l’impératrice, ni sa cour, ni son gouvernement, ni aucun des membres de la droite parlementaire, et que, pour sauver la France de la trahison bonapartiste, ils les fassent pendre tous et toutes aux réverbères de Paris. |78 Je jure qu’ils ne le feront pas, ils sont trop galants, trop gentilshommes, trop bourgeois, trop avocats, trop chapons pour cela. Mais je suppose qu’à défaut d’énergie suffisante de leur part, le peuple de Paris, qui n’en manque certainement pas, le fasse de ses propres mains. Qui organisera alors le soulèvement de la France ? Le gouvernement républicain ou le Comité de salut public que le peuple lui-même aura installé à Paris. Mais de quels hommes sera composé ce gouvernement et ce Comité ? Y entreront sans doute Trochu, Thiers, Gambetta et Comp., c’est-à-dire les mêmes hommes qui par leurs lâches hésitations — hésitations causées principalement par la peur et par la répulsion extraordinaires que leur inspire à tous, au même degré, le socialisme révolutionnaire, le franc soulèvement du peuple — ont fait perdre à la France tout un mois, et cela au milieu des plus terribles circonstances dans lesquelles la France se soit jamais trouvée. Il faudrait être stupide ou aveugle, vraiment, pour espérer une action énergique, pour attendre quelque chose de bon, d’efficace, de réel, de la part de ces hommes ! Mais enfin supposons qu’ils seront énergiques, ou que, s’ils ne le sont pas, le peuple de Paris mettra des hommes inconnus et nouveaux, de vrais révolutionnaires socialistes à leur place.[46] Que pourra-t-il faire, ce gouvernement, pour organiser la défense de la France ?

La première difficulté qui se présente à l’esprit est celle-ci. Cette organisation, même dans les circonstances les plus favorables, et bien plus dans la crise présente, ne peut réussir qu’à cette condition que le pouvoir organisateur reste en rapports immédiats, réguliers, incessants avec le pays qu’il se propose d’organiser. Mais il n’y a point de doute, que sous peu de jours, lorsque Paris sera investi par les armées étrangères, ses communications régulières avec le pays seront interceptées. À cette condition aucune organisation n’est possible. Et d’ailleurs le gouvernement qui se trouverait à Paris serait tellement absorbé par la défense de Paris, et par le gouvernement intérieur de cette ville, que fût-il composé des hommes les plus intelligents et les plus énergiques du monde, il lui sera absolument impossible de s’occuper comme il convient dans ce moment suprême, de l’organisation du soulèvement de la France.

|79 Il est vrai que le gouvernement révolutionnaire élu par la population armée de Paris pourra se transporter en dehors de Paris, dans quelque grande cité provinciale, à Lyon, par exemple. Mais alors il n’exercera plus aucune autorité sur la France, parce qu’aux yeux du peuple, aux yeux des paysans surtout, composé d’hommes inconnus ou même détestés de la campagne, issus non du suffrage universel, mais seulement de l’élection de la population parisienne, il n’aura aucun titre légitime pour gouverner la France. S’il restait à Paris, soutenu par les ouvriers de Paris, il pourrait encore s’imposer à la France, au moins aux villes de France, et peut-être même aux campagnes, malgré l’hostilité bien prononcée des paysans. Car, comme me l’ont si souvent répété nos amis français, ouvriers et bourgeois, Paris exerce un prestige historique si puissant sur toutes les imaginations françaises, que tous les habitants de la France, villes et campagnes, les uns avec plus les autres avec moins de bonne volonté, finiront toujours par lui obéir.

Mais une fois le gouvernement révolutionnaire sorti de Paris, cette raison si puissante n’existera plus. Supposons même que la grande ville provinciale au milieu de laquelle il aura transporté son siège, Lyon par exemple, l’acclamera et ratifiera par cette acclamation les élus de la population de Paris. Mais tout le reste de la France, à commencer par presque toutes les campagnes, ne l’acclamera pas et ne lui obéira pas.

