Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/II

Librairie Hachette et Cie (2p. 17--).

II

Première escapade de Louison.


Un matin, Corcoran était assis dans le parc à l’ombre des palmiers. C’est là qu’il tenait son conseil et qu’il rendait la justice aux Mahrattes, comme saint Louis à Vincennes ou Déjocès le Mède en son palais d’Ecbatane. Près de lui, la belle Sita lisait et commentait les divins préceptes du Gouroukaramta.

Tout à coup Sougriva parut. On n’a pas oublié sans doute que Sougriva était ce courageux brahmine qui avait aidé si puissamment Corcoran à vaincre les Anglais. En récompense, il était devenu son premier ministre.

Sougriva se prosterna devant son maître et devant Sita en élevant ses mains en forme de coupe vers le ciel ; puis, avec la permission de Corcoran, il s’assit sur un tapis de Perse, attendant qu’on le questionnât.

« Eh bien, quelles nouvelles ? demanda Corcoran.

— Seigneur, répondit Sougriva, l’empire est tranquille. Voici les journaux anglais de Bombay. Ils disent de vous tout le mal possible.

— Bons Anglais ! Ils veulent me faire une réputation. Voyons le Bombay Times. »

Il déplia le journal et lut ce qui suit :

« Maintenant que la révolte des cipayes touche à sa fin, il serait peut-être temps de rétablir l’ordre dans le pays des Mahrattes et d’infliger à cet aventurier français le châtiment qu’il mérite.

« On nous apprend que ce vil chef de brigands, soutenu par une bande d’assassins de toutes les nations, l’écume de la terre habitable, commence à s’établir solidement à Bhagavapour et aux environs. Non content d’avoir, par un crime atroce, ôté son royaume et la vie au vieil Holkar, il a, dit-on, eu l’effronterie d’épouser sa fille Sita, la dernière descendante des plus anciens rois de l’Inde, et cette malheureuse femme, qui tremble de subir un jour le funeste sort de son père, est forcée de partager le trône avec le meurtrier d’Holkar. »

— Bravo ! très-bien ! s’écria Corcoran. Cet Anglais débute d’une façon admirable. Ah ! ah ! il paraît qu’en effet ils se croient déjà les plus forts, puisqu’ils commencent à m’insulter… Voyons la suite.

« … Ce n’est pas tout. Ce misérable, qui s’est échappé, dit-on, du pénitencier de Cayenne, où il était enfermé avec quelques milliers de ses pareils, a mis tout le pays des Mahrattes en coupe réglée. Suivi d’une armée nombreuse, il parcourt, pille et rançonne, l’une après l’autre, toutes les provinces du royaume d’Holkar, mettant à feu et à sang tout ce qui ose résister… »

Corcoran jeta le journal.

« Voilà, dit-il, comme on écrit l’histoire. C’est par ces mensonges que lord Braddock, le gouverneur général de l’Inde, se prépare à m’attaquer.

— Seigneur, dit Sougriva, que comptez-vous faire ?

— Moi ! rien du tout. Si lord Braddock était homme à mettre habit bas et à s’aligner avec moi sur le terrain, l’épée à la main, je lui couperais la gorge comme il faut ; mais ce gros milord ne voudra jamais risquer sa peau de seigneur… Il faut le payer de même monnaie. C’est mon Moniteur de Bhagavapour qui sera chargé de répliquer.

— Cher seigneur, interrompit Sita, voudriez-vous descendre à vous justifier ?

— Qui ? moi ! Que Vichnou m’en préserve ! Est-ce qu’on se justifie lorsqu’on est accusé d’avoir tué père et mère ? Mon Moniteur dira que Barclay est un âne que j’ai étrillé durement, que le gouverneur de Bombay est un drôle et un va-nu-pieds, que lord Braddock est un bandit qu’on devrait empaler, et que tous trois tremblent devant moi comme le chevreuil devant le tigre. Qu’il orne ces belles choses de son style indien et qu’il y ajoute tout ce que son imagination lui offrira de plus mortifiant pour ces trois grands personnages. Puisque la presse est libre dans mes États, c’est bien le moins qu’elle me serve à quelque chose contre mes ennemis.

