Bérard - La résurrection d’Homère, 1930/2


La Résurrection d’Homère

Volume 2

Le drame épique
1e édition, 1930
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PRÉFACE

Dans le premier volume de cette Résurrection d’Homère, j’ai essayé de faire revivre le temps des héros achéens et celui de leur poète ; du moins ai-je tâché de fournir quelques réponses claires et précises aux questions d’origines et d’histoire, qui touchent du plus près à l’Iliade et à l’Odyssée.

Je voudrais en ce second volume résumer pareillement les données littéraires dont nous disposons aujourd’hui pour résoudre, pour éclairer du moins l’éternelle « question homérique ». Elles nous ramènent toutes, je crois, à la conception des Anciens, trop oubliée de nos jours, touchant la vraie nature des deux poèmes : « En bref, on peut dire que poèmes d’Homère ne sont que drames ».

Ainsi parlait vers le IIe siècle après J.-C. l’auteur d’une Vie d’Homère, qui semble avoir été de l’entourage de Plutarque ; il ne faisait que formuler en quatre mots l’idée commune à tous les homérisants de l’antiquité hellénique et à leurs plus lointains disciples des temps gréco-romains.
Depuis Aristote et les homérisants d’Alexandrie (IIIe siècle avant notre ère) jusqu’aux derniers commentateurs de Byzance (XIIIe siècle après J.-C.), tous ont eu cette conception fondamentale des poèmes homériques ; même dans les écoles de la Rome païenne du Couchant, puis de la Rome chrétienne du Levant, où l’Iliade et l’Odyssée n’étaient plus que livres de classe et d’étude, on se souvenait qu’elles avaient été composées pour la récitation publique et l’on enseignait aux élèves la « lecture scénique » des deux poèmes, en même temps que la « lecture prosodique » et la « lecture ponctuée ».

Ce sont les grammairiens de Byzance qui nous ont transmis les préceptes de ce triple enseignement ; mais il remontait, disaient-ils, à la source de toute grammaire gréco-romaine, à ce Denys le Thrace, qui, vivant au premier siècle avant notre ère, avait été le disciple direct des Alexandrins, lesquels avaient réuni et codifié les traditions, règles et usages de la pédagogie athénienne.

« Traduire par les jeux du geste et de la voix les sentiments et les caractères de chacun des personnages, dans la vérité de la situation », semblait aux Anciens, dès l’Athènes d’Aristote et des Sophistes, le premier devoir du lecteur ; un Athénien lisait rarement pour lui seul : le mot « littérature », qui chez nous est synonyme d’« écriture », était remplacé chez les Hellènes par le mot « éloquence », rhétorique ; l’art de la parole, le discours et même l’élocution et l’action oratoire étaient pour eux le principal.

Durant les longues années que j’ai consacrées à l’étude du texte homérique et à la traduction de l’Odyssée[1], j’ai toujours nourri l’espoir de rendre un jour le drame épique à la « lecture scénique », à la récitation, et même de le remettre en scène.

Les progrès merveilleux du cinéma, du haut-parleur et du film parlant me font croire que le jour approche, non seulement pour ce drame, mais pour d’autres œuvres littéraires que, sur son modèle, auront à créer nos jeunes ou futurs écrivains.

Nous n’entendons, à travers le vaste monde, que plaintes sur la ruine du théâtre et sinistres prédictions sur la disparition prochaine des divers genres dramatiques, qui faisaient la joie du public et l’honneur des littératures depuis quelque vingt-cinq siècles : « La scène se meurt ! la scène est morte ! ». Le cinéma, seul, attire désormais la foule et la recette. Les moins pessimistes de nos dramaturges sont persuadés que, si de nouvelles formes littéraires ne mettent pas cet instrument économique et populaire au service de la prose et de la poésie, sa technique brutale installera le règne de l’écran sur l’oubli ou le dédain de tout ce que furent pour nos devanciers les œuvres des Eschyle, des Sophocle, des Aristophane, des Shakespeare, des Corneille, des Molière, des Racine et des Hugo.

La crise du théâtre est ouverte : elle s’annonce prochaine et redoutable.

Elle sera surmontée, soyons-en sûrs, par les générations nouvelles, qui chercheront et trouveront les formes d’une littérature adéquate aux besoins nouveaux. Mais la recherche et l’invention leur en seraient grandement facilitées, je crois, si quelques-uns de nos jeunes écrivains prenaient le temps, — oh ! quelques heures à peine ! et ce petit livre n’a pour but que de leur raccourcir la tâche[2], — d’étudier la vraie nature, les conditions et les procédés du théâtre homérique.
Peut-être découvriraient-ils aussitôt que les besoins de ce théâtre étaient fort semblables à ceux qui réussiraient à contenter le public de nos contemporains.

Il n’usait pour la diction que d’un seul acteur, — l’aède, — qui devait représenter, tour à tour, chacun des personnages et parler successivement au nom de tous et de chacun ; le phonographe ou le haut-parleur font-ils autre chose aujourd’hui ?...

Il n’usait pour le décor que des images éveillées dans l’esprit du public par les seules indications du texte ; le cinéma ou la projection fourniraient un utile complément à cette figuration trop sommaire.

Pour le reste, il me semble à peu près certain que les premiers Hellènes avaient trouvé la structure des pièces, la distribution des scènes, le ton et le style du langage, qui convenaient le mieux à tous les auditoires, connaisseurs, curieux ou grand public.

Ce vieux modèle plaira-t-il à nos jeunes gens ? daigneront-ils le prendre en considération ? J’ai pensé qu’il méritait de leur être présenté ; Homère, à trois ou quatre reprises déjà, a été l’animateur de littératures nouvelles : Eschyle prétendait que ses propres drames « n’étaient que miettes tombées de la table homérique ». On peut admettre qu’un dramaturge d’aujourd’hui ne se diminuerait en rien à suivre l’exemple du plus grand des Tragiques anciens.

Janvier-Juin 1930.
I
ÉPOS ET ÉPOPÉE

Les Hellènes d’autrefois donnaient le nom d’épos (en grec : parole, diction) au genre de poésie que notre Moyen-Age appela « chanson de geste » et que la Renaissance nous a dressés à dénommer « épopée ».

Les mêmes Hellènes disaient aussi « Poésies homériques », pour désigner l’Iliade et l’Odyssée, et le « Poète », tout court, signifiait Homère, aussi bien dans leurs conversations les plus usuelles que dans leurs livres les plus savants, — telle la Géographie de ce Strabon, qui fut l’Élisée Reclus du monde gréco-romain et qui, à chaque page, invoque l’autorité, l’omniscience et l’infaillible véracité du Poète.

Mais les deux « Poésies » ne se sont pas toujours présentées au public ancien sous la forme que les âges plus récents leur ont connue et que, nous-mêmes, nous leur conservons aujourd’hui. Depuis quelque vingt-et-un siècles, tout l’Occident, puis toute l’Europe, enfin tout le monde blanc ont adopté, révéré le texte homérique dans la structure et la teneur que nous avons héritées des Romains. Mais Rome ne les avait pas reçues des grands et vrais Hellènes d’Athènes, de Sparte, de Chios ou de Milet ; elle les tenait de ces Graeculi, de ces « petits Grecs » de l’Asie-Mineure et de l’Égypte, héritiers des conquêtes d’Alexandre et membres de communautés ou de nations métisses, que nos savants appellent « hellénistiques », par opposition aux vieilles cités et aux nobles peuples de l’histoire proprement « hellénique ».

Nous lisons encore aujourd’hui l’Homère que lisait et qu’imitait Virgile : ce n’est pas celui qu’ont connu et admiré les Athéniens de Solon, les Doriens de Lycurgue, les Ioniens de Thalès et les Éoliens de Sapho. Notre Homère en deux poèmes massifs et continus de XXIV « chants », chacun, ne date que des éditeurs d’Alexandrie, du iiie siècle avant notre ère.

Ce sont les « Critiques » d’Alexandrie, — Zénodote (mort vers 260), Aristophane de Byzance (vivant vers 250) et le fameux Aristarque (né vers 215), — qui ont définitivement aménagé et constitué les deux blocs unitaires des Poésies homériques : geste d’Achille ou d’Ilion, sous le nom d’Iliade, et geste d’Ulysse, sous le nom d’Odyssée. Ce sont eux ensuite qui ont tranché dans chacun de ces recueils les XXIV chapitres qu’à grand tort, nous appelons « chants ». Et ce sont eux encore qui ont admis dans leur texte officiel les 15693 vers de notre Iliade et les 12110 vers de notre Odyssée, alors que plusieurs milliers de ces vers leur semblaient à eux-mêmes ou de « bâtardise » certaine ou d’authenticité douteuse.

Cette triple opération des Alexandrins a eu des conséquences durables et puissantes sur les études homériques et sur la connaissance que nous croyons avoir du Poète, mais, bien plus encore, sur les conceptions et les productions littéraires de tout l’Occident.

A l’école des Alexandrins, Virgile crut faire de l’Homère, quand, mêlant aux combats de l’Iliade les aventures de l’Odyssée, il fit gémir son pieux Énée au long de 10.000 vers, puis trancha cette belle histoire en une simple douzaine, non plus en deux douzaines de « livres ». À l’imitation de Virgile, tous les peuples romanisés, qui ont fabriqué, depuis dix-neuf siècles, leurs interminables et fastidieuses épopées unitaires, Pharsale, Divine Comédie, Jérusalem délivrée, Franciade, Paradis perdu, Henriade, etc., etc., ont cru suivre le modèle homérique.
Ni les plus vieux Hellènes des viiie-vie siècles, ni même les Athéniens du ve, vainqueurs de Salamine et de Marathon ou électeurs de Périclès, n’ont connu l’épopée, telle qu’à l’exemple des Gréco-Romains, les Modernes se la figurent. Une illusion domine depuis vingt siècles toutes nos littératures occidentales, après avoir dominé les littératures d’Alexandrie, de Rome et de Byzance. Car les unes après les autres, ces élèves ou imitatrices des Grecs se sont figuré que l’antique Hellade avait cultivé trois genres de poésie foncièrement différents, complètement distincts : l’épique, le lyrique, le dramatique, dont chacun avait eu son caractère propre, ses habitudes et ses règles.

Or, depuis un siècle, les archéologues et les historiens ont appris à nos sculpteurs et à nos architectes qu’il ne fallait en rien confondre l’art grec et l’industrie gréco-romaine, ni, surtout, se fier aux formules et aux imitations de celle-ci pour connaître les originaux et théories de celui-là. Notre goût public, tout notre idéal statuaire et architectural furent transformés du jour où fut établie cette distinction nécessaire entre les modèles de la Grèce et les copies de Rome...

L’épopée de Virgile est à l’épos d’Homère ce qu’un temple du Forum est au Parthénon de Phidias. Au temps de Chateaubriand, ce Parthénon méconnu avait pour rivale triomphante dans l’estime des connaisseurs la grossière Tour des Vents. Personne aujourd’hui ne risquerait de mettre en parallèle, ni surtout en parenté, le Colisée géant et le théâtre athénien de Dionysos. Mais c’est par le Colisée de l’Énéide, par cette énorme « fabrique » romaine, que l’on nous apprend encore à juger de l’Iliade et de l’Odyssée.

Il faut chercher et reconstituer l’Homère primitif à travers et par delà l’Homère des Alexandrins. Ces « Critiques » du iiie siècle ont dressé et servi l’épos suivant leur propre goût et selon la demande de leurs contemporains. Ils se piquaient de poésie ; c’étaient d’assez bons versificateurs ; mais c’étaient avant tout des érudits ; leur charge principale était de conserver, compléter et administrer la Bibliothèque royale, dont les Ptolémées avait doté leur capitale. Ces gardiens de livres furent préoccupés d’organiser les œuvres d’Homère pour en rendre le rangement et la garde plus commode dans leur Bibliothèque, pour faciliter aussi les renvois aux Mémoires et aux Commentaires, dont ils accompagnaient leurs éditions savantes, et pour donner enfin aux copistes et libraires du monde nouveau le modèle canonique et complet du livre d’étude et de classe, dont toute la Méditerranée faisait usage désormais.

Dès les ve et ive siècles, les Athéniens avaient fait des « Poésies » le manuel scolaire, l’encyclopédie de toute science et de toute sagesse, la Bible cultuelle, scientifique et philosophique, où l’Hellène digne de ce nom avait à chercher ses règles de conduite, ses idées sur les dieux, ses connaissances du monde et de l’homme, sa morale et sa foi, en même temps que ses modèles de bien penser et de bien dire.

Mais les victoires d’Alexandre vinrent décupler, centupler le champ et le nombre de cette clientèle homérique : disciple d’Aristote, Alexandre était parti à la conquête de l’Asie en emportant dans sa cassette l’édition de l’Iliade, que lui avait spécialement préparée son maître pour cette marche contre le Barbare. De cet « Homère à la cassette », tombèrent, depuis le Bosphore jusqu’aux bords du Tigre, de l’Oxus et du Nil, les semences d’où le panhellénisme levantin germa, puis grandit et pullula.

La Méditerranée du couchant voyait fleurir pareillement et grandir et se multiplier les colonies politiques et les comptoirs commerciaux, qui avaient implanté la langue d’Homère jusqu’aux bouches de notre Rhône, de notre Èbre et de notre Guadalquivir.
Il fallait des Iliades et des Odyssées pour ces milliers et milliers de Grecs et de grécisants : toutes proportions gardées, le monde méditerranéen d’alors faisait une consommation d’Homères analogue à celle que peut faire de Bibles aujourd’hui le monde océanique des Anglais et des Anglo-Saxons. Car tous ces Grecs, hommes et femmes, savaient lire désormais : savoir lire et écrire était comme la marque, sinon le monopole, du libre citoyen ; conditions premières de toute carrière profitable ou honorable, la lecture et l’écriture n’étaient pas seulement les deux mamelles du commerce ; elles l’étaient, par surcroît, de toute politique, puisque l’orateur, guide et maître des libres cités, se formait par le « style » (nous disons : la plume) d’abord.

Le monde océanique de nos Anglo-Saxons peut fournir un autre terme de comparaison plus exact et plus instructif encore : nous voyons comment, de Shakespeare, de l’antique dramaturge de la pauvre et petite Angleterre, il a fait le poète universel et souverain, le dieu littéraire de quelque deux cents ou deux cent cinquante millions de lecteurs.

On joue sans doute encore quelques pièces du grand William sur de nombreux théâtres de ces communautés anglo-saxonnes. Mais, pour un auditoire qui apprend à connaître Roméo et Juliette ou le Roi Lear par la voix de l’acteur, combien de millions de lecteurs ne doivent qu’à leurs yeux d’avoir vécu parfois dans la compagnie des héros shakespeariens !

Il en fut tout pareillement d’Homère et des héros homériques dans le monde gréco-romain. Les lecteurs, par centaines de milliers, reçurent d’Alexandrie ou de Pergame l’Homère destiné aux yeux solitaires, en lieu et place de l’Homère de « récital » (comme on dit outre-Manche), qu’avaient encore connu et édité les Athéniens du ve siècle, et de l’Homère de scène qu’avaient produit et longtemps représenté les Ioniens des viiie-vie.

Car il est trois périodes de la transmission homérique, dont il faut toujours avoir les dates présentes à l’esprit : avant d’être un auteur de classe et un livre de lecture, que se transmirent pour l’étudier et l’admirer les soixante-dix générations de l’humanité gréco-romaine, byzantine et moderne (200 avant J.-C. — 1900 après notre ère), avant d’être la collection de récitatifs et le manuel d’instruction et d’éducation, édité et commenté par les dix générations de la société hellénique et hellénistique (550-200 avant J.-C.), Homère fut pour les huit ou neuf générations de la première antiquité grecque (850-550 avant J.-C.) un auteur de scène, chanté et joué par des gens de théâtre, les aèdes d’abord, qui étaient des compositeurs et des acteurs tout ensemble, puis les rhapsodes, qui n’étaient plus que des simples acteurs.

Poème représenté ; poème récité ; poème édité : de ces trois périodes de l’histoire homérique à travers les âges anciens, il arrive trop souvent que l’on ne considère que les deux dernières, alors que la première doit attirer et capter toute l’attention, si l’on veut connaître les « Poésies » authentiques et si l’on doit en tirer des modèles qui puissent nous servir aujourd’hui.

Il faut essayer de rendre au jour et de remettre en scène ce premier Homère de Smyrne, de Chios et de Milet, après deux mille cinq cents ans de négligence et d’oubli : l’Iliade et l’Odyssée doivent reprendre leur place en tête de cette littérature parlée, récitée ou chantée et mimée, que furent en somme toutes les œuvres des vrais Hellènes, depuis la guerre de Troie jusqu’aux conquêtes d’Alexandre, depuis l’épos des Ioniens jusqu’à l’idylle de Théocrite, en passant par la lyrique des Éoliens et des Doriens, le drame tragique et comique des Athéniens, leurs logoï (discours) oratoires ou historiques et leurs dialogoï (dialogues) philosophiques.

Nos œuvres littéraires d’aujourd’hui s’adressent, toutes, aux yeux d’un lecteur, et quelques-unes seulement aux oreilles aussi d’un auditoire. Le poète et le prosateur des temps helléniques, composant pour la récitation à haute voix, ne songeaient au lecteur solitaire que dans la mesure où nos musiciens d’aujourd’hui comptent sur les « lettrés » de leur art pour lire une partition sans la jouer au piano.

Durant des siècles, l’Hellade archaïque eut des milliers d’illettrés contre un ou deux usagers de la lecture et de l’écriture. J’ai dit, dans le premier volume de cette « Résurrection d’Homère » (Au Temps des Héros, p. 61 et suivantes), comment notre alphabet, inventé par les Phéniciens vers les xve ou xvie siècles avant notre ère, avait été importé dans l’Archipel quatre ou cinq cents ans peut-être avant l’âge homérique. Mais il est probable que la pratique de cet art nouveau resta longtemps l’apanage de quelques gens de métier, qui savaient jouer de l’écriture, comme d’autres savaient jouer de la lyre ou de la flûte, ou comme nos compositeurs, imprimeurs et lecteurs de musique savent employer la notation musicale. Chez nous, cette notation, inventée pourtant depuis des siècles, resta longtemps le monopole de quelques spécialistes ; le nombre des usagers était encore, il y a cent ans à peine, dix et vingt fois plus restreint qu’aujourd’hui ; il ne fut multiplié que par la popularité de nos orphéons démocratiques.

Dans les sociétés monarchiques de l’Achaïe européenne[3], puis dans les aristocratiques cités de l’Asie ionienne, éolienne et dorienne, les compositeurs d’épos, qui pouvaient user de l’alphabet, les copistes, qui pouvaient en diffuser les manuscrits, et les lecteurs, qui pouvaient en jouir, restèrent durant des siècles une sorte de confrérie savante, privilégiée, une caste héréditaire. Les démocraties ont, seules, éprouvé le besoin de donner à tout leur peuple la lecture et l’écriture, instruments de liberté intellectuelle, d’égalité sociale et économique, de progrès et de contrôle civiques : ce n’est pas, sans doute, avant l’Athènes de Périclès que la Grèce connut une cité « lettrée » presque tout entière.

Les Poésies homériques, dans leur texte actuel, ne contiennent que deux allusions à l’écriture : l’une au chant VI de l’Iliade (vers 168) ; l’autre au chant VIII de l’Odyssée (vers 263).
Dans l’Iliade, la perfide Antéa, femme du roi de Corinthe, Proetos, calomnie Bellérophon qui a repoussé son amour adultère et qu’elle accuse d’avoir voulu la violer. Le roi, plein de colère, ne tue pas Bellérophon, son hôte ; mais il l’envoie chez son beau-père, le roi de Lycie, auquel le héros remettra un message : « sur une tablette pliée, en des signes funestes », Proetos demande que l’on fasse périr Bellérophon.

Les archéologues ont discuté à perdre haleine et continuent de discuter de la nature et de la valeur de ces « signes funestes » : objets matériels auxquels une signification était attachée (telle pourrait être la corde que l’on ferait porter par un coupable, en l’envoyant se faire pendre ailleurs) ?… dessins idéographiques, suivant la mode d’Égypte, de Chaldée ou de Crète ?… signes syllabiques, à la façon de l’écriture que Chypre conserva jusqu’aux temps classiques ?… caractères de l’alphabet ?…

Dans l’Odyssée, les jeunes Phéaciens invitent Ulysse le naufragé à prendre part aux jeux, sur l’agora. Ils joutent entre eux :

Pour disputer d’abord l’épreuve de la course, on se mit à la borne où la piste s’ouvrait : tous ensemble, en un vol, ils filèrent dans un nuage de poussière ; l’éminent Klytoneus fut vainqueur sans conteste ; d’une bonne tirée de mulets au labour, il tenait les

devants quand il revint au peuple, ayant semé les autres. Puis ce fut la main plate et ses halètements : Euryale vainquit tout le choix des lutteurs. Mais, au saut, Doublemer en dernier l’emporta. Au disque, Laviron l’emporta mieux encore. À la boxe, ce fut le brave fils d’Alkinoos, Laodamas.

Nous avons là les cinq épreuves des Grands Jeux à l’époque classique. Mais nous savons que, primitivement, toutes ne faisaient pas partie du concours ; elles ne furent adoptées que les unes après les autres… Ce premier indice chronologique vaut la peine d’être retenu.

Quand le plaisir des jeux a charmé tous les cœurs, le fils d’Alkinoos, Laodamas, invite l’étranger.

Laodamas. — A ton tour, maintenant, l’étranger, notre père ! viens t’essayer aux jeux ! Est-il en cette vie une plus grande gloire que de savoir jouer des jambes et des bras ? Allons ! viens essayer et balaie les chagrins ! Le départ viendra vite : le navire est à flot et l’équipage, prêt.

Ulysse l’avisé lui fit cette réponse :

Ulysse. — Pourquoi Laodamas, ces railleries d’invite ? Si mon cœur s’abandonne aux chagrins plus qu’aux jeux, c’est que j’ai tant souffert naguère et tant peiné ! Ah ! dans votre assemblée, où tu me vois assis, je n’ai qu’une pensée : le retour que, du roi et du peuple, j’implore.

En réponse, Euryale se mit à le railler :

Euryale. — Ah ! non ! je ne vois rien, mais rien en toi, notre hôte, d’un connaisseur des jeux, même en prenant tous ceux dont usent les humains !… Si jamais, sur les bancs d’un vaisseau, tu montas, ce fut pour commander des marins au commerce, noter la cargaison ou surveiller le fret et vos gains de voleurs… Mais un athlète, toi !

Le texte grec dit, mot à mot, « tenir mémoire de la cargaison ». Il est ici question de l’écriture et de l’« écrivain du bord », comme disaient nos gens des xviie et xviiie siècles. À bord de nos vaisseaux marchands ou corsaires, au temps du Grand Roi et du Bien-Aimé et jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, la grande majorité de nos équipages ne savaient ni lire ni écrire et ne se souciaient pas plus de l’alphabet que ne peut faire aujourd’hui un nègre du Cameroun. Mais, à côté du capitaine, l’état-major comptait un « écrivain » pour « tenir mémoire » et registre des frets, livraisons, prises, contrats, etc., de toute la vie commerciale du bord. Cet écrivain était indispensable à l’administration et au règlement de toutes les affaires particulières et communes : il ne jouissait néanmoins que de la médiocre considération dont les gens d’épée veulent bien honorer les civils ou dont, récemment encore, nos officiers de marine, gens à galons d’or, et leurs matelots entouraient leurs «  commissaires » à galons d’argent, ou nos officiers de terre, leurs camarades de l’intendance. Euryale le guerrier, le marin, traite, en somme, Ulysse de pauvre intendant !

Les marchands et corsaires de l’Achaïe héroïque avaient-ils déjà leurs commissaires ou leurs écrivains du bord ?… Tout cet épisode des Jeux est, dans l’Odyssée, un apport de date récente et de langue adultérine, — une « interpolation », disent les philologues, — dont il est facile de démontrer la bâtardise et dont il est plus facile encore de débarrasser le texte authentique.

Les Poésies ont un assez grand nombre de ces longues ou courtes interpolations, que signalaient déjà les éditeurs d’Alexandrie, qu’ils notaient, vers par vers, d’une marque d’infamie, mais qu’ils n’expulsaient pas de leurs éditions : ces vers étaient entrés dans le texte usuel plusieurs générations avant la leur.

Il en est pourtant d’indiscutablement apocryphes qu’à première lecture, on reconnaît aujourd’hui. Le faussaire maladroit n’a pu les relier aux récits ou aux dialogues du Poète qu’en répétant en tête et en queue quelques vers, quelques formules tout au moins de ce dernier. C’est le cas de nos Jeux.

A deux reprises, dans ce même chant VIII de l’Odyssée, une scène se répète, un double festin royal, après une double descente sur la place publique, avec une double audition de l’aède ; les vers 532-535 sont identiques aux vers 93-96 ; de part et d’autre, Ulysse est ému jusqu’aux larmes par le chant de l’aède, qui célèbre les exploits des Achéens sous Ilion :

Ulysse sanglotait… (vers 93-96) A toute l’assistance, il put cacher ses larmes : le seul Alkinoos s’en douta, puis les vit, — ils siégeaient côte à côte, — et l’entendit enfin lourdement sangloter. Vite, il dit à ses bons rameurs de Phéacie…

Et les pleurs de pitié tombaient des yeux d’Ulysse… (vers 532-536). À toute l’assistance, il put cacher ses larmes, le seul Alkinoos s’en douta puis les vit, — ils siégeaient côte à côte, — et l’entendit enfin lourdement sangloter. Vite, il dit à ses bons rameurs de Phéacie…

Dans l’intervalle, en ces quatre cent trente vers où les Jeux se déroulent, une énorme bévue trahit la main du faussaire. Les Phéaciens font alors à Ulysse des cadeaux qu’ils lui renouvelleront à la fin du récit de ses aventures. Ils ne le connaissent pas encore ; ils ne savent même pas son nom ; ils ignorent tout de son origine et de ses malheurs. Or, la femme d’Alkinoos, la bonne reine des Phéaciens, Arété, fait brusquement allusion à l’une des aventures les plus populaires de l’Odyssée, la plus familière peut-être à tous les auditeurs de l’épos. Mais, Ulysse ne devant la conter aux Phéaciens que cinq ou six cents vers plus tard, comment la reine pouvait-elle en parler déjà ?

Or la reine Arété apporta du trésor son coffre le plus beau et l’offrit à son hôte, puis, au fond, déposant les cadeaux magnifiques, les vêtements et l’or, présents des Phéaciens, ajouta pour son compte une écharpe, une robe et dit ces mots ailés à l’adresse d’Ulysse :

Arété. — Vite !… A toi maintenant de veiller au couvercle et d’y mettre le nœud. Il ne faut pas qu’en route, à bord du noir vaisseau, on te trompe à nouveau, lorsque tu dormiras du plus doux des sommeils.

Le héros d’endurance, Ulysse le divin, eut à peine entendu qu’ajustant le couvercle, il y mettait le nœud dont l’auguste Circé lui avait autrefois enseigné le secret…

Nulle part, le texte authentique de l’Odyssée ne fait la moindre allusion à ce nœud de l’auguste Circé. Par contre, il contient le long récit de la façon dont, à bord du noir vaisseau, fut trompée la confiance d’Ulysse en son équipage.

Ulysse avait été reçu avec une amitié parfaite et, tout un mois, traité par le régisseur des vents, le roi des Lipari, Éole.

Nous montons vers le bourg, jusqu’à son beau manoir. Éole, tout un mois, me traite et m’interroge,

car il veut tout connaître, et moi, de bout en bout, point par point, je raconte.

Quand, voulant repartir, je demande à mon tour qu’il me remette en route, il a même obligeance à me rapatrier. Il écorche un taureau de neuf ans ; dans la peau, il coud toutes les aires des vents impétueux, car le fils de Cronos l’en a fait régisseur : à son plaisir, il les excite ou les apaise. Il me donne ce sac, dont la tresse d’argent luisante ne laissait passer aucune brise ; il s’en vient l’attacher au creux de mon navire ; puis il me fait souffler l’haleine d’un zéphyr, qui doit, gens et vaisseaux, nous porter au logis… Hélas ! avant le terme, la folie de mes gens allait encore nous perdre.

Durant neuf jours, neuf nuits, on vogue sans relâche : le dixième, au matin, apparaissent enfin les monts de la patrie ; on est déjà si près qu’on en peut voir les feux et les hommes autour. Ulysse, qui, toujours a tenu l’écoute pour serrer au plus près le vent favorable, cède une heure au sommeil. Son équipage alors se met à discuter sur cette outre et son nœud d’argent, sur les richesses qu’elle doit contenir.

Se tournant l’un vers l’autre, ils se disent entre eux :

Le Chœur. — Misère ! en voilà un que, toujours et partout, on aime et l’on respecte, en quelque ville et terre qu’il puisse bien aller ! Il ramenait déjà de

Troie sa belle charge de butin précieux, alors que nous, au bout de ce même voyage, n’avions pour revenir au logis que mains vides… Et voyez ce qu’il vient de recevoir encore, pour avoir su gagner le cœur de cet Éole !… Allons, vite ! il faut voir ce que sont ces cadeaux.

Ils disaient, et l’avis funeste l’emporta. Ils défirent le nœud : tous les vents s’échappèrent, et soudain la rafale, entraînant mes vaisseaux, les ramenait au large ; mes gens en pleurs voyaient s’éloigner la patrie !…

Arété ne savait rien encore de cette histoire. Il est donc certain que l’épisode des Jeux n’appartient pas au texte primitif : s’il y est fait une indiscutable mention de l’écriture, on en peut conclure qu’il fut composé au temps des démocraties lettrées et de la vogue des Grands Jeux, deux siècles, trois siècles peut-être après l’âge homérique ; l’auteur voulait plaire aux auditoires de la Grèce athlétique, dans laquelle la plus grande gloire était « de bien jouer des jambes et des bras ». Mais on ne saurait en tirer la preuve qu’aux temps des héros, la flotte d’Agamemnon eût ses écrivains du bord.

L’allusion claire ou voilée de l’Iliade appartient de même à un épisode qui ne fait pas corps avec le texte authentique. Hector, aux vers 111-118 de ce chant VI, annonce à ses Troyens et à leurs alliés qu’il va s’éloigner un instant du champ de bataille et rentrer en ville pour faire apprêter des sacrifices aux Dieux. Il se met en route vers les murailles toutes proches… Au vers 237, il atteint les Portes Scées.

C’est dans l’intervalle du vers 118 au vers 237 qu’un faussaire a logé le duel de Glaukos et de Diomède ; dès l’antiquité, — nous disent les Alexandrins, — nombre d’éditions ne contenaient pas cet épisode en cette place. Il fut assurément écrit par un aède-courtisan pour plaire à l’un de ces rois des cités asiatiques qui faisaient remonter l’origine de leur « race divine » à Glaukos, aux dynasties lyciennes et même au héros Bellérophon, dont ces cent vingt vers apocryphes racontent les exploits.

On ne peut donc pas davantage en tirer un témoignage valable sur l’existence à l’âge héroïque de « tablettes pliées » et de « signes funestes ». Le texte authentique de l’Odyssée pourrait au contraire, nous incliner à l’opinion contraire ; du moins, le Poète ne semble-t-il pas accorder l’écriture à celui de ses personnages qui en aurait le plus grand besoin : l’aède, « à qui la Muse aimante avait donné sa part et de biens et de maux, car, privé de la vue, il avait reçu d’elle le chant mélodieux ». L’aède aveugle ne pouvait donc lire ni écrire : chez les Slaves des Balkans, comme chez les Norvégiens et les Islandais des vieilles sagas, on rencontrait souvent de ces chanteurs aveugles qui se transmettaient les gestes et les légendes des ancêtres en leurs rédactions traditionnelles, mais qui composaient aussi des chants nouveaux.

Il semble donc que le Poète, écrivant lui-même et lettré, ait refusé la lecture et l’écriture aux devanciers qu’il mettait en scène. Il avait raison, je crois. À l’âge du Roi des Rois, les nobles « fils d’Achéens » se contentaient, se flattaient même d’une pareille ignorance : c’étaient gens de guerre, dont le robuste esprit et les vaillantes mains ne condescendaient pas à si humble besogne.

Dans ce même pays de Dodone où la Grèce achéenne avait l’un de ses grands sanctuaires et le plus révéré de ses dieux, j’ai connu vers 1890 une armée turque, à la solde du Sultan des Sultans, dans laquelle nombre de seigneurs albanais, fils de très illustres pères, gardaient le même dédain des techniques civiles, alphabet, calcul, sciences et lettres : ils n’en parvenaient pas moins aux plus hauts grades et n’y faisaient pas plus mauvaise figure que les autres mouchirs (maréchaux) du Padischah. Plusieurs de ces Diomèdes et de ces Ulysses (ils en avaient la ruse et la bravoure) se félicitaient d’être complètement illettrés et de laisser à leurs scribes le soin de toute correspondance, de leurs rapports et de leurs comptes, comme à leurs cuisiniers et palefreniers, celui de leurs fourneaux et de leurs écuries.

L’Albanie de ces mouchirs, pas plus que l’Achaïe de nos héros, n’ignorait entièrement l’alphabet et les livres de l’étranger : elle commençait seulement d’écrire sa propre langue et de fixer en lettres les paroles et les pensées de son peuple ; mais elle connaissait déjà des écrits et des imprimés dans les trois langues de ses maîtres ou vassaux, — turc, grec et roumain, — ou des fournisseurs avec lesquels elle avait lié des rapports de commerce et de politique, — italien et français, surtout… Il est probable que, durant de longs siècles, l’Hellade primitive en usa de même avec le phénicien, l’hittite, le crétois, le pélasgique, peut-être.

L’épos fut le poème, par excellence, de cette première Achaïe guerrière et aristocratique, — on peut dire : féodale[4], — comme la tragédie devint le poème, par excellence, de la démocratie athénienne. Entre ces deux formes de drame, la lyrique des Doriens et des Éoliens fut comme une musique d’entr’acte qui, peu à peu, s’incorpora dans l’épos pour donner enfin la tragédie, avec ses alternances d’épisodes parlés ou dialogués et d’intermèdes musicaux.

Il nous faut assurément lutter en nous-mêmes contre tous les enseignements et tous les préjugés de notre éducation littéraire, si nous voulons rétablir devant nos yeux cette évolution du drame grec. Mais on n’en peut avoir qu’une idée fausse, si l’on ne conçoit pas clairement que, de l’épos homérique à la tragédie athénienne, il y eut continuité de développement et identité de nature : l’épos est une suite théâtrale de dialogues, de monologues et de récitatifs, comportant les mêmes répartitions et alternances de rôles que la tragédie, la comédie ou le drame satyrique ; l’épos est un drame en vers de « six pieds doubles », — hexamètres, disaient les Anciens ; nous disons : vers de douze pieds, — que débitait un seul récitant ; la tragédie est un drame en vers mélangés, qui, à l’origine, n’avait, lui aussi, qu’un seul acteur et qu’Eschyle pourvut d’un second, puis d’un troisième récitant et qui finit par avoir, avec Sophocle et Euripide, autant d’acteurs que de personnages.

Ces différences extérieures ou foncières n’empêchent pas qu’épos et tragédie soient semblables par les nécessités qui, en tous temps et en tous pays, s’imposent à une œuvre représentée devant un auditoire humain et qui se traduisent par des usages, puis des conventions et des règles.

Aristote et les rhéteurs anciens avaient raison de signaler à leurs élèves cette étroite parenté entre l’épos et la tragédie : Homère était, à les entendre, le prédécesseur et le maître des Eschyle, des Sophocle et des Euripide. Non seulement la tragédie a emprunté les thèmes et sujets de l’épos ; mais tous ses personnages en sont venus, y compris le chœur : déjà le Poète exprime par la bouche d’un anonyme le sentiment de l’assistance.

Voici l’une des scènes les plus typiques où le chœur intervient après de nombreux personnages.

Pour fournir à son cher Ulysse l’occasion et le moyen de tuer les prétendants, Athéna inspire à Pénélope l’idée d’instituer entre eux le concours de l’arc.

Pénélope. — Écoutez, prétendants ! voici pour vous l’épreuve ! oui ! voici le grand arc de mon divin Ulysse : s’il est ici quelqu’un dont les mains, sans effort, puissent tendre la corde et, dans les douze haches, envoyer une flèche, c’est lui que je suivrai, quittant cette maison, ce toit de ma jeunesse, si beau, si bien fourni ! que je crois ne jamais oublier, même en songe !

Elle dit et donna l’ordre au divin porcher d’offrir aux prétendants l’arc et les fers polis. Eumée, pleurant, s’en vint les prendre et les offrir. Dans son coin, le bouvier pleurait aussi en revoyant l’arme du maître.

Alors Antinoos les tança et leur dit :

Antinoos. — Ah ! couple de malheur ! pourquoi verser des larmes et troubler en son sein le cœur de cette femme ?… Vous savez les tourments où la plonge déjà la perte de l’époux !… Si vous voulez rester à table, taisez-vous ! si vous voulez pleurer, sortez ! mais posez l’arc ! laissez aux prétendants cette lutte anodine : car cet arc bien poli, je ne crois pas qu’on puisse aisément le bander ! je ne vois pas qu’Ulysse ait un rival ici, parmi tous ces convives.

Il disait, bien qu’au cœur, il gardât l’espérance de pouvoir tendre l’arc et traverser les fers…

Les prétendants font l’essai, les uns après les autres, en commençant par le moins important pour finir par Eurymaque et Antinoos. Les premiers échouent. L’arc passe aux mains d’Eurymaque qui échoue à son tour :

Eurymaque. — Que je souffre, ah ! misère !… Ce n’est pas tant l’hymen qui cause mes regrets ! Je sais, en mon dépit, bien d’autres Achéennes, soit en cette cité d’Ithaque entre-deux-mers, soit dans les autres villes… Mais voir notre vigueur dépassée de si loin par le divin Ulysse !… et que pas un de nous n’ait pu tendre son arc !… quelle honte pour nous jusque dans l’avenir !

Antinoos, le fils d’Eupithès, répliqua :

Antinoos. — Non ! il n’en sera rien, Eurymaque ! oublies-tu quelle fête, aujourd’hui, célèbre notre peuple ? et tu sais de quel dieu !… Comment tirer de l’arc aujourd’hui, jour sacré d’Apollon ? rien à faire !… Mais pour demain, donnez au maître-chevrier l’ordre de nous fournir la fleur de ses troupeaux : en l’honneur d’Apollon, du glorieux archer, nous brûlerons les cuisses et reprendrons l’essai pour finir le concours.

Le mendiant Ulysse, ayant sa ruse en tête, vient dire aux prétendants :

Ulysse. — Écoutez, prétendants de la plus noble reine ! toi d’abord, Eurymaque, et toi, Antinoos au visage de dieu ! J’aurais une prière… Tu viens de prononcer une sage parole en disant qu’aujourd’hui, il vaut mieux laisser l’arc et s’en remettre aux dieux : demain, ils donneront la force à qui leur plaît. Mais voyons ! prêtez-moi cet arc aux beaux polis ; je voudrais essayer la vigueur de mes mains, voir s’il me reste encore un peu de cette force, qui jadis se trouvait en mes membres alertes, ou si les aventures et le manque de soins me l’ont déjà fait perdre.

Il dit ; mais le courroux des autres éclata : si le vieux allait tendre cet arc aux beaux polis !

Antinoos prit la parole et le tança :

Antinoos. — Mais tu n’as plus ta tête, ô le plus gueux des hôtes ! Que te faut-il encore ? en noble compagnie, sans le moindre travail, tu sièges au festin, tu prends de tous les plats et tu peux écouter nos dires et propos ! … Tiens-toi tranquille ! et bois !

Mais Pénélope, qui ne sait rien encore du complot, et Télémaque, dont Ulysse s’est déjà fait reconnaître, insistent pour que la demande du mendiant soit agréée :

Pénélope. — Allons ! donnez-lui l’arc aux beaux polis ! voyons s’il arrive à le tendre ! Pour moi, je vous le dis et vous verrez la chose : s’il tend l’arc, s’il obtient d’Apollon cette gloire, je lui donne les habits neufs, robe et manteau, un épieu ferré pour écarter de lui et les chiens et les hommes, un glaive à deux tranchants, les sandales aux pieds, et je le fais conduire en tels lieux que son cœur et son âme désirent.

Posément, Télémaque la regarda et dit :

Télémaque. — Ma mère, sur cet arc, aucun autre Achéen n’a le droit, comme moi, de prêt ou de refus, selon qu’il me convient ! Personne ne pourra forcer ma volonté : si même il me plaisait de donner à notre hôte cet arc à emporter, il l’aurait pour toujours… Mais rentre à la maison et reprends tes travaux, ta toile, ta quenouille ; ordonne à tes servantes de se remettre à l’œuvre…

Pénélope, en tremblant, regagna son étage, le cœur rempli des mots si sages de son fils, et lorsqu’à son étage, elle fut remontée avec ses chambrières, elle y pleurait encore Ulysse, son époux, à l’heure où la déesse aux yeux pers, Athéna, vint jeter sur ses yeux le plus doux des sommeils.

Eumée, sur l’ordre de Télémaque, prend l’arc et s’en va le porter au mendiant.

Or le divin porcher, ayant pris l’arc courbé, le portait vers Ulysse. Mais tous les prétendants le huaient dans la salle.

Un de ces jeunes fats s’en allait, répétant :

Le Chœur. — Misérable porcher, à qui donc t’en vas-tu porter cet arc courbé ?… Attends un peu, vieux fou ! auprès de tes pourceaux, abandonné de tous, les chiens coureurs que tu nourris te mangeront, si jamais Apollon et le reste des dieux daignent nous écouter !

Il disait. Le porcher remit l’arc en sa place. Mais Télémaque alors lui cria des menaces :

Télémaque. — Vieux frère, avance donc ! va lui porter cet arc !… Il t’en cuirait bientôt d’écouter tous ces gens ! Je vais te reconduire aux champs, à coups de pierres, car je suis ton cadet, mais non pas le moins fort…

Le Porcher reprend l’arc et s’en va le remettre aux mains d’Ulysse.

Ulysse tenait l’arc, le tournait, retournait, tâtant de-ci de-là et craignant que les vers n’eussent rongé la corne, en l’absence du maître, et l’un des prétendants disait à son voisin :

Le Chœur. — Voilà un connaisseur qui sait jouer de l’arc !… pour sûr, il a chez lui de pareils instruments ou songe à s’en faire un !… Voyez comme ce gueux le tourne et le retourne en ses mains misérables !

Mais un autre de ces jeunes fats s’écria :

Le Chœur. — Pour son plus grand profit, qu’il réussisse en tout, comme il va réussir à nous bander cet arc !...

Eschyle n’était que trop modeste ; mais il n’avait pas tort de dire « qu’il vivait des miettes tombées de la table homérique ». Pourtant, si nous comparons à l’épos la tragédie athénienne et notre tragédie française, peut-être n’est-il pas difficile de reconnaître que celle-ci est la plus semblable des deux au drame épique.

La tragédie athénienne fut autant influencée par la lyrique des Éoliens et des Doriens que par l’épos des Ioniens : la musique, qui y tenait autant de place que le drame, le débordait souvent ou même l’écrasait. La cithare en sourdine accompagnait jadis la voix de l’aède épique ; il peut sembler parfois que dialogues et récitatifs tragiques ne soient que l’encadrement ou l’accompagnement des chœurs et de leur triomphante musique vocale et instrumentale. Et la tragédie athénienne, ayant encore hérité des danses du dithyrambe et des fêtes dionysiaques, devint au total une sorte d’opéra, que nous ferions jouer sur l’une de nos « scènes lyriques », plutôt qu’en notre Théâtre des Français.

Il est, au contraire, des scènes de Racine et des épisodes d’Homère dont la ressemblance éclate à première lecture : on peut se demander si, dans sa captivité d’Uzès, Racine, traduisant ou notant et commentant l’Odyssée, n’en tira pas, sinon la conception, du moins le ton et l’allure de sa tragédie ; Andromaque et Iphigénie auraient fait recettes pleines devant les auditoires des cités homériques ; dans la Préface de son Iphigénie, Racine n’a pas manqué de rappeler tout ce qu’il croyait devoir au Poète, aussi bien qu’à Euripide, celui des Tragiques athéniens qu’il admirait entre tous : « J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles ».
II
REPRÉSENTATIONS ÉPIQUES

Quand les premiers Achéens descendirent en Grèce vers le xve siècle avant notre ère[5], les Mycéniens et les Égéens, leurs prédécesseurs en ce pays, usaient déjà d’une écriture, qui n’était pas l’alphabet et dont les archéologues, dans leurs fouilles de Crète, des Iles, de Troie et du Péloponnèse, ont retrouvé des documents antérieurs au second millénaire avant J.-C.

Faute de pouvoir les déchiffrer, il nous est encore impossible de voir à quels usages étendus ou restreints cette antique écriture avait été adaptée. Les rois et seigneurs de l’Archipel s’en servaient, semble-t-il, pour le classement de leurs provisions et richesses, pour l’inventaire de leurs magasins et trésors : l’avaient-ils déjà pliée à la chronique de leurs règne et vie, à la notation de leurs exploits et aventures, de leurs traditions civiles et religieuses, de leurs connaissances historiques et scientifiques, et à la composition littéraire ? Avaient-ils déjà une prose et une poésie, apparentées, comme les autres ouvrages de leurs arts et de leurs industries, aux œuvres que nous ont laissées la Chaldée et l’Égypte ?… Il faut, pour répondre, attendre l’heureux hasard d’un déchiffrement, dont la plupart de nos érudits n’escomptent plus guère la date ni même la chance.