Et de quels moyens, de quel instrument se servira-t-il pour se faire obéir ? de la machine administrative actuelle ? Mais elle est toute bonapartiste : unie aux prêtres, elle ameutera les campagnes contre lui. Enverra-t-il, pour réprimer les campagnes révoltées, ces troupes régulières, qui au lieu d’être employées contre l’ennemi, maintiennent aujourd’hui l’état de siège dans les plus importantes cités de la France ? Mais tous les généraux, tous les colonels, tous les officiers sont Bonapartistes aussi et des Bonapartistes enragés au moins quant à tous les officiers supérieurs. Il les cassera, et il fera choisir par les soldats eux-mêmes de nouveaux officiers et de nouveaux généraux. Mais en |80 supposant même que les soldats s’y prêtent volontiers, cette réorganisation des troupes ne pourra se faire en un seul jour, elle en prendra beaucoup, et pendant ce temps les Prussiens finiront par prendre Paris, et l’insurrection des campagnes, d’abord locale et partielle, fomentée par les jésuites et par les bonapartistes s’étendra sur tout le pays.

Je dis et je répète tout cela, parce que je considère comme la chose la plus essentielle à cette heure, de persuader et de convaincre tous les Français, qui ont vraiment à cœur le salut de la France, qu’ils ne peuvent plus se sauver par des moyens gouvernementaux ; qu’ils seraient fous, s’ils espéraient le renouvellement des miracles de 1792 et de 1793 qui ont été d’ailleurs produits, non par la seule exagération à l’extrême de la puissance de l’État, mais encore et surtout par l’enthousiasme révolutionnaire des populations de la France. Que l’État créé par 1789 et encore tout jeune, et il faut ajouter, tout enthousiaste et tout révolutionnaire lui-même, en 1792 et en 1795 était alors capable de créer des prodiges, mais que depuis il a bien vieilli et s’est bien corrompu. Revu et corrigé et usé jusqu’au bout par Napoléon Ier, réconforté et quelque peu ennobli par la restauration, embourgeoisé plus tard par le régime de Juillet, et enfin encanaillé tout à fait par Napoléon III, l’État est devenu maintenant le plus grand ennemi de la France, le plus grand obstacle à sa résurrection et à sa délivrance. Pour sauver la France, vous devez le renverser, le détruire. — Mais une fois l’État, la société officielle renversée et démolie avec toutes les institutions politiques, policières, administratives, juridiques, financières, c’est la société naturelle, c’est le peuple qui reprend ses droits naturels et qui se lève.[47] — C’est le salut de la France et la création d’une France nouvelle par l’union des campagnes et des villes dans la révolution sociale.

L’unique et la meilleure chose qu’un gouvernement |81 élu par la population de Paris pourra faire, pour le salut de la France, ce sera :

1o De rester à Paris et de s’occuper exclusivement de la défense de Paris ;

2o De faire une proclamation à la France tout entière, par laquelle au nom de Paris, il déclarera abolies toutes les institutions et toutes les lois de l’État, et ne recommandera aux populations de la France qu’une seule loi, celle du salut de la France, de chacun, de tout le monde, en les provoquant à se soulever, à s’armer, en arrachant les armes à ceux qui les détiennent, et à s’organiser en dehors de toute tutelle et de toute direction officielle, d’elles-mêmes, de bas en haut, pour leur propre défense, et pour la défense de tout le pays contre l’envahissement des Prussiens de l’extérieur, et contre la trahison des Prussiens de l’Intérieur ;

3o De déclarer par cette proclamation à toutes les communes et provinces de la France, que Paris absorbé par le soin de sa propre défense, n’est plus capable de gouverner et de diriger la France. Que par conséquent renonçant à son droit et à ce rôle historique de directeur de la France, il invite provinces et communes insurgées au nom du salut de la France, de se fédérer entre elles, toujours de bas en haut, et d’envoyer leurs délégués dans un lieu quelconque, où Paris ne manquera certainement pas d’envoyer les siens — Et que la réunion de ces délégués formeront le nouveau gouvernement provisoire et révolutionnaire de la France.

