Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/07

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 62-73).


VII

la cousine de melbourne.


En ce temps-là où se passaient les aventures que nous venons de raconter, Melbourne n’avait pas 322,690 habitants et n’était pas l’importante ville d’aujourd’hui. Elle avait bien ce port le plus important de tous ceux de l’Australie, mais elle ne possédait pas encore ce nœud de chemins de fer rayonnant dans toutes les directions.

Tout au plus, ici et là, s’élevait le coin borgne d’une guinguette.

Les maisons princières étaient rares, si l’on excepte l’hôtel de ville, le palais de justice et l’hôtel des postes.

Non loin du port, à quelques arpents de l’hôtel des postes, des ouvriers travaillaient à la construction d’une immense bâtisse.

Lord Melchand, très connu dans le monde financier, faisait construire une sorte d’entrepôt destiné à l’échange des lingots d’or contre la valeur approximative en monnaie courante.

Lord Melchand était immensément riche.

Il faisait construire cet entrepôt dans le seul but de favoriser les mineurs qui étaient obligés de se rendre à Sydney pour échanger leur marchandise.

Or, l’on sait que Belle-Rate, Bendigo, Forrest Creek, lac Oméo, places d’or fort en vogue, se trouvaient bien plus éloignés de Sydney que de Melbourne.

Parmi la foule qui se pressait aux alentours de la passerelle, laquelle défendait les ouvriers de l’envahissement des curieux, on pouvait voir un homme d’une taille gigantesque qui se faisait remarquer par ses allures sans gêne et brusques.

— Hé ! Bernard ! dit une voix, regardez donc un peu à votre droite, sur la passerelle… et dites-moi s’il n’y a pas un homme juché là ?

— Ma foi, Dupont, je vois bien un homme, mais qu’est-ce que cela vous fait cher ami ?

— J’ai dans ma folle idée que cet homme est tout simplement Jim.

— Qu’est-ce que Jim ?

— C’est un des associés de feu Michaël.

— Feu Michaël ! comme cela est bon à dire, fit une autre voix.

— Mon cher Parisien, n’oubliez pas qu’il me tarde de pouvoir dire aussi « feu Jim », répliqua Dupont.

— Vous rêvez donc, la destruction de nos anciens amis ?

— Oui, depuis qu’ils sont devenus des traîtres. Mais, laissons ce sujet, pour le moment, et allons dîner. Venez-vous, Bernard ?

— Sans doute que j’y vais, avec cela que Williams ne tardera pas à arriver…

Les trois amis s’éloignèrent.

Ils arrivèrent à « Saucher House » et se firent apporter un dîner choisi.

Dans un appartement avoisinant la salle à dîner, une foule bruyante faisait la fête.

Il y avait là maintes femmes de plaisir parlant l’affreux langage flottant et flasque des gandins.

Il y avait là maints avocats, maints autres hommes de profession, dont les habitudes étaient de fréquenter les salons d’or et de fleurs où les filles haut cotées ont la haute main.

Bref, cet appartement était rempli de « gommeux » qui parlaient leur argot avec une suffisance burlesque. On n’entendait que des « très chic » ! des « On se tord ».

Car, on le sait, Melbourne, à cette époque, se trouvaient remplie de Français, c’est-à-dire d’aventuriers venus de France. Ce sont eux qui avaient mis l’argot français à la mode.

Tous faisaient la fête avec un entrain de croque-morts. Tous jouaient, ripaillaient. Tous, d’ailleurs, ne se plaisaient que dans les compagnies de réputation douteuse, s’attardant à boire comme des cochers.

— Pourvu que nous dormions ce soir, avait murmuré Bernard.

— Williams ne sera donc pas ici aujourd’hui ?

— Je ne le crois pas, cher Dupont.

— Pourquoi ?

— Peste, peut-être notre ami est-il amoureux de sa cousine, dit le Parisien.

En effet, Williams trouvait le temps bon chez l’oncle Colinor.

Cet oncle de Williams, habitait, à Melbourne Ouest, une maison blanche et plaisante flanquée de granges spacieuses et de paillés éclatants.

Ce fut une surprise chez l’oncle Colinor, lorsque le nègre fit son apparition.

Ce pauvre Williams ! d’où venait-il ?

On pressa le pauvre garçon de questions à un tel point que celui-ci promit d’y répondre le lendemain.

— Mais où est donc cousine Lilian ? s’empressa-t-il de demander à son oncle.

— Elle doit arriver de Sydney, aujourd’hui même… si tu veux aller à la gare… tu as encore une demi-heure.

— Si je veux ! fit le nègre.

Il attela la jument de son oncle et partit comme un trait.

Il arriva en même temps que le landau poste. Une jeune fille en descendit, remit son billet à un employé, puis regarda autour d’elle avec ses grands yeux d’un bleu de mer.