Les Achéens des générations suivantes réclamèrent pour la dernière et la plus glorieuse de leurs dynasties, pour leurs Atrides, petits-fils de Pélops, une parenté avec les dynastes de cette Asie-Mineure des plateaux, que dominait alors l’empire militaire des Hittites : le déchiffrement des documents hittites commence de prouver la valeur de ces prétentions et les relations que les « fils d’Achéens », sur les deux rivages de l’Archipel, purent entretenir avec ce puissant empire. La poésie achéenne fut-elle de même souche étrangère que la race de Pélops et d’Atrée ? Plus proches voisins, plus intimes alliés ou ennemis des civilisations levantines, vassaux et agresseurs, tour à tour, des empires assyrien, chaldéen et pharaonique, envahisseurs et exploitants des terres syriennes, ces Hittites de race indo-européenne étaient mieux placés que leurs cousins d’Europe pour être les premiers disciples et imitateurs des littératures du Levant : nous savons qu’ils avaient transcrit dans leur langue les épopées de la Chaldée.

L’Achaïe des Atrides, aux xiiie et xiie siècles avant notre ère, avait-elle déjà son épos et ses représentations épiques ? et les petits-neveux des héros en emportèrent-ils outre-mer les chants ou les thèmes quand, au milieu du xie siècle, l’invasion du soudard dorien chassa du Péloponnèse les chefs de leur société aristocratique et les obligea d’aller chercher une patrie nouvelle dans les îles et sur les rivages de l’Ionie ?...

Ne fut-ce au contraire qu’en ces cités ioniennes que l’on entendit les balbutiements, puis les premières tirades, enfin les grandes scènes et pièces du drame épique ?
Autant de questions qui restent encore sans réponse, mais qu’un heureux apport des archéologues tranchera le jour où la côte de l’Ionie, délivrée de la servitude ottomane, s’ouvrira aux fouilles méthodiques de nos savants. Chaque libération d’un morceau de la patrie grecque a été la résurrection d’une époque hellénique. Avant Navarin et l’expédition française de Morée, nous ne savions rien de vrai sur l’Hellade classique : nos prédécesseurs des xviie et xviiie siècles la confondaient avec le reste du monde antique et tous les « Anciens », héros de Troie, orateurs et philosophes d’Athènes ou soldats des guerres médiques, étaient affublés de la toge romaine ou du casque légionnaire. Avant la libération de la Thessalie, nous connaissions moins encore l’Hellade archaïque. Avant la libération de la Crète, les manoirs et les arts minoens restaient ensevelis sous quarante siècles de ruines. Nos fils, plus heureux que nous, retrouveront et pourront étudier les sept villes d’Homère.

J’admettrais sans peine que les Achéens, même avant leur descente en Grèce, avaient déjà les rudiments de leur épos ; mais je crois qu’ils les développèrent et perfectionnèrent grandement dans leurs manoirs de Thessalie et du Péloponnèse, au contact des civilisations indigènes et étrangères. Il est possible que, même perfectionnée dans sa structure et ses moyens d’expression, même en ces terres helléniques pourvues de l’alphabet cadméen, cette forme d’art littéraire soit restée longtemps encore la propriété d’aèdes aveugles, qui conservaient et transmettaient par la seule mémoire leurs propres ouvrages et ceux de leurs devanciers : Homère est devenu dans l’histoire le vieillard aux yeux clos, et la transmission par la seule mémoire d’interminables légendes versifiées a été trop scientifiquement constatée dans les communautés les plus récentes de la famille slave, pour qu’on en puisse nier la possibilité et la longue durée lors des premières inventions épiques de la Grèce.

Il est très probable néanmoins que l’épos ne conquit sa forme définitive et ses chefs-d’œuvre que dans les cours royales des cités d’Ionie : l’émigration y avait transporté les souvenirs et les dernières modes de la féodalité héroïque ; des familles cadméennes, qui prétendaient descendre du héros phénicien Cadmos, s’étaient jointes à l’émigration des Achéens et retrouvaient en ces ports nouveaux des congénères ; car les Phéniciens tenaient encore une bonne place dans la navigation et le commerce de l’Archipel. Il ne semble pas douteux que, soit en Europe, lors de ses débuts, soit en Asie-Mineure, lors de son épanouissement, l’épos ait subi l’influence profonde des littératures levantines. La Chaldée, l’Égypte et, surtout, la Phénicie, leur élève, furent, pour l’Achaïe d’abord, pour l’Ionie ensuite et pour toute l’Hellade enfin, ce que la Grèce, à son tour, fut pour Rome, et Rome, à son tour, pour l’Occident.

Mais dans l’histoire grecque, restaurée par nos philologues et archéologues, un trou noir se creuse encore entre la Grèce mycénienne et la Grèce archaïque et classique : les cinq ou six siècles qui séparent la Mycènes d’Agamemnon et l’Athènes de Pisistrate (1200-600 avant J.-C.) nous sont à peu près inconnus : en Europe, la conquête dorienne, qui avait ruiné la culture antérieure, faisait peser sur la Grèce ce que Voltaire appelait déjà le « Moyen-Age » dorien ; en Asie-Mineure, par contre, une riche et brillante civilisation avait fait de l’Ionie la terre de la pensée et des arts helléniques. Mais de ces arts et de cette pensée, nous ne savons rien de précis : les Sept Sages et le Poète ne nous apparaissent que dans une brume de légende ; aucune fouille patiente et libre ne nous a renseignés encore sur la vie, les ouvrages, les parlers et l’écriture de cette Hellade un peu exotique. Combien d’années faudra-t-il avant que, librement explorée, elle nous rende en quantité suffisante les documents certains ? quand donc Smyrne, Éphèse et Milet nous ouvriront-elles, comme Cnossos, Mycènes et Tirynthe, toutes les archives de leur sol ? quand la terre d’Homère sera-t-elle rendue au monde civilisé ?

Touchant l’épos, néanmoins, quelques grands faits nous apparaissent, dont nous pouvons tirer ou imaginer les conséquences : le plus certain est que ces drames eurent à plaire successivement à deux sortes de public, dont la nature et les goûts étaient très différents et les exigences un peu contradictoires.

A l’origine, les aèdes composaient et récitaient leurs pièces pour une assistance que les Poésies elles-mêmes, surtout l’Odyssée, nous décrivent. Tant à Ithaque et à Sparte que chez les Phéaciens, nous voyons cet auditoire restreint d’aristocrates siéger autour d’un « grand roi » ou d’un petit prince, dans la grand’salle d’un chef héréditaire, où l’aède chantait devant une élite de nobles convives, de dames et de « riches hommes ».

L’archéologie nous montre combien cette civilisation était loin de la rudesse et de la barbarie : son cadre de richesse, d’élégance et d’art n’avait rien qui pût incliner la parole ni le geste de l’aède vers la grossièreté ou seulement vers l’outrance du ton et des mots.

Un jour l’épos, quittant ces manoirs royaux et ces petites cités aristocratiques, s’en alla si l’on peut dire, faire la province et la campagne. Un autre jour, les révolutions politiques lui donnèrent pour public en ses villes d’origine les citoyens de démocraties moins affinées et, pour voisines, les habitudes populacières de l’agora et du théâtre. Enfin le récitant de métier, le rhapsode, entreprit des tournées outre-mer, chez les lointains colons du Nouveau-Monde panhellénique, chez les cow-boys (c’est l’équivalent des boukoloï de la littérature grecque) du Far-West sicilien ou italiote et dans l’Extrême Orient de Chypre et de Naucratis… Tout changea pour les Poésies : les rhapsodes errants les mirent au service et au plaisir d’oreilles moins éprises de délicatesse que de grosses sensations et de gros rire.

Il est regrettable pour nos études homériques que nous n’ayons pas le journal minutieusement fidèle de quelqu’un de ces tragédiens ou tragédiennes d’Europe qui, les premiers, voici un demi-siècle à peine, colportaient nos tragédies et comédies européennes dans les Grandes Angleterres ou les Grandes Espagnes d’Amérique et d’Australie. La légende s’est emparée des changements, additions et coupures que devaient alors subir nos poèmes de vieille civilisation, pour s’accommoder aux hasards des traversées, des brusques arrivées et des départs, aux connaissances, aux préjugés et au goût d’une humanité plus ardente et plus neuve. L’histoire vraie de ces tournées nous rendrait, par comparaison, le sort de l’épos aux premiers temps de cette Grande Grèce des viiie et viie siècles avant notre ère.

Chez nous, les représentations exotiques de nos acteurs ont eu une influence indéniable et profonde, et durable, hélas ! sur les destinées de l’art dramatique et du métier théâtral : elles les firent l’un et l’autre, — ce que nous les voyons aujourd’hui dans toute l’Europe, — d’exhibition et de parade plutôt que de psychologie et de style… En fut-il jadis pareillement pour le drame épique ?...

Nous connaissons assez mal les représentations des rhapsodes à l’époque la plus récente ; malgré son ton de satire, le dialogue socratique, intitulé Ion, peut néanmoins nous renseigner quelque peu. Il nous montre en scène l’un de ces récitants, chamarrés et dorés comme les plus brillants de nos matadors, criant, pleurant, riant, gesticulant, mimant des yeux et de tout le visage le texte récité. Cet Ion est un acteur en tournée, qui vient de remporter le prix au concours d’Épidaure et compte le remporter au concours des Panathénées. On sait que, depuis le tyran Pisistrate (seconde moitié du vie siècle avant notre ère), la loi d’Athènes ordonnait qu’en cette grande fête, les deux Poésies fussent récitées, de bout en bout, par des rhapsodes qui se relayaient. Mais aucun auteur ancien n’a pris la peine de nous dire où et comment cette récitation continue de vingt-sept ou vingt-huit mille vers était organisée, avait lieu, était répartie sur les longues heures d’une ou de plusieurs journées.

Vaniteux à souhait, — « Viens m’entendre, Socrate ! tu verras si j’ai bien su arranger Homère », — Ion confesse volontiers ses mérites éminents ; personne au monde ne sait comme lui comprendre et représenter l’épos : « Aux passages lamentables, les larmes emplissent mes yeux ; aux passages de crainte ou d’effroi, la terreur me fait dresser les cheveux sur la tête et palpiter le cœur. »

« Arranger Homère », dit Ion : nous aurons à reprendre le mot et à montrer quelques effets de ces arrangements sur le texte traditionnel des Poésies.

Mais, avant Athènes, durant les siècles de la Grèce encore peu lettrée, où les manuscrits étaient rares, où, seuls, quelques États, quelques riches amateurs et les gens du métier possédaient par écrit les Poésies au complet, quelles libertés plus grandes encore dix générations de récitants ne durent-elles pas prendre pour gagner la faveur de l’auditoire et en tirer un meilleur salaire !

Quand tu déclames l’épos, — demande Socrate à Ion, — quand tu frappes au plus haut point ton public, en nous disant Ulysse qui saute sur le seuil, surgit devant les prétendants et verse à ses pieds les flèches, ou bien Achille bondissant sur Hector, ou le désespoir d’Andromaque, d’Hécube, de Priam, dis-moi : es-tu en pleine possession de toi-même ?… ou bien es-tu hors de toi et, dans l’enthousiasme de ton âme, te sens-tu partie des événements que tu racontes, habitant d’Ithaque, de Troie ou de quelque autre ville épique ?…

— Ce que je sais bien, — réplique Ion, — c’est que, de la scène où je suis, je regarde mon public : il faut que leurs pleurs, leurs regards étonnés, leur terreur même répondent à mes paroles. Car il me faut veiller, et sans trêve, sur eux : si je les mets en pleurs, c’est moi qui rirai en touchant leur argent ; si j’excite leurs rires à mes dépens, c’est moi qui, ne touchant pas une obole, serai dans les larmes.

Dix générations de récitants ont dû partager ce souci : « arranger » l’épos et toucher au texte du Poète ou ne pas toucher l’argent du public dut souvent être l’alternative que leur imposaient les goûts et caprices de l’auditoire ; un cœur de théâtre, un cœur grec surtout, pouvait-il longtemps hésiter ?
Si nous connaissions l’histoire et la vie des quatre siècles qui s’écoulèrent entre Homère et Hérodote, il est probable que nous apparaîtraient aussitôt dans le texte actuel des Poésies nombre d’allusions ou d’anachronismes, qui nous dénonceraient les malfaçons des rhapsodes. Mais nous ne savons presque rien des deux Grèces d’Europe et d’Asie à cette époque, et nous savons moins encore de cette périphérie panhellénique qui, de Marseille à Naucratis et de Trébizonde à Syracuse, appela chez elle tant d’aèdes et de rhapsodes et, les payant d’une main généreuse, voulut en avoir, elle aussi, pour son argent ? Et que savons-nous de la vie quotidienne de ces récitants, de leurs voyages, séjours et représentations, de leur existence à bord des lents bateaux, durant les longues heures de calme et les courtes escales ?… et des rencontres de circonstance ?… et des demandes d’un équipage qui voulait être distrait ?… et des exigences d’un auditoire rustique, qui, pas plus que ces marins, n’avait d’autre désir qu’une heure de passe-temps et de rire !… Le trouvère devenait facilement un jongleur et le métier de rhapsode, comme aujourd’hui celui d’acteur, comportait les aventures et les risques, en même temps que les fortunes les plus étranges.
Deux siècles et demi avant le temps d’Hérodote (vers 700 avant notre ère), vivait en Asie-Mineure Magnès de Smyrne, dont Nicolas de Damas nous a conservé l’histoire et le portrait : « De belle mine, de grande réputation pour la poésie et pour la musique, toujours paré de la façon la plus somptueuse, vêtu de pourpre, des ornements d’or dans sa longue chevelure, il s’en allait de ville en ville, donnant des représentations des Poésies ». Aimé des hommes, mignon du roi Gygès, il affolait les femmes et en usait à son caprice ; les maris de Magnésie du Méandre alléguèrent un passage de ses vers épiques pour lui déchirer son costume, lui raser les cheveux et le couvrir d’insultes : il avait, disaient-ils, négligé de faire en son épos une place aux exploits de leurs aïeux.

Au temps d’Hérodote, on racontait comment Arion avait été sauvé par un dauphin : il était, à vrai dire, non un rhapsode d’épos, mais un chanteur de dithyrambe ; mais, de l’épos à la tragédie, le dithyrambe fut l’un des intermédiaires. Arion était allé faire une tournée en Grande-Grèce : dans les villes italiotes et siciliennes, il avait recueilli de belles recettes qu’il rapportait à son domicile de Corinthe. À bord du vaisseau qui le ramenait, les matelots cupides résolurent de le mettre à mort pour s’emparer de sa fortune : ils lui déclarèrent brutalement leur dessein ; il les pria seulement de le laisser chanter une dernière fois, vêtu de tous ses atours ; il chanta, debout, comme en scène, sur un de leurs bancs de rame, puis se jeta à la mer en ce grand costume. C’est alors qu’un dauphin, le prenant sur son dos, le porta au rivage du Ténare...

Avant ces représentations toutes théâtrales des rhapsodes, avant leurs manières pompeuses, leurs grands gestes et leurs éclats de voix, nous ne savons rien de la récitation primitive des aèdes.

Était-elle aussi animée et scénique ? les rhapsodes ne furent-ils que les héritiers directs et les disciples fidèles des aèdes ?

Est-ce au contraire, à l’imitation et à l’école des tragédiens et comédiens de leur temps que les rhapsodes classiques prirent leurs habitudes de déclamation gesticulante ? et l’aède primitif n’avait-il auparavant que le débit rituel et l’attitude quasi hiératique d’un officiant, d’un porte-parole du dieu et de la Muse ?

L’antiquité ne nous ayant rien transmis là-dessus, toutes les hypothèses sont permises.

Mais il est probable que, de l’aède au rhapsode, un changement d’accessoire eut son importance pour la tenue et le geste du récitant. L’aède chantait sur la lyre ; il avait dans les mains « la cithare au chant clair » ; l’un de ses bras n’avait pas le geste libre ; une cithare brandie ou balancée aurait incité moins aux larmes qu’au rire. Quand ensuite le rhapsode récita et mima, ce fut le sceptre, le bâton à la main : c’est ainsi que nous le représente une peinture de vase, qui nous fournit en même temps notre plus vieux manuscrit épique ; couronné de laurier, le rhapsode est debout, drapé d’un lourd manteau de laine, dont les plis retombants laissent à nu l’épaule et le bras droit ; au bout du bras tendu, la main droite s’appuie sur une haute canne de laurier aux nœuds saillants ; de la bouche, tombent les premiers mots d’un vers écrit dans le plus vieil alphabet :

C’est ainsi qu’autrefois, dans les murs de Tirynthe...

Un calembour facile permit, dès l’antiquité classique, d’expliquer par le bâton, la verge, rhabdos, ce vieux titre de rhapsode, dont on avait perdu le sens et l’origine et qui, étymologiquement, signifierait « recouseur de chants » ; plaisant calembour ! le rhapsode aurait été le « chanteur à la verge », rhabdodos.

Il faut ne pas négliger cette différence matérielle entre le jeu du rhapsode et celui de l’aède ; il y faut ajouter surtout la différence entre les deux publics auxquels l’un et l’autre s’adressaient, l’auditoire princier, aristocratique du second et l’auditoire populaire, plus grossier du premier. Le rhapsode avait à produire sur tous les sens autant que sur l’esprit de la foule une impression brutale, de plein air. C’est un « charme », — dit l’Odyssée (XI, vers 334), — qui coulait des lèvres de l’aède dans l’oreille et le cœur de quelques privilégiés.

Cependant, sans avoir du rhapsode la jactance ni l’apparat, l’aède devait en avoir un certain métier ; car ils étaient obligés, l’un et l’autre, de parler aux yeux de l’auditoire et, dans le texte même des Poésies, la place du geste est marquée, facile à reconnaître, importante et fréquente.

Tout au long de ce texte, il est des mots, des tirades entières, qui n’ont jamais pu être prononcées par l’auteur ou par ses interprètes, sans le commentaire de la main, des yeux et du visage. L’Iliade au chant III et l’Odyssée au chant XIII nous fournissent, chacune, un exemple probant, — la scène entre Hélène et Priam sur les Portes Scées, et la scène entre Athéna et Ulysse devant la rade d’Ithaque :

— Ma fille, viens ici t’asseoir auprès de moi, dit Priam à Hélène : dis-moi quel est le nom de ce guerrier géant...

et Priam doit montrer du doigt, dans les rangs achéens, un guerrier qui domine la foule.

— Celui-là, dit Hélène, celui-là, c’est l’Atride, le grand Agamemnon.

— Et voyons ! celui-ci, ma fille, quel est-il ?

— C’est le fils de Laerte, celui-là ! c’est Ulysse.

Et le dialogue se poursuit avec cette alternance des gestes de Priam et des gestes d’Hélène.

Dans l’Odyssée, Ulysse, débarqué de nuit, en plein sommeil, par les Phéaciens qui l’ont déposé sur la rive, auprès de leurs riches cadeaux, s’éveille devant la rade d’Ithaque. Il ne peut pas reconnaître la terre des aïeux : Athéna l’a drapé d’une épaisse nuée, car elle se réserve le plaisir de lui ouvrir les yeux et de l’informer elle-même. Elle se présente à lui sous les traits d’un jeune pastoureau, « d’un tendre adolescent qui serait fils de roi ».

Ulysse en la voyant eut le cœur plein de joie. Il vint à sa rencontre et dit ces mots ailés :

Ulysse. — Ami, puisqu’en ces lieux, c’est toi que, le premier, je rencontre, salut ! Accueille-moi sans haine ! et sauve-moi ces biens !… et me sauve moi-même ! Comme un dieu, je t’implore et suis à tes genoux. Dis-moi tout net encor ; j’ai besoin de savoir : quel est donc ce pays ? et quel en est le peuple ? et quelle en est la race ?… Est-ce une île pointant sur les flots comme une aire ou, penchée sur la mer, n’est-ce que l’avancée d’un continent fertile ?

Athéna, la déesse aux yeux pers, répliqua :

Athéna. — Es-tu fol, étranger, ou viens-tu de si loin ?… Sur cette terre, ici, c’est toi qui m’interroges ? Pourtant, elle n’est pas à ce point inconnue :

elle a son grand renom, aussi bien chez les gens de l’aube et du midi que dans les brumes du noroît, au fond du monde ! La renommée d’Ithaque est allée jusqu’à Troie, que l’on nous dit si loin de la terre achéenne !

Ulysse reste incrédule tant que la déesse, dispersant la nuée, ne lui a pas montré, l’un après l’autre, tous les traits saillants de son propre royaume :

Athéna. — Je m’en vais te montrer le sol de ton Ithaque : tu me croiras peut-être ! La rade de Phorkys, le Vieillard de la mer, la voici, et voici l’olivier qui s’éploie à l’entrée de la rade. Voici l’antre voûté, voici la grande salle, où tu vins tant de fois offrir la rituelle hécatombe aux Naïades, et voici, revêtu de ses bois, le Nérite.

Ces deux passages sont les plus caractéristiques peut-être. Mais il est impossible de traduire un seul épisode homérique, sans rencontrer des locutions qui obligent au geste.

Au chant V de l’Odyssée, Calypso vient annoncer à Ulysse qu’elle consent enfin à son départ : il n’a qu’à construire un radeau et à se mettre en mer. Ulysse défiant ne veut pas croire à ces belles promesses. Calypso lui réplique :

Ce que j’ai dans l’esprit, ce que je te conseille, c’est tout ce que, pour moi, je pourrais désirer en si grave besoin ; mon esprit, tu le sais, n’est pas de perfidie ;

ce n’est pas dans mon sein qu’habite un cœur de fer ; le mien n’est que pitié.

Ces paroles sont un reproche indirect à l’amant oublieux, dont le cœur insensible et l’esprit tortueux restent impitoyables à celle qui lui fut si accueillante et bonne. Deux gestes traduiraient plus clairement cette allusion : Calypso se frappe deux fois la poitrine en disant pour moi..., dans mon sein. Faute de ces gestes, le passage a été mal compris par tels de nos meilleurs homérisants. Quelques vers plus loin, Calypso reprend la parole :

Fils de Laerte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! c’est donc vrai qu’au logis, au pays de tes pères, tu penses à présent t’en aller, tout de suite ? (Ulysse fait un signe d’assentiment)... Alors, adieu… (Ulysse fait un geste de regret) quand même !

Entre les trois parties de ce dernier vers, il faut suppléer deux réponses muettes d’Ulysse qui, par un geste de la tête ou de la main, confirme son irrévocable décision. C’est faute d’avoir noté ce geste que tel philologue déclarait apocryphes les quatre vers suivants.

Au chant I de la même Odyssée (vers 156-159), Athéna, sous les traits de Mentès, entretient Télémaque. Le repas est fini ; l’aède a préludé.

Comme, après un prélude, l’aède, débutant, chantait à belle voix, Télémaque, pour n’être entendu d’aucun autre, pencha le front et dit à la Vierge aux yeux pers : « Mon cher hôte, m’en voudras-tu de te parler ? Regarde-moi ces gens ! ils n’ont qu’un seul souci : la cithare et le chant ».

Le passage, pour être pleinement compris à première audition, comporte deux gestes : Télémaque montre d’un côté cette bande de prétendants qui festinent et, de l’autre, l’aède qui fait cette musique. Faute de revoir ce geste, certains éditeurs antiques changeaient le début du vers 159.

Il est un exemple surtout que les homérisants devraient avoir toujours présent à l’esprit, avant de critiquer ou de condamner un passage des Poésies ou une expression du Poète : au chant II de l’Odyssée, la plupart des Anciens et des Modernes proposent de supprimer le vers 191, tant la banalité, l’inutilité, l’obscurité leur en paraît grande. Il vaut mieux ne pas s’aventurer à les suivre.

Nous sommes dans l’assemblée d’Ithaque. Le vieil augure Halithersès a pris la parole en faveur de Télémaque. Eurymaque, un des prétendants, lui répond (vers 177-191) :

Tu nous parles d’Ulysse ! Il est mort, loin d’ici ! et que n’as-tu sombré en cette compagnie ! Tu te

tairais enfin, l’interprète des dieux ! tu n’exciterais plus Télémaque en sa rage ! Va voir à la maison, s’il t’a fait son cadeau ! Mais, moi, je te préviens et tu verras la chose : si ta vieille sagesse, ta docte fausseté, détournant le jeune homme, le rendent intraitable, c’est à lui tout d’abord qu’il en cuira le plus ! pense-t-il réussir jamais grâce à ceux-ci ?

Ce pluriel est-il masculin et désigne-t-il des êtres présents à l’assemblée d’Ithaque ? Il faudrait traduire alors « Pense-t-il réussir jamais grâce à ces gens ? » ou bien : « Pense-t-il réussir jamais avec ces gens ? » Dans le premier cas, Eurymaque, — dit-on — désignerait les partisans de Télémaque groupés autour d’Halithersès et, dans le second cas, il s’agirait du groupe adverse, de la bande des prétendants qu’Halithersès lui-même avait désignés, quand il disait (vers 161-165) :

Gens d’Ithaque ! écoutez, j’ai deux mots à vous dire. Mais c’est aux prétendants surtout que je m’adresse : sur eux, je vois venir la houle du désastre. Ce n’est plus pour longtemps, sachez-le bien, qu’Ulysse est séparé des siens : il est déjà tout près, plantant à cette bande et le meurtre et la mort.

Mais dans ce discours d’Halithersès, le démonstratif du vers 165 ne saurait être ambigu : il est annoncé et préparé par les « prétendants » du vers 162. Dans le discours d’Eurymaque, au contraire, rien ne nous renvoie à ces prétendants, — et rien non plus à un groupe des partisans de Télémaque, dont Eurymaque lui-même ignore la présence : Mentor ne viendra qu’ensuite parler en leur nom et prendre la défense du fils d’Ulysse.

Aussi les meilleurs de nos traducteurs d’Homère voient-ils plus volontiers dans le mot ceux-ci un neutre pluriel : à cause de ces choses ; — mais quelles choses ?...

Il suffit d’un geste pour rendre à ce vers 191 une clarté et une vigueur tout homériques. Au début de son discours, Halithersès avait parlé des prétendants qu’il désignait, dans la suite, par le mot ceux-ci. Eurymaque parle en vérité d’autres personnages qui, tout à coup, sont venus prendre en cette assemblée d’Ithaque le rôle prépondérant, — deux aigles envoyés par Zeus :

Télémaque parlait. Deux aigles, qu’envoyait le Zeus à la grand’voix, arrivaient en plongeant du haut de la montagne. D’abord, au fil du vent, ils allaient devant eux et, volant côte à côte, planaient à grandes ailes. Mais bientôt, dominant les cris de l’agora, ils tournèrent sur place, à coups d’aile pressés, et leurs regards, pointés sur les têtes de tous, semblaient darder la mort ; puis, se griffant la face et le col de leurs serres, ils filèrent à droite, au-dessus des maisons et de la ville haute.

Halithersès expliquait ce présage. Aussi, quand Eurymaque lui répond, ses premiers mots sont contre les oiseaux :

Des oiseaux ?… que de vols sous les feux du soleil !… sont-ce tous des présages ?… Si ta vieille sagesse, ta docte fausseté, excitent le jeune homme et le font intraitable, c’est à lui tout d’abord qu’il en cuira le plus ! il peut, pour réussir, compter sur ces oiseaux !

Et, du geste, Eurymaque montre ironiquement ces aigles qui disparaissent à l’horizon.

Telle est l’interprétation que rend nécessaire la comparaison avec deux autres passages de la même Odyssée. Au chant XV (vers 174), le démonstratif « celui-ci », — sans substantif d’accompagnement, — désigne l’aigle d’un présage que Zeus vient d’envoyer à Ménélas et à ses deux hôtes, Pisistrate et Télémaque.

Pisistrate reprit le premier la parole : « Pour qui donc, Ménélas, ô nourrisson de Zeus, ô meneur des guerriers, le ciel nous envoie-t-il ce présage ? réponds ! c’est pour nous ou pour toi ? ». Il dit, et Ménélas cherchait, le bon guerrier, quelle sage réponse il pourrait bien lui faire. Mais, drapée dans ses voiles, Hélène fut plus prompte : « Écoutez-moi ! voici quelle est la prophétie qu’un dieu me jette au cœur et qui s’accomplira. Pour enlever notre oie, nourrie à la maison, vous voyez celui-ci venir de son berceau et de son nid des monts… »

Autre présage au chant III (vers 377). On est sur la plage de Pylos, où Télémaque vient d’arriver, conduit par Athéna-Mentor. Tout le jour, il a pris part avec elle au sacrifice et au repas que les confédérés pyliens offraient en l’honneur de leur dieu Posidon. Mais le soir est venu : laissant le jeune Télémaque aux soins du bon vieux roi Nestor, Athéna disparaît, changée en un oiseau.

Étonné d’avoir vu de ses yeux le prodige, Nestor avait saisi la main de Télémaque et lui disait tout droit : « J’ai confiance, ami ! tu seras brave et fort, puisque, si jeune encor, les dieux à tes côtés, viennent pour te conduire. De tous les habitants des manoirs de l’Olympe, celui-ci n’est vraiment que la fille de Zeus, la déesse de gloire, cette Tritogénie… »

Il semble inutile d’insister sur le parallélisme complet de ces trois épisodes. Dans les discours de Nestor et d’Hélène, ces celui-ci sont aussi peu compréhensibles que dans le discours d’Eurymaque, si l’on ne rétablit pas le geste par lequel Hélène et Nestor montrent la région du ciel où le présage vient de s’enfuir.

Dans une traduction des Poésies homériques, on pourrait donc soit en marge, soit en italiques dans le texte, donner les mêmes indications de gestes que, dès l’antiquité, les éditeurs des Tragiques et surtout des Comiques donnaient à leurs lecteurs. À l’expérience, il m’a paru que ces indications n’étaient jamais indispensables et n’avaient, presque toujours, aucune utilité. Mais je me suis efforcé de faire sentir le geste, soit dans l’allure de la phrase, soit dans les mots eux-mêmes, et mes souvenirs de la Grèce actuelle m’ont suggéré parfois des traductions qu’à première rencontre, le lecteur jugera peut-être inexactes.

Pour peu que l’on ait vécu parmi les Grecs d’aujourd’hui, on sait comment, dans leur conversation, l’accent et le geste donnent une valeur doublée à tel mot banal : prononcées par un Moraïte qui vante les troupeaux ou les richesses de son dème, que deviennent les deux épithètes nombreux et beau ! Point n’est besoin d’un superlatif pour faire entrer ce nombre et cette beauté dans l’esprit de l’auditeur : l’accent final et le coup de voix, qui l’accompagne, suffiraient déjà sans le geste de la tête ou de la main qui les soulignent encore.

Au début de l’Odyssée, j’ai cru traduire exactement les trois beaucoup, qui reviennent en trois vers :

C’est l’homme aux Mille Tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les

mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens.
Je crois de même que les conjonctions, les adverbes et les exclamations ont une valeur qui variait avec le geste et le ton du récitant : combien de sens peut avoir à nos oreilles notre conjonction mais, suivant les phrases qu’elle oppose ou qu’elle relie ! Il m’a donc paru inexact autant qu’enfantin d’encombrer mes pages de ces et, mais, donc, qui passent pour les marques du style homérique : neuf fois sur dix, notre ponctuation suffit à rendre les liaisons ou les contrastes que devaient établir ces mots ou particules ; la dixième fois, il m’arrive de donner soit une traduction soit un équivalent du mot grec ; le geste faisait qu’en tels passages, le même mot équivalait à mais, en d’autres à eh bien ! à ah ! à même, à n’est-ce-pas ou hélas ! Et c’est ainsi qu’il faut le traduire de différentes sortes, si l’on veut garder le ton et l’allure de la déclamation.
III
EN SCÈNE

Aucun texte classique ne nous renseigne sur la mise en scène de l’épos durant les siècles des rhapsodes, et nous n’en saurions pas davantage pour le temps des aèdes, si nous n’avions pas le témoignage des Poésies elles-mêmes[6].

L’Iliade nous en apprend peu de chose, en un seul passage : au chant IX, Ulysse et Ajax, envoyés par les autres rois pour apaiser la colère d’Achille, le trouvent dans sa hutte, chantant, pour endormir sa rancœur, « la geste des héros sur la lyre au chant clair » ; Achille, disait la tradition, avait eu, dans le vieux Phénix, un maître de composition épique et un maître à chanter.

L’Odyssée, en plusieurs rencontres, est bien plus explicite : Phémios, dans le manoir d’Ithaque, chante à deux et trois reprises devant les prétendants, Télémaque et Pénélope et devant Ulysse lui-même, changé en vieux mendiant ; un aède de Ménélas, que le Poète ne nomme pas, chante à Sparte, dans le hall royal, devant Pisistrate et Télémaque, les deux hôtes du roi, et devant une réunion de nobles invités, qui fêtent le double mariage des deux infants royaux, la belle Hermione et le fort Mégapenthès ; en Phéacie, l’aède aveugle Démodocos chante dans le festin que le roi Alkinoos donne à ses douze confrères en royauté et à l’élite de ses sujets.

C’est en ce manoir phéacien que nous sont le plus longuement décrites la mise en scène et l’exécution de l’épos.

Alkinoos, dans l’assemblée du peuple, a fait décider la reconduite d’Ulysse :

Alkinoos. — Allons, vite ! tirons à la vague divine un vaisseau préparé pour son premier voyage ; dans le peuple, levons cinquante-deux rameurs de vaillance éprouvée ; chacun d’eux, à son banc, ira lier sa rame ; puis ils débarqueront et reviendront chez moi nous préparer tout aussitôt un prompt festin ;

je fournirai pour tous… Jeunes gens, j’ai parlé. Mais vous, les rois à sceptre, il faut venir aussi en ma belle demeure : je veux que nous fêtions notre hôte en ma grand’salle. Allons ! pas de refus ! et qu’on aille chercher notre aède divin, notre Démodocos que la déesse a fait le charmeur sans rival, quel que soit le sujet où l’engage son cœur.

Il dit et, leur montrant la route, il s’en alla devant les rois à sceptre. Un héraut se rendit chez l’aède divin. Cinquante-deux rameurs, levés suivant son ordre, descendirent au bord de la mer inféconde. Quand ils eurent atteint le navire et la mer, le noir croiseur fut amené en eau profonde, puis, dans ce noir vaisseau, on chargea mât et voiles ; aux estropes de cuir, on attacha les rames ; en rade, on fut mouiller sous le cap de l’aval, et l’on revint ensuite à la grande maison du sage Alkinoos…

« Tout était déjà plein, enclos, entrées et salle », ajoute le Poète. On retrouve en ces manoirs odysséens la même disposition d’ensemble et la même distribution d’espaces vides et de bâtisses que sur le plan du manoir de Tirynthe déblayé par nos archéologues. Alkinoos et Ulysse ont leur résidence fortifiée, que protège une haute et forte enceinte ; on y pénètre par un double porche épais qui donne accès dans une grande cour, au fond de laquelle un préau conduit à l’« avant-pièce » et au grand hall.

Le héraut reparut, menant le brave aède à qui la Muse aimante avait su partager et les biens et les maux, car, privé de la vue, il avait reçu d’elle le chant mélodieux. Pour lui faire une place au centre du festin, Pontonoos prit un fauteuil aux clous d’argent, qu’il s’en vint adosser à la haute colonne, et, pendant au crochet, au dessus de sa tête, la cithare au chant clair, il lui montrait à la reprendre de ses mains, puis, approchait de lui, sur une belle table, la corbeille du pain et la coupe de vin pour boire à son envie. Alors, aux parts de choix préparées et servies, ils tendirent les mains.

Quand on eut satisfait la soif et l’appétit, l’aède, que la Muse inspirait, se leva. Il choisit, dans la geste humaine, un épisode dont le renom montait alors jusques aux cieux : la querelle d’Ulysse et du fils de Pélée, leur dispute en un opulent festin des dieux, leurs terribles discours et la joie qu’en son cœur, en ressentait le chef suprême Agamemnon ; car, voyant les deux rois achéens en querelle, l’Atride repensait aux dires prophétiques de Phœbos Apollon dans la bonne Pytho, le jour qu’il en avait franchi le seuil de pierre.

Un manoir royal pour cadre ; un hall de banquet pour salle ; un festin pour occasion ; un « roi des rois », douze rois à sceptre et cinquante-deux chevaliers de la rame pour auditoire de premier rang ; une foule de servants, de familiers royaux et de populaire à l’intérieur ou aux approches de la salle : telles sont les conditions extérieures.
Un compositeur-chanteur, poète et acteur tout ensemble ; une cithare pour l’accompagnement ; une matière poétique dont l’auditoire connaît les données et les personnages et dans laquelle l’aède choisit, pour la circonstance, un épisode ; une double geste, semble-t-il, geste divine, contant la naissance, la parenté et la vie des Immortels, et geste humaine, contant les exploits et les malheurs des héros, leur vie publique et conjugale, leurs guerres et querelles : tels sont les opérateurs, les instruments, les thèmes et les ouvrages de ce genre littéraire, aux premiers débuts que nous en puissions entrevoir.

Le plan retrouvé de Tirynthe nous permet de remettre en place tous les détails que nous donne l’Odyssée sur la salle de spectacle.

Au fond de la grande cour carrée, qui a quelque dix-huit mètres de côté et qu’entourent des colonnades, derrière lesquelles s’ouvrent des magasins ou des chambres pour le personnel domestique, le « haut logis » présente sa maison des hommes, avec une façade de douze mètres de large environ et une profondeur de vingt-quatre. Le rez-de-chaussée (il n’y avait sans doute d’étages qu’en façade) est divisé en trois pièces : aithousa, préau de cinq mètres de profondeur, soutenu par deux colonnes en façade sur la cour et réuni, au fond, par trois grandes portes au prodomos, « avant-pièce » profonde de cinq mètres aussi, laquelle communique, par une porte unique, mais très large, avec le mégaron, hall ou grand’salle.

Le mégaron a dix mètres sur douze à l’intérieur ; il est enclos de murailles pleines et couvert d’une terrasse plate que soutiennent au centre quatre colonnes, formant un rectangle d’environ 5 mètres 50 de côté. Au milieu de ce rectangle, un grand foyer circulaire, — de quatre mètres de diamètre environ, — sert autant à l’éclairage de la pièce, le soir[7], qu’au chauffage durant la mauvaise saison ; la fumée s’échappe par une lanterne que les quatre colonnes supportent et élèvent au milieu de la terrasse.

Outre cette lanterne, dont les côtés restent ouverts, ce hall ou grand’salle prend jour et air par des sortes de larmiers, que les poutres laissent entre elles, au haut des murs, sous le plafond[8], et par les deux larges portes qui servent d’entrée, en venant de la cour, et de sortie, au fond, vers le reste du manoir, — vers les chambres des maîtres et le quartier des femmes. Il faut ajouter une sorte de poterne-fenêtre, qui s’ouvre à mi-hauteur de la muraille, semble-t-il, à gauche de la porte d’entrée et qui doit servir, surtout, à l’aération de la pièce et au tirage du foyer, quand le grand froid de l’hiver ou quelque furieux coup de vent oblige à tenir toutes les portes closes[9].

Dans ce mégaron « ombreux », dit le Poète, dont les colonnes et le foyer occupent le milieu, il ne reste pour les convives ou l’auditoire que les quatre couloirs entre les colonnes centrales et les murailles. Ces couloirs sont larges de trois mètres environ et longs de huit mètres en moyenne. Durant le banquet, on y aligne tables et fauteuils, côte à côte ; car chaque noble convive a, derrière sa petite table, son large fauteuil adossé à la muraille (il faut laisser le passage libre devant les deux portes de l’entrée et de la sortie). Débarrassés de leurs tables, ces couloirs, où le public s’empilerait en obstruant les portes, pourraient contenir à la rigueur deux cents auditeurs debout.

Mais les nobles convives aiment leurs aises ; ils siègent, d’ordinaire, en petit nombre, chacun derrière sa table luisante, dans son large et lourd fauteuil.

Ulysse allait entrer dans la noble demeure du roi Alkinoos. Il fit halte un instant, devant le seuil de bronze… Du seuil jusques au fond, deux murailles de bronze s’en allaient déroulant leur frise d’émail bleu… Aux murs, des deux côtés, du seuil jusques au fond, s’adossaient les fauteuils en ligne continue ; c’était là que siégeaient les doges phéaciens.

Le chiffre des convives ainsi disposés ne peut guère dépasser la quarantaine. Chacun admet parfois un ami de l’autre côté de sa table. Le chevrier Mélanthios, après avoir insulté et frappé Ulysse sur la route qui conduit au manoir, le devance, lui et le fidèle Eumée qui amène son maître ; il traverse le porche, puis la cour, le préau et l’avant-pièce, entre dans la salle et s’en vient prendre siège en face d’Eurymaque : « c’était son grand ami ». Ulysse et Eumée entrent à leur tour. Ulysse reste dans la porte et s’assied sur le seuil. Télémaque appelle Eumée à sa table :

Eumée, cherchant des yeux, vint prendre l’escabelle aux brillantes couleurs où, d’ordinaire, était assis le grand tranchant qui taillait et coupait les parts des prétendants attablés dans la salle. Eumée, portant ce siège, alla se mettre à table, en face de son maître ; quand il se fut assis, le héraut lui servit sa part avec le pain, qu’il prit dans la corbeille.

Chaque convive a sa place protocolaire. Les maîtres de maison, roi et reine, sont parfois au centre du hall, auprès ou au bord du foyer. Nausicaa, ramenant Ulysse au manoir de son père, lui donne ses derniers conseils :

Tout au bord du chemin, nous trouverons un bois de nobles peupliers : c’est le bois d’Athéna ; une source est dedans, une prairie l’entoure ; mon père

a là son clos de vigne en plein rapport, et la ville est tout près, à portée de la voix… Fais halte en cet endroit ; tu t’assiéras, le temps que, traversant la ville, nous puissions arriver au manoir de mon père. Mais lorsque tu pourras nous croire à la maison, alors viens à la ville ! demande aux Phéaciens le logis de mon père, du fier Alkinoos ; c’est facile à trouver : le plus petit enfant te servira de guide.

» Aussitôt à couvert en ses murs et sa cour, ne perds pas un instant : traverse la grand’salle et va droit à ma mère ; dans la lueur du feu, tu la verras assise au rebord du foyer, le dos à la colonne, tournant sa quenouillée teinte en pourpre de mer, — enchantement des yeux ! Ses servantes sont là, assises derrière elle, tandis qu’en son fauteuil, le dos à la lueur, mon père à petits coups boit son vin comme un dieu. Passe sans t’arrêter et va jeter les bras aux genoux de ma mère, si tes yeux veulent voir la journée du retour.

En cette soirée déjà tardive, Alkinoos, sa femme et ses convives ont achevé de dîner : on « fait cercle » après le repas ; le roi a quitté la table et la place qu’il occupait auprès de ses collègues et invités. Car le récit, que nous fait le Poète, du massacre des prétendants, peut fournir des indications précises sur les places occupées par chacun.

Télémaque, maître de maison en l’absence de son père, occupe le premier fauteuil, derrière la première table dans le couloir de droite : le couloir de façade, entre la porte d’entrée et la colonne du centre, reste vide ; c’est là que Télémaque fera installer une escabelle pour le mendiant, quand Eumée aura amené ce vieillard encore inconnu des autres convives, mais déjà reconnu par son fils. Auprès de Télémaque, les trois chefs des prétendants, Antinoos, Eurymaque et Amphinomos, occupent les fauteuils et tables nos 2, 3 et 4 du couloir de droite. Les autres prétendants, par rang d’âge ou de noblesse et de considération, se succèdent de droite à gauche tout autour de la salle, jusqu’à l’angle entre la muraille de gauche et la façade d’entrée.

En cet angle, est installé le grand vase, le cratère, où l’on mélange le vin et l’eau[10] et où l’échanson vient puiser la boisson ainsi préparée, pour s’en aller remplir la coupe de chacun des convives. Là, doit être aussi dressée la table-buffet, sur laquelle le grand tranchant fait le service que Télémaque vient de nous décrire : Eumée, en entrant, y vient prendre l’escabelle. Entre cette table et la grand’porte d’entrée, s’ouvre, à mi-hauteur de la muraille, la poterne-fenêtre, vers laquelle on peut monter soit par des gradins en escalier, soit par des entailles dans le mur plein.

Le dernier des fauteuils auprès du cratère, à l’entrée du couloir de gauche, est donné au moins honoré des convives, Liodès l’aruspice et l’augure, l’interprète des présages, l’homme des dieux.

L’Hellène de tous les temps n’a jamais eu qu’un médiocre respect pour les gens de religion et même pour les dieux : il en a toujours eu la crainte ; il s’est toujours efforcé d’en acheter la neutralité et, si possible, le bon vouloir, par des sacrifices ou des dîmes ; mais ce commerce établi et le but atteint aux moindres frais possibles, il ne s’est jamais cru obligé à trop de déférence.

Dans les villages actuels de l’Arcadie, auprès desquels je fouillais en 1888-1889 les ruines de Mantinée et de Tégée, le prêtre n’était pas compté parmi les notables : il ne recevait comme Liodès que la dernière place au festin ; on se moquait de son ignorance, de ses mains trop noires ou trop blanches, de sa gourmandise, de sa maladresse aux armes ou de son courage douteux. Le Poète en use ainsi avec le « pappas » des prétendants.
Le concours de l’arc commence. Télémaque fait inutilement le premier essai, puis il dépose l’arc et la flèche nue contre la porte, en invitant les prétendants à mieux faire.

Antinoos. — De la gauche à la droite, allons ! que nos amis viennent tous, à la file, en commençant du même bout que l’échanson !