Si Paris ne fait pas cela, si démoralisé par les Républicains Paris ne remplit pas ces conditions, ces uniques conditions de salut pour la France, alors c’est le devoir immédiat et sacré de quelque grande ville de province, de prendre cette initiative salutaire, car si aucun ne la prend, la France est perdue.

(Continuation suit[48])



    législatif, a été rejetée par 184 contre 64 voix. Pendant cette discussion il s’est produit des mots et des révélations fort intéressantes.
    « JULES FERRY (l’auteur de la proposition). — Le rapport condamne les lois, et il en recommande le maintien provisoire, aujourd’hui que leur suspension est précisément nécessaire et évidente pour tout le monde. Le pays a besoin d’armes pour se défendre, ce besoin est extrême. Que fallait-il faire ? Abolir la prohibition, comme pour les céréales en temps de disette… Non seulement on n’arme pas, mais il y a des préfets qui refusent |24 les armes qu’on leur envoie. J’en connais un qui a répondu : « Pas de fusils, pas de volontaires. J’ai envoyé tous les hommes valides hors du département. » S’il y a des raisons politiques pour ne point armer le peuple, qu’on le dise. Si on craint que les armes ne tombent entre les mains des ennemis du gouvernement, il faut le dire. Il faut qu’on sache, que si quelque chose paralyse la défense nationale, c’est l’intérêt dynastique.
    « PICARD. — L’histoire ne comprendra pas cette discussion. Nous vous demandons la suspension d’une loi qui fait un délit de la détention d’armes et de munitions de guerre, et vous nous la refusez au moment où l’ennemi approche.
    « LE MINISTRE (président du Conseil d’État). — Vous voulez probablement organiser les forces du pays. Nous aussi. Mais nous voulons mettre les armes dont nous disposons — et elles sont nombreuses — entre les mains les plus capables de les bien employer. Nous voulons |25 la concentration et vous l’éparpillement des forces
    « PICARD. — Armez la garde mobile, soit. Armez la garde nationale, soit. Mais avez-vous vu un pays, un pays envahi par l’ennemi, dans lequel on dit aux citoyens : « Vous n’aurez pas le droit d’acheter une arme ; si l’armurier vous la vend, c’est qu’il aura violé la loi » ?
    « J. FAVRE. — On veut pouvoir nous condamner, même à présent, si nous prenons des armes pour nous défendre. Quant à moi, je vous déclare, que si vous maintenez cette loi, je la violerai.
    « LE MINISTRE. — Il me semble que la question ne comportait pas une telle animation.
    « J. FAVRE. — Voulez-vous que nous restions froids jusqu’à ce que les Prussiens soient à Paris ?
    « La proposition de M. Jules Ferry est rejetée à la majorité

  1. Moins les pages, envoyées à Ozerof, dont il est question dans la lettre à Ogaref du 11 août 1870 (voir p. 72), pages qui sont perdues. Voir, sur le motif qui m’a décidé à placer, à la suite de la reproduction du texte de la brochure, la réimpression littérale et complète du manuscrit original, l’Avant-propos(pages 71-77). — Les chiffres, appuyés sur une barre de séparation, qu’on trouvera dans le texte, indiquent le commencement des pages du manuscrit. — J. G.
  2. En écrivant ce « Io », Bakounine avait naturellement l’intention de le faire suivre, plus loin, d’un « IIo » ; mais on chercherait vainement ce « II » dans la suite de cette Lettre. On verra, à la fin de cette première Continuation (p. 24 du manuscrit, p. 165 du présent volume), qu’après avoir prouvé, dans la première partie (perdue) et dans la seconde partie (Continuation) de sa Lettre, que « les moyens réguliers ne pouvaient plus sauver la France », et « qu’elle ne pouvait être sauvée que par un soulèvement national », il annonce que, dans une troisième partie (qu’il appelle « troisième lettre »), il prouvera que « l’initiative et l’organisation du soulèvement populaire ne peut plus appartenir à Paris et n’est possible que dans les provinces » ». C’est donc cette troisième partie (Continuation, III) qui forme le « IIo » implicitement promis par le « Io » écrit à la première page de la présente Continuation. — J. G.