— À ce propos, seigneur, reprit Sougriva, les journaux de Bhagavapour, profitant de la liberté que vous leur laissez, crient tous les jours contre vous.

— Ah ! ah ! Et que disent-ils ?

— Que vous êtes un aventurier, capable de tous les crimes, que vous opprimez le peuple mahratte, et qu’il faut vous jeter par terre.

— Laisse-les dire. Puisque je suis leur maître, il faut bien qu’ils médisent de moi.

— Mais, seigneur, si l’on se révolte ?

— Et pourquoi se révolteraient-ils ? Où trouveraient-ils un meilleur maître ?

— Mais enfin, seigneur, insista Sougriva, s’ils prennent les armes ?

— S’ils prennent les armes, ils violent la loi. S’ils violent la loi, je les ferai fusiller.

— Quoi ! ne ferez-vous aucune grâce ? demanda Sita.

— Aucune pour les chefs. Quand un homme libre viole la loi qui assure sa liberté et celle d’autrui, il est sans excuse, et mérite qu’on en finisse avec lui par la corde, la mitraille ou l’exil. »

Tout à coup Corcoran interrompit la conversation, et, se tournant vers Louison, qui était nonchalamment couchée sur le tapis à côté de Sita :

« Qu’en penses-tu, ma chérie ? » dit-il.

Louison ne répondit pas. Elle ne parut même pas avoir entendu la question. Son regard, d’ordinaire si fin, si intelligent et si gai, errait dans le vide et paraissait distrait.

« Louison est malade, » dit Sita.

Corcoran frappa sur un gong. Aussitôt Ali s’avança. C’était, on s’en souvient, le plus brave et le plus fidèle des serviteurs d’Holkar, et c’est à lui qu’était confiée la garde de Louison.

« Ali, demande Corcoran, est-ce que Louison a perdu l’appétit ?

— Non, seigneur.

— Quelqu’un l’a-t-il maltraitée.

— Seigneur, personne n’oserait.

— D’où vient donc sa distraction ? »

Ali répondit :

« Seigneur, elle sort depuis trois jours du palais dès que le soleil se couche, et elle va errer toute seule dans le parc au clair de la lune.

— Et à quelle heure rentre-t-elle ?

— Quand le soleil se lève. Le premier soir, je voulais tenir les portes fermées, mais elle a commencé à rugir si fortement, que j’ai eu peur qu’elle ne voulût me dévorer, et, par Siva ! je ne suis pas encore las de vivre.

— Au clair de la lune ! dit Corcoran, tout pensif.

— Seigneur, reprit Ali, elle n’est pas tout à fait seule.

— Ah ! ah ! Est-ce que tu vas lui tenir compagnie ?

— Moi ! seigneur, je m’en garderais bien. J’ai voulu la suivre hier au soir ; mais elle n’aime pas qu’on la surveille. Elle s’est retournée si brusquement vers moi, que j’ai couru jusqu’au palais sans m’arrêter.

— Mais enfin, comment sais-tu qu’elle n’était pas seule ?


Louison retrouve son frère. (Page 25.)

— À peine rentré dans le palais, je montai sur le toit en terrasse, et, grâce au clair de lune, j’aperçus la tigresse qui était étendue sur le mur du parc et qui avait l’air d’écouter un discours… Tout à coup, celui que je ne voyais pas prit son élan et sauta sur le mur. Je vis sa tête et ses griffes, car c’était un grand et fort tigre d’une beauté admirable ; mais Louison fut sans doute mécontente, car d’un coup de griffe elle le repoussa et le fit dégringoler dans la fossé. Il ne se tint pas pour battu et continua son discours ; mais il n’osa pas renouveler l’assaut, car le mur a plus de trente pieds de haut, et il avait dû se fouler au moins une patte. Enfin, il se retira en rugissant.

— Ma foi, dit Corcoran, il faudra que je voie cela. »