Tous ayant approuvé ces mots d’Antinoos, ce fut le fils d’Œnops, Liodès l’aruspice, qui s’en vint le premier : son siège était au coin, tout près du beau cratère ; seul, il avait l’horreur de leurs impiétés et leur montrait son blâme. Donc il prit, le premier, l’arc et la flèche ailée et, montant sur le seuil, debout, il fit l’essai, mais ne put tendre l’arc. À tirer sur la corde, il eut bientôt lassé ses blanches mains débiles. Il dit aux prétendants :

Liodès. — Amis, ce n’est pas moi qui tendrai l’arc : à d’autres ! Mais cet arc va briser et le cœur et la vie à plusieurs de nos princes s’il est vrai que, pour nous, cent fois mieux vaut mourir que vivre sans avoir enfin la récompense d’une si longue attente, après tant de journées passées en ce manoir !

Il dit et, sur le sol ayant déposé l’arc, il l’appuya aux bois des panneaux joints et lisses, puis reprit le fauteuil qu’il venait de quitter.

Alors Antinoos se mit à le tancer :

Antinoos. — Quel mot s’est échappé de l’enclos de tes dents ! C’est un mot, Liodès, terriblement cruel ! j’enrage de l’entendre. Donc il faut que cet arc brise à bien des héros et le cœur et la vie, parce

qu’un Liodès n’a pas pu le bander !… Si tu reçus le jour de ton auguste mère, ce n’est pas pour tirer de l’arc, lancer des flèches !… Laisse un peu ! tu vas voir nos braves prétendants !

De gauche à droite, chacun des prétendants vient à son tour et échoue à bander l’arc. Eurymaque essaie le dernier, car Antinoos, quand arrive son propre tour, décide que l’on remet la suite au lendemain.

Ulysse entre alors au jeu et sa flèche ou sa pique, instrument de sa vengeance, va refaire le même tour du hall, mais en sens inverse : Antinoos et Eurymaque en sont les premières victimes et Liodès, la dernière.

Ulysse le mendiant est assis ce jour-là dans l’embrasure de la porte, à une petite table, sur l’escabelle que lui a fait donner Télémaque. Eumée, envoyé par son jeune maître, lui remet l’arc et les flèches. Ulysse tâte longuement son vieil arc pour s’assurer que les vers n’en ont pas rongé la corne, puis, sans quitter son siège ni sa table, il envoie sa flèche à travers l’avant-pièce et le préau, dans les trous des douze haches plantées en ligne dans la cour.

Alors, jetant ses loques, Ulysse l’avisé sauta sur le grand seuil. Il avait à la main son arc et son carquois plein de flèches ailées. Il vida le carquois devant lui, à ses pieds, puis dit aux prétendants :

Ulysse. — C’est fini maintenant de ces jeux anodins !… Il est un autre but, auquel nul ne visa : voyons si je pourrais obtenir d’Apollon la gloire de l’atteindre !

Il dit et, sur Antinoos, il décocha la flèche d’amertume. L’autre allait soulever sa belle coupe en or ; déjà, de ses deux mains, il en tenait les anses ; il s’apprêtait à boire ; c’est de vin, non de fin[11], que son âme rêvait !… qui donc aurait pensé que seul, en plein festin et parmi cette foule, un homme, si vaillant qu’il pût être, viendrait jeter la male mort et l’ombre de la Parque ?

Ulysse avait tiré ; la flèche avait frappé Antinoos, au col : la pointe traversa la gorge délicate et sortit par la nuque. L’homme frappé à mort tomba à la renverse ; sa main lâcha la coupe ; soudain, un flot épais jaillit de ses narines : c’était du sang humain ; d’un brusque coup, ses pieds culbutèrent la table d’où les viandes rôties, le pain et tous les mets coulèrent sur le sol, mêlés à la poussière.

Eurymaque, à la droite d’Antinoos, subit le même sort. Il a vainement essayé de fléchir Ulysse en acceptant d’avance toutes réparations que le héros exigera des prétendants. Ulysse a refusé. Eurymaque appelle ses compagnons au combat :

Eurymaque. — … Allons, glaives dehors ! contre la pluie de flèches, prenons pour boucliers nos tables et, fondant sur lui tous à la fois, tâchons de l’écarter du seuil et de la porte pour arriver en ville et crier au secours : cet homme aurait tiré pour la dernière fois !

À ces mots, Eurymaque avec un cri sauvage sortait son glaive à pointe. Mais le divin Ulysse le prévint et tira : la flèche, sous le sein, entra dans la poitrine et courut se planter dans le foie ; Eurymaque, laissant tomber son glaive et plongeant de l’avant, le corps plié en deux, s’abattit sur la table, en renversant avec les mets la double coupe ; le front frappa le sol ; le souffle devint rauque ; le fauteuil, sous le choc des talons, culbuta ; puis les yeux se voilèrent.

Amphinomos est le troisième parmi les chefs des prétendants. Il bondit de sa place et, quittant le quatrième fauteuil de droite, franchissant les deux cadavres d’Eurymaque et d’Antinoos, il passe derrière Télémaque qui siège encore en tête de la rangée. Le glaive en mains, il marche contre Ulysse. Mais Télémaque alors, l’attaquant par derrière, lui plante entre les deux épaules sa lance dont la pointe sort par la poitrine. Et Télémaque va rejoindre sur le seuil son père et les deux serviteurs fidèles, porcher et bouvier. À eux quatre, ils s’escriment de la pique contre ce qui reste des prétendants.
Les derniers survivants sont Liodès l’aruspice, Phémios l’aède et Médon le héraut. Ulysse est sans pitié pour Liodès :

Liodès. — J’embrasse tes genoux, Ulysse ! épargne-moi !… pitié !… Je te le jure : jamais dans ce manoir, je n’ai rien dit, rien fait pour outrager tes femmes ! même, quand je voyais les autres mal agir, je mettais le holà ; mais ils continuaient de se souiller les mains sans vouloir m’écouter ! et leurs folies ont mérité ce sort affreux ! Moi donc, qui n’ai rien fait qu’être leur aruspice, vais-je tomber aussi ?… n’est-il que ce paîment pour avoir bien agi ?

Ulysse l’avisé le toisa et lui dit :

Ulysse. — C’est toi qui t’honorais d’être leur aruspice ! alors, tu dus souvent prier en ce manoir pour éloigner de moi la douceur du retour et me prendre ma femme et en avoir des fils !… Ah ! non ! pas de pitié ! pas de fuite ! la mort !

Et, ramassant l’épée de l’un des prétendants, Ulysse la plonge au cou du malheureux. Dans le même angle de la salle, à gauche de l’entrée, l’aède cherche à éviter la Parque ténébreuse, « lui, qui jamais n’avait chanté que par contrainte devant les prétendants » :

Tenant entre ses bras la cithare au chant clair, il restait indécis, auprès de la poterne : quitterait-il la salle ? irait-il au dehors, à l’autel du grand Zeus, protecteur de la cour ?… dans la salle, irait-il prendre Ulysse aux genoux ?…

Il crut, tout compte fait, que mieux valait encore se jeter aux genoux de ce fils de Laerte. Donc, ayant déposé sa cithare bombée entre un fauteuil aux clous d’argent et le cratère, il courut vers Ulysse...

Télémaque intervient pour sauver Phémios et, du même coup, le héraut Médon, car « cet homme de sens » s’était caché derrière un fauteuil, sous une peau de bœuf.

Nous avons là une vue précise et complète du hall où se récitait l’épos aux temps héroïques. Ces temps sont antérieurs de deux ou trois siècles, au moins, à celui où furent composées les Poésies. Mais le Poète en connaissait les mœurs et les personnages par une longue tradition et par les œuvres de ses devanciers : « Il ne nous reste rien des poètes antérieurs à Homère, disait Aristote ; mais il n’est pas douteux qu’il y en eut et un grand nombre[12] ».

Il est fort probable que les manoirs des « fils d’Achéens », dans leurs royaumes et seigneuries de Grèce, offraient régulièrement à leurs hôtes de marque des représentations de cette sorte.
Mais en était-il encore ainsi au temps du Poète, dans ces villes d’Asie-Mineure où l’émigration achéo-ionienne était venue fonder ses sociétés nouvelles ?

Bien des changements étaient survenus au long des trois siècles qui séparaient le Poète de ses héros. À la féodalité de sang divin, avait succédé une aristocratie de richesse et d’intelligence, qui, du commerce et du savoir, non plus seulement de la guerre et de la vaillance, faisait les principaux de ses soucis et de ses mérites. Aux manoirs d’Europe, s’étaient substituées des cités populeuses et industrieuses : toujours régies par des dynasties héréditaires, elles se plaisaient à en faire remonter l’origine aux plus authentiques héros de l’épos, aux « Croisés » de la guerre de Troie ; mais déjà leur peuple de citoyens ne voyait plus en ces royautés que des magistratures, dont le pouvoir devait être limité par les désirs et intérêts de la communauté et dont les plaisirs et bénéfices devaient être partagés par la foule.

Le drame épique et sa mise en scène avaient dû s’accommoder aux besoins de ce nouvel état social : le mégaron ne pouvait plus suffire à contenir les milliers de spectateurs qui, les jours de fêtes, accouraient entendre le rhapsode. Il fallut préparer de véritables théâtres, provisoires ou définitifs, dont nous ne connaissons rien encore, mais dont, quelque jour, les fouilles d’Asie-Mineure nous rendront le type le plus ancien.

Risque-t-on de se tromper beaucoup, en supposant que ces théâtres primitifs de la Grèce ionienne furent les modèles que, par la suite, imita la Grèce classique en toutes ses villes du Levant et du Couchant ? de même, quand la loi athénienne installa les représentations des Poésies complètes, à cette fête des Panathénées, qui commémorait la fédération en un État des anciens dèmes autonomes de l’Attique, ne fut-ce pas un emprunt à ces fêtes des Panionia, où le temple de Posidon, sur le détroit de Samos, réunissait les confédérés de toutes les cités ioniennes ?...

Nous n’avons sur ces lieux de spectacle aucun autre indice que les Poésies elles-mêmes ; mais leur témoignage peut suffire. Notre épos homérique suppose, en effet, un tout autre genre de représentations que la « musique de chambre » des anciens manoirs, à en juger par le nombre et la longueur des scènes dont le drame épique d’alors était composé.

Les chants de l’aède, dans le mégaron d’autrefois, avaient, semble-t-il, une durée assez longue, coupée de pauses. Démodocos chante la Querelle d’Achille et d’Ulysse :
Or, tandis que chantait le glorieux aède, Ulysse avait saisi son écharpe de pourpre et, de ses mains vaillantes, la tirait sur son front. De cette grande écharpe, il voila ses beaux traits : devant les Phéaciens, il eût rougi des pleurs qui gonflaient ses paupières ; mais, à chaque repos de l’aède divin, il essuyait ses pleurs, rejetait son écharpe et, de sa double coupe, faisait l’offrande aux dieux, puis, à chaque reprise, quand, charmés de ses vers, les chefs des Phéaciens redemandaient l’aède, Ulysse, ramenant l’écharpe, sanglotait...

Le thème de la Querelle ou Dispute semble avoir été l’un des plus familiers aux poètes de l’épos. Querelle de Philoctète et des autres chefs achéens à Ténédos ; dispute d’Ulysse et de Palamède ; querelle d’Achille et de Thersite ; querelle d’Ulysse et d’Ajax pour les armes d’Achille ; querelle d’Ulysse et de Diomède au sujet du Palladion, etc., etc. : c’est une dizaine de ces thèmes que nous connaissons, bien ou mal, soit par les Poésies, soit par le Cycle épique, dont les Anciens nous ont conservé quelques lambeaux.

Au début de l’Iliade, la querelle d’Achille et d’Agamemnon en est l’exemple le plus complet qui nous soit resté. Dans le texte actuel, elle pouvait englober les 437 premiers vers du chant I ; mais les Alexandrins dénonçaient déjà ou expulsaient comme «  bâtards » ou « superflus »[13] une trentaine de vers au moins.

C’est sur ce modèle que j’imagine le chant de Démodocos : il devait durer une heure et demie environ, et l’on pourrait aisément trouver, dans notre texte de l’Iliade, les pauses qui permettaient au chanteur de reprendre haleine et au public, de ne plus se taire pendant quelques instants.

La séance se répète le même jour chez Alkinoos, en un second festin :

Comme on tranchait les parts et qu’on mêlait le vin, le héraut reparut, menant le brave aède Démodocos, que tout ce peuple révérait ; il s’en vint l’installer au centre du festin, le fauteuil adossé à la haute colonne. Ulysse l’avisé appela le héraut, puis, taillant au filet d’un porc aux blanches dents un morceau que bardait une abondante graisse :

Ulysse. — Héraut, prends cette part et la porte à l’aède ! qu’il mange ! et dis-lui bien que, malgré mon chagrin, je veux le saluer ! Il n’est homme ici-bas qui ne doive aux aèdes l’estime et le respect : car n’apprennent-ils pas de la Muse leurs pièces ? la Muse qui chérit la race des chanteurs !

Il dit : prenant la viande en ses mains, le héraut s’en fut l’offrir à son seigneur Démodocos.

Alors aux parts de choix préparées et servies, on tend les mains ; on mange ; on boit ; quand on a satisfait la soif et l’appétit, Ulysse s’adresse à l’aède :

Ulysse. — C’est toi, Démodocos, que, parmi les mortels, je révère entre tous, car la fille de Zeus, la Muse, fut ton maître, ou peut-être Apollon ! Quand tu chantes si bien le sort des Achéens l’as-tu vu de tes yeux ou par les yeux d’un autre ?… Mais poursuis ! et dis-nous l’histoire du cheval et comment le divin Ulysse introduisit ce piège dans la Ville, avec son chargement des pilleurs d’Ilion ! Si tu peux tout au long nous conter cette histoire, j’irai dire partout qu’un dieu, qui te protège, dicte ton chant divin.

« Il eut à peine dit que, sous l’élan du dieu, l’aède préludait, puis leur tissait son hymne » (notons bien ce terme de métier, qui ne se rencontre nulle part ailleurs dans les Poésies).

L’aède prit la scène au point où ceux d’Argos, ayant incendié leurs tentes, s’éloignaient sur les bancs de leur flotte ; mais déjà, aux côtés du glorieux Ulysse, les chefs étaient à Troie, cachés dans le cheval que les Troyens avaient tiré sur l’acropole. Le cheval était là, debout, sur l’agora ; assis autour de lui, les Troyens discouraient pêle-mêle, sans fin, sans pouvoir entre trois avis se décider : les uns auraient voulu, d’un bronze sans pitié, éventrer ce bois creux, et d’autres le tirer jusqu’au bord de la roche pour le précipiter, et d’autres le garder comme une grande offrande qui

charmerait les dieux. C’est par là qu’après tout, ils devaient en finir : leur perte était fatale, du jour que leur muraille avait emprisonné ce grand cheval de bois, où tous les chefs d’Argos apportaient aux Troyens le meurtre et le trépas… Et l’aède chanta la ville ravagée et, jaillis du cheval, les Achéens quittant le creux de l’embuscade, et chacun d’eux pillant son coin de ville haute, et, brave comme Arès, Ulysse accompagnant le divin Ménélas jusque chez Déiphobe, et tous deux affrontant la plus dure des luttes et devant leur victoire au grand cœur d’Athéna.

Ce second festin et cette seconde audition de l’aède font partie de la longue interpolation des Jeux, dont nous avons constaté déjà la « bâtardise » et qui n’est ni de la même main ni de la même date que le reste des Récits chez Alkinoos. S’il en fallait une nouvelle preuve, on la trouverait aussitôt dans certains de ses mots qui sonnent étrangement devant des rois de droit divin ; ils ne peuvent convenir qu’à une cité récente de la Grèce démocratique : ce sont des magistrats choisis dans le peuple, des aisymnètes, qui préparent l’arène ; le mot ne se retrouve qu’en une grossière interpolation de l’Iliade. Tout respire la démocratie en cet épisode où les personnages estimés et admirés du public sont, non plus les nobles et les braves, mais l’athlète et l’orateur ; cinq vers, qui ne sauraient disparaître, sont, à la gloire de l’orateur, une transposition des éloges qu’Hésiode décernait au sage roi du bon vieux temps, pasteur et juge de son peuple ; vers par vers, hémistiche par hémistiche, on peut suivre le travail du copiste dans ce discours d’Ulysse répondant aux insultes du jeune Euryale :

Ulysse. — C’est bien mal dit, mon hôte ! Un maître fou, c’est toi ! Beauté, raison, bien dire, on voit qu’en un même homme, les dieux presque jamais ne mettent tous les charmes. L’un n’a reçu du ciel que médiocre figure ; mais ses discours sont pleins d’une telle beauté qu’il charme tous les yeux : sa parole assurée, sa réserve polie le marquent dans la foule ; quand il va par les rues, c’est un dieu qu’on admire…. J’en sais d’autres qui sont d’une beauté divine, mais qui, dans leurs discours, manquent toujours de grâce… C’est ainsi que, sur toi, brille tant de beauté qu’un dieu même n’aurait pas fait plus bel ouvrage. Mais ton esprit, du vent !… Tu m’as levé le cœur au plus profond de moi, avec tes mots de rustre !…

Il ne faut donc user de ce second chant de Démodocos qu’avec toutes les réserves que comporte sa douteuse origine et sans une pleine confiance dans les renseignements qu’il nous fournit.

Cet épisode interpolé des Jeux est, néanmoins, d’une époque assez haute encore et d’un auteur qui connaissait les mœurs homériques. L’aède chante ici un épisode dont notre texte de l’Iliade et celui de l’Odyssée nous offrent des similaires de même thème et de pareille longueur.

Que l’on prenne, si l’on veut, au chant X de l’Iliade, l’expédition d’Ulysse et de Diomède au camp des Troyens et l’enlèvement des chevaux de Rhésos. Les Alexandrins savaient que cette « rhapsodie » n’appartenait pas à la Poésie authentique : elle y avait été introduite, disaient-ils, par le tyran d’Athènes, Pisistrate. Elle compte dans le texte actuel 578 vers, qui pourraient se couper en deux morceaux, — en deux scènes, — juste à la moitié du chant actuel.

Les 295 premiers vers racontent le conseil que tiennent les chefs des Achéens durant une nuit d’angoisse, dans leur camp assiégé par Hector et entouré des feux de l’ennemi : on fait choix de deux héros pour aller aux renseignements ; Diomède et Ulysse acceptent cette entreprise périlleuse...

Une pause serait ici en bonne place...

Les 283 vers du second morceau racontent d’abord le conseil symétrique des chefs Troyens et l’envoi au camp achéen de l’espion Dolon (d’où le titre de Dolonie, que les Anciens donnaient à cet épisode) ; Ulysse et Diomède rencontrent Dolon et le tuent ; puis ils pénètrent dans le camp des Troyens, y font un massacre de guerriers thraces et en ramènent les fameux coursiers de leur chef.

En cet épisode indépendant et complet, que l’on peut, sans cassure ni mutilation, extraire de la Poésie, nous avons l’équivalent le plus exact du second chant de Démodocos, avec ses deux « tirées » (c’est la traduction du mot grec oimé, dont use le texte odysséen) ou « hymnes » (comme on dit aux temps classiques).

Pour traduire rigoureusement ce mot d’« hymne », humnos, dont le sens étymologique est « tissu », il faut recourir au français « lé » : le chanteur épique « tissait ses lés » ; il en tissait un premier, puis un second, puis toute une suite de même largeur (en vers de même mètre) et de même longueur (avec le même nombre de vers) ; il les cousait enfin l’un à l’autre pour en faire sa « pièce », comme nos tisseuses d’autrefois cousaient plusieurs lés ensemble pour faire un drap ou un rideau.

Le mot mystérieux de rhapsode, « couseur de chants », « assembleur de lés », viendrait-il de là ?

L’antiquité nous a transmis des « hymnes » dits homériques. D’une époque postérieure aux Poésies, ils semblent néanmoins de même facture que ces lés des plus vieux aèdes. Ce sont des épisodes séparés ou mal unis de la « geste des dieux », qui, jusqu’aux temps classiques, gardèrent leur contexture archaïque, ainsi qu’il arrive souvent aux écrits et aux usages rituels (cf. la Théogonie hésiodique) : ils ne connurent pas le stade de développement où les Poésies amenèrent la « geste des hommes ».

Dans la geste d’Apollon, l’un de ces hymnes homériques a pris pour sujet deux miracles du dieu en deux lés, l’un de 175 et l’autre de 365 vers, qui furent tantôt réunis en une pièce unique, tantôt séparés sous deux titres analogues : Hymne à Apollon Délien, Hymne à Apollon Pythien. La langue et l’orthographe de ces deux lés sont de même date que celle de nos Jeux odysséens.

Les 580 vers de l’Hymne à Hermès sont peut-être d’une époque un peu plus récente : entre les vers 312 et 313, la pause de l’aède est marquée dans ce texte double.

L’Hymne à Aphrodite ne comporte qu’une « tirée » de 295 vers. Mais dans les 496 vers de l’Hymne à Déméter, la suture est visible et la pause, commode, après le vers 292.

Nous retrouvons donc, ici encore, le type des chants que le Poète et ses successeurs mettaient dans la bouche de Démodocos. Mais il en va tout autrement dans l’œuvre du Poète lui-même.
Lorsque, dans les Poésies, éditées par les Alexandrins et séparées par eux en XXIV tranches, nous aurons retrouvé et rétabli la structure originale, il apparaîtra que la geste d’Ulysse n’est ni une simple collection d’épisodes plus ou moins séparés ou accouplés, ni une suite arrangée d’épisodes indépendants, dont chacun, différent du voisin par la facture, la langue et la date, pourrait être étudié séparément aujourd’hui, comme il pouvait jadis faire le sujet d’une récitation séparée. Cette geste est la réunion de trois « pièces » unitaires, composées, chacune, de plusieurs épisodes, qui, autonomes, mais inséparables, se suivent, s’agencent entre eux et forment un triple ensemble sous trois titres : Le Voyage de Télémaque, Les Récits chez Alkinoos, La Vengeance d’Ulysse.

La plus courte de ces pièces, le Voyage, avait quelque 1.600 vers séparés en quatre scènes ou épisodes de 390 vers en moyenne.

La plus longue, la Vengeance, en ses dix épisodes de 370 vers en moyenne, dépassait 3.700 vers au total.

Les Récits chez Alkinoos tenaient le milieu, avec un plus grand nombre d’épisodes plus courts : 11 lés de 270 vers en moyenne.

Nous avons là, à n’en pas douter, des ensembles destinés à la représentation devant le grand public, en des journées consacrées tout entières à des fêtes théâtrales, — telles, ces journées des temps classiques, où les Athéniens allaient écouter les grands ensembles de leur drame tragique. Chacun de ces ensembles athéniens comportait, on le sait, trois tragédies et une pièce satyrique. Le drame épique, tel que nous l’offrent les Poésies, suppose la même assistance de tout un peuple à un festival civique, par suite en un lieu de spectacle populaire, qui n’a plus rien du hall aristocratique où les nobles fils d’Achéens se donnaient, en petit comité, le luxe d’une audition entre quatre murs.
IV
DICTION ÉPIQUE

L’Égypte des Ptolémées vient de nous rendre dans les ruines ou les déchets de ses bourgs désertiques, des manuscrits d’Homère sur papyrus, qui ont remis en lumière le caractère le plus important peut-être de l’épos, la marque certaine et, pourtant un peu oubliée, que le texte des Poésies fut composé pour la diction scénique et non pour la lecture solitaire ni la récitation privée.

Nos prédécesseurs les plus récents ne connaissaient les vers du Poète que par les manuscrits sur parchemin de Byzance, dont le plus ancien n’était pas antérieur au xe siècle de notre ère, au temps de notre Charles le Simple. Nous avons aujourd’hui des manuscrits alexandrins sur papyrus qui datent du iiie siècle avant J.-C.

Les manuscrits de Byzance s’adressaient aux gens d’étude et au public scolaire : ils étaient disposés, pour la plupart, comme ceux de l’Énéide ou des épopées alexandrines et romaines. Les plus vieux papyri sont d’un temps où l’épos se récitait encore à haute voix dans les festins, se jouait peut-être encore devant la foule ou devant quelques amateurs attardés aux conceptions et plaisirs d’autrefois. L’épos de ces papyri est disposé à la mode archaïque, comme une suite théâtrale de dialogues, de monologues et de récitatifs, comportant les mêmes répartitions et alternances de rôles que la tragédie et la comédie. Les papyri portent les marques de ces alternances, — « interlocutions », disent les paléographes.

L’un d’eux, le papyrus Bankes, aurait dû, dès 1860, mettre en éveil nos éditeurs d’Homère. Dès 1892, surtout, les avertissements du philologue genevois, Jules Nicole, auraient dû réformer la manière dont nous présentons Homère aux générations nouvelles. Ces avertissements n’ont pas encore été écoutés : nous en restons à la routine de Byzance et de Rome. Jules Nicole écrivait en 1892 :

Les « interlocutions » des Anciens, — mises à la marge pour distribuer le texte d’un dialogue entre les différents personnages, — avaient leur place la plus naturelle dans les manuscrits des poètes dramatiques, où on les trouve en effet, tantôt donnant les noms des personnages, tantôt marquant d’une simple barre

les changements de rôle. Le texte d’Homère a été assimilé par les éditeurs de l’antiquité à celui des poètes dramatiques : l’assimilation était d’autant plus inévitable que Platon et Aristote voyaient dans Homère le plus ancien des poètes dramatiques et que ceux-ci, d’ailleurs, n’avaient pas attendu les philosophes pour se réclamer de lui.

Les noms des dieux et des héros, — poursuivait J. Nicole, — indiquèrent donc régulièrement leur tour de parole dans les manuscrits antiques d’Homère ; on marquait aussi le tour du Poète lui-même à chaque reprise du récit : dans le papyrus Bankes, les « interlocutions » donnent au complet les noms des personnages ; quant au nom du Poète, il est figuré par un sigle formé des trois lettres poi (abréviation du mot grec poiétès).

D’assez nombreux papyri sont venus confirmer les données de ce papyrus Bankes. Nous aurions à alléguer sans doute beaucoup d’autres exemples, si nos trois ou quatre cents papyri homériques avaient encore leurs marges : par malheur, les bords usés ou rongés de ces rouleaux fragiles ont disparu, avec le début des vers, dans les neuf dixièmes des cas.

Le nombre des papyri à « interlocutions » écarte l’hypothèse que nous avons en eux des manuscrits spéciaux, copiés en forme de « rôle », pour la seule clientèle des gens de métier et pour la seule récitation théâtrale. Quelques rares manuscrits byzantins nous donnent, eux aussi, les preuves directes et indirectes que les copies helléniques, leurs sources lointaines, portaient les mêmes « interlocutions » : tantôt, — preuve directe, — ils ont en marge, de-ci de-là, un nom de personnage ; tantôt, — preuves indirectes, — ils commettent ou font commettre à nos éditeurs d’aujourd’hui de fâcheuses erreurs par une méprise de leurs signes marginaux.

Les « interlocutions » étaient parfois de simples barres, comme les tirets que nous mettons devant les paroles des divers personnages dans les dialogues de nos romans. Or, parmi les « signes critiques », dont les éditeurs alexandrins peuplaient les marges de leurs Homères, l’obel était la marque d’infamie par excellence, qui stigmatisait les vers « bâtards » : l’obel était la broche, dirigée contre la tête de ces intrus et menaçant de les transpercer. Or il est arrivé assez souvent que copistes byzantins ou éditeurs modernes ont confondu la barre d’« interlocution » et la broche d’infamie, lesquelles, de même forme, étaient seulement de longueur différente : nos éditeurs les plus scientifiques d’aujourd’hui croient suivre les conseils des Alexandrins en proclamant donc la bâtardise et en proposant la condamnation et l’expulsion de tels et tels vers de nos Poésies, dont la disparition rendrait inintelligible, parfois, un épisode tout entier[14].

Une édition et une traduction d’Homère, conformes aux dernières découvertes de la science philologique, doivent se présenter aux yeux comme un livret de poème dramatique, avec les noms des personnages indiquant en marge les alternances du dialogue.

Les exemples de ma traduction, que j’ai allégués plus haut, montrent que j’ai suivi cette règle. Il m’a semblé inutile néanmoins de noter aussi en marge le nom du Poète, chaque fois que le dialogue fait place au récit : nos moyens typographiques permettent d’indiquer clairement ce changement de personnage ; un alinéa et une majuscule m’ont paru suffire.

On ne saurait objecter que pareille disposition du texte n’est pas conforme aux intentions du premier auteur et qu’elle ne fut imaginée qu’ensuite, soit par les éditeurs et grammairiens, soit par les récitants de métier et pour la commodité de leur métier. Une simple comparaison entre l’Énéide et les Poésies homériques ferait tomber aussitôt l’objection.

Dans l’Énéide, composée pour être lue et non pour être représentée, le dialogue s’annonce de diverses façons. C’est, quelquefois, par un vers entier :

Ad quem tum Juno supplex his vocibus usa est…

Le plus souvent, ce n’est que par une moitié ou un fragment de vers :

Æolus haec contra : « Tuus, o regina, quid optes…

Ces formules d’annonce sont d’ordinaire séparées du discours ; mais elles peuvent y être mêlées :

Constitit et lacrimans : « Quis jam locus, inquit, Achate…

Il arrive même que la formule d’annonce soit rejetée à la fin du discours :

« O fortunati quorum jam mœnia surgunt ! »
Æneas
ait et fastigia suspicit urbis…

Les discours de l’Énéide commencent et se terminent souvent avec le vers. Mais souvent aussi, ils empiètent sur le début du vers précédent ou suivant :

Quove tenetis iter ? » Quærenti talibus ille...

Ici encore, Virgile est un fidèle disciple, un imitateur trop docile, non pas d’Homère, mais des poètes et éditeurs alexandrins : il n’a fait que suivre les exemples d’Apollonios de Rhodes en ses Argonautiques.

Dans les Poésies homériques, un discours ne commence et ne finit jamais autrement qu’avec le vers en tête et en queue, tout discours est toujours nettement séparé et de son annonce et de la reprise du récit ; il ne se mêle jamais ni à l’une ni à l’autre, même quand il n’est composé que de deux vers, même quand il tient en un seul.

Les mêmes formules un peu monotones d’annonce, de conclusion et de reprise se retrouvent, en des vers pareillement disposés, même quand l’un des personnages homériques rapporte le dialogue qu’il eut en telle ou telle rencontre, — tel le récit que Ménélas fait à Télémaque de ses conversations avec Protée et Idothée :

Le robuste Protée, un des Vieux de la Mer, a pour fille Idothée dont je touchai le cœur. Elle vint m’aborder, un jour que j’errais seul...

— Debout à mes côtés, elle prend la parole :

« C’en est trop, étranger ! n’es-tu donc qu’un enfant ou qu’un faible d’esprit ?… ou t’abandonnes-tu toi-même et trouves-tu plaisir à tes souffrances ?…

— A ces mots de la Nymphe, aussitôt je réponds :

« Je ne sais pas ton nom, déesse ; mais écoute…

— Je dis. Elle reprend, cette toute divine :

« Oui, je veux, étranger, te répondre sans feinte…

— A ces mots de la Nymphe, aussitôt je réponds :

« Alors conseille-moi !… quelle embûche dresser à ce vieillard divin ?…

— Je dis. Elle reprend, cette toute divine :

« Quand le soleil, tournant là-haut.

Comparez le récit qu’Énée fait à Didon : on louera sans doute le soin avec lequel Virgile a voulu éviter la monotonie des formules homériques : grand gain littéraire à coup sûr ! Mais essayez de réciter l’un et l’autre passage devant un auditoire : quel avantage reprend tout aussitôt le texte du Poète !

Le récitant a ses changements de voix et de ton indiqués d’avance par ce texte même, bien visibles à ses yeux, à son esprit, à sa mémoire : de même que le Poète encadre ses discours de deux vers formulaires, le récitant pourra, — c’est assurément ce qui se passait dans la récitation antique, — les annoncer et les conclure, les encadrer par un changement de ton, un abaissement, un ralentissement ou une accélération de la voix, les mettre ainsi en relief, en mieux marquer le mouvement et le caractère.

Nous avons peut-être un souvenir et comme un témoin de cette récitation antique dans la liturgie chrétienne et la lecture à haute voix de certains dialogues des Évangiles, où le prêtre indique par les inflexions et la hauteur de la voix les changements d’interlocuteurs. L’Église hérita peut-être, à travers les grammairiens gréco-romains, de cette « lecture scénique », dont les disciples de Denys le Thrace nous ont conservé les règles.

On imagine sans peine comment l’auditoire, de son côté, regagnait en clarté et en sécurité ce qu’il perdait en variété de métrique et de vocabulaire. Certains rappels étaient là pour l’empêcher de s’égarer ou pour le remettre en bonne voie, s’il avait eu un moment de distraction ou d’incompréhension. La monotonie même de certaines formules l’avertissait fermement, sans que jamais son oreille pût s’y tromper.

Le Poète, en effet, donne à chaque personnage comme un leitmotiv d’entrée, où les noms, qualités et origine de chacun sont énumérés et parfois répétés :

Le vieux maître des chars, Nestor, prit la parole...
Eurymaque, un des fils de Polybe, intervint...
Antinoos, un fils d’Eupithès, s’écria...

Jamais un auditoire même lointain, même houleux, même distrait, ne pouvait prendre pour un discours de Mentor ou de Laerte les paroles d’Ulysse ou de Télémaque.

Posément Télémaque le regarda et dit...

est la formule habituelle : le fils d’Ulysse doit apparaître, dans sa conduite et dans son langage, comme un jeune homme mûri avant l’âge, réfléchi, posé, héritier de la prudence, sinon de toute l’ingéniosité paternelle...

Comment confondre entre elles les « annonces » de Ménélas, d’Ulysse et d’Eumée ?

En réponse, le blond Ménélas répliqua...
Ulysse l’avisé lui fit cette réponse...
Mais toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse...

ou les annonces de Pénélope, d’Euryclée, d’Athéna et de Nausicaa ?

La plus sage des femmes, Pénélope, reprit...
Athéna, la déesse aux yeux pers, répliqua...
Nausicaa disait à ses filles bouclées...
La nourrice Euryclée lui fit cette réponse...

Que l’on compare tels passages de l’Énéide où, non pas même l’auditeur, mais le lecteur le plus attentif a grand’peine à discerner les noms et qualités du personnage qui prend la parole[15]… Par vingt exemples, on montrerait cette différence essentielle entre l’Énéide, « page d’écriture », s’adressant à l’esprit et aux yeux d’un lecteur, et les Poésies homériques, « œuvre de scène », s’adressant aux oreilles d’un auditoire.

Ces formules d’annonce et de conclusion semblent remonter à une lointaine tradition préhomérique : elles sont chargées parfois de mots archaïques, dont l’exacte signification échappait déjà aux lettrés de l’antiquité classique et peut-être même aux auditeurs des plus vieux aèdes[16] : ces mots sont l’héritage d’un long passé, le souvenir d’un âge où le sens et la forme des vocables correspondaient exactement au parler de l’auditoire. On peut douter, en effet, qu’au temps du Poète, on employât encore dans le parler quotidien telles de ces formules héritées des plus vieux drames épiques ou que même on les comprît mieux que nous. La place de ces archaïsmes dans les vers d’annonce en explique la survivance en nos Poésies : d’un autre dialecte et d’une autre époque, plusieurs témoignent d’une usure qui implique une très longue vie littéraire. En veut-on un exemple ?

On traduit, d’ordinaire, la formule d’annonce de Nestor par : « Nestor, le cavalier de Gerène, leur dit »… C’est ainsi que les Anciens déjà rendaient l’épithète gérènios, accolée au nom du roi de Pylos, et ils plaçaient l’éducation de Nestor dans une ville de Gérène, qui n’avait jamais appartenu à son royaume. Il semble qu’en vérité nous ayons là un vieux doublet archaïque de l’autre épithète géron, « le vieillard » qui, souvent, remplace gérènios auprès de Nestor.

On méconnaît donc la vraie nature et la longue histoire du texte homérique si, dans une traduction, on néglige ou l’on transforme ces formules du dialogue. Il faut les traduire tant aux yeux qu’à l’esprit du lecteur et leur garder la même place indépendante entre les couplets du récit ou des discours.

Mme Dacier croyait faire œuvre pie en rompant un peu, par des rejets ou des oublis, la monotonie de cette disposition formulaire :

Je vous dirai la vérité telle que je la sais, répondit le prudent Télémaque ; ma mère assure...

Non, reprit Minerve, les dieux ne veulent pas...

Généreux étranger, répondit Télémaque, puisque...

— A cette proposition, Eumée entra dans une véritable colère : « Eh ! mon hôte ! dit-il...

J’ai voulu, dans ma traduction, toujours rendre le vers formulaire du grec par une formule française de même longueur et de même ton, et tous les mots du grec par des équivalents français, sans craindre de faire saillir parfois les intentions du Poète.
J’avoue ne pas m’être toujours astreint à traduire de même façon précise les mêmes mots, lorsque je les rencontrais en des annonces de personnages différents. Je n’ai vu aucun mal à rendre le même verbe grec tantôt par

Eurymaque, un des fils de Polybe, intervint...

et tantôt par

Le fils de Phronios, Noémon repartit...

répliqua...

Ces trois mots français m’ont paru également propres à traduire le seul et même mot dont use le Poète. Les mots, en effet, importent beaucoup moins que l’allure générale et la longueur de la formule. Dans les plus vieilles éditions homériques, dont les Anciens aient eu connaissance, comme dans les manuscrits que nous a légués l’antiquité plus récente, telles de ces formules d’annonce étaient déjà sujettes à des variantes de mots, qui n’en modifiaient pas le sens général et qui en respectaient pleinement le rôle, le rhythme et la longueur, — les trois éléments essentiels qu’à mon tour, j’ai tenu à respecter.

Les Anciens avaient nettement défini les qualités fondamentales qu’exigeaient de la diction épique les goûts, plaisirs et commodités de l’auditoire : avant tout, l’oreille de ce public devait être prise par le jeu des sons et des mots ; puis son esprit voulait comprendre à première rencontre, sans la moindre peine ; son urbanité, — les Hellènes disaient « astéisme » (astu, ville), — sans être toujours très délicate, ne réclamait ni violences ni grossièretés ; enfin, son ironie ou sa subtilité l’inclinant au sourire ; son sens de la mesure et de la réalité répugnait à toute exagération. La réunion de ces qualités, au dire des anciens Commentateurs, faisait le ton et le style vraiment homériques : ceux-là seuls ne les goûtaient pas ou en supportaient l’absence, qui ne pensaient pas homériquement.

Pour étudier avec méthode ces diverses qualités, on les groupait volontiers sous trois rubriques : sonorité, clarté, urbanité. Au gré des Commentateurs anciens, c’est dans les trois vers odysséens 431-433 du chant XVI que l’on pouvait rencontrer l’assemblage parfait de ces qualités.

On admirait, avant tout, dans les Poésies, la musicale adaptation du langage aux nécessités de la récitation et aux jouissances de l’ouïe, le « beau parler », euphonie, calliphonie, l’harmonie et l’habile mélange non seulement des sons, mais des lettres même. Pour les Hellènes, l’art était une source de jouissances sensuelles autant qu’intellectuelles, une joie de l’œil ou de l’oreille autant que de l’esprit, et c’est aux oreilles les plus sensibles que les Poésies avaient eu à plaire.

Les Anciens saluaient dans Homère le plus grand de leurs poètes, mais aussi de leurs artistes de la voix : il était le chef du chœur oratoire, le modèle, le maître de toute rhétorique. Mais, source de « belles paroles », la rhétorique des Hellènes était la science moins de la composition que de la diction, l’art de l’élocution plus que de la pensée ou du style : elle apprenait à jouer de la voix, comme le maître de musique à jouer de la flûte ou de la lyre ; elle en découvrait et détaillait toutes les ressources et toutes les combinaisons. Homère était le plus habile de ces musiciens.

Le « beau parler », la calliphonie, pour les Anciens, n’était pas seulement le choix des mots, la cadence et la variété des rhythmes, l’harmonie et la fluidité continue du texte, bref, cet ensemble de qualités que peuvent percevoir les contemporains et compatriotes d’un Fénelon ou d’un Renan, d’un Racine ou d’un Musset, mais que souvent les générations suivantes n’admirent que de confiance et qui, presque toujours, restent imperceptibles à l’oreille des étrangers : le « beau parler » des Hellènes était surtout le beau son de la voix, euphonie.

Nous sentons encore dans Homère ce grand courant d’eurythmie et d’harmonie, où viennent se refléter les émotions et les visions de l’hellénisme commençant. Mais, par l’imitation laborieuse que les poètes alexandrins tentèrent de ce style homérique, nous voyons mieux encore que, déjà, ils en étaient presque aussi loin que nous. Ce n’était plus que les recettes et manies du Poète que ces bibliothécaires, — on pourrait dire ces bibliographes, — avaient inventoriées dans leurs Commentaires et s’efforçaient de copier dans leurs œuvres.

Longtemps avant eux déjà, dès le temps de Socrate, dans l’Athènes des Sophistes, ces recettes étaient devenues un sujet d’études quotidiennes et l’on avait dressé le catalogue des « figures de pensées » et des « figures de mots », qui apparaissaient comme les sources et conditions les plus certaines du beau parler. Durant les deux siècles et demi qui séparent Gorgias d’Aristarque, — les Sophistes des Critiques, — toute la Grèce des lettrés, de l’agora, des écoliers, des orateurs et des écrivains, comme aussi des acteurs et des rhapsodes, avait vécu sur ces définitions ; elle en avait fait l’application quotidienne aux vers du Poète, pour en découvrir les beautés, mais aussi pour en corriger les faiblesses ou, du moins, ce que l’on appréciait ainsi dans les Poésies.

Les Commentaires des Alexandrins, si nous les avions complets, nous montreraient comment cette critique, moins verbale que « littérale », donnait à la technique des mots et des lettres, au maniement du vocabulaire et de l’alphabet, aux secrets et habiletés du scribe bien plus de place qu’à l’esthétique de l’écrivain.

Ce qui survit de ces Commentaires suffit à nous révéler les effets puissants que certains goûts matériels, certains besoins sensuels de tout auditoire hellénique purent avoir sur la diction des aèdes et des rhapsodes.

Il est tel de ces goûts que les Modernes laissent un peu dans l’ombre, comme si l’on craignait d’attribuer à la noble antiquité des faiblesses que nous constatons dans notre humanité d’aujourd’hui. Nous réclamons de nos vers français ce jeu de lettres et de sons qu’est la rime ; l’assonance des aïeux ne nous suffit plus ; depuis trois siècles, nos exigences à la rime n’ont pas cessé de croître, et nos écoliers se gargarisent de tels vers ridicules, où la rime et le calembour ont envahi les douze syllabes de notre alexandrin :

Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime !
Galamment de l’arène à la Tour Magne à Nîme.

Les Hellènes réclamaient de leurs orateurs, comme de leurs poètes, d’autres musiques analogues. Il était un distique célèbre que les Anciens citaient pareillement ; c’était l’inscription de la statue de l’athlète crotoniate Phaülos,

Pent’ epi pentèkonta podas pèdèsé Phaülos.

Toute la Grèce connaissait de même le fameux brocard sur un médecin d’Agrigente, nommé Akron :

Akron’ iatron akron Akragantinôn.

On admirait, on vantait, — on introduisait parfois, — dans les vers du Poète ces prouesses de lettres, ces jeux ironiques, étymologiques ou simplement sonores de syllabes et de mots, — pour mieux dire : ces rimes et calembours, — et l’on y cherchait toutes les sonorités sensibles ou secrètes. Tel vers de l’Iliade (chant I, 530) passait pour avoir l’harmonie la plus expressive : nos oreilles d’aujourd’hui sont incapables de la saisir. Tel vers de l’Odyssée (chant X, 251) passait pour le modèle d’une « eurythmie », qui nous échappe pareillement. Mais dans la même Odyssée, nous sentons encore la musique sauvage de tels vers (chant IX, 70-71), qui parlent autant à nos oreilles qu’à notre esprit : nous entendons, dans la tempête obscure, la fuite des vaisseaux à la bande et la déchirure des voiles en trois et quatre pièces, sous le Borée hurleur.

Dans toutes les langues, il est vrai, et dans tous les temps, les poètes ont cherché ces sonorités imitatives : quadrupedante putrem..., dit l’un ; l’essieu crie et se rompt, dit l’autre. Les artifices, ornements et arrangements sonores sont des moyens auxquels recourent toute éloquence et toute poésie :

La diane au matin, fredonnant sa fanfare...
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes...

Mais nous avons un peu oublié quelle attention donnèrent à ces artifices les Grecs de l’antiquité, quelle recherche en firent tous leurs auteurs en vers et en prose : il nous faut un peu d’effort pour nous souvenir que les marbres de leurs statues et de leurs temples étaient peints ; nous oublions plus délibérément encore que leur éloquence et leur poésie, comme leurs femmes, étaient souvent fardées.

Ce ne sont pas seulement les écrivains de la décadence qui surchargèrent leurs phrases de clinquaille et de faux brillants. Les plus sobres des classiques donnèrent leurs soins à des parures qui peuvent nous sembler aujourd’hui trop recherchées ou trop voyantes. Sous le nom de « répercussion », paréchèse, et de «  correspondance », parison, les plus anciens des sophistes et des rhéteurs enseignaient déjà à leurs élèves l’admiration et l’usage de ces cliquetis de syllabes ou de mots.