  3. Mots omis dans le manuscrit. — J. G.
  4. Cette allusion à un décret signé le 26 août montre que cette partie de la lettre a dû être rédigée le 27. — J. G.
  5. Mots omis dans le manuscrit. — J. G.
  6. Au commencement même de cette guerre, dans tous les journaux socialistes allemands, dans tous les meetings populaires tenus en Allemagne, on avait unanimement acclamé cette pensée, « que si les Français renversaient Napoléon et sur les ruines de l’empire établissaient l’État populaire (Volksstaat), toute la nation allemande serait pour eux ». (Note de Bakounine.)
  7. Ici un mot illisible, et peut-être un ou deux mots omis. — J. G.
  8. Mots ajoutés, manquant dans le manuscrit. — J. G.
  9. Mots ajoutés, manquant dans le manuscrit. — J. G.
  10. Mots ajoutés, manquant dans le manuscrit. — J. G.
  11. Avec cette Continuation, III, recommence une nouvelle pagination du manuscrit. — Les treize premières pages de la Continuation, III, — qui occupent les pages 166-184 de cet Appendice, — n’ont pas été imprimées dans la brochure de 1870. C’est seulement à partir de la page 14 que le manuscrit a été utilisé, avec des modifications et des suppressions. — J. G.
  12. Lisez le discours, les aveux de Gambetta, dans la séance du 23 août au Corps législatif. Ils sont du plus haut intérêt et viennent à l’appui de tout ce que j’ai dit :
    « GAMBETTA. — Il est très certain que lorsqu’un pays comme la France traverse l’heure la plus douloureuse de son histoire, il y a un temps pour se taire. » (Excuse ridicule de son inaction inexcusable.) « Mais il est évident qu’il y a aussi un temps pour parler. » (C’est lorsqu’il est devenu évident que Palikao, Trochu et Thiers, qu’il avait sottement, traîtreusement soutenus jusque-là, ne veulent pas l’accepter dans le Comité de défense. Avant, il avait trouvé utile et bon qu’on trompe et qu’on paralyse l’action du peuple parisien, au nom du patriotisme. Il avait trempé dans le mensonge officiel, maintenant il proteste.) « Eh bien, croit-on que la clôture qui est réclamée par M. le ministre et à laquelle nous nous résignons depuis quelques jours (Interruption) soit véritablement une réponse digne du peuple, au milieu de ses anxiétés et de ses angoisses ? (Bruyantes interruptions). Si vous n’avez pas d’angoisses, vous qui avez attiré l’étranger sur le sol |4 de la patrie… (Vive approbation à gauche. Bruyantes acclamations et cris : À l’ordre ! à l’ordre ! )

    « LE PRÉSIDENT. — M. Gambetta entend les protestations que ses paroles soulèvent… « GIRAULT (le paysan). — Oui, nous voulons protester, notre silence n’a que trop duré.
    « ROUXIN. — Ce n’est plus de la discussion, c’est de l’injure…
    « VENDRE. — Et l’injure la plus grave qu’on puisse faire à la Chambre…
    « UNE VOIX. — C’est la guerre civile !
    « LE PRÉSIDENT. — Il ne peut être permis de troubler le pays par des paroles pareilles…
    « GAMBETTA. — La guerre civile, dit-on. Je n’ai jamais hésité à flétrir, à condamner les moyens qui ne sont pas reconnus par la loi ! » ( Le voilà l’avocat et le bourgeois moderne tout à la fois.) « Le patriotisme ne consiste pas à endormir les populations » (Et pourtant pendant plus de quinze jours il a donné la main à ceux qui les ont endormies), « à les nourrir d’illusions, il consiste à les préparer à recevoir l’ennemi, à le repousser, ou à s’ensevelir sous les décombres. Nous avons fait assez de concessions. » (Beaucoup trop !), « assez longtemps nous nous sommes tus » (Trop longtemps, et aujourd’hui le temps des Gambetta est passé sans retour), « Le silence a jeté un voile sur |5 les événements qui se précipitent… Je suis convaincu que le pays roule, sans le voir, vers l’abîme ! (L’ordre du jour ! l’ordre du jour !)