La paréchèse est la recherche de sons analogues ou de lettres semblables au début ou dans le corps des mots. Le parison est la même recherche à la fin des mots, quelque chose comme notre assonance ou notre rime. Tous les auteurs de la Grèce antique, les prosateurs eux-mêmes, Hérodote, Thucydide et Platon, sans compter les orateurs, Isocrate, Démosthène et les autres, ont, à n’en pas douter, prêté l’attention la plus éveillée à ces « beautés de la phrase », et tous étaient persuadés ne faire en cela que suivre l’exemple du Poète. Il est certain qu’en leurs Commentaires, les Alexandrins purent invoquer des centaines de passages où les Poésies étaient parées de semblables ornements.

Cette recherche des belles sonorités existe dans les passages les plus anciens et les plus authentiques de l’Odyssée, aussi bien que dans les plus récents et les plus douteux : à n’en pas douter, la paréchèse plaisait aux oreilles homériques, tout autant qu’aux oreilles classiques. Au chant IV (vers 844-845), nous est décrit le petit îlot rocheux d’Astéris, qu’assaillent les brises et qu’assiègent les eaux bruissantes, dans la passe entre Ithaque et la Samé des Roches : les s accumulés ici ont assurément la même intention imitative qu’en tels vers des Trophées de Hérédia,

Et son sillage y laisse un parfum d’encensoir
Avec des sons de flûte et des frissons de soie...

ou que les l, f ou s en tels vers de Victor Hugo,

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala...
Il n’avait point d’enfer dans le feu de sa forge...
Absorbe dans son sort le sort du genre humain...

De même au chant III (vers 293 et suivants), où le Poète décrit le naufrage d’une flotte sur les rochers aigus de la côte crétoise, une traduction ne serait pas fidèle qui ne s’efforcerait pas de rendre le cliquetis des lettres, au moins par quelque équivalent : « Mais le ressac sur les écueils brisa les coques » m’a paru un équivalent assez juste pour nos oreilles plus habituées aux lourds paquets de mer sur les brisants de l’Océan qu’aux sifflements de la vague entre les roches méditerranéennes.

Au chant V surtout (vers 400-405), les Anciens admiraient les sonorités qui nous font entendre les coups de la houle sur les rochers de la côte phéacienne : « Il n’était déjà plus qu’à portée de la voix : il perçut le ressac qui tonnait sur les roches : la grosse mer grondait sur les sèches du bord, terrible ronflement ! tout était recouvert de l’embrun des écumes ! et pas de ports en vue ! pas d’abri, de refuge ! rien que des caps pointant leurs rocs et leurs écueils… ».

Mais bien plus que ces aménagements de lettres et de sons, le drame épique prenait ses auditeurs par la puissance et la continuité de son rhythme. Les auditoires populaires n’apprécient et ne retiennent que les musiques fortement rhythmées. L’épos avait trouvé le chef-d’œuvre des rhythmes verbaux dans sa musique d’hexamètres.

Nos homérisants d’aujourd’hui retrouvent et acceptent enfin une très ancienne vérité que les Anciens énonçaient, reprenaient, illustraient d’exemples à chaque page ou presque de leurs Commentaires : c’est que toute la langue épique fut dominée par les nécessités du grand vers hexamètre qui, seul, y trouve place.

En ce vers de « six pieds » doubles, — c’est le sens du grec hexamètre, — alternent les paires de syllabes longues, spondées, et les trinités d’une longue et de deux brèves, dactyles. L’hexamètre admet le spondée partout, sauf au quatrième ou au cinquième pied, dont l’un ou l’autre doit être un dactyle, et l’hexamètre admet le dactyle partout, sauf au sixième, qui doit être un spondée.

Les deux longues de spondées trop nombreux donneraient une lourdeur et une monotonie que corrige heureusement un mélange de dactyles. Inversement, le dactyle continu donnerait au vers une allure sautillante et trop légère à laquelle le mélange de spondées rend du poids et de la dignité. Le spondée est facile à trouver dans la langue où les mots spondaïques abondent. Le dactyle, au contraire, demande une recherche où souvent la patience et l’ingéniosité échouent : il n’est pas inutile de violenter parfois le langage courant pour « attraper » le dactyle : tous les bacheliers de ma génération, faiseurs de vers latins, ont pratiqué cette chasse ; nos poètes français en usent-ils autrement avec la rime ?

Dans la diction épique[17], la recherche du dactyle a visiblement incliné, vers certaines formes plus commodes, non seulement le vocabulaire, le style et l’orthographe du texte, mais encore la déclinaison des noms, la conjugaison des verbes, les accords de genre, de nombre et de syntaxe : la diction épique est avant tout, une diction dactylique.

Les Anciens, qui proclamaient déjà cet « empire du mètre » sur l’épos, notaient cette « nécessité dactylique », et les Commentateurs en signalent vingt effets : substantifs et adjectifs ont parfois le nombre et le genre que leur impose, non pas la grammaire, mais la prosodie ; les formes masculines, féminines et neutres, de même que le singulier et le pluriel, alternent pour désigner un seul et même objet ; au nom féminin, est accolée parfois une épithète de forme masculine ; les verbes ont le temps, les modes et la voix que demande, non pas toujours le sens, mais le vers ; parfois, l’actif et le moyen, le moyen et le passif, l’imparfait et l’aoriste, le présent et le parfait, le parfait même et le plus-que-parfait, l’indicatif et le subjonctif, le subjonctif et l’optatif, l’infinitif et l’impératif se remplacent ou se combinent suivant des libertés qui déroutent les règles, mais satisfont l’oreille.
Il n’est pas jusqu’à l’ordre des mots qui ne doive d’abord servir au mètre, avant même parfois de respecter la raison : « Il revêtit son manteau et son vêtement de dessous » est sûrement peu rationnel, car on revêt sa chemise avant son pardessus ; mais le mètre exigeait ce « sens dessus-dessous », dont les Commentaires nous donnent vingt exemples.

Une traduction serait inexacte, qui ne rendrait pas sensible aux oreilles d’aujourd’hui cet empire du mètre.

Quelle que soit l’impuissance de nos oreilles les plus érudites à saisir les beautés sonores de l’ancienne prosodie, il n’est pourtant pas un lecteur de l’Odyssée qui ne sente l’agilité, l’harmonie, le port élégant, en même temps que la tenue et la force de cette parole rhythmée. Quand Ulysse débarque en son île, Athéna lui apparaît sous les traits d’un jeune pastoureau qui serait fils de roi. Tout pareil est le vers homérique : sa jeunesse éternelle et son apparente simplicité laissent deviner une longue ascendance et une éducation royale.

Nous ignorons les origines et la vie anté-homérique de cet hexamètre. Mais comment ne pas attribuer quelques siècles de formation, de perfectionnement, d’usage, — je dirai même : d’usure, — à ce vers et à ces périodes de vers, qui juxtaposent en un même épisode ou en des épisodes différents la robustesse d’un Corneille, l’aisance d’un Racine, la facilité d’un Regnard et parfois, — pour dire toute ma pensée, — les négligences et la prolixité d’un Crébillon ou d’un Voltaire ?… quand encore les ajoutés d’un interpolateur ne viennent pas nous rappeler que notre tragédie finissante eut ses La Harpe et ses Ponsard.

Nos poètes tragiques et comiques des xviie et xviiie siècles ont accaparé, si l’on peut dire, notre poésie et en ont adapté la langue, la versification et le rhythme aux besoins et commodités de leur théâtre. Les poètes épiques de la vieille Grèce avaient fait de même : ils avaient tiré des parlers de leurs peuples une langue de récitation et ils avaient assoupli leur grand vers hexamètre à toutes leurs commodités. Le meilleur connaisseur en son temps des idiomes classiques, M. Bréal, écrivait en février 1903, au sujet du style homérique :

Pour expliquer cette merveille du genre narratif, ce n’est pas assez de supposer un rare génie poétique : on est obligé, en outre, d’admettre l’existence d’une forme depuis longtemps assouplie. Il faut, à la fois, le poète et la tradition. Au poète, sont dus la grandeur du cadre, la vérité des caractères, l’intérêt de l’action, l’harmonie de l’ensemble ; à la tradition, sont dus la mesure des vers, l’abondance du vocabulaire, la richesse des formes grammaticales, l’habitude des

formules pour tous les actes de la vie, l’usage des épithètes invariables et des périphrases consacrées. Sans la tradition, une œuvre de cette envergure ne se peut concevoir, de même que, sans le génie, on aboutit à une versification banale.

Plus on lit l’Odyssée, plus on se convainc qu’il a fallu de longs siècles d’essais pour éduquer ainsi et la langue épique et les écrivains qui en usaient, surtout pour dresser à toutes les besognes du théâtre cet hexamètre qui, durant 12.000 et 13.000 vers, garde la même régularité rapide dans l’allure, la même aisance dans la démarche et la même noblesse dans la simplicité :

Homère représente la maturité et non l’enfance d’un âge poétique, — ajoutait M. Bréal. — Nous n’en pouvons douter, quand nous voyons l’hexamètre, du commencement à la fin, être la forme invariablement adoptée. Entre les divers mètres que nous offre la poésie grecque, l’hexamètre est l’un des plus sévèrement réglés. La place des longues et des brèves y est fixée à l’avance, une assez petite part étant laissée à la liberté du poète. Non moins rigoureuses sont les lois de la prosodie. Le principe qu’une longue vaut deux brèves a évidemment quelque chose d’arbitraire. Non moins conventionnel est celui qui veut que deux consonnes consécutives allongent la syllabe. Si nous prêtons l’oreille à des poésies vraiment sorties du peuple, nous y rencontrons une variété de mesures et de rythmes, des allongements, des raccourcissements,
des suppressions de syllabes entières, qui nous transportent loin de la prosodie épique : l’hexamètre, comme l’alexandrin français, a l’air d’être l’héritier d’une longue évolution.

Pour rendre cet hexamètre épique, c’est, je crois, dans cet alexandrin de nos tragédies et de nos comédies qu’un Français du xxe siècle doit chercher l’indispensable outil de traduction. Hexamètre grec et alexandrin français, les deux vers s’équivalent en longueur et en capacité. On peut calquer le second sur le premier :

Nous touchions au Sounion, au cap sacré d’Athènes…
Ulysse l’avisé leur fit cette réponse…

ces deux alexandrins rendent tous les mots et tout le sens de deux hexamètres homériques. Il arrive même que deux et trois de nos alexandrins peuvent rendre, non seulement le contenu, mais encore la distribution de deux et trois hexamètres consécutifs. Que l’on compare les trois vers odysséens 150-152 du chant I et la traduction suivante :

Quand on eut satisfait la soif et l’appétit,
Le cœur des prétendants n’eut plus d’autre désir
Que la danse et le chant, ces atours du festin…

Au milieu du xvie siècle, au temps où vivaient encore dans nos romans de chevalerie quelques souvenirs de nos chansons de geste, H. Salel et Peletier du Mans essayèrent de notre vers de dix pieds pour traduire Homère :

Ne pense plus ravoir

Ta Chryséis, car je la veux avoir
En ma maison de ton pays lointaine,
Faisant mon lit et là filant ma laine,
Jusques à tant que sa beauté faillie
Sera un jour par vieillesse assaillie.

Ronsard employa ce vers de dix pieds en sa Franciade[18], sur l’ordre de son roi, qui voyait encore en lui notre vers héroïque. Mais le continuateur de Salel, Amadis Jamyn, adopta l’alexandrin sur le conseil même de Ronsard qui, dans la Préface, recommanda ce « long vers », ce « carme héroïque » aux traducteurs de poèmes antiques. Du xviie au xxe siècle, l’alexandrin a si bien pris en France ce rang de « carme héroïque » que l’idée ne viendrait plus à personne de chercher un autre équivalent à l’hexamètre grec ou latin.

Les deux vers se superposent, comme d’eux-mêmes, dans une oreille française. Tous nos traducteurs en prose d’hexamètres homériques ont involontairement parsemé d’alexandrins leur texte français. Il suffit de lire quelques pages de Madame Dacier

Télémaque sourit en regardant sa mère…
Nous passâmes la nuit en cet état, tout prêts…
Les uns voulaient qu’en côtoyant la petite île…
Là gît Ajax, ce grand guerrier, semblable à Mars,
Là gît Patrocle, égal aux Dieux par la sagesse…

ou quelques pages de Dugas-Montbel

Là, du moins, nous serions restés toujours ensemble…
Le fils de ce héros qui livra pour ma cause
Des combats si terribles…
J’aurais fondé pour lui dans Argos une ville…

ou quelques pages d’Émile Pessonneaux

Télémaque monta dans le char magnifique…
Ils n’eurent pas plutôt achevé leurs prières…

Sans parler de poètes, comme Amadis Jamyn ou Leconte de Lisle, il est des versificateurs, Salomon Certon au xviie siècle ou Ulysse de Séguier[19] au xixe, qui ont trouvé parfois, — rarement, il est vrai, — la traduction la plus exacte et l’on peut mesurer la secrète, mais puissante liaison, qu’une oreille française établit de prime abord entre l’hexamètre et l’alexandrin, en constatant parfois les méfaits de cet appel des Sirènes et les écueils où il entraîne les plus avertis, les plus sages de nos homérisants.

Ce ne sont pourtant ni ces considérations théoriques ni des idées préconçues qui m’ont amené à chercher dans une « diction alexandrine » un équivalent de la « diction dactylique » du Poète : c’est une expérience assez longue et des tâtonnements pénibles.

J’avais d’abord essayé d’autres voies pour rendre l’allure et la démarche de ces récits et de ces discours : de 1900 à 1912, j’avais rédigé, fait imprimer, puis corrigé sur trois épreuves successives une traduction complète d’où le souci du rhythme était presque banni, puis j’avais tâché, sur deux autres épreuves encore, d’introduire dans la prose heurtée de cette première traduction quelque fluidité régulière, rapide et sonore, qui en permît la lecture à haute voix ; je mettais quelques espoirs dans un essai de prose cadencée…

La longue et intime fréquentation des modèles me découragea de l’entreprise : ni dans les Aventures de Télémaque, ni dans Salammbô, ne se retrouvent les caractères de la diction épique ; mieux encore, la traduction de l’Odyssée, commencée par Fénelon, fait éclater la différence entre la perfection de son Télémaque et celle de nos Récits d’Ulysse.

On ne voit pas, on n’entend pas un aède récitant devant un auditoire de seigneurs achéens les chants les plus achevés du cygne de Cambrai : Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse… Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein… Télémaque charmé lui fit diverses questions curieuses : « Ces peuples, lui dit-il, boivent-ils du vin ? — Ils n’ont garde d’en boire, reprit Adoam, car ils n’ont jamais voulu en faire…

En septembre 1846, dans la Nouvelle Revue encyclopédique, É. Egger dressait le compte des Traductions françaises d’Homère. Il étudiait dix traductions complètes des deux Poésies, — dont sept en prose et trois en vers, — sans compter neuf traductions de la seule Iliade (dont quatre en vers), une en prose de l’Odyssée, et de nombreuses traductions partielles en vers. Il concluait :

Un célèbre critique, jugeant la traduction de Dugas-Montbel, termine par cet étrange conseil : « Un traducteur d’Homère doit lire et relire sans cesse le Télémaque ; voilà la règle ! voilà le modèle ! »

Le style de Télémaque, que Voltaire déjà recommandait tant aux traducteurs d’Homère, on peut le dire plus conforme que celui d’aucun autre ouvrage français à l’esprit de la poésie héroïque, sans l’offrir pour cela comme une règle suprême à tous ceux qui voudront nous faire comprendre le plus ancien poète de la Grèce. J’ouvre le Télémaque et, malgré cet exquis naturel qui caractérise le génie de Fénelon, je suis frappé d’énormes différences entre ce style abstrait et le langage antique.

Malgré les cadences variées qui balancent les phrases de Fénelon, cette suite de nobles causeries, de poétiques descriptions, d’homélies politiques ou morales, de courtoises ou pieuses remontrances, bref cette musique de salon, de chapelle ou d’académie n’a rien du son plus banal peut-être, moins distingué, mais combien plus puissant et rhythmé, — certains diront : moins élégant, plus monotone — de la diction épique.

É. Egger ajoutait :
Aucune traduction, surtout en prose, ne reproduira l’admirable beauté d’Homère quand Homère est sublime ; mais une prose bien conçue (qu’on nous pardonne ce mot, qui rend seul notre idée) pourra toujours en reproduire les qualités secondaires et constantes, la forte simplicité, le naturel et même la cadence musicale. Il faudrait pour cela renoncer aux prétentions d’auteur, à quelques scrupules de l’Académie et du beau monde, admettre çà et là certaines coupes de phrase un peu brusques, puiser au besoin dans notre vieille langue des mots encore faciles à comprendre aujourd’hui...

Cette « prose bien conçue » que réclamait É. Egger, est-ce Salammbô qui nous la donne ? On sent en la moindre phrase de Flaubert qu’il l’a fait, suivant son mot épique, passer d’abord par son « gueuloir ». Mais on sent bien aussi qu’un public grec n’eût goûté qu’à demi ces sonorités trop savantes ou trop profondes, ces coupes trop heurtées, cette harmonie trop raffinée : les sens et l’esprit d’un Grec voulaient dans l’œuvre d’art plus de simplicité et même de sécheresse, plus de symétrie, même géométrique ; un temple grec est d’abord un rectangle de colonnades ; une statue grecque est un corps nu ou une retombée de vêtements aux plis réguliers ; les anatomies trop scientifiques, les muscles trop saillants, les gestes trop élégants et les visages trop expressifs n’apparaissent qu’avec la décadence de la statuaire vraiment hellénique :

C’était à Mégara…

Après cet hémistiche qui ouvre Salammbô, on attend la fin de l’alexandrin… Brusque changement de rhythme ; voici un vers de cinq pieds, suivi d’un autre vers de sept pieds :

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.

Puis un bel alexandrin rétablit la cadence :

Les soldats qu’il avait commandés en Sicile…

Mais écoutez la suite :

Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Éryx…

Comment s’y retrouver ?

Le public français approuvera-t-il la patience que j’ai dépensée sur trois et quatre épreuves nouvelles pour donner à toute ma traduction un rhythme alexandrin ? J’ai gagné du moins à ce travail le sentiment plus vif de la parenté et même de la parité d’âge qui unissent notre alexandrin du xxe siècle à l’hexamètre de l’épos. Après trois siècles de services tragiques, comiques et épiques, ce grand vers récité de France a acquis la même maturité pleine, la même plasticité et toute la souplesse, qui caractérisaient le grand vers récité d’Ionie voici plus de vingt-cinq siècles.

À fréquenter quotidiennement les héros de l’Iliade et de l’Odyssée, on s’étonne chaque jour davantage qu’en parlant toujours par vers de six pieds doubles, en vivant toujours en vers de six pieds, ils ne créent presque jamais autour d’eux une atmosphère et un ronron de monotonie, — surtout quand on mesure combien leur vocabulaire est restreint, combien les « mots d’auteur » y sont rares et combien les mêmes personnages et les mêmes objets ramènent les mêmes épithètes et les mêmes formules pour nous décrire les mêmes événements...

La raison principale de ce privilège est la variété de l’hexamètre épique dans le nombre et la coupe de ses syllabes : le vers homérique peut avoir de treize à dix-sept syllabes et trois, quatre et cinq sortes de coupes.

Notre alexandrin classique, strictement limité par la rime, ne comportait pas, d’ordinaire, ces extensions et compressions de « grandeur métrique », suivant le mot des Anciens ; l’enjambement n’était pour lui qu’une figure de rhétorique et presque une licence de prosodie ; l’alexandrin régulier n’avait que ses douze syllabes propres, non comptée la muette des rimes féminines.

Notre alexandrin du xxe siècle est tout autre : enjambant sur la rime pour s’annexer dans les vers suivants tout ce qu’il lui plaît, il varie, en vérité, de douze à dix-huit, à vingt-quatre, à trente et trente-six syllabes :

L’homme a vu le vieux comte ; il rapporte une épée || et du vin, de ce vin qu’aimait le grand Pompée || et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont. ||

L’épée est cette illustre et fière Closamont, || que d’autres quelquefois appellent Haute Claire || ...

L’homme a fui.

Les héros achèvent sans colère || ce qu’ils disaient.

Le ciel rayonne au-dessus d’eux. ||

Olivier verse à boire à Roland, puis tous deux || marchent droit l’un vers l’autre et le duel recommence.

Que l’on supprime la rime qui jalonne de douze en douze syllabes cette « diction alexandrine », et l’on aura le modèle de prose que, suivant le conseil d’Egger, on peut concevoir pour obtenir en français un rhythme analogue à celui du texte homérique[20]. Début de l’Odyssée :

C’est l’Homme aux Mille Tours, Muse, qu’il faut me dire,

Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte

Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit,

Celui qui, sur les mers, passa par tant d’angoisses,

En luttant pour survivre et ramener ses gens.

Hélas ! même à ce prix, tout son désir ne put sauver son équipage !

Ils ne durent la mort qu’à leurs propres sottises,

Ces fous, qui, du Soleil, avaient mangé les bœufs.

C’est lui, le Fils d’En Haut, qui raya de leur vie la journée du retour.

Viens, ô fille de Zeus, nous dire, à nous aussi, quelqu’un de ces exploits.

Entre notre alexandrin du xxe siècle et l’hexamètre de l’épos, il est une autre ressemblance : la liberté de coupe et la variété d’allure qui en résulte. Mais l’avantage sur ce terrain resterait peut-être à notre alexandrin. L’hexamètre, fait de mots et de pieds, obéissait à certaines règles restrictives pour la coupure des mots, césure, et pour la séparation des mots, diérèse, entre deux pieds.

Les Anciens estimaient néanmoins que, grâce à sa variété de coupes, l’hexamètre pouvait subvenir sans peine à tous les besoins de la pensée, du récit et du discours. Les Commentaires signalent les propositions, phrases et périodes épiques dont un seul vers parfois était le contenant, que quatre ou cinq vers, ailleurs, et dix et douze vers, ailleurs encore, n’arrivaient pas à étaler, alors que trois quarts de vers, un demi-vers, un quart de vers parfois suffisaient. Ils vantaient cette variété et cette habileté de rangement « tactique » dans la succession et la longueur des phrases. La fin du discours de Pénélope à Antinoos au chant XVI (vers 431-432), était célèbre par ses quatre phrases en deux hexamètres, avec la beauté supplémentaire de trois assonances. Par contre, au chant III (vers 103-108), il faut six vers au vieux Nestor pour sa première phrase ; encore n’est-elle que suspendue et les Anciens comptaient six vers encore (109-114) avant la vraie fin :

Nestor. — Puisque tu viens, ami, d’évoquer la misère qu’au pays de là-bas, nous avons endurée, et l’obstination de nos fils d’Achaïe, et tant d’embarquements dans la brume des mers pour croiser et piller au premier mot d’Achille, et tant de longs combats pour assaillir la grand’ville du roi Priam ! là-bas ont succombé les meilleurs de nos gens : oui ! c’est là-bas que gît Ajax, cet autre Arès ! là-bas que gît Achille ! là-bas que gît Patrocle, un dieu par la sagesse à l’heure du conseil !… et là-bas gît aussi mon fils, mon intrépide et robuste Antiloque, le roi de nos coureurs et de nos combattants !… car nous

avons connu ces maux et combien d’autres ! quel homme, avant sa mort, aurait jamais le temps de les raconter tous ?

Les Anciens ont un peu exagéré l’admiration de ces détails. Nos commentateurs et traducteurs les négligent un peu trop aujourd’hui, oubliant quelle habileté de l’écrivain et quelle longue vie antérieure du vers ces détails impliquent… Comment les rendre en une traduction ? Il est au chant XIII trois vers (75-77), dont l’allure et la coupe identiques, grâce aux rejets du début, donnent à première lecture une impression de lenteur et de lourdeur maladroites, qu’augmente encore l’accumulation des spondées : c’est l’embarquement et le départ nocturnes d’Ulysse, quittant la Phéacie ; à lire tout haut ces vers spondaïques, devant un auditoire qui ne comprendrait pas le grec, on pourrait lui faire sentir l’intention qui les disposa avec cette symétrie, pour dépeindre le tranquille et profond silence, la calme majesté de ce départ dans l’ordre et dans la nuit ; puis les dactyles du vers 78 font courir le vaisseau dans un embrun d’écume :

Quand ils eurent atteint le navire et la mer, les nobles convoyeurs se hâtèrent de prendre les vivres pour la route et de les déposer dans le fond du bateau ; puis, des draps de linon, ils firent pour Ulysse, sur le gaillard de poupe, un lit où le héros dormirait loin

du bruit. Alors il s’embarqua, se coucha sans rien dire ; en ordre, les rameurs prirent place à leurs bancs ; de la pierre trouée, on détacha l’amarre, et bientôt, reins cambrés, dans l’embrun de l’écume, ils tiraient l’aviron.

Quelque imparfait que soit cet exemple « de diction alexandrine », encore peut-il avertir le lecteur français de certaines des beautés sonores de la dictio dactylica... J’appelle « diction alexandrine », comme on voit, non pas une suite d’alexandrins complets, mais un rhythme hexa-, dodéca- ou décaoctosyllabique, admettant toutes les coupes de notre alexandrin, coupe médiane 6-6, coupe ternaire 4-4-4, coupes paires 2-10, 4-8, 8-4, 10-2, coupes impaires 3-3-3-3, 3-5-4, etc.

Il se peut que je n’aie pas su parfaire et bien manier cet outil ; d’autres viendront qui le perfectionneront et en useront mieux. L’expérience, néanmoins, m’a convaincu que ce rhythme est indispensable pour donner l’écho du texte homérique à des oreilles françaises et je ne suis pas loin de croire que le même rhythme serait aussi nécessaire pour retenir et entraîner l’attention de notre public devant un film parlant.
V
LE LANGAGE

Après l’euphonie, qui était comme la voix de l’épos, les Anciens groupaient les deux qualités maîtresses du langage et du ton homérique sous les deux chefs de la clarté et de l’urbanité.

Une clarté soutenue, rarement fulgurante, plus rarement encore estompée, une grande et vive lumière se joue, — disaient-ils — sur toutes les façades de l’œuvre où mots, phrases, descriptions, discours, récits, tout est calculé, « bâti », pour en recevoir et en répercuter l’éclat. Cette atmosphère lumineuse pénètre dans les moindres recoins, sans jamais rien laisser ni dans une pénombre douteuse ni dans une ombre ensommeillée : l’obscurité et l’amphibologie sont comme les signes du parler « non homérique » ; l’art de la bâtisse, l’ordonnance, « l’économie », est la marque du Poète.

Quant à l’urbanité, — à l’astéisme (astu en grec signifie « ville »), — du Poète, ils comprenaient sous ce chef toutes les qualités civiles et courtoises, qui font la culture et la sagesse, le goût, l’élégance et la finesse, le mouvement et la variété, l’aisance et le sourire, la richesse et le luxe de la société urbaine, par opposition à l’ignorance, à la lourdeur, à la rudesse, à la grossièreté, à la pauvreté, au ridicule et à la monotonie de la vie campagnarde, — à la rusticité. Car les Anciens n’ont jamais connu dans le Poète cette naïveté de la parole et cette simplicité de l’esprit, cette énergie enchaînée ou déchaînée de l’âme que, depuis cent cinquante ans, on veut nous faire admirer en ses vers.

Nous devons oublier Ossian et Shakespeare, aussi bien que Voltaire et Fénelon, nos théories romantiques sur la poésie comme nos théories classiques sur le style, si nous voulons goûter Homère comme on le goûtait au temps de Socrate. Sur ce point, les Anciens me semblent avoir pleinement raison : le Poète est, avant tout, un « citadin ». Les épisodes les plus « champêtres » de l’Odyssée ne sentent pas plus le village ou la ferme que l’exclamation virgilienne :


O fortunatos nimium sua si bona norint
agricolas !

C’est une « partie de campagne » qu’Ulysse et Télémaque font chez Eumée, « le commandeur des porchers ». En cette heureuse porcherie, où les manières et l’esprit sont un charme, telle épithète louangeuse, telle description de sacrifice ou de naufrage ont une pointe de parodie, qui suppose une connaissance familière aussi bien des beautés de l’épos que du parler et des mœurs de la cour. Ce gardien de cochons est le fils d’un roi, le nourrisson d’une savante et habile étrangère, l’ancien élève d’une reine, l’ancien camarade d’une princesse, le commensal ordinaire, le « vieux frère » de son prince. Seul, le voisinage des chiens féroces et des pourceaux lui donne parfois quelques reflets de rudesse : s’il gardait des moutons, sa bergerie eût ravi d’aise nos Deshoulières ou nos Marie-Antoinette.

Les grammairiens, rhéteurs et commentateurs de l’antiquité posaient la clarté comme condition première de tout art littéraire. Homère, étant le plus grand de tous les écrivains, était donc aussi le plus clair ; son langage remplissait, au plus haut degré, les deux conditions de la clarté parfaite : netteté dans l’expression et ordonnance dans la composition. Les Hellènes pensaient, en effet, qu’au service de l’idée, les phrases doivent se présenter comme une armée en bataille, chacune étant rangée sous un chef qui dépend d’un chef supérieur, lequel obéit au chef suprême.

Cette discipline logique a pour dangers ordinaires, — disaient-ils, — la monotonie et la lourdeur… Mais le Poète n’y succombe jamais ; son style ressemble aux deux plus grands de ses héros : comme Achille, il est le plus vif d’allure, le plus rapide, le plus « pied-léger » ; comme Ulysse, il est le plus fertile en inventions, le plus « varié » en agencements et en surprises.

Les Hellènes croyaient, d’autre part, que, dans l’expression, la netteté s’obtient par l’emploi des termes les plus simples, les plus courants, mais les plus précis et les moins « âpres » à l’esprit et à l’oreille, et par la disposition des mots la plus simple aussi, la moins préoccupée des beautés de détail… Pour apprécier la nette simplicité de l’épos, — répétaient volontiers les Commentateurs, — il suffit de songer à l’obscure grandiloquence, au désordre capricieux, à l’apparente incohérence de Pindare et de ses émules, à leurs cliquetis de mots tonitruants. Cette claire simplicité, cette netteté est poussée dans les deux Poésies à un tel point que l’esprit le plus subtil ne peut y rencontrer une difficulté de fond ou de forme, sans en découvrir aussitôt le sens et la raison, — disaient les Anciens.
Pendant des siècles et des siècles, les Hellènes de tout âge, de tout sexe, de toute condition et de toute patrie firent la chasse à la difficulté, — aporie, — homérique, sans pouvoir en rencontrer d’insoluble.

Il n’est pas un épisode, pas un vers des Poésies, où, dès les siècles archaïques, ces trop ingénieux bavards n’aient pas cherché l’« aporie » pour l’expliquer, le « problème » historique, mythologique, littéraire ou grammatical pour le résoudre. Porphyre qui en dressa un gros recueil au iiie siècle de notre ère, ne fit que résumer les travaux de nombreux et lointains prédécesseurs : dès le vie siècle avant J.-C., le vieux Théagène de Rhégium, « le premier qui écrivit sur Homère », recourait à l’allégorie pour éclairer les passages en discussion ; un siècle plus tard, Métrodore de Lampsaque formulait l’argument de l’« économie », de la « bâtisse », qui eut une fortune sans égale parmi les homérisants de l’antiquité ; un siècle après, Antisthène, Hippias, Héraclide et Aristote collectionnaient les résultats de ces discussions en leurs Énigmes, Problèmes, Recherches, Solutions homériques, etc.

Après eux, la « difficulté » homérique devint l’un des jeux de société et de table, dont les auteurs de Buveries et de Banquets approvisionnèrent le public : durant les six siècles hellénistiques et gréco-romains, la « solution » d’un problème homérique tint la place que, dans notre société provinciale du xixe siècle, pouvait tenir la solution d’une charade, d’une énigme ou d’un rébus.

Le texte homérique ne fut pas sans subir les conséquences de cette inquisition : des éditeurs audacieux trouvèrent bon de lui proposer ou même de lui imposer quelques corrections, additions ou changements, en vue de parfaire cette netteté, chaque fois qu’elle leur semblait tant soit peu ternie ou craquelée. La clarté primitive des Poésies ne suffisait pas aux générations plus récentes. À des publics différents, correspondent des clartés différentes : pour être compris aussitôt, il faut parler d’autre sorte à cinquante invités, en un hall de banquet, à des milliers d’auditeurs, en une assemblée de théâtre ou de plein air, et à quelques lecteurs, en une salle de classe ou de bibliothèque.

Les tirades de l’épos avaient été composées pour les oreilles de quelques-uns, pour les réunions d’une élite : elles s’étaient adressées d’abord à un auditoire restreint d’aristocrates, puis, de citoyens aisés et cultivés, qui, familiers avec les moindres événements et les moindres personnages, pouvaient tout comprendre à demi-mot et dispensaient l’aède de toute explication même courte. Mais aussitôt que l’épos sortit des manoirs achéens ou des petites cités ioniennes et éoliennes pour prendre le contact des foules, on dut parfois en préciser et compléter les récits et bannir toute obscurité dans l’expression ou l’allusion.

Un nouveau changement fut parfois nécessaire quand l’épos circula moins par la récitation des rhapsodes que par les copies des scribes : un texte, parfaitement clair à l’oreille, peut le sembler beaucoup moins à l’œil ; le lecteur a des exigences que l’auditeur ne se formule pas et le geste ou le ton du récitant sont un commentaire explicatif qui manque aux copies les plus fidèles.

Parfois, un troisième changement s’imposa, quand les Poésies devinrent le manuel d’instruction, le modèle, tout à la fois, de style et de sagesse, où l’on cherchait les leçons du bien faire autant que du bien dire : on s’étonna d’y rencontrer la moindre pierre d’achoppement ou de scandale[21] ; on refusa d’admettre que le Poète pût être coupable du moindre manquement à la logique la plus formelle, comme à la morale la plus vétilleuse, et, rejetant sur l’infidélité des rhapsodes ou des copistes toute faute apparente de raisonnement ou de rédaction, on proposa de corriger le texte.

Mais dans leurs interminables catalogues de louanges à l’adresse du Poète, les Anciens trop souvent oubliaient le caractère essentiel de ce langage homérique : c’est qu’orienté vers une clarté spéciale, il s’adressait à l’oreille d’abord et non pas aux yeux.

Nous avons déjà vu un exemple des erreurs que l’oubli du geste primitif faisait naître dans les esprits des générations plus récentes : faute de voir l’aède montrant la fuite des deux aigles dans le ciel d’Ithaque, on condamnait un vers des plus authentiques et des plus clairement expressifs. Chaque épisode de l’Odyssée présenterait quelque vers de même sorte où les Anciens et les Modernes ont bronché devant telle expression du langage parlé, qui devenait ambiguë dans le texte écrit.

Notre langage actuel use des pronoms sans toujours prendre le soin de leur appliquer les règles de la grammaire la plus élémentaire, et nos écrivains les plus soigneux en usent pareillement quand ils veulent reproduire le parler familier. On lit dans Le Blanc et le Noir de Voltaire :

Rustan tomba évanoui et le seigneur cachemirien crut qu’il était sujet à l’épilepsie ; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance.

Au chant II de l’Odyssée (vers 53-54), Télémaque voudrait que sa mère retournât chez Icare, son père, à elle : « Icare fixerait le prix et donnerait sa fille selon sa volonté et suivant son plaisir ». Toutes les traductions ne voient dans les deux termes de ce dernier vers qu’un pléonasme : Icare accorderait sa fille « à celui d’entre les prétendants qui lui serait le plus agréable », dit Mme Dacier, « à celui qu’il voudrait choisir et dont la personne lui agréerait », dit plus explicitement É. Pessonneaux et, plus explicitement encore, le dernier traducteur anglais, A. T. Murray : « give her to whom he will, even to him who meets his favour ».

C’est là, je crois, un contresens. Trois conditions régissent le mariage homérique : promesse par le prétendant du cadeau qu’a fixé le père de la fille, consentement de celle-ci, agrément de celui-là. Les vers 113-114 de ce même chant II nous donnent l’explication précise de nos vers 53-54 : « Renvoie d’ici ta mère, — disent les prétendants à Télémaque, — et dis-lui d’épouser celui qui lui plaira et que voudra son père ».

Nos vers 53-54 signifient en réalité : « Icare, en son manoir, fixerait les cadeaux et donnerait sa fille selon son choix, à lui, selon ses vœux à elle ».

Il est probable qu’ici encore, quelque geste du récitant pouvait préciser la valeur de ces divers pronoms, en indiquant, à droite et à gauche, les deux volontés en présence.

C’est par dizaines que l’on pourrait citer pareillement les faux sens ou contresens que produisit dans les livres des Commentateurs le changement subi par l’ancien article. Ce qui devint, en effet, dans le parler de l’âge classique, l’article défini le, la, les avait encore le plus souvent, dans le grec homérique, son rôle originel d’adjectif démonstratif, ce, cette, ces.

Au chant XIII, Ulysse invente, pour Athéna qu’il n’a pas reconnue, son histoire du pirate crétois. Il est debout, sur la plage d’Ithaque où les Phéaciens l’ont débarqué nuitamment et déposé tout endormi. À ses pieds, sont les cadeaux qu’il a ramenés de Phéacie et que l’équipage a déposés près de lui. La déesse vient de lui nommer Ithaque. Il répond :

Ithaque ! on m’en parla, loin d’ici, outre-mer, dans les plaines de Crète. Je ne fais qu’arriver avec ce chargement ; j’en ai laissé là-bas autant à ma famille, le jour que j’ai dû fuir, après avoir tué, dans nos plaines de Crète, le fils d’Idoménée, le coureur Orsiloque, qui, pour ses pieds légers, n’avait pas de rival chez les pauvres humains. Il voulait me priver de tout ce

butin-là : car j’avais, disait-il, mécontenté son père et trahi son service, pour commander ma bande au pays des Troyens.

Tel est, à n’en pas douter, le texte primitif : un peu différent du texte que nous a transmis la presque unanimité des manuscrits antiques, il est néanmoins très clair et très complet, pourvu seulement que l’on rétablisse les gestes ou les regards qui accompagnent les adjectifs démonstratifs, ce chargement, ce butin-là. Mais ce ne furent plus que des articles pour les lecteurs des ive et iiie siècles : en conséquence, deux vers furent ajoutés au texte authentique afin de le rendre pleinement intelligible à première lecture :

Il voulait me priver de tout ce butin-là, le butin de Troade, pour lequel j’avais eu tant de maux à souffrir en bataillant sur terre, en peinant sur les flots] : car j’avais, disait-il, mécontenté son père et trahi son service…

Ces deux vers sont, — un seul mot excepté, — la copie de deux vers du chant VIII dans l’épisode « bâtard » des Jeux. Ulysse y dit aux Phéaciens :

Je ne suis pas, aux jeux, l’apprenti que tu crois. J’étais dans les premiers, tant que j’avais pour moi mes bras et ma jeunesse. Maintenant la misère et les chagrins me tiennent : j’ai trop longtemps pâti à

batailler sur terre, à peiner sur les flots… Mais n’importe ! je vais, après tant de souffrances, m’essayer à vos jeux.

Ces paroles sont ici en leur place nécessaire ; elles n’en sauraient être enlevées. Elles n’ont que faire, par contre, dans le récit du Crétois et un mot y prouve leur « intrusion » : pour ce butin « de Troade », le faussaire a employé l’épithète qui ne sert à désigner que les personnes, les femmes et filles troyennes, — jamais les objets ni les lieux.

Un dernier exemple peut nous montrer mieux encore combien les dialogues et tirades de l’épos, tout proches de la conversation usuelle, furent parfois mal compris par les lecteurs de l’Hellade plus récente.

La tragédie athénienne habituait ses auditeurs aux discussions formelles et souvent abruptes, aux jeux et coups de répliques précises et directement opposées, aux controverses plutôt qu’aux conversations : une tragédie française est, d’ordinaire, la conquête d’un cœur ; une tragédie grecque était, le plus souvent, le gain d’une cause, — donc une argumentation suivie.

Au chant III (vers 210-246), Nestor, Télémaque et Mentor conversent longuement, tout à l’aise. Nestor, surtout, parle abondamment, familièrement, en vieillard plein d’affection et de sagesse, et non pas en avocat.

Nestor. — Ami, puisque tu viens d’évoquer cette affaire, on dit que les nombreux prétendants de ta mère usurpent ton manoir et conspirent ta perte ; c’est de plein gré, dis-moi, que tu portes le joug ? ou dans ton peuple, as-tu la haine d’un parti, qui suit la voix d’un dieu ?… pour punir leurs excès, qui sait le jour qu’enfin, ton père rentrera, seul ou par le secours de tous les Achéens ?… Si la Vierge aux yeux pers te pouvait donc aimer comme elle aimait Ulysse et veillait sur sa gloire, au pays des Troyens, aux temps de nos épreuves, à nous, gens d’Achaïe !… Non ! jamais je ne vis aux côtés d’un mortel veiller l’amour des dieux autant qu’à ses côtés, la visible assistance de Pallas Athéna !… Ah ! si, d’un pareil cœur, elle prenait ta cause, combien parmi ces gens quitteraient la poursuite !

Télémaque, malgré son caractère réfléchi et son esprit posé, qu’a précocement mûri le chagrin, éclate en protestations trop promptes :

Télémaque. — Vieillard, je ne crois pas que ton vœu s’accomplisse : quels grands mots tu dis-là ! j’en ai comme un vertige ! Oh ! non ! pareil bonheur passerait mon espoir, quand les dieux le voudraient.

La sage Athéna, sous les traits de Mentor, rappelle son jeune ami aux paroles de modération et de mesure :

Athéna. — Quel mot s’est échappé de l’enclos de tes dents ? Oh ! Télémaque, un dieu sauve aisément son homme (vers 231), aussitôt qu’il le veut, et même du plus loin ! Pour moi, le choix est fait : tous les maux à souffrir avant d’être rentré et de voir au logis la journée du retour, plutôt qu’aller tout droit tomber à mon foyer, comme tomba l’Atride dans le piège tendu par Égisthe et sa femme ! (vers 235)… Il est vrai que la mort est notre lot commun et que même les dieux ne peuvent l’écarter de l’homme qu’ils chérissent, quand la Parque de mort s’en vient, tout de son long, le coucher au trépas (vers 236-238).

Posément, Télémaque le regarda et dit :

Télémaque. — Mentor, n’en parlons plus, malgré notre chagrin ! Pour lui, c’en est fini du retour, et le lot, qu’il eut des Immortels, c’est la mort, désormais, la Parque ténébreuse ! (vers 241-242). Mais d’un autre sujet je voudrais m’enquérir…

Nous avons là le type de la conversation familière entre personnages de marque : aucun mot n’arrêterait un auditoire d’aujourd’hui, si nous rencontrions ce dialogue dans une des grandes comédies de Molière ou l’une des tragédies de Racine. Certains Commentateurs antiques voyaient pourtant entre les vers 231 et 236-238 une contradiction formelle. Il semble qu’en conséquence, les Alexandrins déjà et le sage Aristarque lui-même condamnaient certains de ces vers comme « bâtards ».

Pour les Anciens, mais pour les Modernes surtout, il est une particularité du langage homérique, qui peut sembler des plus contraires à la simplicité et à la précision du style, à la netteté de la phrase, à l’intelligence même du texte : à première lecture, le Poète semble abuser des épithètes que nous appelons poétiques, et nos traducteurs ont dressé le public à reconnaître une marque d’origine en ces adjectifs de majesté dont l’épos, — nous dit-on, — avait un insatiable besoin.

Chaque siècle et même chaque génération a sa façon d’utiliser les divers éléments du langage : il est des temps, des années, des saisons où l’adjectif « se porte », plutôt que l’adverbe et le substantif ; il en est d’autres où le style télégraphique réserve toutes ses places pour le substantif et le verbe. Le français du xviie siècle avait su garder à chaque espèce de mots son rôle propre : il se servait de tous et de chacun en sa place. Le français du xxe fait du substantif et du verbe un usage immodéré et il donne à l’adverbe un rôle aussi grand, plus grand même qu’à l’adjectif. Dans le langage de l’épos, l’épithète est souveraine : non seulement, elle remplace l’adverbe qui n’est le plus souvent qu’un neutre ou un pluriel d’adjectif ; mais elle sert à des fins où le substantif nous paraît aujourd’hui de rigueur.

Il est possible, probable, qu’aux temps des premiers aèdes, le langage des contemporains usait ainsi de l’épithète. Il est certain que cet usage fournissait à la prosodie de l’hexamètre les commodités les plus grandes : les différents cas de la couple adjectif-substantif offraient en nombre les dactyles. L’alexandrin français des xviie et xviiie siècles avait un pareil recours à l’adjectif pour « attraper » la rime : notre alexandrin du xxe a un peu perdu ce besoin, bien qu’il apprécie toujours la commodité de l’adjectif à la fin de nos vers. L’hexamètre homérique, quoi qu’il en paraisse d’abord, est plus semblable à notre alexandrin du xxe siècle qu’à celui des xviie et xviiie : il garde de sa vie antérieure tout un bagage d’épithètes dactyliques ; mais beaucoup d’entre elles constituent avec les substantifs des formules qui sont devenues clauses de style, phrases protocolaires, et doivent être traitées en conséquence.

Un grand nombre d’autres, — je dirais volontiers : le plus grand nombre d’entre elles, — sont tout le contraire de chevilles poétiques ; car ce sont des épithètes, non de qualité, mais de désignation et de nature, qui ne traduisent, liées au substantif, qu’une seule idée simple ; un seul terme français peut et doit rendre cette couple. Je n’en donnerai qu’un exemple : le navire que l’épos appelle un « prompt vaisseau », nèus thoè, est dans les flottes du temps l’unité de combat ou de transport, destinée aux opérations rapides, — aux croisières, disaient déjà nos marins des xviie et xviiie siècles ; — nos gens du xvie siècle auraient rendu cette couple de mots homériques par une couple de mots français, « galère subtile » :

Subtile, dit A. Jal en son Glossaire nautique : appliqué à un navire, cet adjectif signifiait, « étroit relativement à sa longueur » ; parmi les galères, les plus étroites, surtout à la poupe, prenaient le nom de galères subtiles, par opposition aux galères bâtardes, dont la poupe était plus largement assise sur l’eau : « Il me semble être grandement duysible à Vostre très-haulte Majesté (Henri II) avoir et tenir en ceste mer le nombre de vingt-quatre galères subtiles ».

Il ne m’a paru « ni peu ni prou duysible » au public du xxe siècle d’avoir des galères subtiles dans sa flotte homérique : galère subtile eût été pour nos oreilles un archaïsme que le mot épique n’était pas pour les oreilles achéennes ou ioniennes ; dans la France du xxe siècle, c’est par un substantif unique, par le seul mot de croiseur, qu’il convient de traduire cette couple.
Toutes les autres épithètes du croiseur homérique rentrent dans cette même catégorie : le « vaisseau creux » est, en réalité, le « creux du vaisseau », la partie centrale de la coque entre les deux châteaux de l’avant et de l’arrière.

C’est une « verge en or », et non une « verge dorée », dont le Poète gratifie Hermès, le messager de Zeus. C’est « l’Homme aux Mille Tours », et non pas seulement « un homme astucieux » qu’il désigne dans le premier vers de l’Odyssée et qu’il glorifie tout au long de la geste. Dans la maison d’Ithaque, servantes et servants raniment, — nous disent les traducteurs, — le « feu infatigable » : le Poète avait devant les yeux ou l’esprit la flamme agile, montante, descendante, dansante, qui sort brusquement de la braise « où l’on conserve la semence du feu ». Le « feu infatigable » ne dit rien à nos oreilles ni à notre imagination, rien même à notre entendement. La « danse de la flamme » m’a paru évoquer de façon plus exacte la vision du Poète.

Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d’azur de longues paraboles, comme des fusées d’étoiles. Les buissons pleins de ténèbres exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d’arbre barbouillés de cinabre qui ressemblaient à des colonnes sanglantes ;

au milieu, douze piédestaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux, comme d’énormes prunelles qui palpiteraient encore...

Ces admirables phrases de Salammbô ne sonnent aux oreilles de notre grand public que comme un exercice de « littérature » ou un inventaire de « science ». Même pour nos lettrés, ce sont « mots d’auteur », travail de « gens de lettres », que notre génération, un peu lassée des « écritures » trop artistes, n’attend pas de celui qui fut le moins « auteur », le moins « gendelettre » des Poètes. À voir passer dans la traduction de Leconte de Lisle tel épisode de l’Iliade ou de l’Odyssée, tout chargé et panaché d’adjectifs en couronnes et en gerbes, on pense moins à une résurrection qu’à des funérailles...

Homère ne peut revivre parmi nous que si nous le délions d’abord des bandelettes mortuaires, dont l’enserrent depuis la Renaissance les « épithètes homériques ».

Il en restera toujours assez pour s’interposer entre notre entendement et la claire et blonde lumière du texte : trop souvent, le sens vrai de ces mots archaïques nous échappe, comme il échappait déjà aux plus vieux homérisants d’Athènes. Dès le temps de Périclès et de Socrate, on essayait vainement d’expliquer nombre de ces vocables désuets, dont on enseignait aux enfants le glossaire et dont se raillait déjà Aristophane en ses Convives. Vers la fin du iiie siècle avant notre ère, Strabon le Comique, dans l’une de ses pièces, parodiait un semblable recueil de Philétas de Cos. Les Alexandrins en dressèrent ensuite des catalogues et en trouvèrent de doubles, triples, quadruples explications où la fantaisie le dispute à la sottise.

C’est en vain que, depuis un siècle, les plus patients et les plus érudits de nos linguistes ont tâché d’en éclairer le mystère. À la fin d’une vie consacrée tout entière à la science, M. Bréal « voulait montrer par quelques exemples le secours que l’on peut tirer de la linguistique en s’inspirant de l’esprit d’exactitude et de vérité »… Noble ambition !…

Je me suis toujours demandé comment, aux xxxe ou xle siècles de notre ère, « cette exactitude et cette vérité » des linguistes expliqueraient les épithètes poétiques, que nos textes auraient conservées, mais dont nos successeurs ignoreraient l’origine et la transmission séculaires, comme nous ignorons la transmission et l’origine de telles et telles épithètes préhomériques ?

Comment traduiraient-ils l’un de ces adjectifs traditionnels dont notre prose et nos vers, depuis trois siècles et demi, se sont parés : tels, les monts sourcilleux ?

« Sourcil, poil en forme d’arc au-dessus de l’œil », dit Littré : un mont sourcilleux, un roc sourcilleux sont-ils donc un panache d’arbres, de broussailles ou de forêts ?… Le même Littré nous dit : « sourcilleux : fig. et poétiquement, haut, élevé, comme est le sourcil dans le corps humain », et il cite les vers de Voltaire

.  .  .  .  .  .  .  .  Leur insensible pente
Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux
Qui pressent les Enfers et qui fendent les cieux.

Mais, au temps de Voltaire, cet adjectif était usé déjà par des siècles de circulation fiduciaire : dès le xvie siècle, Garnier connaissait « ces grands monts sourcilleux, commençant à jaunir sous le char de ce dieu qu’ils regardent venir ». D’autre part, Littré nous dit qu’un homme « sourcilleux » est celui « à qui les sourcils froncés donnent l’air hautain ou sévère » : un roc sourcilleux est-il une cime « altière » ?

Qui dira donc à nos lointains successeurs, — aux linguistes et philologues de Melbourne, de Boston et de Tokio, qui éditeront dans deux mille ans nos tragédies françaises, — ce que signifie ce mot avec « exactitude et vérité » ?

Encore pourront-ils en entrevoir les origines lointaines s’ils se souviennent que, lecteurs des Grecs et des Latins, nos auteurs du xvie siècle pouvaient avoir emprunté cet adjectif à leurs modèles : Strabon le Géographe, décrivant le lac de Némi, — cet œil sombre au fond d’un cratère éteint, — parlait du sourcil de montagne qui, tout autour, abrupt, domine et enferme en ce creux profond les eaux et le temple. Bien plus haut même que Strabon, on peut remonter jusqu’à l’Iliade, à la sourcilleuse Ilion et aux Sourcils de Callicoloné. Mais les Commentateurs antiques hésitaient déjà sur la valeur de ce terme : hauteur seulement ? ou herbages élevés ?

Homère, à son tour, est-il le premier inventeur de cette figure poétique ? La perfection de sa langue et de sa versification nous prouverait, à elle seule, qu’il eut en terres helléniques de nombreux prédécesseurs, et tels mots de l’Odyssée nous prouvent qu’il usa de figures, de pensées et de formules aussi étrangères d’origine et aussi lointaines de date que son texte put ensuite le devenir pour la Rome de Virgile et d’Ovide.

Il est des dates qu’il faut sans cesse rappeler. Si le temps homérique correspond, comme le voulait Hérodote, au ixe siècle avant notre ère, il y avait quinze et dix-huit siècles déjà que les sociétés du Levant avaient une littérature et des arts, dont la connaissance et l’empreinte sont visibles dans les ouvrages les plus anciens de l’humanité égéenne, comme dans les conceptions et les sciences postérieures des Hellènes, dans leur littérature et dans l’épos même[22] : Victor Hugo et nos romantiques sont à Virgile ce qu’Homère et les autres aèdes étaient aux poètes et écrivains de l’Égypte et de la Chaldée.

Le conte odysséen de Protée est tout pareil pour la trame à ces contes de la vieille Égypte que nous rendent en langue égyptienne les manuscrits hiéroglyphiques sur papyrus des xiie et xiiie siècles avant notre ère, — donc antérieurs au Poète de quatre siècles au moins. En ces contes merveilleux, où le Pharaon s’appelle aussi Prouti, on voit des magiciens, comme dans notre épisode de Protée, prendre les formes les plus étranges : le crocodile, le lion, la panthère et l’hippopotame — que les Égyptiens appelaient « Taourt », le cochon (et non pas le cheval) du Fleuve, — y paraissent et nous expliquent les métamorphoses de notre Protée homérique en dragon, lion, panthère et gros cochon.

Cette épithète même était de style dans ces contes du Nil : jusque dans le Delta, sans doute, le peuple égyptien voyait encore cet animal obèse, dont il avait fait la déesse de l’accouchement et qu’il appelait familièrement « Taourt Tririt », la Grosse Truie. Cette truie figure sur des scarabées importés d’Égypte en Crète dès les xxe ou xxiie siècles avant notre ère : les archéologues en connaissent l’existence, au musée de Candie.

Dans le premier volume de cette Résurrection d’Homère, j’ai trop longuement exposé, pour y revenir ici, tout ce que l’auteur des Récits d’Ulysse devait aux périples et aux poèmes des Phéniciens : il en emprunta sûrement le fond et les détails les plus précis ; nous ne pouvons pas savoir ce qu’il en garda de la forme et des expressions mêmes ; nous n’avons pas les originaux pour leur comparer le texte de l’imitation. Mais, à défaut de ces modèles phéniciens, il n’est pas interdit de chercher des indices dans l’hébreu que parlaient les rois de Jérusalem, au temps où David et Salomon, cent et cent cinquante ans avant Homère, vivaient dans la clientèle et l’association commerciales des rois de Tyr et de Sidon.

Salomon avait sur la mer Rouge ces « navires de Tarsis », que les Phéniciens employaient pour leurs lointaines expéditions vers notre Andalousie, — leur Tarsis, la Tartessos des Hellènes : — Ulysse, en son manoir d’Ithaque, avait pareillement des « cordages de Byblos », nom grec de cette antique cité phénicienne de Gebel, dont les tombeaux royaux viennent de nous rendre la plus vieille inscription alphabétique. Byblos, dès le xiiie siècle avant notre ère, quatre cents ans au moins avant l’âge homérique, usait couramment de l’alphabet, et, depuis dix-huit cents ans déjà, elle vivait dans une étroite intimité de religion et de commerce avec l’empire et les temples des Pharaons, — avec leurs écrits, sans doute, et leurs romans ou leurs poèmes.

Il peut sembler que telle épithète homérique vient de cette source la plus lointaine : quand le Poète nous parle de la sombre perruque de Protée, « frisée par le Zéphyre », n’a-t-il pas entendu parler de ces perruques d’émail bleu que Pharaon et les seigneurs de sa cour portaient contre le soleil et la vermine ? et son dieu de la mer, Posidon « à la chevelure azurée », n’est-il pas venu de la même Égypte ? Zéphyre nous indiquerait le passage du conte à travers la Phénicie : ce vent du Nord-Ouest, — le mistral du Levant, — est le hurleur à la triste haleine, dit le Poète ; sans aucune étymologie valable en grec, le mot, dans les langues sémitiques, signifierait le « hurleur ».

De même, l’astronomie et l’astrologie chaldéennes, dont vécut le monde hellénique, depuis les origines jusqu’à la fin, avaient pu fournir déjà à l’Hermès de l’épos les « rayons clairs » de sa planète, et nos linguistes ont peut-être raison de chercher, derrière le calembour mythique argeiphontès, « tueur d’Argos » le monstre, un original plus réaliste, « le dieu aux rayons clairs, blancs ou rapides ».

C’est ainsi qu’il faut traduire je crois, les épithètes homériques : en ces matières, on peut, non pas trouver l’exactitude et la vérité, mais chercher des précisions et des vraisemblances, pour rendre aux générations d’aujourd’hui un Homère qui parle comme un homme et non comme un livre et qui, monté sur la scène, se fasse écouter et entendre sans peine de notre peuple, comme autrefois de son peuple d’Ionie ou d’Athènes.
VI
LE TON

Les Anciens avaient l’habitude d’opposer à la finesse, à l’élégance, à la nouveauté toujours inventive, à l’allure pimpante et légère et au sourire des œuvres d’Ionie le sérieux un peu triste, la gravité un peu lourde et le conservatisme un peu monotone et disciplinaire des ouvrages doriens. Les deux arts sont comme personnifiés aux yeux des Modernes dans la svelte colonne de l’ordre ionique, avec les volutes de sa tête semblables aux coques d’une chevelure féminine, et dans le support viril, trapu de l’entablement dorique.

Grâce aux monuments de la Sicile et de la Grande Grèce et aux fouilles de la Grèce propre, nous connaissons assez bien l’art dorien et l’influence qu’il eut sur l’art classique. Tant que les fouilles de l’Asie-Mineure libérée ne nous auront pas rendu en aussi grand nombre les monuments du vieil art ionien, nous n’aurons, pour en juger approximativement, que certaines œuvres de l’Athènes archaïque.

Athènes était reconnue par les Ioniens d’Asie-Mineure comme le point de départ de leur émigration. Ils avaient emprunté leurs dynasties aux descendants des héros achéens, que l’invasion dorienne avait chassés du Péloponnèse et que les Athéniens, les premiers, avaient accueillis et élus pour rois. Des gens d’Athènes et de l’Attique s’étaient joints à cette réunion d’Achéens et d’Hellènes du Nord et du Sud, de Cadméens et de Pélasges, qui passa la mer pour devenir sur l’autre rivage la fédération ionienne : Athènes était considérée comme la métropole de cette fédération.

Mais les filles avaient bientôt éclipsé leur mère, et c’est de l’Ionie, plus précocement éduquée, que l’Athènes des viie et vie siècles semble avoir tiré ses modèles et peut-être ses œuvres d’art, comme elle en tira sûrement son Homère des Panathénées. Les petites prêtresses en marbre de l’Acropole, que renversèrent les soldats de Xerxès et qu’enterrèrent pieusement les électeurs de Thémistocle, ont été rendues à la lumière par les fouilles : bien que datant du vie siècle seulement, ce sont elles, qui dans l’état actuel de nos connaissances, peuvent encore le mieux nous dire ce que fut en son essence cet art attique et ionien.
Drapées dans leurs étoffes teintes, parées de leurs ornements peints, souriantes, un peu fardées, élégantes, toutes gracieuses, elles ont repris dans l’Athènes d’aujourd’hui leur vie sereine et sage. Elles sont bien plus près de nous que les nobles figures de l’âge classique. Elles inspirent à leurs visiteurs un sentiment plus vif que l’admiration, moins vif pourtant que l’amour, moins confiant que l’amitié. On les devine un peu distantes et sans abandon. Le même demi-sourire et le même regard un peu bridé leur donnent à toutes la même expression ironique ou ambiguë. De l’une à l’autre, les traits et caractères individuels sont si peu accusés, la coupe et les plis du vêtement, le geste des bras, la structure du masque osseux, les pommettes saillantes, le front étroit sont si pareils qu’elles semblent des sœurs bien plutôt que des contemporaines : on ne sait à laquelle on pourrait adresser tout son cœur.

C’est à ces familières d’Athéna Polias, — « Notre-Dame de la Ville », — à ces incarnations de l’urbanité ionienne, que ressemblent de tous points celles des scènes de notre Odyssée, qui sont authentiques. Peu importe qu’elles soient ou ne soient pas toutes du même père : elles sont toutes sœurs par les traits, l’allure, l’élégance, le costume à grands et petits plis, la parure un peu avivée, la dignité sans hauteur, la réserve sans raideur, le même air de sagesse avertie, un peu rusée et, surtout, par le même sourire des yeux et des lèvres.

Cet air de famille apparaît mieux encore quand on compare ces sœurs « légitimes » aux rhapsodies « bâtardes », que rejetaient déjà les Anciens ou que condamnent les Modernes.

En celles-ci, règne un ton de vulgarité, sur un fond de pédantisme ou de prétentions outrancières, qui les dénoncent à première rencontre pour des rustres ou des parvenues.

C’est avec raison que les Commentateurs anciens avaient fait de cette urbanité un des objets de leur admiration et, tout à la fois, une des sources de leur critique : ne pouvait être homérique à leur gré ni un vers ni un morceau qui ne fût pas digne d’oreilles citadines, et tout vers ou tout passage vraiment homérique contenait, à les entendre, quelque motif apparent ou caché de sourire, quelque intention ingénieuse ou délicate.

Nos critiques modernes, depuis deux et trois siècles, mais depuis cent ans surtout, ont voulu nous faire goûter la simplicité, la naïveté, l’ingénuité même des Poésies. C’est tout justement à l’effort contraire que s’appliquaient les Anciens : Homère, à la cour des royautés néléides, dans les villes prospères d’Ionie, n’aurait été naïf et simple que dans la même mesure et de la même façon que le « bon » La Fontaine au temps du Grand Roi, dans le Paris de Racine et de Molière...

L’Odyssée « aux cent actes divers » était comparée à la forme la plus récente et la plus parfaite de la Comédie attique. « Car l’Ancienne Comédie ne visait qu’au rire et trop souvent allait à la farce, — nous dit Aristote ; — mais la Nouvelle, tout en restant spirituelle et gaie, voulait être sérieuse ; la Moyenne tenait des deux autres ». C’est à la Nouvelle que l’Odyssée ressemble de tous points, — disent les Commentateurs, qui donnent par centaines les exemples et les arguments pour démontrer que tout dans Homère, comme dans Ménandre, concourt à capter, non pas le gros rire plébéien, mais le sourire des hommes cultivés et la réflexion des esprits les plus sérieux.

En ce rapprochement de Ménandre et d’Homère, les Anciens faisaient preuve de bonne critique : ni en son ton général, ni en ses gaîtés les plus vives, ni en ses jeux de mots les plus inattendus, l’Odyssée n’a jamais rien de la bouffonnerie, de la grossièreté, ni, surtout, de l’indécence aristophanesques.

Sans fausse pudeur, avec la même liberté dont il use pour décrire les autres actes de la vie humaine, le Poète parle des gestes et plaisirs de l’amour. Avec quelle vraie pudeur, néanmoins, se présentent et parlent tous ses personnages de femmes ! les plus passionnées et les plus sensuelles, Calypso et Circé, les plus innocentes et les plus sages, Nausicaa et Pénélope, les moins vierges et les plus vieilles, Hélène et Euryclée, toutes gardent une réserve et tiennent des discours qu’en d’autres littératures les poètes les plus respectueux de la femme, et même nos romans de la chevalerie la plus courtoise, n’ont pas prêtés plus dignes ni plus tendres à leurs héroïnes.

En regard de Calypso, la Didon de Virgile est une Bacchante ; mais l’Andromaque de Racine nous est venue tout droit des Portes Scées. L’épos reste chaste, même en traitant des actes les plus précis, les plus intimes de l’amour. Devant le lit somptueux de la déesse, où vont s’ébattre Ulysse et Circé, le Poète tend aussitôt le joli défilé des nymphes-servantes qui préparent le festin. Après les ardentes déclarations de Zeus à son épouse, c’est une nuée d’or qui tombe comme un rideau entre eux et l’auditoire. Même réserve quand, après le dialogue du soir, Ulysse et Calypso rentrent ensemble dans le fond de la grotte, « pour rester dans les bras l’un de l’autre, à s’aimer ». Toute pareille encore est la fin de l’Odyssée authentique : Pénélope ayant enfin reconnu son mari, Ulysse ayant annoncé les nouvelles aventures qui doivent quelque jour s’ajouter aux anciennes, le couple, derrière la torche d’Eurynomé, gagne la chambre nuptiale : « Mais gagnons notre lit, ô femme ! il est grand temps de dormir, de goûter les douceurs du sommeil ! », a dit Ulysse. « Ton lit te recevra dès que voudra ton cœur », a répondu Pénélope. Eurynomé les conduit, puis s’en revient, « les laissant au bonheur de retrouver enfin leur couche d’autrefois ».

Et c’était le dernier vers de la Poésie authentique, disaient les Alexandrins : — ici encore, le rideau tombait devant la chambre nuptiale.

On trouverait les meilleures preuves de la réserve et discrétion homériques, en dressant le catalogue de certains sujets que le Poète évite et de certains mots qu’il écarte systématiquement.

Quand on a lu dans Oexmelin, d’Arvieux et Raveneau de Lussan la vraie vie des Flibustiers, Boucaniers et Corsaires, on cherche vainement dans l’Odyssée quelque réplique de ces belles cruautés, infamies et violences, dont était tissée la vie de ces honnêtes gens de mer : maisons et temples forcés, femmes violées, fillettes et garçons éventrés, hommes « chauffés », empalés et écorchés, villes flambées, barques coulées ou brûlées, pendaisons, assommades, noyades, têtes envoyées pour presser le paiement d’une rançon, doigts et oreilles arrachés pour emporter un anneau d’or, mares de sang, tripes en colliers au cou des magistrats, quelle série d’horreurs ! et quel petit saint est cet Ulysse qui, dans le sac de la ville des Kikones, respecte le bois sacré, le temple et le prêtre d’Apollon ainsi que toute sa famille et n’exige que quelques amphores de bon vin ! Il est vrai que cet homme pieux se fait en outre « donner » (et l’on devine ce que le mot veut dire) par le prêtre des « présents merveilleux : sept talents d’or travaillé, un cratère d’argent »...

Il faut, pour compléter l’histoire, relire la prise de la Carthagène des Indes par nos gens du xviie siècle, le sac des églises et couvents, et les viols de nonnes, les massacres de moines et de prêtres qu’accomplissent joyeusement ces sujets du roi Très-Chrétien.

Un passage de l’Odyssée nous est garant que les mœurs du temps ne répugnaient pas toujours aux jeux de cette sorte : on coupe le nez, les oreilles, les mains et les pieds du traître Mélantheus ; on lui arrache les parties que l’on jette aux chiens toutes crues, et il ne semble pas que l’on se donne la peine d’achever le misérable ; il aura tout le temps de mourir au grand soleil ; mouches et chiens pourront le torturer...

Au second tome de l’Histoire des Flibustiers, voyez comment, après avoir « fait nager à sec » les vieillards et les avoir « suspendus par les parties », on consent, pour finir, à les « hacher en morceaux », et ce n’est encore que la moindre des « cruautés inouïes » dont, à la prise de Panama, nos Ulysse se donnèrent le plaisir : il faut bien se distraire au débarquement !

Mieux encore : on chercherait vainement dans l’Odyssée la moindre trace des occupations journalières, des besoins et nécessités physiques, qui pèsent sur la vie du navigateur, sur la nôtre, et que nous décrit si abondamment, en son latin d’église et en leurs plus ignobles détails, tel bon Allemand du xve siècle, le moine bavarois Félix Faber, dans son Pélerinage de la Terre Sainte.

Sans parler des conseils précis qu’il donne aux débutants pour satisfaire à bord les besoins de la digestion, il insiste avec charité sur les précautions « nécessaires et quotidiennes » à prendre contre la vermine : on doit profiter de la moindre escale sur la première plage, sur le premier rocher, pour se mettre nu et secouer au vent les hôtes incommodes, qui n’ont pas manqué d’envahir tous les vêtements et contre lesquels ni soins ni recettes ne prévalent...

Quel secret merveilleux permettait aux compagnons d’Ulysse d’écarter de leur noir croiseur cancrelas, puces, poux, punaises et moustiques ? Car l’Odyssée ne parle jamais ni des uns ni des autres. Pourtant l’épigramme homérique Aux Pêcheurs nous dit que les gens de mer d’alors, comme notre Bavarois, prenaient et jetaient leurs poux, et il ne saurait être mis en doute qu’alors comme aujourd’hui, les plages des grands et petits deltas méditerranéens étaient infestées de moustiques.

Et le mal de mer, avec ses nausées dont les Hellènes nous ont fourni le nom et dont Félix Faber décrit les abominables effets, quand la tempête fait de toute la galère une sentine puante ! « Peu de personnes sont exemptes du fatal tribut que paient ceux qui naviguent pour la première fois ; il y a même des marins, et de vieux marins que la mer éprouve toujours, lorsque, après un certain temps passé à terre, ils vont au large », nous dit A. Jal en son Glossaire nautique... Rabelais n’a pas oublié de nous conter comment « Panurge, du contenu de son estomac, reput les poissons scatophages ». L’auteur de l’Odyssée n’a jamais fait la moindre allusion à ce dégoûtant malaise.

Et la peste dont aucun navigateur du xviie siècle n’a omis de nous décrire les terribles ravages dans les flottes et les ports de la Méditerranée levantine ! L’Iliade connaît bien cette « mauvaise maladie », que les traits d’Apollon, les rayons du soleil, lancent sur les bêtes et sur les gens. L’Odyssée n’y fait qu’une allusion rapide, en un seul mot du chant XIV (vers 255) :

J’équipe neuf vaisseaux, et les hommes affluent. Six jours, ces braves gens font bombance chez moi ; c’est moi qui, sans compter, fournissais les victimes, tant pour offrir aux dieux que pour servir à table. Le septième, on embarque et, des plaines de Crète, un bel et plein Borée nous emmène tout droit, comme au courant d’un fleuve : à bord, pas d’avaries ; ni maladie, ni mort ; on n’avait qu’à s’asseoir et qu’à laisser mener le vent et les pilotes. En cinq jours, nous gagnons le beau fleuve Égyptos.

Comme nos corsaires au Levant, ces vieux pirates de la mer Égée font bombance à la veille de l’embarquement et au lendemain du retour, au bout de toute opération fructueuse ou pénible. Mais le Poète n’a que rapides et sobres formules pour ces festins où l’on compense en une journée les semaines, les mois de privations et de jeûne ; nos Français du xviie siècle, moins civils, nous décrivent en longues phrases complaisantes ces « crevailles » de viandes et de vins, qui s’achèvent dans les pires folies, lacérations d’habits, bris de meubles et de vaisselle, provocations, paris insensés, rixes, coups de couteau ou coups de dague, hoquets et vomissements.

Durant tout un grand jour, jusqu’au soleil couchant, nous restons au festin : on avait du bon vin, de la

viande à foison ! Au coucher du soleil, quand vient le crépuscule, on s’étend pour dormir sur la grève de mer,


se contente de nous dire le Poète, chaque fois que la fête recommence.

S’il a négligé ces vulgarités et ces horreurs, ce n’est pas qu’il les ignorât, et son auditoire ne les connaissait que trop ; mais ses marins n’étaient pas une populace. Les rois et leurs fils, les chefs et les nobles, qui mettaient la main à la manœuvre et à l’aviron, étaient, non des « galériens », mais des volontaires : ces chevaliers de la rame vivaient, à bord, en « camarades égaux » ; le Poète leur conserve dans les manières et dans le langage la plus citadine et spirituelle courtoisie.

C’est avec un sourire qu’au chant III, Pisistrate offre à Mentor-Athéna la coupe des libations :

Étranger, prie d’abord Posidon, notre roi ! car c’est à son festin qu’ici vous arrivez. Fais les libations ! prie comme il est d’usage ! Tu donneras ensuite à ton ami la coupe pour qu’il offre à son tour de ce doux vin de miel ; il doit prier aussi les Immortels, je pense : tout homme n’a-t-il pas même besoin des dieux ?

Pareil sourire au chant XVI, quand Télémaque et son père trament la vengeance contre les prétendants, dont le nombre et la vigueur effraient le jeune homme ; il souhaiterait quelque puissant allié :

Télémaque. — Mais voyons ! réfléchis ! n’as-tu pas d’allié qui, d’un cœur dévoué, pourrait nous secourir ?

Le héros d’endurance, Ulysse le divin, lui fit cette réponse :

Ulysse. — Je vais t’en nommer deux : écoute et me comprends ! Si nous avions, avec Zeus le père, Athéna, crois-tu qu’ils suffiraient ? ou faudrait-il chercher un autre défenseur ?

Posément, Télémaque le regarda et dit :

Télémaque. — Pour de bons alliés, ceux que tu dis le sont, bien qu’ils trônent un peu trop haut dans les nuées !… Des mortels et des dieux, il est vrai qu’ils disposent.

Nous avons là, je crois, le vrai ton de la plaisanterie homérique, — simple, rapide, sans pédantisme appuyé, sans métaphores obscures ou délayées, mais tirée du langage, des dictons et des mœurs populaires.

Six fois dans l’Odyssée, la formule « Quel mot s’est échappé de l’enclos de tes dents ? » se rencontre au début d’un discours d’invectives ou de reproches. Elle signifie assurément : « Comment donc as-tu pu nous lâcher ce mot-là ? » Le ton railleur n’est pas douteux ; mais il est difficile de mesurer la véhémence du reproche et d’en donner l’exacte explication.
Je croirais que, chez les vieux aèdes, les folles paroles s’échappaient de l’enclos de la bouche, comme parfois, pour courir vers le mâle ou vers la femelle, les bêtes en folie sautent l’enclos de pierres et d’épines où le berger les enferme la nuit : cette explication me semble conforme aux mœurs de l’Achaïe pastorale.

Quel que soit le sens précis que l’on adopte, il est visible que ces façons de dire n’avaient pas besoin d’explication pour l’auditoire homérique. Elles étaient passées dans le langage de l’épos, soit qu’elles eussent pour origine le parler populaire, soit qu’un des premiers écrivains les eût tirées et condensées de quelque comparaison en forme : « Telles s’échappent de l’enclos les bêtes que, la nuit, les aiguillons de l’amour affolent, telles s’échappaient de ses dents les paroles affolées par la colère ou le chagrin »... La longue et lourde comparaison d’autrefois serait ainsi devenue notre légère et ironique métaphore, — fin bijou d’art remplaçant la parure de gros luxe.

Car, ici encore, la modération, la réserve et la finesse sont les marques de cette urbanité. Le Poète aime le luxe à coup sûr : son langage est paré, orné, varié ; mais la « broderie », toujours sobre et discrète, n’a rien des tons criards, ni des pesantes et sonnantes clinquailles dont le rustre charge volontiers ses vêtements de fête et ses femmes.

Et cette même urbanité se traduit encore par la modération dans la sagesse et le conseil. Le Poète ne serait pas grec, s’il ne mêlait pas aux récits des aventures et des hauts faits, à la louange ou au blâme des héros d’autrefois, un souci permanent d’utilité morale, une philosophie actuelle et éternelle, voire une instruction scientifique, civique et religieuse. Les Sirènes elles-mêmes ne se contentent pas d’ensorceler quiconque les entend ; elles promettent aux passants des leçons de science et de morale :

Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe !… Arrête ton croiseur, viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière.

Le récit des maux infligés par les dieux comporte une leçon de sagesse. En ce monde, le sort des humains est de souffrir, de peiner, de connaître la douleur et la mort ; mais au début du chant I, Zeus lui-même nous dit que l’homme, par ses folies, aggrave « la charge des malheurs assignés par le sort », et quand nous accusons les dieux, c’est à nous seuls que d’ordinaire, nous devrions nous en prendre. Toute la geste d’Ulysse n’est que le commentaire de ces paroles divines. L’éloge de la modération et le blâme de la « démesure » circulent déjà à travers les Poésies, comme l’esprit animateur de toute humanité raisonnante..., mais jamais sous forme de tirades déclamatoires ou de dissertations en règle.

Or, il est en notre Odyssée des vers qui sont d’un tout autre ton que la plaisanterie, la « broderie » et la sagesse vraiment urbaines : on rencontre de-ci de-là un gros rire, un gros luxe et une grosse sagesse, qui n’ont rien de la discrétion, de la finesse et de la sobriété citadines. Les Alexandrins n’hésitaient pas à déclarer « inconvenants » tels mots et telles phrases que nous lisons encore en nos textes les plus critiques et qui font tache, en effet, sur le fin linon reluisant dont, sobrement, sont faits les vers du Poète, comme le voile de ses héroïnes et la robe de ses héros.

Comment au chant XIX (vers 562-569) attribuer au Poète la paternité des ridicules calembours sur les deux Portes des Songes ? Pénélope, « la plus sage des femmes », dit au mendiant :

Pénélope. — O mon hôte, je sais la vanité des songes et leur obscur langage !… je sais, pour les humains, combien peu s’accomplissent ! [Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l’une est fermée de corne ; l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit. Ce n’est pas de la corne que m’est venu, je crois, ce songe redoutable ! nous en aurions, mon fils et moi, trop de bonheur !] Mais écoute un avis et le mets en ton cœur. La voici, elle vient, l’aurore de malheur, où j’abandonnerai cette maison d’Ulysse…

Les vers entre crochets peuvent se détacher du contexte sans peine ni dommage. Il semble néanmoins que toute l’antiquité classique les connut et les admira. Les Commentateurs nous en rapportent plusieurs explications : « Si les songes éléphantins sont trompeurs, — dit l’un, — c’est que le Poète emploie le mot éléphanter pour tromper »… Si les songes de corne sont véridiques, — dit un autre, — si les songes d’ivoire sont trompeurs, c’est que la cornée étant l’essence de l’œil et l’ivoire, celle de la dent, le Poète a voulu dire que les choses vues sont toujours plus certaines que les choses dites »… « Le Poète, — ajoute un troisième, — a connu deux sortes de songes, ceux qui viennent de Zeus, du ciel, et ceux qui viennent d’en bas, des enfers ; or les cornes se dressent vers le ciel, et les défenses de l’éléphant pendent vers la terre ».

Le bon élève Virgile a traduit au chant VI de son Énéide (vers 893-896) :

sunt geminæ Somni portæ, quarum altera fertur
cornea, qua veris facilis datur exitus Umbris ;
altera candenti perfecta nitens elephanto,
sed falsa ad cælum mittunt insomnia Manes.

Seule, la lecture des Commentaires bien ou mal compris, complets ou comprimés, a pu nous valoir dans cette imitation le Ciel, ad cælum mittunt, et les Enfers, umbris, manes.

Pour apprécier la valeur littéraire de ces inventions, que l’on imagine, en quelque scène de Racine ou de Corneille, un vers de ce ton :

Un éléphant, hélas ! nous trompe bien souvent...

Encore ce vers serait-il métriquement juste : l’interpolateur de notre passage odysséen, oublieux de la vieille orthographe, a fait l’un de ses vers homériquement faux...

Au chant VII, Ulysse est entré dans le manoir du roi Alkinoos ; il s’est jeté aux genoux de la reine Arété ; on l’a relevé ; on lui a donné à souper, puis Alkinoos a congédié ses hôtes en ordonnant au héraut de remplir les coupes pour les dernières libations aux dieux.

Il a émis l’idée que ce naufragé, tombé soudain en Phéacie, pourrait être l’un de ces dieux, qui fréquentent volontiers les peuples qu’ils chérissent :

Ulysse. — Ne garde pas, Alkinoos, cette pensée. Je n’ai rien de commun, ni l’être ni la forme, avec les Immortels, maîtres des champs du ciel ; je ne suis qu’un mortel et, s’il est un humain que vous voyez traîner la pire des misères, c’est à lui que pourraient m’égaler mes souffrances, et c’est encor de moi que vous pourriez entendre les malheurs les plus grands, car j’ai pâti de tout sous le courroux des dieux ! [Mais laissez que je soupe, en dépit de ma peine !… Est-il rien de plus chien que ce ventre odieux ? toujours il nous excite et toujours nous oblige à ne pas l’oublier, même au plus fort de nos chagrins, de nos angoisses ! Quand j’ai le deuil au cœur, il veut manger et boire ; il commande et je dois oublier tous mes maux : il réclame son plein !…] Mais vous, sans plus tarder, dès que poindra l’aurore, rendez un malheureux à sa terre natale ! Que je pâtisse encor, que je perde le jour ; mais que je la revoie !

À rencontrer ici les vers que j’ai mis entre crochets, n’éprouve-t-on pas la surprise que pourrait provoquer, dans un roman de Mme de Lafayette ou dans une oraison funèbre de Bossuet, la tirade de Rabelais : Tout pour la tripe ?
Pareille tirade peut soulever le gros rire de la foule. Mais voit-on, dans ce manoir d’un roi, où il doit ménager l’opinion et la politesse de ses hôtes, Ulysse le naufragé se taper ainsi sur la panse, puis continuer de souper, quand Alkinoos lui-même vient de dire : « Le repas est fini : qu’on rentre se coucher ! »… ?

Autre « tripe » au chant XVII, Ulysse arrive en son propre manoir, conduit par le porcher. Eumée lui donne les derniers conseils. Ulysse répond :

Ulysse. — Je comprends ; j’ai saisi ; j’avais prévu l’invite. Prends les devants ; c’est moi qui resterai derrière : qu’importent les volées et les coups ? j’y suis fait [ : mon cœur est endurant ; j’ai déjà tant souffert au combat ou sur mer ; s’il me faut un surcroît de peines, qu’il me vienne ! Il faut bien obéir à ce ventre odieux, qui nous vaut tant de maux : c’est lui qui fait partir et vaisseaux et rameurs pour piller l’ennemi sur la mer inféconde].

Les vers entre crochets, sont le plus maladroit des centons et que dire du geste qui devait accompagner « ce ventre odieux » ?

Le même chant XVII contient une troisième tirade qui, de même qualité, est, sans doute, de la même main. Ulysse vient d’être frappé par le chef des prétendants Antinoos :

Ulysse. — Deux mots, ô prétendants de la plus noble reine ! Voici ce que mon cœur me dicte en ma

poitrine. On peut n’avoir au cœur ni chagrin, ni regret, quand on reçoit des coups en défendant ses biens, ses bœufs, ses blancs moutons. Mais ce qui m’a valu les coups d’Antinoos, c’est ce ventre odieux, ce ventre misérable, qui nous vaut tant de maux !… Si, pour le pauvre aussi, il est, de par le monde, des dieux, des Érinnyes, qu’Antinoos arrive au terme de la mort avant son mariage !

La panse reparaît une quatrième fois en ce chant XVII. Pénélope a fait venir Eumée chez elle et lui a donné l’ordre d’amener le mendiant qu’elle récompensera de beaux habits, si elle sent en ses dires la vérité. Eumée redescend dans le mégaron et se hâte de transmettre l’invitation et la promesse de la reine, mais en ajoutant quelque chose de son cru :

Eumée. — O père l’étranger, la plus sage des femmes, Pénélope, t’appelle. Mère de Télémaque, elle vit dans l’angoisse ; mais son cœur aujourd’hui l’engage à s’enquérir du sort de son époux !… si c’est la vérité, qu’elle voit en tes dires, elle te donnera la robe et le manteau [qui te manquent si fort, et mendiant ton pain à travers le pays, tu rempliras ta panse ; te donne qui voudra].

Ces derniers vers sont la marque du faussaire, qui les a copiés du même chant XVII ; mais pour les faire entrer ici, il a dû les écourter et, du coup, les rendre peu compréhensibles :

Télémaque. — Vieux frère, écoute-moi, je vais rentrer en ville me montrer à ma mère ; je la connais ; je sais que ses cris lamentables, ses sanglots et ses pleurs ne trouveront de fin qu’après m’avoir revu. Mais toi, voici mes ordres : pour mendier son pain, amène-nous là-bas notre pauvre étranger ; lui donne qui voudra ou la croûte ou la tasse ; j’ai déjà trop d’ennuis ; je ne puis me charger de tout le genre humain…

A ces appels au gros rire, les rhapsodes populaires ont ajouté des étalages de gros luxe et quelques sermons de grosse sagesse.

Les Commentateurs admiraient tour à tour, avec une égale ferveur, la simplicité et la recherche, aussi bien de la « vie héroïque », — comme ils disaient, — que du style homérique. Les héros du sang le plus royal, au siège même de leur royauté, vivent en travaillant, en se mettant aux besognes les plus ordinaires, attelant, dételant et conduisant leurs chars, construisant et manœuvrant leurs vaisseaux, cuisinant et ramant. Ils sont vêtus de tissus lavables, dont la propreté, et non pas l’or, est la parure ; leurs filles, sans dédaigner les autres travaux domestiques, lavent ces vêtements au fleuve.

Le Poète, lui aussi, dans tout l’éclat de sa majesté et l’exercice de sa puissance, reste simple : sa Muse se met à toutes les descriptions de la vie courante. Son style n’est point pailleté d’or et de pierres précieuses : ce n’est pas un lourd et trop long vêtement pour la pensée qui doit le porter. Les Anciens ne perdaient pas une occasion de vanter la légèreté, la concision, parfois même la sécheresse des beaux vers homériques.

Mais le Poète, qui sait nous décrire le luxe éblouissant de certains manoirs royaux (il était alors des rois opulents), sait aussi donner à ses Poésies la parure qui convient aux jours de fête : leur royale simplicité revêt, quand il le faut, les plus nobles, les plus somptueux atours. À l’époque classique, néanmoins, cet appareil ne suffisait pas, — semble-t-il, — aux récitants ou aux copistes : ils voulurent amplifier et le luxe des vieux rois et les parures du vieux texte.

Au début du chant XXI, Pénélope s’en va chercher au « trésor » l’arc et les haches qui serviront au concours entre les prétendants :

Par le haut escalier, la sage Pénélope descendit de sa chambre : sa forte main tenait la belle clef de bronze, à la courbe savante, à la poignée d’ivoire ; elle allait au trésor avec ses chambrières…

Clef vraiment royale ! du bronze, de l’ivoire, de l’art ! Mais dans la langue de l’épos, le mot « clef » ne désigne pas le même instrument que dans la langue classique.
La clef homérique ne sert pas à faire jouer une serrure : c’est une barre de bois que l’on pousse pour fermer la porte et que l’on tire pour la rouvrir. La manœuvre est décrite à plusieurs reprises ; le moindre doute ne saurait subsister ; les portes dans l’épos n’ont que ces barres-verrous ; au lieu de boutons pour les manœuvrer comme nos verrous de métal, des courroies y étaient adaptées qui, passant par des trous du panneau, pendaient au dehors ; un nœud à secret n’assurait qu’une fragile fermeture ; nuit et jour, il fallait un gardien ou une surveillante devant les entrées interdites… Cette belle clef d’ivoire doit donc disparaître de notre Poésie.

Les interpolateurs ont fait de semblables placages d’ivoire et d’or sur plus d’une pièce du mobilier homérique ; ils en ont fait d’analogues sur plus d’un passage du texte odysséen. Parmi les embellissements, dont ils l’ont affublé, ne prenons que les comparaisons.

Au chant XIII, le vaisseau phéacien emporte à toutes rames Ulysse endormi :

Mais déjà sur ses yeux, tombait un doux sommeil, sans sursaut, tout pareil à la paix de la mort [ : comme, devant le char, on voit quatre étalons s’élancer dans la plaine et pointer tous ensemble et dévorer la route sous les claques du fouet ; ainsi pointait la poupe et, dans les gros bouillons du sillage, roulait la mer

retentissante], et le vaisseau courait sans secousse et sans risque, et l’épervier, le plus rapide des oiseaux, ne l’aurait pas suivi.

Deux comparaisons se succèdent : ce vaisseau est un quadrige ; ce vaisseau est un épervier. Certains des Anciens condamnaient le quadrige, l’attelage à quatre chevaux : Homère, — disaient-ils avec raison, — ne connaissait que les attelages à trois.

Au chant XV de l’Iliade, (vers 679-693), on retrouve non seulement tous les mots de notre texte odysséen, mais encore les deux comparaisons pareillement juxtaposées, avec cette différence qu’elles ne font pas double emploi et tiennent compte des usages homériques : chacune s’applique à un héros, l’une à Ajax, l’autre à Hector, et les quatre chevaux ne sont pas attelés à un char ; ce sont des chevaux montés, sur lesquels voltige un écuyer.

Deux comparaisons se suivent de même au chant IX (vers 382-395). Ulysse raconte comment il aveugla le Cyclope, en lui plantant dans l’œil un pieu chauffé au rouge :

Vous avez déjà vu percer à la tarière des poutres de navire, et les hommes tirer et rendre la courroie, et l’un peser d’en haut, et la mèche virer, toujours en même place ! C’est ainsi qu’en son œil, nous tenions et tournions notre pointe de feu, et le sang bouillonnait autour du pieu brûlant : paupières et sourcils

n’étaient plus que vapeurs de la prunelle en flammes, tandis qu’en grésillant, les racines flambaient… [Dans l’eau froide du bain qui trempe le métal, quand le maître bronzier plonge une grosse hache ou bien une doloire, le fer crie et gémit. C’est ainsi qu’en son œil, notre olivier sifflait…] Il eut un cri de fauve. La roche retentit. Mais nous, épouvantés, nous étions déjà loin.

De ces deux comparaisons, il est impossible d’enlever la première sans mutiler le contexte : la seconde se détache sans peine ni dommage, emportant avec elle une collection de mots inusités dans les Poésies. La succession en est, d’ailleurs, un peu surprenante : la seconde nous décrit l’entrée du pieu brûlant dans l’œil humide, alors que la première nous a décrit déjà l’opération complète, la descente du feu jusqu’au fond des racines grésillantes.

C’est par dizaines que les deux Poésies nous offrent de pareilles comparaisons surajoutées.

La discrète sagesse de l’épos, ses rapides conseils « gnomiques » semblèrent de même insuffisants quand, devenue l’élève des rhéteurs, sophistes et philosophes, la tragédie athénienne à la mode d’Euripide se fut donné le rôle de prêcher, discuter et moraliser à perdre haleine. Pour ne prendre encore qu’un exemple, que dire de ce discours d’Ulysse au chant XVI ?