    « LE PRÉSIDENT. — Je demande à M. Gambetta de ne point soulever de discussions sans motifs et sans conclusion possible.
    « GAMBETTA. — Il ne peut y avoir de discussion plus utile que celle qui consisterait à se rendre virilement compte de la situation.
    « CHAMPAGNY. — Et à la faire connaître à l’ennemi.
    « GAMBETTA. — Il y a longtemps que nos ennemis la connaissent, c’est nous qui ne la connaissons pas.
    « ARAGO. — On demande des armes, vous envoyez dans les départements des conseillers d’État !
    « GAMBETTA. — Quant à moi, messieurs, j’ai le sentiment de ma responsabilité. Ma conscience me dit que la population de Paris a besoin d’être éclairée, et ce que je veux, c’est l’éclairer. (L’ordre du jour ! l’ordre du jour ! ) »
    Il est évident que Gambetta a pris maintenant la résolution mais trop tard, d’initier la politique jacobine. Rien de plus amusant que de voir l’effroi causé par Gambetta à tous les journaux réactionnaires de France, et d’Italie aussi. (Note de Bakounine.)
  13. Russe, je me vois dans la nécessité désagréable de prémunir mes amis, les socialistes révolutionnaires français, contre les chefs polonais. Je connais une masse de Polonais, et je n’ai rencontré parmi eux que deux ou trois socialistes sincères. L’immense majorité est nationaliste enragée. L’immense majorité de l’émigration polonaise était dévouée jusqu’à ce dernier jour aux Napoléons, parce qu’elle avait espéré follement que des Napoléons viendrait la délivrance de leur patrie. Les Polonais sont des conservateurs par position et par tradition. Les plus avancés sont des démocrates militaires. Leurs journaux les plus rouges repoussent unanimement le socialisme, que presque tous les Polonais ont en horreur, — moins le peuple polonais sans doute, qui n’a encore jamais eu ni de voix, ni d’action, et dont les instincts sont socialistes, comme en général les instincts et les intérêts de toutes les masses populaires. (Note de Bakounine.)
  14. Canton et arrondissement de Nontron : d’où le nom de « crime de Nontron » par lequel cet atroce assassinat sera désigné plus loin. — J. G.
  15. J’ajoute les mots entre crochets, que le sens paraît appeler. — J. G.
  16. Les mots entre crochets, omis par Bakounine, sont suppléés par moi d’après l’indication que fournit le sens. — J. G.
  17. Nous arrivons, avec la phrase qui suit, à la page 14 du manuscrit de Bakounine. C’est à partir d’ici que j’ai commencé à utiliser son texte. Le contenu des pages 14-21 du manuscrit (jusqu’à la ligne 2 de la page 22) correspond, avec des changements et des suppressions, aux pages 84 (ligne 25) - 42 (ligne 8) de la brochure, aux pages 123 (ligne 10) - 133 (ligne 4) de cette réimpression. — J. G.
  18. Cet alinéa sur les commissaires de 1848 a été abrégé beaucoup dans la brochure (voir pages 128-129 de cette réimpression). — J. G.
  19. Avec cet alinéa, l’écriture de l’auteur change : assez lâche dans les feuillets précédents, elle devient plus régulière et plus serrée. Il doit y avoir eu un jour d’intervalle entre les deux écritures : l’alinéa a donc été commencé, sans doute, le 29 août (la page 27 du manuscrit portant, comme on le verra, la date du 30.) — J. G.
  20. La suite, jusqu’à la page 84 du manuscrit Bakounine (moins un morceau de la p. 27 : voir plus loin page 202, note 2), n’a pas été utilisée. — J. G.
  21. Quelques expressions empruntées à cette phrase ont été placées dans le dernier alinéa de la brochure (p. 134 de cette réimpression). — J. G.
  22. Le ministère a enfin avoué qu’il ne veut pas donner des armes au peuple dans la remarquable séance du 25 août, à propos de la proposition non d’abolir, mais seulement de suspendre les lois qui défendent la vente et la fabrication des armes et des munitions de guerre, et qui frappent d’amende le port d’armes sans autorisation du gouvernement. Après une vive discussion, cette proposition, repoussée par la commission, naturellement élue par la majorité bonapartiste du Corps de 184 voix contre 61 (gauche et centre gauche). » (Note de Bakounine.)
  23. Au haut de la page 27, Bakounine a récrit ces deux lignes sous cette forme légèrement modifiée : « Je crois avoir prouvé, un peu longuement, il est vrai, mais d’une manière irréfutable… » — J. G.
  24. Cet alinéa (p. 27, l. 4, du manuscrit Bakounine) a été placé, avec quelques changements, dans la Lettre II, p. 5, l. 23, de la brochure (p. 84, l. 13, de cette réimpression). — J. G.
  25. Tout le commencement du passage du manuscrit écrit le 30 août, depuis le début de cet alinéa (ligne 21 de la p. 27) jusqu’à la ligne 25 de la p. 34, n’a pas été utilisé. — J. G.
  26. Cette phrase incorrecte est textuellement reproduite. — J. G.
  27. À partir d’ici (p. 34, l. 25 du manuscrit), et jusqu’à la page 67, ligne 5, le manuscrit Bakounine a été intégralement reproduit dans la brochure (p. 6, l. 8, à p. 31, l. 15 ; — p.  85, l. 10, à p. 118, l. 18, de cette réimpression), avec deux transpositions qui seront indiquées, et la suppression de deux passages, qui sera indiquée aussi. — J. G.
  28. Ici (l. 7 de la p. 37 de Bakounine) j’ai interrompu le texte, dans la brochure, pour intercaler un long passage relatif à une lettre de Gambetta au Progrès de Lyon, emprunté aux pages 54-57 du manuscrit (voir de la p. 88, l. 7, à la p. 90, l. 9, de cette réimpression) ; après quoi j’ai repris à la ligne 26 de cette page 37 du manuscrit (voir p. 90, l. 17, de cette réimpression). — J. G.
  29. Ce qui suit, lignes 30-36 de la page 38 du manuscrit de Bakounine, a été utilisé page 16 de la brochure (voir p. 99, l. 21, de cette réimpression). — J. G.
  30. Cet alinéa, qui va de la ligne 33 de la page 39 à la ligne 16 de la page 40 du manuscrit de Bakounine, a été intercalé dans la lettre III, page 15 de la brochure (p.  98, l. 7, de cette réimpression). — J. G.
  31. Cet alinéa du manuscrit a été omis dans la brochure, de même que le commencement de l’alinéa qui le suit. — J. G.
  32. Le contenu de la page 42 du manuscrit a servi à la rédaction de la fin de la Lettre II, page 10 de la brochure (voir p. 93, l. 5, de cette réimpression). — J. G.
  33. Les pages 43-47 du manuscrit Bakounine, avec quelques suppressions, entre autres celle de la page 46 tout entière, ont formé le commencement de la Lettre III (de la p. 93, l. 5, à la p. 98, l. 5, de cette réimpression). — J. G.
  34. À cet endroit, la brochure intercale (p. 98 de cette réimpression) un passage emprunté à une partie antérieure du manuscrit, pages 39 et 40 (de la p. 219, l. 12, à la p. 220, l. 8, du présent Appendice). Les cinq premières lignes de la page 48 (sauf les quatre premiers mots) ont été omises. — J. G.
  35. À partir d’ici jusqu’à la ligne 13 de la page 54, le manuscrit de Bakounine se trouve presque intégralement reproduit dans la brochure, de la p. 99, l. 21, à la p. 106, l. 25, de cette réimpression. — J. G.