Ulysse. — Vraiment, Amphinomos, tu me parais très sage et digne de ce père, dont, à Doulichion, j’entendais célébrer le renom, ce Nisos si bon, si opulent ! Puisqu’on te dit son fils, je veux te prévenir : tu me parais affable ; écoute et me comprends. [Sur la terre, il n’est rien de plus faible que l’homme ; tant que les Immortels lui donnent le bonheur et lui gardent sa force, il pense que jamais le mal ne l’atteindra ; mais quand, des Bienheureux, il a sa part de maux, ce n’est qu’à contre-cœur qu’il supporte la vie. En ce monde, dis-moi, qu’ont les hommes dans l’âme ? ce que, chaque matin, le Père des humains et des dieux veut y mettre !… Moi, j’aurais dû compter parmi les gens heureux ; mais en quelles folies ne m’ont pas entraîné ma fougue et ma vigueur !… et j’espérais aussi en mon père et mes frères !… L’homme devrait toujours se garder d’être impie, mais jouir en silence des dons qu’envoient les dieux.] Je vois ces prétendants machiner des folies ! Ils outragent l’épouse et dévorent les biens d’un héros qui n’est plus éloigné pour longtemps, c’est moi qui te le dis, de sa terre et des siens ; il est tout près d’ici !… Ah ! que, te ramenant chez toi, un dieu te garde d’être sur son chemin, le jour qu’il reverra le pays de ses pères !

Est-il possible de croire homérique ce discours où nombre de mots dénoncent une interpolation de date récente ?

Mais si le texte actuel se présente avec tant de surcharges, quelle créance lui accorder ? quels vers homériques admirer sans trop risquer de se fourvoyer ? de quelles scènes ou épisodes du drame épique garantir l’authenticité à ceux de nos jeunes contemporains qui penseraient à consulter ce modèle ?
VII
LE TEXTE HOMÉRIQUE

Quand, au long des iiie et iie siècles avant notre ère, les homérisants d’Alexandrie, — en particulier, les trois grands « Critiques », Zénodote, Aristophane de Byzance et Aristarque, — entreprirent d’établir le texte définitif des deux Poésies, leur érudition curieuse disposa de tous les moyens de comparaison, de vérification et de choix entre les divers manuscrits, que pouvait leur fournir le monde panhellénique.

Les Ptolémées avaient réuni, dans leurs deux Bibliothèques royales, soit les originaux, soit les copies de toutes les éditions du Poète : exemplaires du commerce et des particuliers, collations des homérisants antérieurs, textes officiels que les villes et peuples avaient adoptés pour leurs écoles ou leurs représentations publiques, Athénienne, Argolique, Chypriote, Crétoise, Marseillaise, etc., car Marseille avait suivi l’exemple d’Athènes et possédait son Homère, dont les Anciens nous ont conservé quelques variantes ou particularités.

Les Alexandrins constatèrent aussitôt entre ces Homères les divergences les plus grandes. Les éditions de toutes qualités, mais surtout les copies commerciales, — « communes », « vulgaires » ou « démocratiques », disaient-ils, — différaient entre elles moins par le texte que par le nombre des vers et des épisodes : si nous en jugeons par les manuscrits sur papyrus récemment retrouvés, la longueur des Poésies pouvait, aux ive et iiie siècles, varier du simple au double, dans l’ensemble, et au quadruple, dans certaines parties.

Une comparaison soigneuse amena les Alexandrins à penser qu’au texte primitif, authentique, deux sortes d’additions avaient été faites : des vers, qu’ils appelaient « surnuméraires » ou « superflus », et des vers ou des épisodes adultérins, — « bâtards », disaient-ils.

Les « superflus » étaient des vers authentiquement homériques, mais inutilement ou même sottement répétés en des places où ils n’avaient que faire, quand ils n’y faisaient pas tache ou scandale.

Les « bâtards » étaient des inventions créées de toute pièce ou faites de pièces et de morceaux ; en ces œuvres de faussaires, apparaissaient la marque et parfois la date de l’ouvrier, irrégularités orthographiques, verbales et grammaticales, inexactitudes historiques, chronologiques ou légendaires, incompatibilités et contradictions avec le reste des Poésies, etc.

Les Alexandrins n’expulsaient de leur texte homérique que ceux des « superflus » et des « bâtards », dont la sottise ou la maladresse était trop choquante et dont l’intrusion ne pouvait pas être niée. Ils conservaient la plupart des autres intrus, même ceux qu’ils jugeaient des plus douteux, des plus indésirables, même ceux que les meilleures des éditions antérieures ne portaient pas.

Ils les condamnaient, néanmoins, et les notaient en marge des signes d’infamie dont j’ai parlé plus haut[23] : la « broche » simple, obel, dénonçait les bâtards ; la « broche à l’étoile » obel astérisqué, dénonçait les superflus. Les Critiques dans leurs Mémoires et Commentaires, proposaient la « mise de côté », athétèse des uns et des autres ; mais, dans leurs éditions, ils n’allaient que jusqu’à la « mise à la broche », obélisation.

Il est probable que, malgré la sévérité ou l’audace de certaines de leurs condamnations, ce choix critique des Alexandrins se serait imposé à tous les lecteurs anciens et modernes, si les homérisants de Pergame n’étaient pas survenus.

Rivaux des Ptolémées, les Attales fondent au milieu du iiie siècle leur bibliothèque de Pergame, et leur université, si l’on peut dire, fournit bientôt de professeurs l’Asie-Mineure, Rome et tout l’Occident. Ses homérisants (leur coryphée, Cratès, vint à Rome en 156 avant notre ère) prennent le contrepied des Alexandrins : ils en rejettent le plus souvent les athétèses et conservent ou rétablissent dans leur Homère la plupart des vers bâtards ou superflus qu’il a plu aux générations antérieures ou qu’il plaît aux générations nouvelles d’y introduire.

L’Homère, que les Romains reçoivent de Pergame et qu’ils adoptent, est donc encombré de vers douteux ou étrangers, qui figurent encore dans nos éditions scolaires d’aujourd’hui, et, jusqu’à nous, les Commentateurs anciens et les érudits modernes se sont transmis les raisonnements par lesquels les « Grammairiens » de Pergame s’efforçaient de légitimer tous les vers et épisodes qu’avaient mis en suspicion les « Critiques » alexandrins.

A qui devons-nous entendre, des Critiques ou des Grammairiens, pour reconstituer le texte primitif ?… Depuis la découverte des papyri homériques, nous comprenons bien mieux les justes entreprises des Alexandrins, et il peut encore sembler aventureux, mais il n’est plus paradoxal de dire que nous sommes peut-être mieux outillés que les Anciens pour le contrôle des surcharges qui dénaturent le texte du Poète. Nous sommes de meilleurs astronomes que les Chaldéens qui, pourtant, avaient de meilleurs yeux et un ciel plus pur que les nôtres, mais n’avaient pas le télescope. L’archéologie et la philologie nous ont munis d’instruments et de méthodes dont ne pouvaient pas disposer les Alexandrins, malgré leurs admirables Bibliothèques.

Pour la commodité de l’exposition, je donnerai le nom d’« insertions » aux vers « superflus », aux répétitions inutiles, et celui d’« interpolations » aux vers et épisodes « bâtards », aux falsifications proprement dites.

Personne n’a jamais nié que la répétition, non seulement de formules plus ou moins longues, mais de vers entiers fût l’un des procédés habituels de la langue homérique et que, pour exprimer les mêmes idées et servir aux mêmes besoins, les mêmes vers, mot pour mot, lettre pour lettre, revinssent à plusieurs reprises dans les passages les plus authentiques : les hexamètres, qui annoncent et concluent les discours, ceux qui décrivent soit les repas et sacrifices, soit les arrivées, départs et armements de bateaux ou de guerriers, etc. fournissent le type le plus commun de ces vers légitimement répétés.

Mais, dans les 27.803 vers du texte actuel (15.693 pour l’Iliade, 12.110 pour l’Odyssée), 1.804 reviennent 4.730 fois et, si l’on compte ceux qui, sans être tout à fait identiques, sont fabriqués de formules semblables, on arrive au total de 9.253 : 5.605 pour l’Iliade, 3.648 pour l’Odyssée. Plus d’un tiers des deux Poésies est fait de répétitions.

Personne ne songe plus à contester qu’il en est d’abusives : depuis un siècle, les éditeurs ont dû, bon gré, mal gré, prendre parti pour ou contre certains vers que les uns déclarent inutiles et enferment simplement entre crochets, que les autres, avec de bonnes raisons, proclament gênants et relèguent en bas des pages, que quelques-uns seulement s’obstinent à considérer comme une marque de l’ouvrier. Tout au long du xixe siècle, ce fut un des grands sujets de querelle entre homérisants, et le débat reprit de plus belle quand la découverte, puis l’abondante apparition des papyri homériques apportèrent une étrange floraison de vers authentiques mais « surnuméraires » : comparé au texte traditionnel, celui de tel papyrus le dépassait de 30 et 35 pour 100.

Malgré la difficulté et les incertitudes de l’entreprise, on peut, je crois, déterminer, pour la plupart des cas, en quels passages les vers répétés sont indispensables, en quels autres ils ont été illogiquement insérés en surnombre.

Il restera toujours des « conservateurs noirs » pour répéter avec les gens de Pergame et leurs disciples qu’il est au monde trois opérations impossibles, — « arracher à Zeus sa foudre, à Hercule sa massue et à Homère l’un de ses vers », — ou pour redire avec certains Modernes qu’une répétition homérique est d’autant moins critiquable qu’elle nous semble moins rationnelle, car le radotage est parfois la marque du Vieillard aveugle, et des « naïvetés » toutes pareilles se retrouvent dans les autres « épopées populaires » : la sobriété et la variété, — dit-on, — sont de règle dans l’écriture des lettrés ; la répétition et le verbiage sont de style dans la parole chantée du peuple ; quelques disciples des romantiques professent encore qu’Homère n’est qu’une incarnation ou un prête-nom du vieux peuple achéen. Mais tout lecteur attentif, s’il sait quelques mots de grec, reconnaît bientôt qu’en ce début du xxe siècle, nous faisons expliquer à nos élèves des répétitions absurdes, dont voici deux exemples ; il en est des centaines d’autres qui sont tout aussi nets.

I. — Repas dans le manoir d’Ithaque, au chant I (vers 144-149) :

On vit alors entrer les fougueux prétendants : en ligne, ils prenaient place aux sièges et fauteuils ; les hérauts leur donnaient à laver sur les mains ; les femmes entassaient le pain dans les corbeilles 1 ; puis vers les parts de choix préparées et servies, chacun tendait les mains.

1. Vers 148 : la jeunesse remplit jusqu’au bord les cratères.

Ce repas des prétendants vient après le repas de Télémaque et d’Athéna-Mentès (vers 136-143) :

Vint une chambrière, qui, portant une aiguière en or et du plus beau, leur donnait à laver sur un bassin d’argent et dressait devant eux une table polie. Vint la digne intendante : elle apportait le pain et le mit devant eux 1. Puis le maître-tranchant, portant haut ses plateaux de viandes assorties, les présenta et leur donna des coupes d’or. Un héraut s’empressait pour leur verser à boire.

1. Vers 140 : et leur fit les honneurs de toutes ses réserves.

J’ai mis hors du texte, en note, les deux vers 148 et 140 qui sont des insertions évidentes. Dans les manuscrits, tout ce passage est incertain : les meilleurs omettent les vers 139, 140 ou 148 ; d’autres ajoutent un « surnuméraire », 148a, qui est copié, mot pour mot, du chant III (vers 340) ; d’autres enfin, brouillant l’ordre traditionnel, écrivent le vers 148 avant 147, ou rangent soit 148, 148a, 147, soit 147, 148a, 148, soit enfin 149, 148. Des indices de cette sorte dénoncent souvent les vers insérés.

Or, le vers 148 figure ici en dépit de sa signification homérique et rituelle. C’est à la fin des repas, — non pas au début, — c’est pour l’offrande aux dieux, — non pour la soif des humains, — que le « couronnement des cratères » prend place : au chant XXI de l’Odyssée (vers 270-272), la cérémonie n’a lieu qu’après une journée de festin, quand les prétendants songent à quitter le mégaron d’Ulysse ; dans l’Iliade au chant IX (vers 174-176), c’est quand les chefs des Achéens se séparent, et au chant I (vers 470-471), à la fin du repas. Un contraste dans le groupe de nos vers 145-149, peut nous éclairer : le verbe de 148 est à l’aoriste, au milieu de verbes à l’imparfait.

II. — A la fin du chant XV de l’Odyssée, Eumée et Ulysse, dans la cabane du porcher, s’endorment après s’être conté leurs aventures ; mais leur sommeil est court, car voici l’aube (493-495) et déjà, sur la plage du bas, Télémaque et ses compagnons viennent d’échouer leur navire, de le pousser à terre : ils sont à sec ; ils carguent les voiles et démâtent (495-496), puis… se mettent aux rames pour amener à la cale le navire (497) ; ils jettent enfin l’ancre, attachent l’amarre (498), prennent pied sur la grève et préparent le repas du matin (499-500). Le texte est formel :

Pendant qu’ils échangeaient ces paroles entre eux, prenant sur leur sommeil, puis s’endormaient à peine, l’Aurore était montée sur son trône, et déjà les gens de Télémaque abordaient au rivage, amenaient la voilure et déplantaient le mât1, puis sur la grève, où l’équipage descendit, le repas s’apprêta et l’on fit le mélange du vin aux sombres feux.

1. Vers 497-498 : en vitesse ; on se met aux rames vers la cale ; on jette l’ancre et l’on attache les amarres.

De nos éditeurs les plus récents, les plus soigneux, les plus critiques, aucun n’a mis en doute la complète authenticité de tous ces vers. Et pourtant, comment expliquer qu’un navire, une fois mis à sec, puisse être poussé à la rame vers la cale ?

Nos deux vers 497-498 sont des copies sans changement de l’Iliade (chant I, 435-436). Mais, dans l’Iliade, le navire n’est pas échoué ; il est encore en eau profonde. De même, dans l’Odyssée (chant XVI, vers 351-353), l’équipage prend les rames, mais, comme il est rationnel, avant l’échouage du bateau :

Il n’avait pas fini de parler que, soudain, Amphinomos, tournant la tête, apercevait le vaisseau qui rentrait jusqu’au fond de la rade et, les voiles carguées, se mettait à la rame.

Avec un bon sourire, il dit aux camarades :

Amphinomos. — Nous n’avons plus besoin de leur donner l’avis ! les voici dans le port !… l’ont-ils su par un dieu ?… ont-ils vu de leurs yeux passer l’autre navire, sans pouvoir l’aborder ?

Il dit ; mais, se levant de leurs bancs, les rameurs avaient déjà pris pied sur la grève de mer et, vite, avaient au sec tiré le noir vaisseau ; les servants empressés emportaient les agrès, et les maîtres, en troupe, allaient à l’agora.

La comparaison complète entre toutes les descriptions homériques de repas, d’embarquements ou de débarquements impose, je crois, les conclusions suivantes :

1o Il paraît certain que, pour allonger, préciser ou embellir les descriptions des Poésies, des vers authentiquement homériques furent inutilement répétés, surnumérairement « insérés » par les récitants ou les copistes en des endroits où ils n’avaient que faire.

2o Il semble difficile de dater la plupart de ces insertions. En nombre de cas néanmoins, un indice chronologique peut nous être donné par l’absence ou la présence de ces insertions dans tout ou partie de nos manuscrits antiques. En nombre de cas aussi, ces insertions figuraient déjà dans les éditions antérieures aux Alexandrins, qui les déclaraient scandaleuses[24].

3o La plupart de ces insertions semblent être venues s’ajouter au texte de la même façon : la terminaison semblable de deux vers authentiques amena derrière l’un d’eux la suite de l’autre, en des endroits où cette suite n’était ni nécessaire, ni utile, ni même logiquement ou grammaticalement acceptable.

L’insertion semble donc être, avant tout, un méfait de la mémoire. À ce titre, il pourrait sembler qu’elle fut avant tout une œuvre de rhapsode.

Entraîné par la pente de la récitation, le débit du rhapsode était une sorte de torrent fougueux, gonflé des vingt-cinq ou trente mille vers, qu’il fallait savoir pour exercer la profession. Ces vers formaient entre eux des chaînes liquides dont le premier élément entraînait toujours derrière lui la même séquence. Mais ces méfaits de la réminiscence nous apparaîtraient peut-être aussi grands dans l’histoire de l’édition antique, si nous connaissions mieux les détails techniques de cette histoire.

Homère fut durant vingt siècles l’auteur le plus lu, le livre de classe le plus répandu sur toute la surface du monde gréco-latin : pour le recopier en des milliers et milliers d’exemplaires, il dut exister des ateliers, qui fabriquaient « en série » Iliades et Odyssées ; en ces fabriques, un lecteur ou un récitant dictait à haute voix le texte qu’une équipe copiait ; telles fautes, que nous rencontrons dans les manuscrits, ne peuvent pas s’expliquer autrement.

Est-il invraisemblable que scribes et lecteur, spécialisés en cette fabrication et passant toutes les heures de leur vie à ce travail unique, aient eu bientôt la mémoire aussi farcie d’Homère que celle des rhapsodes ? Parfois, souvent, devaient se dérouler dans la dictée ou dans la copie les mêmes séquences involontaires que dans la récitation publique.

Les rhapsodes étaient les plus sottes gens du monde, nous dit Xénophon dans le Banquet. Autant que nous pouvons connaître les éditeurs anciens, c’est le dernier des reproches que l’on doive songer à leur faire : ils semblent avoir exercé, jusqu’aux limites permises, et même au delà, leur double métier de diorthontes (correcteurs de texte) et de bibliopoles (vendeurs de livres) ; leurs ambitions d’interprétateurs égalaient leurs appétits de commerçants… Les habiletés et profits du métier ne les ont-ils pas incités parfois aux « extensions » qui grossissaient le volume et en augmentaient le prix, avec le chiffre de vers inscrit à la fin de chaque chant ?

Sur l’un de nos manuscrits odysséens, une note du reviseur dénombre les vers que l’éditeur primitif, semble-t-il, avait admis en chaque chant ; mais ces nombres ne concordent pas exactement avec ceux des vers recopiés par le scribe :

Fin de IX de l’Odyssée 565 vers
Fin de X de l’Odyssée 562 »
Fin de XI de l’Odyssée 632 »
Fin de XII de l’Odyssée 448 »
Fin de XIII de l’Odyssée 431 »

Les éditeurs antiques mettaient donc en « réclame », à la fin de chaque chant, le nombre des vers qu’ils tenaient pour authentiques. Ils ajoutaient parfois d’autres appels à la curiosité ou à l’admiration du client. À la fin de chacun des chants de l’Iliade, le fameux Venetus A porte l’annonce : On a ajouté les signes d’Aristonicos et les notes de Didyme touchant la correction d’Aristarque, etc., etc. Mais le chant B se composant, comme l’on sait, de deux parties, — le Songe d’Agamemnon (l-493) et le Catalogue des Vaisseaux (494-877), — certains éditeurs ne tenaient pour homérique que la première : l’un de nos manuscrits, qui omet le Catalogue, porte à la fin du chant la note du reviseur : Manque ici le Catalogue, 384 vers. De même sorte, est la note que nous ont transmise les Commentateurs de l’Odyssée après le vers 296 du chant XXIII : Aristophane de Byzance et Aristarque disent qu’ici, finit l’Odyssée.

Les copistes paresseux, étourdis ou maladroits, alors comme aujourd’hui, oubliaient ou négligeaient une ligne ; les seules copies soigneusement revues n’avaient jamais de ces manques ; on pouvait donc mettre au compte et à la louange d’une copie nouvelle la présence de vers que les autres Homères ne portaient pas et qui n’en étaient pas moins, dans l’ensemble et dans le détail, authentiquement homériques : la seule négligence ou erreur du scribe, — disait-on, — les avait fait oublier sur les autres copies.

Quand la mode de Pergame l’emporta sur la critique d’Alexandrie, le public devint, sans doute, de plus en plus soucieux de n’acheter que des Homères complets, non élagués ni mutilés. « Ne pas enlever un seul vers au Poète » ; avoir des copies « que n’ait raccourcies aucune correction » : le libraire-éditeur dut considérer cette double règle comme la première condition du succès commercial ; l’Homère complet, — voire complété, « revu et augmenté », — « se vendait » ; copiste et éditeur faisaient leurs affaires, si, au bout de chacun de leurs chants homériques, ils pouvaient inscrire le plus beau total de vers « légitimes ».

Je ne doute pas que, dès le temps athénien, un très grand nombre de nos insertions n’aient eu cette origine commerciale : le profit immédiat, le gain sonnant a toujours été l’un des plus puissants moteurs de la vie hellénique ; les préférences et les exigences du gros public durent toujours faire foisonner le texte homérique dans ces éditions « communes », « populaires », « vulgaires », qui revivent en nombre de nos manuscrits sur papyrus et qui formaient alors la majorité.

Ajoutez le souci littéraire de certains éditeurs et l’idée que les théoriciens se faisaient du ton et du style homériques. Le Poète, — disaient les Anciens, — n’est jamais à court : il ne recule jamais devant aucun détail, aucun développement pour obtenir cette clarté limpide et, tout ensemble, chatoyante, qui est le propre de ses moindres mots ; « il allonge même, quand c’est nécessaire », en se recopiant mot pour mot. Les Commentateurs des iie et ier siècles avant notre ère, s’efforcèrent de prouver que c’était toujours « nécessaire », même en cas d’invraisemblance ou d’impossibilités apparentes, même s’il fallait un peu violenter ou modifier le contexte, même s’il fallait faire quelque accroc à la grammaire, à la logique, voire au bon sens, pourvu que l’on fût sollicité par une analogie avec d’autres passages ou par le besoin d’unifier plusieurs textes ou par le désir d’augmenter, de mieux assurer les fondements de la vraisemblance.

Mais ces calculs, ruses ou malfaçons, tout ce travail conscient des scribes et des éditeurs eurent moins d’effets peut-être que certaines méprises, dont ils furent les premières victimes : nombre d’insertions sont venues, comme d’elles-mêmes, s’imposer à leurs yeux, plus encore qu’à leur mémoire ; elles étaient dans la marge de leurs modèles ; c’est de bonne foi et même involontairement qu’ils les firent passer dans le texte de leurs copies.

Certains de nos manuscrits nous montrent ce qu’était une édition d’Homère destinée aux études de l’école ou des érudits : en un mélange indiscernable parfois, le texte occupait le centre des pages et tout autour, en haut, en bas, à droite, à gauche, en lignes serrées, en phrases abrégées, se pressait le commentaire qui souvent envahissait jusqu’aux interlignes du texte. On trouvait en ce commentaire

1o des citations de l’Iliade et de l’Odyssée, les unes servant à expliquer les mots ou les tournures du texte central, les autres venant illustrer ou compléter le morceau ;

2o des emprunts aux Mémoires alexandrins ou à ces Glossaires athéniens, où les mots difficiles, désuets ou même incompris étaient catalogués, comparés et souvent élucidés par d’autres citations de l’une ou de l’autre Poésie ;

3o des citations épiques, tirées soit des autres poèmes attribués à Homère, — en particulier des Hymnes, — soit d’Hésiode ou du Cycle épique ;

4o des citations de tous les auteurs qui, de près ou de loin, avaient imité Homère, en particulier des Tragiques et des Comiques ;

5o une traduction, soit en prose, soit en vers, soit sérieuse et exacte, soit parodique ou fantaisiste du texte antique en langue du jour.

Est-il surprenant que le voisinage, puis l’invasion de ces notes marginales ou interlinéaires aient introduit dans le texte recopié des mots, des formes, des vers « surnuméraires », dont la présence devrait aujourd’hui nous scandaliser ?

Les interpolations sont d’une tout autre origine et d’une tout autre nature. Elles ne comportent pas seulement un vers ou quelques vers isolés ; elles forment des blocs parfois imposants (il en est qui dépassent 4 et 500 vers suivis) ; elles sont l’ouvrage conscient et trompeur de faussaires qui fabriquaient de l’Homère, comme aujourd’hui il est des fabricants de Corots ou de Millets. Elles ne datent pas d’une seule époque ; elles sont venues s’introduire successivement par les soins des rhapsodes, des éditeurs, des commentateurs même, durant les dix ou douze siècles de l’antiquité hellénique, hellénistique et même gréco-romaine.

Molière nous dit dans la Critique de l’École des Femmes : « Le grand art étant de plaire et la pièce ayant plu à ceux pour qui elle était faite, c’était assez pour elle ; elle devait peu se soucier du reste ». Mais ayant plu d’abord à ceux pour qui elle était faite, quand la pièce a continué de plaire durant des vingtaines de générations, à des milliers d’auditoires différents, on peut croire qu’elle eut à « se soucier » du goût changeant des siècles et des publics et à s’y accommoder.
Nous voyons accommoder au goût du jour celles de nos pièces les plus populaires qui veulent « garder l’affiche » : il semblerait pourtant que la lettre imprimée dût les défendre contre toute entreprise des novateurs… Durant les trois premiers siècles de la Grèce (800-500 avant J.-C.), des premiers aèdes aux derniers des rhapsodes, en ces temps où les manuscrits étaient rares, où, seuls, quelques gens du métier possédaient les Poésies au complet, qui nous dira les libertés que prirent sept ou huit générations de récitants pour gagner faveur et salaire ?

Les deux chapitres XV et XVI des Mémoires d’Hector Berlioz m’ont toujours semblé d’une lecture utile à l’homérisant : est-il besoin de redire que, durant des siècles, durant plusieurs générations tout au moins, les Poésies homériques furent une musique dont quelques privilégiés seulement possédaient les « partitions » et pouvaient lire les « notes » ? Pour l’immense majorité du public, les vers écrits étaient alors ce que sont encore aujourd’hui ce qu’étaient surtout il y a un siècle les portées d’un opéra.

Berlioz, avec des transports de fureur, raconte les libertés que les éditeurs et les exécutants d’alors prenaient avec les œuvres des plus grands maîtres :

Aussi bien en Allemagne, en Angleterre et ailleurs qu’en France, on tolère que les plus nobles œuvres dans tous les genres soient arrangées, c’est-à-dire gâtées, c’est-à-dire insultées de mille manières, par des gens de rien : Mozart a été assassiné par Lachnith, et Weber par Castilblaze ; Gluck, Grétry, Mozart, Rossini, Beethoven, Vogel ont été mutilés par ce même Castilblaze ; Beethoven a vu ses mélodies corrigées par Fétis, par Kreutzer et par Habeneck ; Molière et Corneille furent taillés par des inconnus, familiers du Théâtre-Français ; Shakespeare enfin est encore représenté, en Angleterre même avec les arrangements de Cibber et de quelques autres… N’entend-on pas à Londres des parties de grosse caisse, de trombone et d’ophicléide ajoutées par M. Costa aux partitions de Don Giovanni, de Figaro et du Barbier de Séville ?

Nos manuscrits sur papyrus sont tous postérieurs au ive siècle avant notre ère ; ils ne nous ont rien appris de certain sur les plus vieux Homères de la petite Grèce ionienne ou de la Grande Grèce périphérique. Mais ils nous fournissent un document de comparaison, qui, pour être emprunté à une époque toute différente, — à la fin du second ou au début du troisième siècle après Jésus-Christ, — n’en est pas moins d’une importance décisive : ce qui fut possible cinq ou six cents ans après Périclès et Socrate, en pleine civilisation lettrée et bibliophile, dans la Rome des atticisants et des bibliothèques, peut nous renseigner sur ce qui dut être commode et courant durant les siècles archaïques.

L’un de ces papyri, postérieur à l’an 221 après J.-C., contient un épisode odysséen que personne parmi nos devanciers n’avait connu : c’est une Invocation aux Morts, que Julius Africanus dit avoir lue complète dans deux exemplaires homériques, l’un à Nysa de Carie, l’autre en sa vieille patrie d’Ælia Capitolina (Jérusalem). Une partie seulement de cette invocation figurait dans l’exemplaire de la Belle Bibliothèque romaine du Panthéon, que Julius Africanus lui-même avait bâtie près des Thermes d’Alexandre Sévère, pour l’Empereur en personne.

Cette Invocation s’intercalait au chant XI ; en trente vers, Ulysse y faisait appel à divers dieux et démons dont les noms mêmes sont d’une époque déterminée : Anubis, Helios Titan, Zeus Chthonios, Phtha, Phren, Homosozo, Ablanatho, etc. Julius Africanus se demandait le plus sérieusement du monde si ces vers, dont il ne mettait pas en doute l’authenticité, avaient été laissés de côté, pour des raisons esthétiques, par le Poète lui-même ou par les Pisistratides, quand ils recueillirent les autres vers des Poésies !

Tout dans ce texte mérite à coup sûr l’admiration : voilà de bel Homère à la mode d’Égypte, au goût de cette grécité levantine de l’Empire, pour qui les recettes magiques et les invocations infernales étaient le dernier mot de la science, le remède à toutes les inquiétudes et à tous les maux. Il est beau sans doute que, cinq siècles après les Alexandrins, un savant, un lettré, un architecte de la Bibliothèque Impériale se soit laissé prendre à de pareilles homériqueries. Mais il me semble encore plus beau qu’une supercherie aussi grossière ait pu trouver l’entrée de la bibliothèque publique dans cette Nysa de Carie, où Strabon, deux cents ans plus tôt, était venu écouter les leçons d’Aristodème, fils de ce Ménécrate, qui avait été le disciple direct du plus grand, du plus célèbre des homérisants, d’Aristarque lui-même.

Ne voilà-t-il pas de quoi nous faire réfléchir sur les traitements que les Poésies ont pu, ont dû subir à travers l’hellénisme d’Asie, des Iles, de Grèce, de Grande-Grèce, du Levant et de l’Occident, surtout dans le Far-West des colonies italiotes et siciliennes, durant les quatre ou cinq siècles antérieurs aux Critiques d’Alexandrie ? Et ne voilà-t-il pas de quoi rendre vraisemblables tous les soupçons soit de ces Alexandrins eux-mêmes, soit de nos éditeurs et critiques modernes ?

Quelque profonde que soit notre ignorance de cette Grèce archaïque, je crois qu’une méthode réaliste, utilisant les rares données de l’histoire et les données plus nombreuses et moins douteuses de l’archéologie et de la géographie, peut conduire à quelques conclusions certaines.

Les Anciens voyaient déjà en telles de ces interpolations des supercheries du patriotisme local. Ils savaient qu’Athènes, aux temps homériques, n’était, autour d’un petit manoir, qu’une bourgade perchée sur son acropole et que son autorité ne put s’étendre sur les territoires et les îles du voisinage qu’à une époque beaucoup plus récente. Ils condamnaient donc le vers de l’Iliade qui annexait Salamine au domaine primitif des Athéniens ; à cette invention athénienne, le patriotisme des Mégariens en avait substitué une autre, plus honorable pour le renom de leur cité.

Une pareille invention du patriotisme athénien nous a valu, — disaient les Critiques anciens, — les trois vers de l’Iliade sur l’habileté tactique du chef athénien Ménesthée : les Athéniens, — ajoute Hérodote, — fondaient sur ces trois vers leur revendication du commandement suprême contre les Barbares.

Parmi les éditions qu’ils avaient sous les yeux, les gens d’Alexandrie mentionnent la Crétoise : c’était sans doute l’édition officielle qu’avait fait établir, pour l’usage de ses écoles et de ses concours, soit quelque grande ville de Crète, soit même la communauté fédérale ou religieuse des cités crétoises… Or, de nos vingt-huit mille vers homériques, un seul nous parle des Doriens, et c’est au sujet de la Crète et de leur établissement dans cette île :

Au large, dans la mer vineuse, est une terre, aussi belle que riche, isolée dans les flots : c’est la terre de Crète, aux hommes innombrables, aux quatre-vingt-dix villes [dont les langues se mêlent ; côte à côte, on y voit Achéens, Kydoniens, vaillants Etéocrètes, Doriens tripartites et Pélasges divins] ; parmi elles, Cnossos, grand’ville de ce roi Minos que le grand Zeus, toutes les neuf années, prenait pour confident.

J’ai mis entre crochets trois vers du texte actuel que Platon ne semble pas avoir connus, car il cite le passage en les omettant.

Population mélangée et villes mixtes d’Achéens, d’Étéocrétois, de Kydoniens, de Doriens et de Pélasges : voilà un bon tableau de la Crète aux premiers siècles de la période classique. Mais rien dans la légende crétoise ni dans la tradition homérique ne permet d’admettre que Minos et Idoménée aient régné sur un pareil mélange de peuples, — et tout le contredit : leur Crète est antérieure à l’invasion des Doriens…

La Chypriote, que citent les mêmes Alexandrins, avait introduit au chant XVII une tirade au sujet de Chypre et de la famille de l’un de ses dynastes.

Mais l’exemple le plus typique nous serait fourni par les vers du chant XXI, touchant la Messénie d’où serait venu l’arc d’Ulysse.

C’est en Lacédémone, un jour, qu’en un voyage, Ulysse avait reçu ce présent d’Iphitos, l’un des fils d’Eurytos, semblable aux Immortels.

Tous deux, en Messénie, ils s’étaient rencontrés chez le sage Orsiloque : Ulysse y réclamait la dette que ce peuple avait envers le sien ; car des Messéniens, sur leurs vaisseaux à rames, avaient, aux gens d’Ithaque, volé trois cents moutons ainsi que leurs bergers. C’est comme ambassadeur, quoique tout jeune encore, qu’Ulysse était parti pour ce lointain voyage, député par son père et les autres doyens. Or, Iphitos cherchait ses cavales perdues, douze mères-juments et leurs mulets, sous elles, en âge de travail : elles devaient hélas ! causer un jour sa perte, quand il irait trouver l’homme au cœur énergique, l’auteur des grands travaux, Héraklès, fils de Zeus !… En sa propre maison, sans redouter les dieux, sans respecter la table, où il l’avait reçu, où il devait l’abattre, Héraklès, l’insensé ! devait tuer cet hôte pour prendre en son manoir les juments au pied dur.

C’est elles qu’Iphitos cherchait en Messénie quand, rencontrant Ulysse, il lui donna cet arc, que le grand Eurytos jadis avait porté et qu’il avait laissé, en mourant, à son fils dans sa haute demeure. En retour, Iphitos avait reçu d’Ulysse une lance robuste avec un

glaive à pointe. Ce jour avait fait d’eux les plus unis des hôtes ; s’ils n’avaient pas connu la table l’un de l’autre, c’est que le fils de Zeus, auparavant, tua Iphitos l’Eurytide, cet émule des dieux. Or, jamais le divin Ulysse n’emportait le cadeau d’Iphitos, quand, sur les noirs vaisseaux, il partait pour la guerre : le gardant au manoir, il ne l’avait jamais porté que dans son île.

Il n’est pas un mot en ces vingt-neuf vers qui ne soit pas un anachronisme, et des plus grossiers :

1o Messène est en territoire spartiate, « en Lacédémone » ; notre auteur écrit donc après la conquête définitive de la Messénie par les Spartiates, au viie siècle, cent cinquante ans au moins après le Poète ;

2o Messène a pour roi le même Orsiloque dont le fils donne l’hospitalité à Télémaque et Pisistrate aux chants III et XV de l’Odyssée ; mais en ces vers authentiques, Dioclès habite la Phères de l’Alphée, qui n’a rien de commun avec la Phères messénienne ;

3o chez les Messéniens (peuple dorien inconnu des Poésies), Ulysse est envoyé en ambassade, malgré sa jeunesse, comme l’aurait été plus tard un jeune Athénien, par le « peuple et le conseil », et le morceau, qui s’ouvre par une imitation de l’Iliade, contient une copie de l’Odyssée ; pour l’origine des autres vers, il suffit de lire dans l’Iliade le récit de Nestor sur la créance que son père Nélée avait en Élide ;

4o Iphitos, qu’Ulysse rencontre en Messénie, va mourir par la suite de la main d’Héraklès : Ulysse, contemporain d’Héraklès ! Le vieux Nestor était un enfant à la mamelle quand Héraklès vint assiéger et ruiner Pylos.

Ajoutez qu’en ce puéril bavardage, chaque vers est un centon d’hémistiches empruntés.

Autre sorte d’interpolation : les Hellènes classiques avaient pour les jeux violents, pour la boxe en particulier, un goût que les Achéens et les Ioniens n’avaient peut-être pas connu. Au chant XVIII, le texte actuel nous décrit le pugilat des deux mendiants, Ulysse et Iros.

Laissons de côté en cet épisode les mots surprenants, qui abondent, et les formes non moins surprenantes de grammaire et de versification. Laissons les mœurs, occupations et plaisirs qui n’ont rien d’homérique : la cuisine de ces nobles prétendants sur le foyer de la grand’salle, qui n’a jamais servi à cet usage, et leurs estomacs de chèvres, bourrés de graisses et de sang ; de ces boudins, l’un sera le prix de la lutte ; les autres sont destinés à un repas du soir que l’on oublie de prendre ensuite et qui ne semblait pas, en effet, de grande utilité après cette longue journée de festin… Mais comment remettre la scène dans l’ensemble du drame ?
L’un des éléments constitutifs de ce drame est le moyen qu’Ulysse a de se révéler, aussitôt qu’il voudra : il n’a qu’à montrer la cicatrice de la blessure que jadis le sanglier du Parnasse lui fit à la cuisse ; femmes et hommes, princes et servants, tous au manoir et dans l’île en ont entendu parler ; que l’on aperçoive cette cicatrice, et le maître aussitôt est identifié. Au début du chant XXII, quand Ulysse, débarrassé de ses haillons, sautera sur le seuil, personne n’hésitera à le reconnaître : sur la cuisse nue, est apparue la cicatrice !

Mais au chant XVIII ! s’il est une heure et une assistance où Ulysse ne doit pas être reconnu, c’est en cette fin de la première journée, en ce festin où rien n’est encore préparé pour lui fournir les armes et les alliés de sa vengeance. Et voici que, pour lutter, les deux mendiants se troussent jusqu’aux reins :

« Ulysse se dévêt, montre ses belles et grandes cuisses », et personne parmi les prétendants, personne parmi les femmes et gens de service n’aperçoit la cicatrice !...

Il faut donc songer aux différents publics, que les Poésies eurent à contenter à travers les âges : aèdes et rhapsodes durent consentir, peut-être, bien des concessions au goût changeant des siècles, aux exigences de leurs récents auditoires.
Seule œuvre dramatique à l’origine, l’épos avait eu le monopole de la clientèle éolienne et ionienne, en ces villes royales et ces sociétés aristocratiques, où son urbanité pouvait conquérir tous les suffrages. Mais ce monopole fut de siècle en siècle entamé, puis ruiné par les inventeurs et les acteurs des nouveaux drames tragique, comique et satyrique. Or ces nouveaux ouvrages, s’ils conservaient chacun sa part de « l’astéisme » épique, attiraient la foule par d’autres attraits.

La tragédie conservait en son dialogue le sérieux, la délicatesse, la noblesse et le ton réservé de l’épos. Mais, dans la lyrique de ses chœurs, elle avait une parure éclatante et sonore, un peu lourde parfois et même excessive ; souvent même, débordant un peu dans les grands monologues, cette splendeur de l’ornement tragique éclipsait la sobre broderie de l’épos : sur l’Acropole de Phidias, les marbres teintés des petites prêtresses archaïques n’auraient pas fait grande figure auprès de la gigantesque Pallas chryséléphantine.

La comédie, de son côté, offrait au gros public un régal autrement pimenté que l’épos : c’était comme un plantureux festin des plus fines et des plus folles plaisanteries, des fantaisies les plus rares, des obscénités les plus ordurières et des parodies les plus ingénieuses.
Et le drame satyrique, pour achever, empruntant à l’épos jusqu’à ses personnages et ses sujets, parodiait ceux-ci, ridiculisait ceux-là, invertissait les histoires les plus belles et les situations les plus poignantes : de la Cyclopée d’Homère, sortait le Cyclope d’Euripide. Aussi d’étranges confusions arrivèrent-elles bientôt à se faire dans la tête du public : les Commentateurs se croyaient obligés de prévenir le lecteur que le proverbe sur « la marmite de Télémaque » se rapportait, non pas au fils d’Ulysse, mais à un Athénien d’Acharnes, qu’avaient rendu célèbre son insatiable appétit et sa pauvreté.

Les connaisseurs et les délicats gardaient au Poète leur culte et leur estime. Ils le louaient de ne rire qu’à ses heures : « s’il est du temps pour rire, il en est aussi pour ne pas rire », avait dit sagement Anacharsis. Seuls, les stupides Tirynthiens faisaient de toute leur vie un seul éclat de rire. Reste à savoir si, toujours et partout, les hommes assemblés ne deviennent pas des Tirynthiens.

Nous avons rencontré déjà dans les tirades de la « panse » les appels à ce gros rire de la foule. Deux morceaux de notre texte odysséen peuvent nous en fournir de plus beaux exemples encore : un calembour, d’une part ; une parodie, de l’autre.
Le nom grec d’Ulysse, Odusseus, était aussi incompréhensible aux plus savants des anciens Hellènes qu’à nos linguistes les plus érudits. Les Commentateurs, qui tenaient néanmoins à l’expliquer, reprenaient l’une ou l’autre des deux ou trois explications que leur fournissait le Poète, — disaient-ils.

Au chant I, Athéna, terminant son discours dans l’assemblée des dieux, demande à Zeus la raison de sa colère contre Ulysse ; le calembour, dont use la déesse, Odusseus-odusao, ne peut pas se rendre directement en français ; j’ai cherché un équivalent : « Aujourd’hui, pourquoi donc ce même Ulysse, ô dieu, t’est-il tant odieux ? ». On ne saurait mettre en doute que ces deux vers appartiennent au texte primitif et que les Anciens aient fort goûté cette consonance étymologique et plaisante, comme ils disaient. Mais cette ironique et légère boutade devient au chant XIX un jeu de mots longuement préparé, lourdement appuyé et noyé dans une interpolation de soixante-douze vers : la Chasse au Sanglier du Parnasse.

Comment, à la naissance d’Ulysse, son grand-père maternel Autolycos lui avait donné le nom d’Odusseus ; comment Autolycos avait promis de faire un jour à son petit-fils les plus beaux présents ; comment Ulysse, jeune homme, était allé chercher ces cadeaux ; comment ses oncles l’avaient emmené chasser sur le Parnasse ; comment un sanglier lui avait fait cette blessure dont la vieille Euryclée allait reconnaître la cicatrice : toute cette histoire était contée en cette Chasse au Sanglier, que suture au contexte la répétition des mêmes mots en tête et en queue. Elle peut donc s’en détacher sans peine.

Elle n’est d’ailleurs, qu’un centon de vers homériques avec une intention très nette de parodie. Que l’on imagine dans une tragédie de Racine deux vers de cette sorte :

Ce héros était né de très nobles parents
Parjures et voleurs...,

et l’on aura l’exact équivalent des vers 395-399 de ce chant XIX :

De cet Autolycos, sa mère était la fille, et ce héros passait pour le plus grand voleur et le meilleur parjure ; Hermès, à qui plaisaient les cuisseaux de chevreaux et d’agneaux qu’il brûlait, l’avait ainsi doué, et la bonté du dieu accompagnait ses pas. Jadis Autolycos, au gras pays d’Ithaque, était venu pour voir le nouveau petit-fils que lui donnait sa fille...

Ces vers sont une parodie de l’Iliade (chant XXIV, vers 535-536) et, seule, une intention ironique put accoupler le nom d’Ithaque à l’épithète de « gras pays ».
Plus loin, figure une copie du chant V de l’Odyssée, des dix vers 476-485 qui décrivent le fourré où, sauvé du naufrage, Ulysse tout nu va chercher un gîte contre la dent des fauves, l’humidité de la nuit et la froidure de l’aube, au haut de la colline qui domine le fleuve. Les détails de cette description tendent, tous, à nous promettre pour le héros un sûr et chaud couvert : la défaillance et la mort le guettent après les trois journées qu’il vient de passer, nu, sans manger, dans l’eau de mer ; le voile divin de Leucothéa ne le protège plus. Ce fourré est donc une forteresse végétale, dont rien ne peut forcer le rempart, ni vent, ni brume humide, ni pluie : c’est un grand nid de feuilles sèches, dans lesquelles pourra s’étendre, se réchauffer, se cacher tout entier le héros, comme une braise enfouie sous la cendre et conservant sa chaleur...

C’est ce gîte d’Ulysse qui devient au chant XIX (vers 439-443) la bauge du sanglier ! quiconque a vu bauge de sanglier sourira de cette couche épaisse de feuilles et de ce rempart impénétrable de verdure qu’éventrent chaque jour les sorties et les rentrées de la bête.

Platon lisait une Odyssée où figurait cet épisode de la Chasse. Par contre, la Chasse ne figurait pas dans l’Odyssée d’Aristote, dont le propre témoignage est formel là-dessus : en sa Poétique, au chapitre VIII, il loue Homère de ne jamais traiter que l’essentiel du sujet et, par exemple, de ne nous avoir pas raconté dans l’Odyssée l’histoire de la blessure d’Ulysse sur le Parnasse. Ces deux affirmations d’Aristote et de Platon ne prouvent que la différence des textes qu’ils avaient sous les yeux : Julius Africanus connut des éditions où figurait l’invocation citée par lui, et d’autres où elle ne figurait pas.

Dès l’antiquité, l’épisode des Amours d’Arès et d’Aphrodite au chant VIII ne passait pour authentique qu’auprès des ignorants et de la foule grossière. Berlioz nous parle « des parties de grosse caisse, de trombone et d’ophicléide, ajoutées à Londres aux partitions de Don Giovanni, de Figaro et du Barbier de Séville ». Voici une musique de cette sorte. Sur l’agora des Phéaciens, Alkinoos fait danser les jeunes gens :

Démodocos, tenant la cithare au chant clair, s’avança dans le cercle ; la fleur des jeunes gens, champions de la danse, debout autour de lui, voltaient et, de leurs pieds, frappaient le plan de l’aire. Ulysse était tout yeux devant ces passe-pieds dont son cœur s’étonnait.