  36. La fin de cet alinéa et l’alinéa suivant du manuscrit de Bakounine ont été omis dans la brochure et remplacés par un court passage rédigé par moi. (Voir p. 104, l. 2, de cette réimpression.) — J. G.
  37. À partir d’ici, la brochure — fin de la Lettre III (p. 104, l. 9, de cette réimpression) et commencement de la Lettre IV (jusqu’au bas de la p. 106 de cette réimpression) — reproduit presque sans changement le texte de Bakounine. — J. G.
  38. Ici, page 54, ligne 13, commence un passage relatif à une lettre de Gambetta, passage complété par une longue note qui s’étend jusqu’à la page 67 du manuscrit. J’ai intercalé un court résumé de ce passage, en quatre lignes, et la plus grande partie de la note, dans la Lettre II, page 8 (de la p. 88, l. 7, à la p. 90, l. 9, de cette réimpression). Le texte de la brochure reprend ensuite à la ligne 12 de la page 55 du manuscrit. — J. G.
  39. Je ne puis m’empêcher d’ajouter quelques observations sur cette lettre, que j’ai lue avec d’autant plus d’attention qu’elle émane du chef à peu près reconnu aujourd’hui du parti républicain à Paris, de l’homme qui, avec Thiers et Trochu, est considéré comme l’arbitre des destinées de la France envahie par les Prussiens. Je n’ai jamais tenu grand compte de Gambetta, mais j’avoue que cette lettre me l’a montré encore plus insignifiant et plus pâle que je ne me l’étais imaginé, il a pris tout à fait au sérieux son rôle de républicain modéré, sage, raisonnable, et, dans un moment terrible comme celui-ci, au moment où la France croule et périt et où elle ne pourra être sauvée que si tous les Français ont le diable au corps, M. Gambetta trouve le temps et l’inspiration nécessaires pour écrire une lettre dans laquelle il commence par déclarer qu’il se propose |55 « de tenir dignement le rôle d’opposition démocratique gouvernementale ». Il parle du « programme à la fois républicain et conservateur qu’il s’est tracé depuis 1869 » ; celui « de faire prédominer la politique tirée du suffrage universel » (Mais alors c’est celle du plébiscite de Napoléon III), « de prouver que, dans les circonstances actuelles, la République est désormais la condition même du salut pour la France et de l’équilibre européen, qu’il n’y a plus de sécurité, de paix, de progrès que dans les institutions républicaines sagement pratiquées » (comme en Suisse), « Qu’on ne peut gouverner la France contre les classes moyennes, on ne peut la diriger sans maintenir une généreuse alliance avec le prolétariat » (Généreuse de la part de qui ? sans doute de la part de la bourgeoisie). « La forme républicaine permet seule une harmonique conciliation entre les justes aspirations des travailleurs et le respect des droits sacrés de la propriété. Le juste-milieu est une politique surannée. Le césarisme est la plus ruineuse, la plus banqueroutière des solutions. Le droit divin est définitivement aboli. Le jacobinisme est désormais une parole ridicule et malsaine. Seule, la démocratie rationnelle, |50 positiviste » (Entendez-vous le charlatan !), « peut tout concilier, tout organiser, tout féconder » (Voyons comment !). « 1789 a posé les principes » (Pas tous, loin de là ! — les principes de la liberté bourgeoise, oui — mais ceux de l’égalité, ceux de la liberté du prolétariat, non), « 1792 les a fait triompher » (et c’est pour cela sans doute que la France est si libre !), « 1848 leur a donné la sanction du suffrage universel » (en juin, sans doute ?). « C’est à la génération actuelle qu’il convient de réaliser la forme républicaine » (Comme en Suisse) « et concilier, sur la base de la justice » (Quelle justice ? la justice juridique sans doute ?) « et du principe électif, les droits du citoyen et les fonctions de l’État, dans une société progressive et libre. Pour atteindre ce but, il faut deux choses : supprimer la peur des uns et calmer les défiances des autres. Amener la bourgeoisie à l’amour de la démocratie, et le peuple à la confiance dans ses frères aînés. » (Pourquoi pas à la confiance dans la noblesse, qui est encore plus aînée que la bourgeoisie ?)
    Gambetta, en écrivant cette lettre, a évidemment voulu faire un acte politique : habituer la bourgeoisie au mot république. Mais n’aurait-il pas été encore plus politique, en ce moment de danger suprême, au lieu d’écrire des lettres pareilles, de faire |57 acte de virilité, pour me servir d’une expression favorite de Gambetta, et de renverser un gouvernement qui trahit et qui perd ostensiblement la France, de sorte que chaque instant de pouvoir qu’on lui laisse devient un crime de lèse-nation de la part de ceux qui ont le devoir et la facilité incontestable de le renverser, et qui ne le renversent pas, probablement parce qu’ils craignent de perdre leur réputation de sagesse ? — Vraiment, plus je considère ces gens, et plus je les méprise. Leur patriotisme, leur civisme, leur indignation s’exhalent en paroles, et ils sont si énergiques en paroles qu’il ne leur reste plus de force pour l’action. Le moment est terrible. Très probablement Mac-Mahon est battu et refoulé en Belgique. Encore quelques jours, et Paris sera assiégé par une armée de quatre cent mille hommes. Et alors ? — si les provinces ne se lèvent pas, la France est perdue. (Note de Bakounine.)
  40. À partir d’ici, la brochure (p. 107, l. 1, de cette réimpression) reprend la suite de la page 55 (l. 12) du manuscrit, et continue la reproduction de celui-ci, sans interruption, sauf quelques passages omis (dont celui sur la guerre civile, pp. 61 et 62), jusqu’à la ligne 5 de la page 67 du manuscrit. — J. G.
  41. Cette phrase incorrecte est textuellement reproduite. — J. G.
  42. Ici, ligne 10 de la page 64 du manuscrit de Bakounine, j’ai fait une coupure : la Lettre IV se termine, et avec la ligne 11 commence la Lettre V (p. 114 de cette réimpression). — J. G.
  43. Ce qui suit, de la ligne 6 de la page 67 à la ligne 19 de la page 78 du manuscrit de Bakounine, n’a pas trouvé place dans la brochure. — J. G.
  44. Voici ce que dit, sur les dispositions de la gauche radicale, le Volksttaat, organe du parti ouvrier de la démocratie socialiste en Allemagne (no 69, 27 août) : « La cause principale qui a empêché jusqu’à présent la proclamation de la République, ce sont les scrupules mesquins des républicains honnêtes, qui, poussés par la peur affreuse que leur inspire le socialisme démocratique, ont formellement promis aux ministres de ne point s’occuper du changement de la forme du gouvernement, tant qu’il restera un ennemi sur le sol français. Ils appellent cela du patriotisme. Mais derrière ce patriotisme s’abrite volontiers et si bien l’abandon, l’infidélité aux principes. » (Note de Bakounine.)
  45. Une partie de cet alinéa est entrée presque textuellement dans la rédaction d’une partie des pages 42 et 43 de la brochure (de la p. 133, l. 17, à la p. 134, l. 24, de cette réimpression). — J. G.
  46. À partir d’ici (l. 19 de la p. 78) jusqu’au bas de la page 80, le texte du manuscrit est intercalé, avec quelques modifications, aux pages 32-34 de la brochure (de la p. 119, l. 12, à la p. 122, l. 18, de cette réimpression). — J. G.
  47. La fin du manuscrit, à partir d’ici (ligne 30 de la p. 80) jusqu’au bas de la p. 81, n’a pas été utilisée. — J. G.
  48. Bakounine avait continué son manuscrit jusqu’à la p. 125 ; mais, comme il a été dit dans l’Avant-propos, il me reprit, le 13 septembre, les pages 81 bis-125, que j’avais jugées inutilisables pour le moment. Ces pages, restées inédites, seront publiées au tome III de la présente collection d’Œuvres de Bakounine. — J. G.