Démodocos alors préluda, puis se mit à bellement chanter. Il disait les amours d’Arès et de son Aphrodite au diadème, leur premier rendez-vous secret chez Héphæstos, et tous les dons d’Arès, et la couche souillée

du seigneur Héphæstos, et le Soleil allant raconter au mari qu’il les avait trouvés en pleine œuvre d’amour.

Héphæstos accueillit sans plaisir la nouvelle ; mais, courant à sa forge, il roulait la vengeance au gouffre de son cœur.

Quand il eut au billot dressé sa grande enclume, il forgea des réseaux de chaînes infrangibles pour prendre nos amants. Puis, le piège achevé, furieux contre Arès, il revint à la chambre où se trouvait son lit : aux pieds, il attacha ces chaînes en réseau ; au plafond, il pendit tout un autre réseau, vraie toile d’araignée, — un piège sans pareil, imperceptible à tous, même aux dieux bienheureux ! et quand, autour du lit, il eut tendu la trappe, il feignit un départ vers les murs de Lemnos, la ville de son cœur entre toutes les terres. Arès, qui le guettait, n’avait pas l’œil fermé : dès qu’il vit en chemin le glorieux artiste, il prit ses rênes d’or, et le voilà courant chez le noble Héphæstos, tout de feu pour sa Kythérée au diadème !

La fille du Cronide à la force invincible rentrait tout justement du manoir de son père et venait de s’asseoir. Arès entra chez elle et, lui prenant la main, lui dit et déclara :

Arès. — Vite au lit, ma chérie ! quel plaisir de s’aimer !… Héphæstos est en route ; il doit être à Lemnos, parmi ses Sintiens au parler de sauvages.

Il dit, et le désir du lit prit la déesse. Mais, à peine montés sur le cadre et couchés, l’ingénieux réseau de l’habile Héphæstos leur retombait dessus : plus moyen de bouger, de lever bras ni jambe ; ils voyaient maintenant qu’on ne pouvait plus fuir. Et voici que rentrait la

gloire des boiteux ! avant d’être à Lemnos, il avait tourné bride, sur un mot du Soleil qui lui faisait la guette.

J’ai tâché de rendre en cette traduction le ton ironique ou même parodique de cet « hymne » étrange, en quoi les Anciens reconnaissaient déjà la plus certaine des « bâtardises » : sujet, ton, style et langue, tout leur y semblait étranger au Poète et ils donnaient de nombreuses et fortes preuves à l’appui de cette condamnation ; nous en verrons quelques-unes.

Cet apport est néanmoins de date fort ancienne : quelques-uns des manuscrits consultés par les Alexandrins ne l’avaient pas admis ; mais, dès le vie siècle avant notre ère, il avait intrigué, scandalisé déjà les Sages d’Ionie, Xénophane et Héraclite. L’histoire, — disaient-ils avec raison, — passait les bornes de l’impiété et de l’inconvenance :

Sur le seuil, Héphæstos, affolé de colère, avec des cris de fauve, appelait tous les dieux :

Héphæstos. — Zeus le père et vous tous, éternels bienheureux ! arrivez ! vous verrez de quoi rire ! un scandale ! C’est vrai : je suis boiteux ; mais la fille de Zeus, Aphrodite, ne vit que pour mon déshonneur ; elle aime cet Arès, pour la seule raison qu’il est beau, l’insolent ! qu’il a les jambes droites ! Si je naquis infirme, à qui la faute ? à moi ?… ou à mes père et mère ?… Ah ! comme ils auraient dû ne pas me mettre

au monde ! Mais venez ! vous verrez où nos gens font l’amour : c’est dans mon propre lit ! J’enrage de les voir. Oh ! je crois qu’ils n’ont plus grande envie d’y rester : quelqu’amour qui les tienne, ils vont bientôt ne plus vouloir dormir à deux. Mais la trappe tiendra le couple dans les chaînes, tant que notre beau-père ne m’aura pas rendu jusqu’au moindre cadeau que je lui consignai pour sa chienne de fille !… La fille était jolie, mais trop dévergondée !

Ainsi parlait l’époux et, vers le seuil de bronze, accouraient tous les dieux, et d’abord Posidon, le maître de la terre, puis l’obligeant Hermès, puis Apollon, le roi à la longue portée ; les déesses, avec la pudeur de leur sexe, demeuraient au logis…

Sur le seuil, ils étaient debout, ces Immortels qui nous donnent les biens, et, du groupe de ces Bienheureux, il montait un rire inextinguible : ah ! la belle œuvre d’art de l’habile Héphæstos !

Se regardant l’un l’autre, ils se disaient entre eux :

Le Chœur. — Le bonheur ne suit pas la mauvaise conduite… Boiteux contre coureur ! Voilà que ce bancal d’Héphæstos prend Arès ! Le plus vite des dieux, des maîtres de l’Olympe, est dupe du boiteux… Il va falloir payer le prix de l’adultère.

Tels étaient les discours qu’ils échangeaient entre eux. Alors le fils de Zeus, le seigneur Apollon, prit Hermès à partie.

Apollon. — Hermès, le fils de Zeus, le porteur de messages, je crois que, volontiers, tu te laisserais prendre sous de pesants réseaux, pour dormir en ce lit de l’Aphrodite d’or !

Hermès, le messager rayonnant, de répondre :

Hermès. — Ah ! plût au ciel, Seigneur à la longue portée !… Qu’on me charge, Apollon ! et trois fois plus encore, de chaînes infinies et venez tous me voir, vous tous, dieux et déesses, mais que je dorme aux bras de l’Aphrodite d’or !

Il disait et le rire éclata chez les dieux…

A première lecture, — disaient les Anciens, — on peut voir que la théologie du Poète est ici méconnue : en son Olympe, ce n’est pas Aphrodite, c’est Charis, — la Grâce, — qui est la femme d’Héphæstos. Nombre de mots et l’orthographe des noms propres ne peuvent pas être de l’âge homérique : dans les Poésies, le Soleil s’appelle Hèélios et Hermès, Hermeias, non pas Hélios et Hermès, comme ici.

Insertions et interpolations : je n’ai allégué, à mon ordinaire, que des exemples tirés de l’Odyssée. Personne ne conteste que l’Iliade présente en aussi grand nombre les vers « superflus » et les vers et épisodes « bâtards ». La discussion entre homérisants n’a jamais porté que sur le total ou la longueur des uns et des autres. Mais ce problème ardu n’est encore que secondaire ; il ne touche les Poésies que dans la forme superficielle sous laquelle les Alexandrins les connurent : le problème capital serait de retrouver quelle en était la structure d’ensemble et l’aménagement, avant la répartition en XXIV « lettres », que nous avons héritée, par Rome et Byzance, d’Alexandrie.

Admettons que nous arrivions à trouver des raisons sans réplique pour supprimer toutes les insertions et interpolations qu’ont pu mettre en cause Anciens et Modernes, il nous resterait une double Poésie unitaire, une « Geste de Troie », Iliade, en quelque 10.000 vers, et une « Geste d’Ulysse », Odyssée, en quelque 8.000 vers : de ces interminables poèmes continus, nous n’imaginerions facilement ni la récitation continue ni, surtout, la représentation dramatique devant un auditoire humain, — je veux dire : sujet à la fatigue, à l’ennui, à l’appétit et au sommeil.

Avant l’Odyssée et l’Iliade, telles que nous les ont transmises les bibliothécaires alexandrins, pouvons-nous entrevoir ce qu’était la composition primitive du drame épique et sa distribution théâtrale ?
VIII
PIÈCES ET SCÈNES[25]

Il est une définition essentielle que j’ai citée déjà, mais que l’on ne saurait trop remettre sous les yeux du lecteur :

Nous avons d’Homère, — disaient les Commentateurs antiques, — deux Poésies, l’Iliade et l’Odyssée, qui comprennent, chacune, plusieurs Poèmes, nommés aussi Rhapsodies ou Lettres : ce dernier nom leur est venu de leur numération alphabétique.

Cette division n’est pas du Poète. Elle est des grammairiens de l’école alexandrine. Elle leur parut nécessaire à cause de la longueur interminable et, par là, rebutante de ces Poésies : d’où ce découpage en vingt-quatre tranches. Les gens d’Alexandrie ne jugèrent pas utile de donner à ces tranches le nom de premier, second, troisième discours, etc., comme a fait Quintus de Smyrne. Mais, vu le nombre de ces tranches, ils jugèrent préférable de leur donner le nom de Lettres.

Les Latins ne gardèrent pas ce nom : ils disaient « livres » ; nous disons plus volontiers « chants », comme si le Poète avait produit successivement ces différentes parties de son ouvrage. Du coup, la réelle nature de cette division alexandrine a été un peu oubliée : la plupart de nos homérisants et de nos historiens de la littérature grecque étudient, chant par chant, l’Iliade et l’Odyssée ; puis, sur l’étude d’un chant séparé ou sur la comparaison de divers chants entre eux, ils fondent leurs théories ; à les entendre, tel chant est authentique et tel autre ne l’est pas ; tel chant est de la main d’un grand écrivain et tel autre n’est que l’ouvrage d’un maladroit imitateur…

Il faut dire et redire à nos contemporains que cette distribution en tranches ou lettres — on devrait dire plus exactement : en tomes[26],— n’a rien à voir avec la constitution intime des deux Poésies, ni avec les intentions du Poète lui-même, ni avec les besoins de ses premiers auditoires, ni même avec les habitudes des contemporains de Périclès et de Socrate, lesquels n’avaient pas encore vingt-quatre lettres dans leur alphabet officiel.

En son édition des Mémoires d’Outre-Tombe (Paris, 1896), M. Edmond Biré a pu reconstituer la division en parties et en livres que Chateaubriand avait primitivement établie, mais qu’Émile de Girardin avait fait disparaître quand il avait publié cet ouvrage célèbre en « feuilletons » de journal.

On sait comment Chateaubriand, pressé par les dettes, avait dû en 1836 vendre ses œuvres à une société d’édition, qui s’engageait à ne rien publier des Mémoires avant la mort de l’auteur. En 1844, Émile de Girardin achetait pour son journal La Presse la primeur à venir de ces Mémoires. Chateaubriand eut beau protester d’avance contre ce mode de publication : trois mois et demi après sa mort, La Presse du 21 octobre 1848 donnait les premiers feuilletons.

La Presse, — dit M. E. Biré, — avait intérêt à faire durer le plus longtemps possible la publication d’une œuvre qui lui valait beaucoup d’abonnés nouveaux. Paraître ainsi haché, déchiqueté, être lu sans suite, avec

des interruptions perpétuelles…, c’étaient là des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. On pouvait espérer du moins qu’après cette malencontreuse publication, les Mémoires paraissant en volume trouveraient meilleure fortune. Mais ici encore, l’auteur eut toutes les chances contre lui : son livre fut publié en douze tomes… Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore, les Mémoires n’avaient donc plus rien de la belle ordonnance, de la symétrie savante, qui caractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l’absence de plan déconcertaient le lecteur et le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait le génie de l’écrivain.

Durant un demi-siècle, le public ne connut les Mémoires qu’en cette illogique division d’Émile de Girardin ou de ses protes. M. E. Biré pouvait dire qu’en 1890, les lettrés conservaient encore le plus vivace, le plus juste préjugé contre cette œuvre admirable. Partant de la phrase célèbre de Chateaubriand lui-même : « Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre », M. E. Biré entreprenait donc de retrouver, sous les tranches du feuilleton, la « bâtisse » de l’auteur.

Chateaubriand avait dit lui-même, dans une sorte de Préface testamentaire : « Les Mémoires sont divisés en parties et en livres... ». Cette répartition se fût d’ailleurs imposée à l’auteur qui composait ou disposait son œuvre pour des lectures successives chez Mme Récamier.

En cette « épopée » des Mémoires (pour reprendre un mot d’A. Vinet), sous la division en feuilletons que la Presse avait introduite, M. E. Biré a facilement retrouvé et rétabli la répartition organique :

Chateaubriand est pour nous un Ancien, un des classiques de notre littérature : le moment est venu de donner une édition des Mémoires qui replace le chef-d’œuvre dans les conditions mêmes où il fut composé et nous le restitue dans son intégrité première… Lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois en 1834, les auditeurs avaient été frappés de la beauté des prologues qui ouvraient les « livres » des Mémoires.

Les « lettres » des Alexandrins[27] doivent aller rejoindre les « feuilletons » d’Émile de Girardin, si l’on veut que le lecteur français puisse partager l’admiration, l’enthousiasme, que, durant des siècles, excita dans tout le monde grec la récitation des Poésies.
Personne parmi les Hellènes n’attribua jamais au Poète le découpage de l’épos en deux douzaines de « lettres ». Personne dans l’antiquité n’ignora que l’alphabet de XXIV lettres n’était passé dans l’usage courant que trois ou quatre siècles après l’apparition des Poésies.

Qui ne voit que cette division est arbitraire dans le fond ? pour nous en tenir à l’Odyssée, et ne prendre que deux exemples, un traducteur se demandera toujours pourquoi les demandes d’Alkinoos et la réponse d’Ulysse ont été séparées les unes des autres et réparties entre les deux chants VIII et IX :

Alkinoos. — … Mais à présent, mon hôte, il faut ne rien cacher : sans feinte, réponds-moi ; rien ne vaut la franchise… Dis-nous quel est le nom que là-bas t’ont donné et ton père et ta mère… Dis-nous quelle est ta terre et ton peuple et ta ville… Dis-nous où tu erras, les contrées que tu vis… Dis-nous pourquoi ces pleurs, et pourquoi ce chagrin qui remplissait ton âme ?… as-tu sous Ilion perdu quelque allié ? ... ou quelque compagnon à l’amitié charmante ?

Telle est la fin du chant VIII, et voici le début du chant IX :

Ulysse l’avisé lui fit cette réponse :

Ulysse. — Seigneur Alkinoos, l’honneur de tout ce peuple…

De même, à la fin du chant XII, Ulysse dit à Alkinoos :

Mais pourquoi vous reprendre ce récit d’hier soir ? je l’ai fait devant toi et ta vaillante épouse, en cette même salle… Quand l’histoire est connue, je hais de la redire…

et voici le début du chant XIII :

Il dit : tous se taisaient et, tenus sous le charme, ils gardaient le silence dans l’ombre de la salle…

Alkinoos enfin prit la parole et dit :

Alkinoos. — Puisqu’à mon seuil de bronze et sous

les hauts plafonds de ma demeure, Ulysse, te voici parvenu, tu n’auras plus, je crois, de longues aventures...

Cette coupure du dialogue ne nous choque peut-être pas autant qu’elle devrait : nos yeux s’y sont habitués dans la lecture de l’Énéide, car Virgile n’a pas manqué de la reproduire ; il a mis la question de Didon à la fin de son premier « livre » :

Donc, mon hôte, réponds et, depuis le début, raconte-nous, — dit-elle, — les embûches des Grecs, et les malheurs des tiens, et tes propres voyages. Car voici que déjà c’est le septième été qui, sur terre et sur mer, t’emporte par le monde...


et la réponse d’Énée ne vient qu’au début du second livre :

Tous avaient fait silence et, sur le père Énée, ils gardaient attachés leurs regards attentifs. Lui, du haut de son lit, commença de leur dire...

On voit que, malgré tout, ce fidèle disciple a jugé nécessaire de pallier un peu le découpage des Alexandrins, en intercalant au début de son second livre un vers qu’ils n’avaient pas au début de leur chant IX : il emprunta ce vers au début de leur chant XIII.

Cette division en tranches n’est pas moins arbitraire dans la forme. Les douze chants de Virgile sont de longueur assez comparable :

I 756 vers V 871 vers IX 871 vers
II 804 » VI 901 » X 908 »
III 718 » VII 817 » XI 915 »
IV 705 » VIII 731 » XII 950 »

Dans l’Odyssée, au contraire, tel chant est le double de son voisin :

I 444 vers IX 566 vers XVII 606 vers
II 434 » X 574 » XVIII 428 »
III 497 » XI 640 » XIX 604 »
IV 847 » XII 453 » XX 394 »
V 493 » XIII 440 » XXI 434 »
VI 331 » XIV 533 » XXII 501 »
VII 347 » XV 557 » XXIII 372 »
VIII 586 » XVI 481 » XXIV 548 »

Quelque surprenante que soit cette division, il n’est pas impossible d’en retrouver, d’en apercevoir tout au moins, l’intention directrice.

Antérieurement aux Alexandrins, les Hellènes connaissaient dans l’Iliade et dans l’Odyssée des épisodes dont chacun avait son nom particulier. Voici la liste que nous en donnent pour l’Odyssée divers Commentateurs, et certains manuscrits eux-mêmes ont gardé en tête de chaque chant ces inscriptions » ou « dénominations » :
Chant I : trois titres, Assemblée des Dieux ; Conseils d’Athéna à Télémaque ; Festin des Prétendants.

Chant II : deux titres, L’Assemblée d’Ithaque, Le Voyage de Télémaque.

Chant III : un titre, L’Arrivée de Télémaque à Pylos.

Chant IV : un titre, L’Arrivée de Télémaque à Lacédémone.

Chant V : deux titres, L’Antre de Calypso ; Le Radeau d’Ulysse.

Chant VI : un titre, L’Arrivée en Phéacie.

Chant VII : un titre, L’Entrée chez Alkinoos.

Chant VIII : deux titres, La Fête phéacienne ; Les Récits d’Ulysse chez Alkinoos.

Chant IX : un titre, Aux Pays des Kikones, des Lotophages et des Cyclopes.

Chant X : deux titres, Chez Éole et chez les Lestrygons ; Chez Circé.

Chant XI : deux titres, L’Évocation des Morts ; Chez les Morts.

Chant XII : un titre, Aux Pays des Sirènes, de Skylla et Charybde et des Bœufs du Soleil.

Chant XIII : deux titres, Départ de Phéacie ; Arrivée en Ithaque.

Chant XIV : un titre, La Montée chez le Porcher ou la Conversation chez Eumée.

Chant XV : trois titres, Le Retour de Télémaque ; L’Embuscade des Prétendants ; L’Arrivée de Télémaque chez Eumée.

Chant XVI : un titre, Reconnaissance d’Ulysse par Télémaque.

Chant XVII : un titre, Rentrée de Télémaque dans (la Ville d’)Ithaque.

Chant XVIII : un titre, Le Pugilat d’Ulysse et d’Iros.

Chant XIX : un titre, Conversation de Pénélope et d’Ulysse ou Le Bain de Pieds.

Chant XX : un titre, Avant le Massacre.

Chant XXI : un titre, L’Offre de l’Arc.

Chant XXII : un titre, Le Massacre des Prétendants.

Chant XXIII : un titre, La Reconnaissance d’Ulysse par Pénélope.

Chant XXIV : deux titres, La seconde Descente chez les Morts et La Paix.

Nous avons une preuve certaine que ces titres d’épisodes sont antérieurs à la division en chants et qu’en cette division, les Alexandrins n’ont respecté ni la teneur ni l’unité des anciens épisodes : Hérodote lisait, dans les Exploits de Diomède, des vers que nous lisons, non pas au chant V de l’Iliade qui porte ce titre, mais au chant VI, qui s’appelle aujourd’hui Conversation d’Hector et d’Andromaque.

Il est visible, d’autre part, que les titres d’épisodes, en plusieurs cas, correspondent aux premiers mots des chants qui les portent aujourd’hui : la division en tranches semble avoir été faite pour répondre littéralement à ces titres antérieurs.

Au chant X, le titre Chez Éole suit la coupure la plus irrationnelle :

Durant tout ce grand jour, jusqu’au soleil couchant, nous restons au festin : on avait du bon vin, de la viande à foison ! Au coucher du soleil, quand vient le crépuscule, on s’étend pour dormir sur la grève de mer (vers 559).

Mais sitôt qu’apparaît, dans son berceau de brume, l’Aurore aux doigts de roses, j’ordonne à tous mes gens d’embarquer sans retard et de larguer l’amarre. Mes gens sautent à bord et vont s’asseoir aux bancs ; puis, chacun en sa place, la rame bat le flot qui blanchit sous les coups. Nous reprenons la mer, l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis (vers 566).

CHANT X
CHEZ ÉOLE...

Nous gagnons Éolie, où le fils d’Hippotès, cher aux dieux immortels, Éole, a sa demeure...

On comprendrait la coupure après le vers 559, à l’aurore, au début d’une nouvelle journée ; mais après 566, couper en plein voyage ! C’est le titre Chez Éole qui nous a valu cette coupure devant le mot Éolie.
Nous avons les mêmes événements et formules, mais sans coupure, au chant IX (vers 105-107) :

Mes gens sautent à bord et vont s’asseoir aux bancs, puis, chacun en sa place, la rame bat le flot qui blanchit sous les coups. Nous reprenons la mer, l’âme toujours navrée. De là nous arrivons au pays des Yeux Ronds, brutes sans foi ni lois, qui, dans les Immortels, ont tant de confiance qu’ils ne font de leurs mains ni plants ni labourages.

Un plus bel exemple encore nous est fourni au chant X (vers 133-136) :

Nous reprenons la mer, l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis. Nous gagnons Aiaié, une île que Circé, la terrible déesse, a choisie pour demeure…

Pourquoi la division entre les chants IX et X, au devant du mot Éolie, n’a-t-elle pas été reproduite ici, au devant du mot Aiaié ? Le texte de part et d’autre était pourtant le même.

Une répartition plus surprenante encore existe entre les chants III et IV. Télémaque et Pisistrate partent de Pylos :

Télémaque monta dans le char magnifique. À ses côtés, le Nestoride Pisistrate, le meneur des guerriers, monta et prit en mains les rênes et le fouet : un coup pour démarrer ; les chevaux, s’envolant de grand cœur vers la plaine, laissèrent sur sa butte la ville de Pylos.

Le joug, sur leurs deux cous, tressauta tout le jour. Le soleil se couchait, et c’était l’heure où l’ombre emplit toutes les rues comme on entrait à Phères, où le roi Dioclès, un des fils d’Orsiloque, leur offrit pour la nuit son hospitalité.

Ici, la journée finie, on aurait une coupure logique, et le chant IV commencerait à l’aurore suivante :

Aussitôt que sortit, de son berceau de brume, l’Aurore aux doigts de roses, attelant les chevaux et montant sur le char aux brillantes couleurs, ils poussaient hors du porche et de l’entrée sonore, vers les blés de la plaine : là, d’une seule traite, on acheva la route, tant les bêtes avaient de vitesse et de fond.

Mais le titre A Lacédémone nous a valu l’absurde coupure que les éditeurs se transmettent depuis vingt-deux siècles :

Le soleil se couchait, et c’était l’heure où l’ombre emplit toutes les rues,

CHANT IV
A LACÉDÉMONE
quand, au creux des ravins parut Lacédémone : poussant droit au manoir, ils trouvèrent le roi...

Comparés entre eux, ces différents titres ne semblent pas tous de même espèce. La plupart désignent des épisodes séparés, mais dépendants, qui font partie d’une série et se continuent les uns les autres, soit dans les aventures de Télémaque, soit dans celles d’Ulysse, soit dans la lutte du père et du fils contre les prétendants : l’Assemblée d’Ithaque, l’Arrivée à Pylos et l’Arrivée à Lacédémone sont trois épisodes autonomes, mais de même série ; tout pareillement, l’Antre de Calypso, le Radeau d’Ulysse, l’Arrivée en Phéacie, etc., etc., et tout pareillement aussi, la Montée chez le Porcher, le Bain de Pieds, l’Offre de l’Arc, etc., etc.

Par contre, il est deux de ces titres, qui ne peuvent pas convenir à un seul épisode, mais en englobent plusieurs : c’est le Voyage de Télémaque et ce sont les Récits d’Ulysse chez Alkinoos.

Nous avons là deux appellations de longues « pièces » et non plus seulement de courtes scènes, et le lecteur, aussitôt qu’il est averti, découvre sans peine que les XII ou XIII premiers chants, au moins, appartiennent à ces deux pièces, mais que les XI ou XII derniers ne sauraient en faire partie. La fin de la Poésie odysséenne est une troisième pièce dont le titre ne nous a pas été conservé dans les inscriptions actuelles de nos chants alexandrins ; mais un mot sans cesse répété dans le texte même nous dit et redit que le sujet commun de cette dernière série d’épisodes est, à n’en pas douter, la Vengeance d’Ulysse.

Voyage de Télémaque ; Récits chez Alkinoos ; Vengeance d’Ulysse : en ces trois pièces, si l’on cherche la structure organique en scènes sous la coupure artificielle en « lettres », un indice apparaît qui peut servir de guide à plusieurs reprises. Chacune des scènes primitives semble avoir contenu tous les événements d’une journée, en commençant à l’aurore pour aller jusqu’à l’aube suivante.

D’aurore en aurore, on arrive à reconstituer le Voyage d’une part, et les Récits de l’autre, et voici qu’entre les deux pièces, s’affirme une différence notable : les scènes, une fois débarrassées de leurs insertions et interpolations, sont de même longueur dans chacune des deux pièces, mais non pas dans l’une et l’autre.

Le Voyage se composait à l’origine de quatre grandes scènes, dont chacune avait de 390 à 410 vers, — au total, quelque 1.500 vers :

L’Assemblée d’Ithaque 406 vers
A Pylos. 388 »
A Lacédémone. 356 ( ?)
Le Retour de Télémaque[28]. 380 ( ?)
Les Récits se composaient de onze scènes beaucoup plus courtes, dont chacune avait de 250 à 280 vers seulement, — au total, quelque 2.900 vers :
L’Antre de Calypso. 276 vers
Le Radeau d’Ulysse. 250 »
L’Arrivée chez les Phéaciens. 269 »
L’Entrée chez Alkinoos. 264 »
Kikones et Lotophages. 253 »
Le Cyclope. 255 »
Éole et Lestrygons. 281 »
Circé. 251 »
L’Évocation des Morts 270 »
Sirènes, Charybde et Skylla. 258 »
Les Vaches du Soleil. 278 »

Deux autres scènes, interpolées par la suite, figuraient, en outre, dans les récitations athéniennes des Récits :

La Fête Phéacienne ou Les Jeux.

La Descente aux Enfers ou Chez les Morts.

De même longueur ou à peu près (il est difficile de donner des précisions certaines pour ces épisodes « bâtards »), que les scènes authentiques, ces deux grosses interpolations semblent avoir été composées sur le même patron.

On pourrait donc comparer les Récits chez Alkinoos à l’une de ces suites de tapisseries dont tous les panneaux de même taille, mais indépendants, font partie d’un ensemble et traitent, chacun, un chapitre du sujet. En cette suite phéacienne, l’auteur du carton primitif n’avait imaginé et créé que onze panneaux : deux autres furent ajoutés par le goût douteux des âges plus récents ; outre que leurs anachronismes les dénoncent, ils se distinguent aux yeux les moins prévenus par la différence de matière, de couleur et de style.

Les onze épisodes originaux sont, pris à part ou juxtaposés, les ouvrages les plus parfaits peut-être, du génie grec. On peut les examiner point à point, fil à fil, sans trouver jamais dans la chaîne ou la trame la moindre malfaçon ni la moindre faiblesse : c’est partout la même qualité de la matière et la même maîtrise du métier, au service de l’art le plus vigoureux et le plus fin. Si j’avais à suggérer au lecteur français un terme de comparaison, je le renverrais aux tragédies les plus achevées de notre Racine : composition et exécution, ensemble et détail, fond et forme, langue et vers, mots et phrases, dialogues et descriptions, tout conspire à la perfection de cette œuvre de force et de charme, de simplicité et de noblesse, d’émotion et d’éloquence, de terreur et de sourires, où l’homme de tous les siècles vient se chercher et se reconnaître.
Chacune de ces scènes, avec ses 250 ou 280 vers, convenait et pouvait suffire à une récitation séparée, sans le moindre risque de fatigue ni pour le récitant ni pour l’auditoire.

Mais que dire de la représentation continue, globale, de la pièce tout entière ?… Combien d’heures exigeait-elle ?… combien de relais de récitants ? et combien de courts repos ou de longues interruptions pour l’auditoire !

Pourtant 2.900 hexamètres, au rhythme de 10 à 12 à la minute, sans pause ni repos, ne prendraient guère que quatre heures et demie. Ajoutez une autre heure et demie pour les pauses. C’est au total six heures de séance. Les 1300, 1500 et même 1800 vers d’une tragédie de Sophocle exigeaient beaucoup moins de temps ; ces vers étaient plus courts. Mais peut-être les évolutions du chœur, les silences et gestes des personnages, le jeu des machines et les intermèdes musicaux nécessitaient quelque durée supplémentaire. Or, le public athénien était capable d’écouter, le même matin et d’affilée, non pas une tragédie seulement, mais une, parfois deux trilogies composées, chacune, de trois tragédies et d’un drame satyrique.

Il ne faut pas mesurer sur la nôtre l’endurance de ces auditoires antiques. D’ailleurs, nos directeurs de théâtre ne donnent-ils pas quelquefois cinq actes de Molière et cinq actes de Corneille ou de Racine en ces matinées populaires où le « bon public » en veut pour son argent ?...

La longueur des scènes différencie le Voyage des Récits, mais, plus encore, la qualité des deux textes et des deux compositions.

A lire et surtout à traduire le texte du Voyage, on ne rencontre pas toujours la claire simplicité, la légère et souveraine aisance des Récits, mais jamais, non plus, ou presque jamais, les cahots, maladresses, chevilles et obscurités que nous aurons à signaler dans la Vengeance. Pourtant, du ronron épique, dont cette dernière est comme emplie, il est dans le Voyage quelques échos, alors qu’on n’en trouve pas trace dans les Récits. Entre le versificateur que nous découvrirons dans la Vengeance et le grand poète des Récits, l’auteur du Voyage est un ingénieux ouvrier de bons vers faciles, coulants et pleins ; notre théâtre, entre ses Racine et ses Voltaire, eut ses Regnard.

L’imitation des Récits, la copie même est sensible, suivie, aussi bien dans le texte du Voyage que dans le choix et la matière du sujet. C’est par dizaines que l’on pourrait y montrer les vers non pas seulement imités, mais décalqués ou à peine modifiés, tout juste accommodés au service qu’ils doivent remplir en leur nouvelle place. Encore en est-il plusieurs qu’il a fallu ou mutiler ou affaiblir pour les y faire entrer. Quand Racine en ses Plaideurs reprenait le vers du Cid,

Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits,

il s’adressait à un public qui saluait d’un sourire cette réminiscence voulue et plaisamment irrespectueuse. Le Voyage contient nombre de vers qui furent empruntés de même au texte des Récits, avec la même intention et, sans doute, le même résultat.

Le Voyage est donc postérieur aux Récits et la longueur différente de ses épisodes (390 vers au lieu de 280) montre assez qu’il est non seulement d’une autre main, mais d’une date plus récente.

Pour les forces et l’aisance d’un compositeur-récitant, d’un aède à la mode ancienne, la scène de 280 vers était plus justement mesurée : l’acteur de métier, le rhapsode, put ensuite s’habituer lui-même à la rude tâche de débiter sans grand repos 390 vers, et habituer son public à la patience de les écouter.

Le sujet du Voyage, comparé au sujet des Récits, apparaît comme une copie moins belle, moins variée, mais de même invention : les aventures de Ménélas, contées par lui dans son manoir de Sparte, sont le pendant des aventures d’Ulysse, contées par lui dans le manoir de Phéacie. Ici, peut-être, est-il permis d’entrevoir une autre différence d’époque et d’auditoire. Le Voyage avait peut-être d’autres charmes que les Récits pour l’assistance à laquelle son auteur le destinait et, du coup, devenait pour l’auteur lui-même une source de succès et de profits plus assurés.

Le roi et la dynastie d’Ithaque, qui avaient eu la première place dans la renommée achéenne, conservèrent sans doute, grâce à la geste d’Ulysse, une popularité panhellénique, même quand se fut effondré, avec l’Achaïe de l’épos, le royaume fédéral des Iles, quand Doulichion, Samé, Zante la forestière, aussi bien qu’Ithaque elle-même, furent passées à l’arrière-plan de l’Hellade classique. Mais les vrais héros du Voyage sont moins Télémaque et son père que le fils de Nélée, Nestor, et son fils, Pisistrate. Ces Néléides tiennent en ces vers la place la plus enviable : est-il famille plus sage, plus juste, plus pieuse, plus unie, plus heureuse, plus digne de l’estime et de l’affection publiques, par la vaillance de ses hommes et la vertu de ses femmes ?

Seul de tous les rois de l’épos, Nestor n’est en butte ni à la colère des dieux, comme Ajax ou Ulysse, ni aux tromperies ou aux crimes de son épouse, comme les deux Atrides, Diomède et Idoménée : il a perdu son vaillant Antiloque sous les murs d’Ilion ; mais, après le sac de la ville, il est rentré tout droit chez lui, sans encombre, et il a vieilli sans autre chagrin, jusqu’au terme de l’existence humaine, « heureux en son épouse, heureux en ses enfants », (dit le pauvre Ménélas, qui n’a pas de fils légitime et qui est le mari d’Hélène), modèle des pasteurs de peuple, fidèle serviteur des dieux… Existait-il une autre dynastie dont une cité pût être aussi fière ?

Nous ne savons ni où ni quand furent composées nos deux pièces ; du moins pouvons-nous trouver dans le texte même du Voyage quelques indices de sa patrie. L’auteur regardait le monde depuis les rivages asiatiques : pour lui, le détroit de Psara était au delà de Chios, et le détroit de Chios, en deçà de cette île, au long du Mimas.

Hérodote nous dit que certaines des cités ioniennes avaient pris pour rois des Pyliens, descendants de Nestor[29]. Hellanicos traçait la généalogie de cette famille depuis Salmoneus et Tyro jusqu’à Mélanthos, le dernier roi de Pylos, qui, chassé par les Doriens, s’était établi à Athènes et dont les descendants avaient conduit l’émigration ionienne en Asie. Ce Mélanthos était le fils du Transporteur d’Hommes, Andropompos, et de la Dame aux Rênes, Hénioché, la fille de l’Homme au Char, Harménios, et la petite-fille du Lieur de Chevaux, Zeuxippos.

Ne voilà-t-il pas les véritables descendants de notre Nestor odysséen et de ses fils ? et le « transport » de Télémaque à Sparte par Pisistrate, le lieur de chevaux et le conducteur de char, ne semble-t-il pas comme le roman de cette généalogie ionienne ?

Je crois que le Voyage fut composé par un aède courtisan, — je dirais presque : un poète-lauréat, — pour donner un nouveau lustre à la famille royale qui l’entretenait. C’est à quelque poète de Milet que je l’attribuerais volontiers : le sacrifice fédéral des douze cités pyliennes au sanctuaire néléide de Posidon, sur la plage de Pylos, me semble avoir quelque parenté avec la fête fédérale que les douze cités des Ioniens célébraient au promontoire de Mycale, en l’honneur de Posidon Héliconios, dont elles avaient apporté le culte de leur ancienne patrie du Péloponnèse… Qui sait même si le Voyage ne fut pas composé pour une récitation à ces Panionia ?
De toute façon, il fut composé pour une récitation séparée ; il a sa chronologie distincte et, le jour où on l’introduisit dans la Poésie actuelle, il fallut en juxtaposer les dates aux dates des Récits et de la Vengeance, sans pouvoir les concilier entre elles. L’embuscade des prétendants, qui vont guetter le retour de Télémaque dans la passe d’Ithaque, sur l’îlot désert d’Astéris, ne saurait durer tout un mois ; Ulysse ne peut pas demeurer quatre jours et quatre nuits dans la loge d’Eumée. Dans l’Assemblée d’Ithaque, qui est notre chant II, le devin Halithersès dit aux prétendants :

Gens d’Ithaque, écoutez ! j’ai deux mots à vous dire. Mais c’est aux prétendants surtout que je m’adresse : sur eux, je vois venir la houle du désastre. Ce n’est plus pour longtemps, sachez-le bien, qu’Ulysse est séparé des siens ; il est tout près déjà, plantant à cette bande et le meurtre et la mort, et bien d’autres encor pâtiront parmi nous… Aujourd’hui tout s’achève.

Si ces mots ont un sens, l’infaillible devin ne peut pas les prononcer avant que les dieux aient décidé le retour d’Ulysse et tant que le héros est encore le prisonnier de Calypso (c’est le début des Récits au chant V). Dans le chant II de la Poésie actuelle, Ulysse n’est pas en train de planter aux prétendants le meurtre et le trépas : il pleure sur les rochers de l’île océane et il n’en partira que dans une longue semaine ; il ne complotera la mort des prétendants que dans un long mois, quand il aura rencontré Athéna sur la plage d’Ithaque.

Les Anciens s’étonnaient déjà de ce Voyage doublement et triplement inutile à la marche de la présente Odyssée : Télémaque s’en va courir tous les risques, il abandonne son manoir et sa mère aux prétendants, juste à l’heure où son père va rentrer et où le départ du fils ne peut en rien servir à ce retour !...

Une seule explication paraît plausible : le poème récent du Voyage de Télémaque est sorti des Récits d’Ulysse, comme telle Enfance est sortie de l’une de nos chansons de geste. Les Récits en contenaient le germe. À l’entrée des Récits, au début de notre chant V, Zeus mentionne l’absence de Télémaque et son prochain retour, que doit protéger Athéna contre les embûches des prétendants.

La Vengeance d’Ulysse est, à n’en pas douter, la continuation et suite immédiate des Récits chez Alkinoos : au vers 185 de notre chant XIII, où s’arrêtent ceux-ci, commence celle-là et elle se poursuit jusqu’à ce vers 296 du chant XXIII où les Alexandrins notaient : « fin de l’Odyssée ». De ce début du chant XIII à ce milieu du chant XXIII, on peut suivre la Vengeance au fil du texte actuel : débarrassés des insertions et interpolations, neuf épisodes se succèdent de même taille, de 370 à 390 vers, — au total, quelque 3.400 vers :

L’Arrivée d’Ulysse en Ithaque. 370 vers
La Conversation chez Eumée. 387 »
Aux Champs… (mutilé). ??? »
Fils et Père. 369 »
A la Ville. 381 »
Le Bain de Pieds. 369 »
Le Jeu de l’Arc. 385 »
Le Massacre des Prétendants. 372 »
Mari et Femme. 378 »

Ajoutez un épisode interpolé, « bâtard », le Pugilat, de même longueur : 391 vers.

Continuation immédiate des Récits, la Vengeance n’est pourtant pas du même auteur, ni de la même époque. Il serait déjà surprenant qu’ayant fait une première suite d’épisodes de 250 à 280 vers, le même auteur eût continué par une série d’épisodes de 370 à 390 vers ; à une première suite de tapisseries de 2 mètres 50 de haut, il est peu vraisemblable que l’on donne pour continuation des tapisseries de 3 mètres 70. Mais cette différence de taille n’est rien, si l’on considère les différences de structure, de travail et de matière.

Les Récits (et, à son exemple, le Voyage) ont été conçus et exécutés suivant une technique et un rhythme de frise continue (je dirais volontiers : de film sans interruption) : la narration y déroule ses alternances de récitatifs et de dialogues, sans que jamais le héros principal, ses actes, ses projets et ses sentiments quittent le champ ni même le premier plan de la scène ; chaque épisode est un ruban de film sans arrêt.

La Vengeance, au contraire, a été conçue suivant un rhythme et une technique de quadratins ou de métopes, comme auraient dit les Anciens (je dirais presque : de projections successives) : chaque épisode y comprend le plus souvent deux, trois ou quatre tableautins juxtaposés, mais non pas continus, avec deux, trois et quatre groupes de personnages différents, en des lieux éloignés les uns des autres. L’épisode de la Reconnaissance d’Ulysse par Télémaque au chant XVI peut être pris comme type : de l’aube à la nuit, trois changements de personnages et de lieux nous montrent Eumée, Ulysse et son fils dans la cabane du porcher, les prétendants dans le port, l’agora et le manoir d’Ithaque, la descente de Pénélope dans le mégaron et, de nouveau, la réunion d’Ulysse, de Télémaque et d’Eumée dans la cabane.
Cette répartition de la Vengeance en métopes a eu pour résultat de multiplier les appels aux interpolateurs et de faciliter leurs entreprises. Dans la frise continue des deux autres pièces, Récits et Voyages, nous avons signalé quelques petits fragments ou quelques longs morceaux d’une autre époque. Dans les premiers chants de la Poésie, les « bâtards » et les « superflus » n’émergent que de-ci de-là ou ne font que taches sans grandes proportions : au total, sur quelque 3.800 vers, 435 interpolations ou insertions, — tout juste un huitième. Aux chants VIII et XI, par contre, deux longues bandes, Les Jeux et La Descente aux Enfers, ont été ajoutées à la frise originale ; elles n’ont pu y entrer que par effraction, non seulement du contexte, mais de tout le plan primitif : aux quatre journées que séjournait Ulysse dans les parages ou sur la terre de Phéacie, il a fallu en ajouter une cinquième ; imaginez, si possible, un cinquième côté ajouté à la frise et, par suite, au quadrilatère du Parthénon.

Quelle différence avec les derniers chants de la Vengeance ! sur les 4.368 vers que comprend le texte actuel, le nombre des « bâtards » et « superflus » dépasse 1.700 ; la proportion des métopes interpolées aux métopes originales atteint presque les deux cinquièmes. Un huitième, d’une part, et deux cinquièmes, de l’autre : l’écart est trop grand pour n’être qu’un effet du hasard ou du caprice des hommes. La cause profonde apparaît dans la différence de structure entre les longs récits des deux premiers drames et les scènes moins suivies que juxtaposées du dernier : il est plus facile d’ajouter de nouveaux cadres à une galerie de tableaux qu’une portion de fresque aux murs d’une salle continûment décorée.

Autre différence dans les « annonces » du dialogue : les Récits recourent d’ordinaire pour cet usage au vers plein, complet ; il semble que l’auteur de la Vengeance ait voulu parfois se contenter d’un hémistiche.

Et il est une annonce que la Vengeance possède en propre et répète une quinzaine de fois : Alors, porcher Eumée, tu lui dis en réponse. Nulle part dans les Récits ni le Voyage on ne rencontre cette formule, qui ne manque pas d’une certaine emphase ironique. Mais trois fois dans l’Iliade, on retrouve une formule analogue : Tu dis en gémissant, ô cavalier Patrocle.

On pourrait, de même, dresser un catalogue des mots que la Vengeance est seule à employer, et il suffit d’en lire cent vers, après cent vers des Récits, pour apprécier tout aussitôt la valeur de ces deux textes.

D’un bout à l’autre de la Vengeance, le traducteur vient chopper sur des termes impropres, sur des répétitions, des délayages, du verbiage et des rhythmes ou monotones ou trop heurtés. Je n’ai rien fait dans ma traduction pour voiler ces faiblesses ni rompre ce ronron épique : je crois qu’à la lire, on constatera l’infériorité de la Vengeance sur les Récits ; même dans le plus beau de ses épisodes, même dans la Reconnaissance d’Ulysse par Pénélope, j’ai tâché que l’on pût toujours mesurer cette différence de facture, de ton et, par suite, d’auteurs.
IX
L’ÉPOPÉE SYNTHÉTIQUE

Le Voyage de Télémaque, les Récits chez Alkinoos et la Vengeance d’Ulysse ne remplissent pas toute notre Odyssée traditionnelle. Le Voyage ne commence qu’au chant II, lequel a pour double « inscription » le titre du premier épisode, Assemblée d’Ithaque, et celui de toute la pièce, Voyage de Télémaque. La Vengeance ne va pas jusqu’à la fin du chant XXIV : elle s’arrête à ce vers 296 du chant XXIII, au delà duquel les Alexandrins pensaient être sortis de l’Odyssée proprement dite.

La fin du chant XXIII et le chant XXIV contiennent deux épisodes dont il est assez facile de démontrer la bâtardise : La Paix et La seconde Descente aux Enfers, celle-ci incluse en celle-là.

La seconde Descente occupe les 204 premiers vers du chant XXIV : les âmes des prétendants arrivent aux Enfers et rencontrent les âmes d’Agamemnon, d’Achille et des autres grands Achéens. À première lecture, elle se détache du contexte qu’elle rend absurde.

Ulysse et ses gens, qui vont chez Laerte, sortent du manoir au dernier vers du chant XXIII et disparaissent, pour reparaître au vers 205 du chant XXIV :

Ulysse, à ses épaules mettant ses belles armes, fit lever Télémaque, Eumée et le bouvier et leur fit prendre à tous un attirail de guerre. Dociles à sa voix, quand ils eurent vêtu leurs armures de bronze, la porte fut ouverte : on sortit du manoir ; Ulysse les menait ; le jour régnait déjà ; mais, d’un voile de nuit, Athéna les couvrait pour les faire évader au plus tôt de la ville.

(Seconde Descente ; chant XXIV 1-204)

Descendus de la ville, ils atteignaient bientôt les murs du beau domaine que Laerte jadis avait pu s’acquérir à force de travail.

Les 204 vers de la Descente sont l’un des pires centons des deux Poésies, et les maladresses de la forme ne sont rien encore auprès des sottises du fond : nous y voyons Achille apprendre de la bouche d’Agamemnon ses propres funérailles ; c’est la première fois qu’ils se rencontrent, car l’Atride ne fait que débarquer : il aurait mis huit années à ce voyage : il a été tué huit ans au moins avant le retour d’Ulysse, avant le massacre des prétendants qui arrivent en même que lui.
Les Commentateurs anciens étaient unanimes à ne pas reconnaître les qualités du Poète en cet ouvrage de faussaire. Ils conservaient néanmoins cet épisode « pour compléter, — disaient-ils, — l’histoire troyenne », car, les funérailles d’Achille ne se trouvant pas dans l’Iliade, il fallait bien qu’elles se trouvassent dans l’Odyssée : retenons l’argument, dont nous allons mieux voir l’importance et la valeur.

Débarrassée de cette Descente et de quelques autres ajoutés de moindres dimensions, La Paix serait de même longueur que les épisodes authentiques de la Vengeance : 369 vers ; contrairement à l’avis des Alexandrins, ferait-elle donc partie intégrante de cette troisième pièce odysséenne ?

Les Modernes ont signalé avec raison les différences de langue et de versification, les anachronismes, les fantaisies géographiques et les invraisemblances logiques ou sentimentales, qui y abondent. On y parle de la Sicile : le Poète ou les Poètes homériques, aussi bien que leurs auditoires, n’avaient aucune connaissance expérimentale de ces mers italiotes et siciliennes qui, pour eux, étaient encore le royaume des monstres et de l’épouvante[30].
Ulysse et ses gens s’en vont au « domaine planté d’arbres », où réside Laerte et dont Dolios et sa femme, « la vieille de Sicile », sont les régisseurs. Or Mélantheus, qui vient d’être tué avec les prétendants, et Mélantho, qui vient d’être pendue avec les servantes, étaient les enfants de ce ménage rustique : de ce double et notable meurtre, les parents ne semblent pas garder la moindre rancune ; ils semblent même l’ignorer et Télémaque, Eumée et le bouvier, qui ont si barbarement mutilé le fils, ne semblent pas éprouver davantage la moindre gêne devant la mère de leurs victimes ; ils ne prennent le temps ni de s’excuser de ces fâcheux exploits ni même d’en faire part à la famille ! Tout au long de ce chant XXIV, les événements sont entassés, sans ordre d’importance, sans autre plan que la suite chronologique : reconnaissance d’Ulysse par son père et par son jardinier, assemblées des Ithaciens et des dieux, bataille et paix, on a la matière de quatre ou cinq de nos autres épisodes odysséens. Aussi chacun d’eux est-il traité sommairement, écourté en un bavardage pourtant prolixe : les discours y tiennent en deux ou trois vers, parfois en un seul ; tous nous sont déjà connus ou se répètent avec une symétrie mécanique et une désespérante monotonie.
La surabondance de merveilleux n’est pas moins puérile : en 372 vers, la bonne déesse Athéna intervient sept ou huit fois pour ramener l’aurore, pour couvrir d’ombre Ulysse et ses gens, pour rajeunir Laerte, pour parler à Zeus, pour apparaître sous les traits de Mentor, pour encourager Laerte, pour arrêter le combat, pour menacer Ulysse.

Les Anciens excusaient néanmoins toutes ces « faiblesses », en considération de l’utilité, de la nécessité, — disaient-ils, — de ce dernier chant, sans lequel la rentrée d’Ulysse en Ithaque n’aurait pas été complète ; nous ne saurions pas comment le héros avait retrouvé son père, comment il avait été reconnu par lui, après l’avoir été par Télémaque, la nourrice, les serviteurs et Pénélope, et comment il avait obtenu, après le massacre des prétendants, le pardon de son peuple.

C’est une conclusion postiche, en effet, qui fut ajoutée le jour où les trois pièces séparées du Voyage, des Récits et de la Vengeance, furent mises bout à bout en une histoire unitaire : elles avaient besoin, après tant de péripéties, d’un dénoûment complet et définitif. Le public nouveau n’avait peut-être plus la même connaissance intime de la geste d’Ulysse que les premiers auditoires achéens et ioniens : il pouvait rester inquiet sur le salut et la tranquillité du héros, se demander comment les familles des prétendants et le peuple d’Ithaque accepteraient désormais pour roi l’auteur de cette tuerie. La Vengeance laissait la question sans réponse et l’histoire en suspens : l’épilogue de la Paix rassurait auditeurs et lecteurs.

En tête de l’histoire, un prologue symétrique fut ajouté qui pût servir à annoncer la réunion des trois drames indépendants : c’est le chant I de la Poésie actuelle.

Ce premier chant de l’Odyssée a fait, depuis un siècle, couler des milliers de pages de la plume de nos homérisants : la plupart ne lui ont ménagé ni les critiques ni les amputations ; ceux même qui l’ont défendu et louangé n’en ont pas pu considérer le fond et la forme sans être arrêtés par de multiples surprises.

Pour la forme, si l’on retranche, des 444 vers de ce chant, 34 « bâtards » ou « superflus », il en est encore une centaine au moins que, partiels ou complets, intacts ou légèrement modifiés, on retrouve dans la suite de la Poésie ; ils y occupent des places d’où ils ne sauraient disparaître sans trouer le récit, où, pourtant, ils n’auraient pas pu figurer, si notre chant I avait fait partie des pièces originales. Le cas est frappant surtout entre ce Prologue (Chant I) et l’Assemblée d’Ithaque (chant II) : à quelques centaines de vers d’intervalle, comment tenir pour légitimes telles répétitions, non seulement inutiles, mais invraisemblables et même impossibles ?

Le chant I contient, en effet, par dizaines des vers que l’on retrouve au chant II :

I 277 = II 196 I 395 cf. II 293
I 281-283 cf. II 215-217 I 408 cf. II 360
I 287-292 cf. II 218-223 I 396 cf. II 96...

De ces redites, il en est une au moins qui déroute toutes les vraisemblances. Télémaque au chant I a la naïveté de prévenir, mot pour mot, les prétendants des reproches qu’il va leur répéter, le lendemain, devant l’assemblée d’Ithaque (I 374-380 = II 139-145) :

Télémaque. — Prétendants de ma mère, à l’audace effrénée, ne songeons maintenant qu’aux plaisirs du festin ; trêve de cris ! mieux vaut écouter cet aède ; il est tel que sa voix l’égale aux Immortels ! Mais dès l’aube, demain, je veux qu’à l’agora nous allions tous siéger ; je vous signifierai tout franchement un mot : c’est de vider ma salle ; arrangez-vous ensemble pour banqueter ailleurs et, tour à tour, chez vous ne manger que vos biens, ou si vous estimez meilleur et plus commode de venir, tous, sans risques, ruiner un seul homme, pillez ses vivres ! moi, j’élèverai mon cri aux

dieux toujours vivants et nous verrons si Zeus vous paiera de vos œuvres : puissiez-vous sans vengeurs tomber en ce manoir !

Et les prétendants, qui, au chant I, s’irritent d’un pareil langage, laissent réunir au chant II cette assemblée, dont ils ne peuvent rien attendre de bon, alors qu’il leur serait si facile de l’empêcher ! et le père de l’un d’eux, le vieil Ægyptios, s’étonnera, le lendemain, de cette convocation ! Il ignorera que Télémaque en est l’auteur — alors que l’un des prétendants est son fils Eurynomos, qui, passant les journées au manoir d’Ulysse et assistant à tous les festins, a entendu le discours de Télémaque.

Au chant II pareillement, que vient faire le vers 347, si l’on conserve le chant I ?

Les portes de bois plein aux solides jointures étaient sous double barre, et, les nuits et les jours, une dame intendante, Euryclée, fille d’Ops le fils de Pisénor, était là qui veillait, l’esprit toujours au guet.

Ce vers 347, qui ne saurait être supprimé, ne conviendrait pourtant que si nous ne connaissions pas encore Euryclée, si, pour la première fois, apparaissait cette sage nourrice dont jamais, dans tout le reste des Poésies, nous ne retrouverons la filiation. Or en I 429 (= II 347), nous l’avons déjà rencontrée ; nous savons dès lors son histoire et son origine.
Pour le fond, certains vers du chant I sont contraires à tout ce que nous savons des « réalités » odysséennes : il est visible que l’auteur ne connaissait plus rien des résidences et mœurs achéennes.

Le mot « draps de lit » revient dans les trois drames originaux, chaque fois qu’il est question du coucher des héros. Les lits de l’Achaïe féodale n’avaient rien à envier aux nôtres : dans un cadre de bois lourd, un quadrillage de courroies tenait lieu de sommier ; plusieurs épaisseurs de feutres remplaçaient nos matelas ; des draps de lin et des couvertures de laine achevaient cette couche « moelleuse », dont l’Hellade démocratique n’eut ensuite les équivalentes que pour quelques-uns de ses citoyens les plus riches.

Or, à la fin de notre chant I, Télémaque, dans le manoir paternel, se couche sans draps, comme un pauvre électeur de l’Athènes classique, et il s’endort, non dans le lin, mais dans un… (??) de laine. Il est difficile de dire ce qu’ici peut signifier au juste le mot qui se retrouve deux fois dans l’Iliade, pour désigner une corde de laine : Télémaque, enroulé pour dormir dans une corde de laine ! Le plus stupide des faussaires ou rhapsodes aurait sans doute reculé devant pareille vision, si, dans sa mémoire, n’avait chanté le vers de l’Iliade où le même mot figure parmi les accessoires du coucher ; mais voici mieux encore.

Au chant XVII, Télémaque, rentrant de Pylos, atteint l’enceinte de son manoir, franchit le porche, traverse la cour, arrive au grand corps du logis, dépose sa lance contre l’une des hautes colonnes de l’« entrée », puis traverse l’« avant-pièce », franchit le seuil de pierre et pénètre dans la grand’salle : toute cette énumération descriptive est fort exacte ; sur un plan de Tirynthe, on peut suivre la marche du héros.

Par contre, au chant I, Athéna tombe de l’Olympe devant le manoir d’Ulysse, sur le seuil du premier porche, et voit dans la cour les prétendants assis… devant les portes. Télémaque, assis parmi les prétendants, l’aperçoit le premier et, courant au porche, accueille cet hôte ; à travers la cour, il l’amène à l’intérieur du haut logis et l’installe en un fauteuil dans la grand’salle, où il lui fait servir le repas, après avoir déposé la lance de l’arrivant contre l’une des hautes colonnes, dans un râtelier déjà garni des nombreuses lances d’Ulysse.

Les lances d’Ulysse et des hôtes forment donc panoplie dans l’intérieur de la grand’salle, contre l’une des colonnes centrales qui entourent le foyer.

Aucun des Commentateurs antiques ne semble avoir soulevé de difficulté au sujet de ces vers. Ils sont pourtant incompréhensibles en regard du plan de Tirynthe. Si Athéna est sur le seuil du porche, si elle a devant elle les prétendants assis dans la cour, ils sont entre le porche et le corps du logis où se trouve la grand’salle ; ils ne peuvent donc pas être « devant la porte ou les portes », car, homériquement, cette porte est et ne peut être que le porche de la cour : au chant XVI, les prétendants quittent la grand’salle et traversent la cour pour aller tenir séance « devant la porte » ; ils sortent de l’enceinte et sont désormais en dehors du manoir ; de leur place, on peut voir la mer, le port et descendre à la grève ; de même au chant XVII, arrivés devant l’enceinte du manoir, Ulysse et Eumée, avant de franchir le porche, trouvent « devant la porte » le chien Argos sur son tas de fumier ; puis, franchissant le porche et traversant la cour, ils entrent au logis et pénètrent dans la grand’salle.

Devant cette grand’salle, s’étendent l’entrée et l’avant-pièce : entre elles et la cour, s’ouvre non pas une porte, mais cette colonnade de l’entrée où Télémaque au chant XVII vient déposer sa lance : les héros laissent en cette place leurs armes, comme nous laissons dans nos entrées cannes et parapluies.

Il est visible, je crois, que, sans plus discerner les diverses parties du manoir et leurs portes, sans plus suivre les allées et venues de ses héros à travers porche, cour, entrée, avant-pièce et grand’salle, le fabricant du chant I a maladroitement imité et brouillé certains passages de la Vengeance. Le résultat fut de soulever, dès l’antiquité, l’une des plus grosses « difficultés »[31], dont notre texte actuel de l’Odyssée ait eu à supporter la « solution ».

Si les lances d’Ulysse, en effet, sont au râtelier, contre l’une des colonnes, à l’intérieur de cette grand’salle où le Massacre se déroule, — comment les prétendants ne les décrochent-ils pas aussitôt pour s’en servir contre Ulysse et défendre leur vie ? pourquoi attendent-ils que Mélantheus leur en aille chercher d’autres au lointain arsenal ?...

La réponse des Anciens à cette « difficulté » fut une triple interpolation aux chants XVI, XIX et XXII, pour permettre à Ulysse et à Télémaque de déménager de la grand’salle les armes de la panoplie, qui n’existait pas dans le texte authentique. Cinquante vers interpolés au début du chant XIX sont particulièrement ridicules. Le chant commence par les vers 1-2 :

Seul, le divin Ulysse restait en la grand’salle à méditer, avec le secours d’Athéna, la mort des prétendants. Soudain, à Télémaque, il dit ces mots ailés...

Suit un dialogue entre le père, le fils et la nourrice, puis le déménagement des armes, et l’on retrouve aux vers 51-52 les deux vers 1-2 :

Seul, le divin Ulysse restait en la grand’salle à méditer, avec le secours d’Athéna, la mort des prétendants tandis que Pénélope, la plus sage des femmes, descendait de sa chambre...

Nous savons l’usage que les faussaires faisaient de ces répétitions pour suturer leurs vers bâtards au texte authentique. Mais si, après le vers 52, Ulysse reste bien seul dans le mégaron, où Pénélope vient ensuite le rejoindre, comment entre 2 et 51, Ulysse, « seul » dans le mégaron, peut-il dialoguer avec Télémaque ? et comment Euryclée peut-elle prendre part à la conversation ?

Est-il marque plus indéniable de grossière interpolation ? du même coup, n’avons-nous pas un indice certain d’origine et de date pour notre Prologue du chant I ?

Si ces raisonnements et ces restaurations sont justes, l’Odyssée traditionnelle est le résultat d’une synthèse où sont entrées trois ou quatre sortes d’éléments assez différents de nature, de sources et d’époque :

1o trois drames épiques, qui, par ordre de valeur et d’ancienneté, seraient les Récits chez Alkinoos, le Voyage de Télémaque et la Vengeance d’Ulysse ;

2o un Prologue adventice en tête et un Épilogue postiche en queue de ces trois drames, emboutis ou raccordés plus ou moins habilement, le Voyage étant mis au début et la Vengeance à la fin ;

3o des vers « superflus » et des vers et épisodes « bâtards ».

Resterait à nous demander quand, par qui et pourquoi fut ainsi réunie cette épopée synthétique ? Les Romains nous ont transmis à ce sujet une légende dont ont grandement usé nos homérisants du xixe siècle.

Tout au long du xixe siècle, Pisistrate, le tyran d’Athènes, qui vivait dans la seconde moitié du vie siècle avant notre ère, était devenu, grâce aux philologues germaniques, le personnage le plus important de l’homérologie et, sinon le créateur de l’épos, du moins l’instaurateur des deux Poésies homériques. L’école allemande lui avait non seulement dévolu ce grand premier rôle : elle l’avait encore muni d’une compagnie de sages et de poètes, « d’arrangeurs », de « fourbisseurs et polisseurs », les diaskeuastes, qui, à ses frais et par son ordre, sous sa direction ou celle de ses fils, avaient longuement travaillé à recueillir d’abord tous les vers épars du Poète, à les grouper et compléter, puis à « arranger » les Poésies.

Quand Dugas-Montbel, pour exposer au public français l’évangile selon Fr.-Aug. Wolf, écrivit son Histoire des Poésies homériques (Paris 1831), il ne manqua pas de préciser encore les idées du Maître : après les aèdes ou chanteurs, qui avaient composé les chants séparés, après les rhapsodes ou homérides, qui les avaient répétés et « cousus », les diaskévastes étaient venus pour les mettre en ordre et en bâtir nos deux Poésies actuelles, dont les diorthontes s’étaient faits ensuite les correcteurs et les éditeurs, dont les critiques d’Alexandrie et les grammairiens de Pergame avaient achevé la mise au net.

Personne ne croit plus aujourd’hui à cette histoire de Pisistrate : pure légende d’époque romaine ! Tous les textes anciens, touchant cette affaire, se répartissent chronologiquement en deux périodes et en deux versions ; avant Cicéron, personne ne semble connaître le rôle de Pisistrate ; après Cicéron, ce rôle semble de notoriété publique[32].

Il paraît certain que nous avons là une invention de l’école de Pergame, en particulier du grammairien Athénodore Kordylion, qui vint et vécut à Rome au temps de Cicéron. Avant cette époque, le dialogue socratique, intitulé Hipparque et faussement attribué à Platon, contient une allusion à ce rôle des Pisistratides : « Le fils de Pisistrate, Hipparque, a, le premier, apporté, amené en ce pays-ci (Athènes) les œuvres d’Homère, de même qu’à bord d’une pentécore envoyée par lui, il a amené, apporté en cette ville la personne d’Anacréon ». Anacréon existait en chair et en os avant que le fils de Pisistrate le prît sur son bateau ; les Poésies d’Homère existaient de même en texte et recueil avant qu’il les apportât en Attique[33].
C’est, d’ailleurs, avec un véritable contresens que l’école allemande a traduit par Ordner, « metteur en ordre », ou par tout autre équivalent, le mot grec diaskeuaste, qu’emploient les Commentateurs de l’antiquité.

Dans la langue des homérisants anciens, diaskeué et athétèse vont toujours en couple : une diaskeué est toujours matière à athétèse, à « mise de côté » ; c’est un corps étranger que l’on doit extraire du texte authentique ; la diaskeué n’est jamais une refonte ni une mise en ordre par un artisan ou un artiste d’une époque plus récente.

Jamais les mots diaskeué et diaskeuaste, d’autre part, ne sont unis aux noms de Pisistrate, de ses fils ou de ses collaborateurs. Jamais les Anciens ne nous parlent d’une compagnie ni d’un temps de diaskeuastes. Les Critiques et Commentateurs n’ont pas su, — n’ayant pas lu Fr. Aug. Wolf, — qu’une société de politores, d’exactores avait succédé aux compagnies de rhapsodes, comme celles-ci avaient succédé aux confréries d’aèdes. Tout au contraire, ils ont cru que, durant toute son histoire, le texte homérique avait été dénaturé par les diaskeués d’éditeurs ignorants ou trop audacieux : les Alexandrins eux-mêmes auraient diaskeuasé à leurs heures.

Mais si l’on écarte les Pisistratides, à qui donc attribuer la « synthèse » ? Il semble que les Hellènes du vie siècle possédaient déjà sous le nom de Cycle épique une suite arrangée de tous les grands et petits poèmes sur la guerre de Troie, ses origines, sa durée et ses conséquences.

« Le Cycle épique, — nous dit Photius, — comprenait tous les poèmes que différents auteurs avaient composés pour obtenir une suite complète des événements depuis les origines du monde jusqu’à la mort d’Ulysse : la geste de Troie y occupait huit poèmes ».

Un premier poème, les Kypria en onze chants, servait de prologue à l’Iliade : c’était l’œuvre de Stasinos ou d’Hégésinos, l’un et l’autre Chypriotes, — d’où le titre qui ne convenait en rien au contenu. Après l’Iliade, quatre poèmes servaient de transition vers l’Odyssée : l’Æthiopis, d’Arctinos de Milet, en cinq chants, racontait la suite de la guerre jusqu’à la mort d’Achille ; la Petite Iliade, de Leschès de Mitylène ou de Thestoridès de Phocée, en quatre chants, et le Sac d’Ilion, en deux chants, du même Arctinos de Milet, conduisaient le lecteur jusqu’à la ruine de Troie et à l’embarquement des Achéens, dont les Nostoi, les Retours, — poème en cinq chants d’Hagias de Trézène, — contaient les aventures pour rentrer dans leurs royaumes. Venaient l’Odyssée et enfin un poème en deux chants d’Eugammon de Cyrène, la Télégonie.

De tous ces poèmes, — l’Iliade et l’Odyssée exceptées, — il ne nous reste que quelques citations et un résumé plus ou moins fidèle que nous donne le byzantin Proclus en sa Chrestomathie. Il est certain, du moins, que la Télégonie avait été composée pour servir de suite aux aventures d’Ulysse et conter les nouveaux voyages que Tirésias en notre Odyssée lui prédisait. Proclus les résume ainsi :

I. — Les prétendants sont ensevelis par leurs proches. Ulysse ayant fait le sacrifice aux Nymphes, s’embarque pour l’Élide ; il s’en va visiter ses troupeaux de bœufs ; il est reçu chez Polyxène, qui lui fait cadeau d’un cratère : histoires de Trophonios, d’Agamédé et

d’Augias. Retour à Ithaque : sacrifices prescrits par Tirésias. Puis voyage en Thesprotie : mariage avec Callidiké, reine des Thesprotes ; guerre contre les Bryges conduite par Ulysse, dont Arès met les gens en fuite, mais que soutient Athéna ; arbitrage d’Apollon ; Callidiké meurt et Ulysse assure le trône à Polypoetès, un fils qu’il a eu d’elle. Retour en Ithaque.

II. — Débarquement en Ithaque de Télégonos, un fils qu’Ulysse a eu de Circé et qui recherche son père : il pille l’île ; Ulysse marche contre cet inconnu qui le tue ; Télégonos, averti de son erreur criminelle, emporte le corps d’Ulysse et emmène Télémaque et Pénélope chez Circé, qui les rend tous immortels : mariages de Pénélope avec Télégonos et de Circé avec Télémaque.

Les deux ou trois caractères de la Télégonie, qui ressortent de cette analyse, ont une vive ressemblance avec ceux que nous avons trouvés dans notre Épilogue odysséen :

1o entassement des aventures en chacun de ces deux chants : le Poète des Récits y eût trouvé matière, comme en notre chant XXIV, à dix ou douze épisodes ;

2o visible dépendance de cette histoire, pour le fond et la forme, à notre Odyssée : le sacrifice aux Nymphes est venu du chant XIII (vers 357-360) ; les sacrifices, ordonnés par Tirésias, sont venus des chants XI et XXIII ; le voyage aux étables d’Élide est venu du chant XIV ;
3o grossièreté de tels détails (doubles mariages de la fin) et surabondance de merveilleux, qui nous ramènent encore à la comparaison avec le chant XXIV.

Que n’avons-nous seulement cent vers de cette Télégonie ! Peut-être retrouverions-nous tout aussitôt l’auteur — et la date — de notre chant XXIV. Du moins, voyons-nous par l’analyse de Proclus que ce chant XXIV était indispensable pour souder la Télégonie à la Vengeance d’Ulysse.

La Télégonie s’ouvrait, en effet, par les funérailles des prétendants, — ce qui suppose la paix rétablie entre Ulysse et ses sujets : sans cette paix, les cérémonies des funérailles ne sauraient avoir lieu. Le reste de la Télégonie l’implique comme faite : Ulysse ne saurait quitter Ithaque de nouveau sans être sûr des sentiments de son peuple tant envers lui-même qu’envers sa femme et son fils.

On peut soupçonner, je crois, que notre Épilogue de La Paix fut composé pour unir dans le Cycle épique le drame primitif de la Vengeance d’Ulysse au drame beaucoup plus récent de la Télégonie. On peut avoir cet autre soupçon que le personnage de Théoclymène fut introduit dans la Vengeance (et avec lui plusieurs centaines de vers bâtards) à seule fin d’amener et d’installer chez Ulysse ce fameux devin que le héros avait, sans doute, pour compagnon en ses nouveaux voyages.

Mais nous ne pouvons rien savoir au delà, sinon que l’auteur de la Télégonie, Eugammon de Cyrène, vivait dans la première moitié du vie siècle avant notre ère. C’est donc après cette date que notre Odyssée synthétique aurait été constituée pour prendre place dans le Cycle.

Je crains que cette ignorance ne dure longtemps encore, toujours peut-être. Je crois pourtant qu’elle pourrait quelque peu se dissiper, tout au moins s’alléger, si l’on faisait un jour sur l’Iliade les patientes études que j’ai poursuivies sur l’Odyssée.

J’ai trop longtemps eu recours à l’Iliade, comme à l’inépuisable mine de comparaisons avec l’Odyssée, pour douter qu’elle aussi est une synthèse de plusieurs drames épiques, dont on retrouverait assez facilement les sutures et que l’on arriverait, je crois, à reconstituer. L’un de ces drames, la Colère d’Achille, paraît fort ressemblant pour la qualité, le ton, la langue, l’agencement des scènes, à nos Récits chez Alkinoos. Un autre ressemblerait plutôt au Voyage de Télémaque : ce sont les Exploits de Diomède ; ces deux drames pourraient avoir été composés dans des conditions et pour un but analogue, avec les mêmes préoccupations dynastiques.

Si les Néléides, Nestor et Pisistrate, sont les personnages indispensables du Voyage de Télémaque, les Exploits de Diomède ont leurs scènes les plus fameuses dans la rencontre du fils de Tydée avec les Lyciens Sarpédon et Glaukos, et dans la généalogie de cette race illustre qui prétendait remonter jusqu’à Sisyphe : car le fils d’Acalos, qui régnait à Corinthe, engendra Glaukos, lequel eut pour fils Bellérophon, lequel, exilé par Proetos, passa en Lycie, dont le roi l’envoya combattre la Chimère, les Solymes et les Amazones, puis essaya de le tuer ; enfin, reconnaissant en lui un descendant des dieux, il lui donna sa fille et partagea avec lui sa royauté. Bellérophon eut trois enfants : Laodamie, aimée de Zeus, dont elle eut Sarpédon, Isandros, qui périt sous les coups des Solymes, et Hippolochos, père du second Glaukos, qu’il envoya sous Troie...

Cette généalogie n’est-elle pas le meilleur titre de propriété pour ces dynasties des cités asiatiques dont nous parle Hérodote et qui, descendantes de Glaukos, fils d’Hippolochos, se réclamaient d’une origine lycienne et hellénique, tout ensemble ?

Des Pyliens néléides régnaient dans certaines de ces villes, des Lyciens glaukides, dans d’autres, et des Néléides-Glaukides, en des troisièmes. Descendants des Achéens d’Argos par Sisyphe et des autochthones par le roi de Lycie ; petits-fils de Bellérophon l’Achéen, du libérateur de la terre asiatique, du vainqueur de la Chimère, des Solymes et des Amazones, du gendre et successeur des rois indigènes, les Glaukides unissaient ainsi en leurs veines le sang le plus divin des Hellènes venus pour coloniser les rivages d’Asie et le plus noble sang des antiques dynasties locales.

Ces Exploits de Diomède, dans leur ensemble, ont paru aux Critiques du xixe siècle une variation admirable des Exploits d’Agamemnon, mais une variation de date plus récente. Ils sont dans notre Iliade, pour la gloire des Glaukides ce qu’est, pour la gloire des Néléides, le Voyage de Télémaque dans notre Odyssée.

La synthèse des deux Poésies serait-elle donc de la même date et des mêmes mains ou, tout au moins, de la même patrie ?… Elle aurait été faite ou amorcée, non pas dans l’Hellade d’Europe, dans l’Athènes de Pisistrate, mais en quelque cité des Néléides-Glaukides, sur la côte d’Asie, — non pas au temps des tyrans démocratiques, mais à la cour des royautés de droit divin, chez « des rois fils et nourrissons de Zeus »... Mais à quelle date précise de cet Ancien Régime ? et dans quelle cité de cette Asie royale ?

Strabon et Pausanias nous donnent de courts renseignements sur les dynasties ioniennes : Milet, fondée par Néleus le Pylien, montrait dans son Posidion l’autel bâti par lui ; mais la vieille Milet avait été fondée par un Sarpédon, venu de la Milet crétoise ; Lébédos se réclamait d’Andropompos, et Colophon, d’Andrémon, Pyliens tous deux ; Priène, du Néléide Æpytos, etc. ; Chios, enfin, de Nélée d’Athènes.

Chios revendiquait Homère ; son meilleur titre était la présence dans l’île d’une famille d’Homérides : descendants du Poète, héritiers naturels et propriétaires légitimes des Poésies qu’ils faisaient métier de chanter, ils devinrent ensuite une corporation de rhapsodes, — les successeurs intellectuels du Poète, mais non plus ses descendants[34].

Chios, au temps des récitations épiques, a donc eu son collège d’artistes homériques, semblable à celui qui, plus tard, réunissait annuellement et solennellement à Lébédos les artistes tragiques pour un sacrifice et des fêtes dans le sanctuaire de Dionysos. Si nous connaissions l’histoire littéraire de cette période ionienne, peut-être verrions-nous que le passage de l’épos à la tragédie eut pour corollaire le passage de ces réunions de quelque temple de Chios au Dionysion de Lébédos : la rivalité des deux villes ou l’émulation des deux sanctuaires a suscité peut-être, en face du drame épique, la naissance, puis la concurrence de ce drame tragique, dont la fortune fut sans rivale durant quelque vingt-trois siècles ; car, passant l’Archipel et s’installant, se développant, atteignant la perfection sur la scène athénienne, ce drame nouveau ne valut pas seulement à l’Hellade classique ses Eschyle, ses Sophocle et ses Euripide ; tout au long des temps hellénistiques et gréco-romains, la tragédie eut la popularité, qu’elle retrouva dans tout l’Occident après la Renaissance et qu’elle garde parmi nos lettrés.

Mais, rangée désormais parmi les œuvres et productions du temps jadis, on ne voit pas qu’elle puisse trouver encore des continuateurs ; c’est un « genre littéraire » de forme périmée. Il serait curieux, mais non pas étrange, que, par les goûts nouveaux de notre public et par les nouvelles ressources de notre machinerie théâtrale, notre littérature fût ramenée à l’étude, à la pleine compréhension, à l’imitation peut-être du drame épique.

Janvier-juillet 1930.
  1. Dans ce second volume de la « Résurrection d’Homère », comme dans le premier, c’est à l’Odyssée que j’emprunterai mes exemples et ramènerai toujours le lecteur. L’Iliade, pour m’être moins familière, ne me fournirait pas moins d’arguments si, l’ayant traduite comme l’Odyssée, je pouvais en faire des citations de même précision certaine et de même ton.
  2. Comme dans le premier volume de cette « Résurrection d’Homère », Au Temps des Héros, je procéderai par affirmations aussi nettes que possible, sans embarrasser mon texte des preuves et discussions philologiques, que le lecteur trouvera longuement exposées dans les trois volumes de mon Introduction à l’Odyssée.
  3. Sur ce sujet, je suis obligé de renvoyer encore le lecteur au premier volume de cette « Résurrection d’Homère » : Au Temps des Héros, p. 240.
  4. Ici encore, je dois renvoyer le lecteur au premier volume de cette « Résurrection d’Homère » : Au Temps des Héros, p. 41 et suivantes.
  5. J’ai exposé l’histoire sommaire des origines grecques dans le premier volume de cette « Résurrection d’Homère ». La chronologie officielle d’Athènes comptait six siècles environ entre les débuts de la civilisation proprement hellénique et l’apparition des Poésies. L’histoire commençait pour les Athéniens avec Kékrops, aux alentours de 1600 avant notre ère. La civilisation complète était implantée un siècle plus tard, entre 1520 et 1500, par le phénicien Cadmos et l’égyptien Danaos, importateurs de l’écriture, des céréales, du vaisseau de mer et du char de guerre. Le siège de Troie prenait place vers 1200. L’invasion dorienne, un siècle plus tard, chassait du Péloponnèse, les « fils d’Achéens » qui s’en allaient vers 1080-1050 fonder sur la côte d’Asie-Mineure les villes royales d’Ionie, où Homère naissait vers 900.
  6. Je ne fais pas état du prétendu théâtre minoen que certains archéologues ont cru retrouver dans les ruines du manoir crétois de Phæstos : rien ne prouve ni même ne peut suggérer que ces quelques marches d’escalier, coudées à angle droit autour d’une petite aire en plein vent, représentent une salle de spectacle. Les distractions minoennes et leurs courses de taureaux exigeaient des espaces beaucoup plus étendus.
  7. Dans les Poésies authentiques, il n’est question ni des lampes ni des torchères dont font mention certains passages interpolés. Il est une de ces interpolations particulièrement ridicules (Odyssée, chant xix, vers 1-50) où figurent la lampe et la choenix attiques (mesure de capacité) ; que l’on imagine le litre et le bec de gaz introduits en une tragédie de Racine !… On use de torches à main pour circuler dans les longs et obscurs couloirs de l’« épaisse demeure » et pour aller au ravitaillement dans les profonds trésors et magasins, dont la plupart sont souterrains ou forment casemates voûtées dans l’enceinte.
  8. C’est par un des ces larmiers que, durant le massacre des prétendants, le traître Mélanthios s’échappe du mégaron, s’en va au trésor et en rapporte des armes pour ses amis. Des deux portes du mégaron, celle qui mène au quartier des femmes a été solidement fermée par la nourrice Euryclée, sur l’ordre d’Ulysse et de Télémaque ; l’autre, celle qui donne sur l’avant-pièce et vers la cour, est ouverte ; mais, debout sur le seuil, Ulysse, Télémaque, le Porcher et le Bouvier l’interdisent à tous les assauts de leurs adversaires, et le Porcher est chargé, en outre, de surveiller la poterne.
  9. La vie des héros achéens, comme celle des premiers navigateurs en tous pays, comportait une saison active et une saison d’hivernage. Jusqu’à la fin de notre xixe siècle, les Grecs ne tenaient la mer que de la Saint Georges à la Saint Dimitri (23 avril-23 septembre). C’est pendant cet hivernage, surtout, que l’aède avait à distraire ses seigneurs et leurs hôtes dans le mégaron ombreux, où dansaient les hautes flammes du foyer. On pourrait faire une comparaison curieuse entre ces séances et celles des chanteurs norvégiens et islandais dans les manoirs nordiques de nos xie et xiie siècles.
  10. On sait que le vin homérique était une liqueur sirupeuse, le « vin noir », qu’il fallait mélanger de deux ou trois parties d’eau pour en faire le « vin rouge » aussi doux que le miel. Ce vin, conservé longtemps dans les jarres du trésor, était apporté avant le repas et versé dans le cratère où les servants faisaient d’avance le mélange pour le repas du jour. Après le repas, les convives continuaient à boire en devisant ou discutant entre eux ou en écoutant l’aède.
  11. Nous avons ici l’une de ces assonances qui frisent le calembour et que l’on rencontre assez fréquemment dans les Poésies : les auditoires de tous les temps ont prisé ces jeux des mots et de la voix.
  12. Voir dans le premier volume de cette « Résurrection d’Homère », Au Temps des Héros, le chapitre Poèmes.
  13. J’expliquerai par la suite ces deux termes : les vers « bâtards » sont ouvrage de faussaire ; les vers superflus sont des vers authentiquement homériques, mais inutilement répétés.
  14. « Dans tous nos manuscrits byzantins d’Homère, — disait encore J. Nicole, — où les interlocutions existent, elles sont réduites à de simples traits, placés soit sur l’alignement des vers, soit entre deux vers. On comprend qu’avec ce système d’interlocutions simplifiées, les erreurs étaient faciles : le trait montait ou descendait très vite d’une place… Un coup d’œil jeté sur les condamnations alexandrines, que rapportent nos manuscrits, fait voir qu’elles ne respectent pas toujours la cohérence logique du texte et les commentateurs négligent de nous dire comment les critiques s’y prenaient pour rétablir cette cohérence ».
  15. L’exemple le plus typique serait fourni par le chant VII de l’Énéide (vers 116 et suivants) :

    « Heus ! etiam mensas consumimus ! » inquit Iulus,
    nec plura alludens. Ea vox audita laborum
    prima tulit finem primamque loquentis ab ore
    eripuit pater ac stupefactus numine pressit.
    Continuo : « Salve, fatis mihi debita tellus,
    vosque, ait, o fidi Trojæ, salvete, Penates !…»

    Pense-t-on qu’un auditoire, — sinon de lettrés, — pourrait se reconnaître en ces continuo, ait..., et comprendre à la volée que pater, c’est Énée ?… Au vers 68 du même chant, le lecteur même le plus lettré serait dans l’embarras :

    Continuo vates : « Externum cernimus, inquit,
    adventare virum… »

    Quel est ce vates et que vient-il faire ici ? Le mot se rencontrait déjà vingt-sept vers plus haut, mais désignait à n’en pas douter le poète, Virgile lui-même :

    Tu, vatem, tu, diva, mone : dicam horrida bella,
    dicam acies, actosque animis in funera reges.

  16. Nous savons par les Anciens à quelles interminables discussions ces mots rares et étranges donnaient lieu dans toutes les réunions publiques et privées de l’Athènes classique : hommes et femmes étalaient leur connaissance du Poète et se piquaient d’avoir découvert la signification véritable de quelque expression mystérieuse. Les poètes comiques ont tourné cette innocente manie en dérision : elle a eu néanmoins de bien mauvais effets sur la compréhension traditionnelle des Poésies.
  17. « La langue de l’épos, dit M. K. Witte, est fille de l’hexamètre, die Sprache des grieschischen Epos ist ein Gebilde des Hexameters ». L’hexamètre l’a créée et, durant des siècles, l’a maintenue vivante, puis l’a conservée jusqu’à nous dans un texte fidèlement transmis. Du xe siècle avant notre ère aux xiiie et xive siècles après J.-C., durant deux mille trois cents ou quatre cents années, il s’est trouvé des poètes ou des versificateurs pour s’en servir en leurs compositions homériques ; l’ambition de tous les Hellènes païens ou chrétiens, d’Europe ou d’Asie, durant deux millénaires, fut de montrer qu’ils en savaient le maniement.
  18. On connaît la Préface de Ronsard au Lecteur apprentif touchant le Poème héroïque : « Il ne faut t’esmerveiller, Lecteur, de quoy je n’ay composé ma Franciade en vers alexandrins, qu’autrefois en ma jeunesse, par ignorance, je pensois tenir en nostre langue le rang des carmes héroïques ; encores qu’ils respondent plus aux senaires des tragiques qu’aux magnanimes vers d’Homère ou de Virgile, en les estimant pour lors plus convenables aux magnifiques arguments et aux plus excellentes conceptions de l’esprit que les autres vers communs ; depuis, j’ai vu, cognu, pratiqué par longue expérience que je m’estois abusé, car ils sentent trop la prose très facile et sont énervez et flasques, si ce n’est pour les traductions, ausquelles, à cause de leur longueur, ils servent beaucoup ».
  19. L’Odyssée d’Homère Mélésigène, traduite vers pour vers par le comte Ulysse de Séguier (Firmin-Didot 1896), dont voici le début Au lecteur débonnaire :

    Lecteur, prénom oblige ; or, m’appelant Ulysse,
    J’ai traduit l’Odyssée encore vers par vers.
    Mais pour m’y préparer avec peine et délice,
    Pendant trente-sept ans j’arpentai l’univers…

  20. Certains historiens des mètres antiques pensent que l’hexamètre grec fut la somme de deux tripodies. J’ai toujours compté l’alexandrin comme un double vers de six pieds, admettant la muette en surnombre à la fin du premier aussi bien que du second hémistiche.
  21. C’est ainsi qu’au chant VIII de l’Odyssée, fut ajoutée une dizaine de vers pour expliquer comment le Poète avait pu donner à Alkinoos pour femme sa « nièce » Arété, alors que le texte primitif disait en vérité sa « sœur » : la société hellénique n’admettait plus ces mariages fraternels que pratiquaient, au contraire, les vieilles et récentes dynasties levantines.
  22. Ici encore, je dois renvoyer le lecteur au premier volume de cette « Résurrection d’Homère » : Au Temps des Héros, p. 81 et suivantes.
  23. Cf. plus haut p. 104.
  24. Devant certains vers, en effet, les Alexandrins laissaient échapper une brève condamnation, que l’on traduirait académiquement par « naïvetés de fond et de forme ! », mais populairement par « bavardage et sottise ! ».
  25. Je tâcherai de résumer en ce chapitre les raisons et calculs qui permettent la restauration des Poésies en leur état primitif. Mais ici, plus encore que partout ailleurs, je devrai me restreindre aux arguments généraux de fait et de fond et laisser de côté toutes les discussions minutieuses que, seul, un hellénisant peut suivre et juger ; le lecteur les trouvera longuement exposées dans le troisième volume de mon Introduction à l’Odyssée ; ici, je lui demande de me faire confiance si je me borne aux exemples les plus typiques (j’en pourrais en chaque cas produire des dizaines) et si j’use d’affirmations rapides, dont il n’a sous les yeux ni la preuve, ni même tout le développement.
  26. Le mot français tome est la transcription du grec tomos, qui signifie « coupure, tranche ».
  27. Pour un assez grand nombre d’auteurs antiques, il en fut de même : « Au début du second siècle avant notre ère, les dialogues très étendus de Platon, comme la République et les Lois, furent partagés en livres : Platon n’a certainement pas été l’auteur de ce découpage. On sait maintenant que presque toutes ces divisions ont été introduites dans les œuvres classiques par les Alexandrins. Elles sont nées sans doute de nécessités pratiques. On avait acheté de toutes parts les œuvres des grands écrivains ; quand le contenu en était quelque peu étendu, il se trouvait arbitrairement réparti entre plusieurs rouleaux ; or il était gênant d’avoir, dans une bibliothèque, un même ouvrage partagé différemment suivant les exemplaires. On détermina donc une fois pour toutes des divisions fixes. Par la suite, on améliora quelquefois ces premières divisions, comme le prouve l’emploi de plusieurs modes de partage, — pour la République de Platon en 6 et 10 livres, pour Thucydide en 8, 9 et 13 livres » (H. Alline, Histoire du Texte de Platon, p. 100). On sait le traitement que les mêmes Alexandrins firent subir au texte d’Hérodote pour le diviser en « neuf Muses », en supprimant les logoï, « discours », que l’auteur avait dispersés pour la lecture publique et dont le texte même nous a gardé les traces évidentes. Par contre, en son édition de Platon, Aristophane de Byzance groupa les dialogues en trilogie, nous dit Diogène Laerte, qui énumère cinq trilogies et ajoute : « Les autres œuvres demeuraient séparées, non rangées ».
  28. Ce Retour a été encombré d’une longue et diffuse interpolation pour faire intervenir dans la geste odysséenne un personnage inutile, le devin Théoclymène.
  29. Sur tout ceci, je renvoie le lecteur au premier volume de cette Résurrection d’Homère, p. 227 et suivantes : « la Patrie d’Homère ».
  30. Sur tout ceci, encore, cf. La Résurrection d’Homère, tome I, p. 128 et suivante.
  31. Voir plus haut, p. 147 et suivantes.
  32. Cicéron dit dans le de Oratore III, 34, 137 : Quis doctior eisdem temporibus aut cujus eloquentia litteris instructior fuisse traditur quam Pisistrati qui primus Homeri libros confusos antea sic disposuisse dicitur ut nunc habemus ? Je crois que ce disposuisse de Cicéron n’a pas été sans influence sur la création wolfienne de la diaskeué. Mais ce n’est pas ce mot qu’emploient les Grecs qui nous ont parlé de Pisistrate et de son œuvre homérique.
  33. La légende de Pisistrate nous a été transmise par les Byzantins avec d’admirables embellissements. Un grammairien du ve ou vie siècle de notre ère, qui commentait l’Art grammatical de Denys le Thrace, — G. Choiroboscos, — nous en donne une version merveilleuse, dont voici le résumé : 1o Composés par Homère, les poèmes furent ensuite perdus ou dispersés. 2o Pisistrate entreprit de les réunir. 3o Il recueillit ou acheta tous les manuscrits ou tous les vers homériques qu’on lui apportait. 4o Il chargea une commission des Septante de les classer et raccorder. 5o Aristarque et Zénodote étaient parmi ces Septante. 6o Les signes critiques furent alors inventés. Est-il besoin de dire que Denys le Thrace ne saurait être, ni de près ni de loin, l’auteur de pareilles sottises ? Ce disciple d’Aristarque, qui vivait au iie siècle avant notre ère, savait que son maître n’était pas le collaborateur de Pisistrate et que les obels alexandrins n’étaient pas connus des Athéniens du vie siècle. Ces expressions trahissent le grammairien de la plus basse époque, de même que les « Septante » homériques trahissent le chrétien, lecteur de la Bible grecque.
  34. La continuelle uniformité du texte homérique dans tous nos manuscrits, l’absence complète de variantes, qui le distingue si fort de nos Chansons de Geste, obligent à admettre l’influence prolongée d’une seule et unique confrérie d’Homérides, qui, durant des générations, se le transmirent. Parmi ces Homérides, les Anciens attribuaient à Kynæthos de Chios une influence primordiale sur le sort des Poésies : c’était à lui et à ses gens que l’on rapportait l’introduction dans l’épos de nombreux apports ou changements. Kynæthos, le premier, exerça à Syracuse le métier de rhapsode homérique. C’est d’un chroniqueur de Sicile, d’Hippostrate le Syracusain, que vient le renseignement. Mais le texte actuel ajoute pour ce fait la date de la 69e Olympiade. Ce serait vers l’an 504 avant notre ère seulement que Syracuse, fondée en 733, aurait connu les rhapsodes. Tous les homérisants sont d’accord pour voir en ces mots une faute de texte : le premier historien et commentateur d’Homère fut un Italiote, Théagène de Rhégion, qui vivait au temps de Cambyse, lequel régna de 529 à 522 ; Théagène de Rhégion aurait commenté Homère une génération avant qu’on jouât l’épos à Syracuse ! La correction la plus vraisemblable est celle de Duentzer. C’est dans la 29e et non pas la 69e Olympiade, vers 660 avant notre ère, que les Homérides de Chios, dans la personne de Kynæthos, seraient venus « rhapsodiser » en Sicile… Nous comprendrions alors pourquoi furent interpolées dans notre Odyssée tant d’allusions à cette Nouvelle Hellade de l’Occident. En fin de compte, c’est aux Homérides de Chios, — peut-être à Kynæthos lui-même, — que je rapporterais le plus volontiers la « synthèse » de notre Odyssée.