En l’apercevant, Williams fut fort impressionné.

Était-ce là Lilian ?

— Ah ! la jolie cousine, pensa-t-il.

Puis allant vers elle :

— Vous êtes Mlle Lilian Colinor ?

— Oui monsieur.

— Je suis votre cousin, Williams Jicalha.

— Mon cousin ! s’écria une voix douce comme un chant de violon. Ah ! mon cousin !

Et la jeune fille, sans façon aucune, s’empressa de mettre deux gros baisers sur les joues de son parent.

Qu’elle avait la peau fraîche, la cousine !

Williams crut sentir un peu de satin qui avait effleuré son visage.

— J’ai une malle, dit-elle.

— Une malle ?

— Oui cousin.

— Je vais la chercher.

— Mais elle est très lourde.

— Bah !

Il mit la malle sur son épaule comme s’il eût fait d’un paquet de plumes et la porta dans la voiture, en sifflotant un refrain.

— Maintenant, en route, dit-il.

Il était trois heures environ, le soleil semblait jouer à cache-cache derrière quelques nuages légers.

Le nègre n’avait d’yeux que pour Lilian. Il ne voyait que ce corps frais de jeune fille.

Lilian envoyait de bonnes risettes à son conducteur.

Le bras gauche de la jeune fille touchait celui de Williams à chaque cahot.

Oh ! que c’était bon, ce contact intermittent !

La cousine bavardait ; elle demandait à son cousin des nouvelles de ses voyages ; elle le priait de lui raconter quelque histoire… mais le nègre, tout occupé sans doute à conduire sa jument dans le chemin rocailleux ne répondait rien. Il se contentait seulement de murmurer parfois : « plus tard, ma cousine, plus tard. »

Mais en arrivant à la maison de l’oncle, Lilian renouvela ses demandes et se fit si affolante, si cajoleuse que Williams n’y put tenir.

Il raconta comment Bernard avait tué le caïman. Il n’omit pas un détail de ses aventures dans les montagnes Bleues.

« Oui disait-il, Bernard est un homme extraordinaire. Aussitôt qu’il eût envoyé Michaël ad patres, il ordonna le départ immédiat. Il prit Dupont sur son dos et partit sans plus dire un mot. Le soir nous couchions à la belle étoile. Bernard préparait une sorte de baume qui cicatrisait à vue d’œil la blessure de Dupont. Trois jours après, notre blessé était sur pied, et, huit jours plus tard, nous entrions à Melbourne sans encombre. Vous savez le reste.

Lorsque Williams eut terminé son long récit, l’oncle alla lui serrer la main et ne lui ménagea pas ses compliments.

La cousine lui avait sauté au cou et déposé deux baisers sonores sur les joues.

Et le nègre fut si ravi que ses yeux s’humectèrent et qu’il dut baisser la tête.

— Vous pleurez ? demanda la cousine.

— Ne faites pas attention, ce n’est rien.

Le lendemain matin, l’oncle était au bois, à l’affût d’un gibier quelconque.

Williams vint le trouver.

— Avez-vous tué quelque chose, mon oncle ? demanda-t-il.

— Non, pas encore.

— Ah !

Puis au bout d’un instant :

— Vous êtes ici depuis quatre heures, je crois ?

— Oui, Williams.

— Ah !

L’oncle regarda curieusement son neveu.

— As-tu quelque chose à me dire ? fit Colinor.

— Non… non… c’est-à-dire oui.

Eh bien ?

— J’ai à vous dire… hum ! quel temps, hein ? Il va pleuvoir, je parie.

L’oncle souriait d’un air goguenard.

— C’est donc grave, mon garçon ?

— Heu ! oui !… c’est à dire…

Et crachant violemment :

— J’aime… ma cousine… Lilian.

L’oncle lança d’éclatantes fusées de rire.

— Il n’y a pas de mal à cela, fit-il.

— Ah !

— Sans doute, mais tu es un peu âgé.

— J’ai trente-quatre ans.

— Elle en a dix-neuf.

— Peste !

— Mais pourvu qu’elle consente… je n’y mettrai pas d’obstacle.

— Si elle ne consentait pas ?

— C’est bien probable.

— Mille millions de malpeste ! il faut qu’elle consente.

Et il s’en retourna entre le zist et le zest.

Heureusement les circonstances l’aidèrent. Sur la lisière du bois, Lilian, seule, se promenait.

Il s’avança vers elle.

— Ah ! mon cousin, s’écria-t-elle en l’apercevant, venez vous promener un peu avec moi… Savez-vous que je n’ai rêvé cette nuit que « caïman, serpent à sonnettes, etc. »

Sans façon, elle lui prit le bras,

Williams était si heureux qu’il haletait.

Il ne pouvait se résoudre à entamer la conversation sur le grave sujet qui l’avait amené près de Lilian.

Cependant, au bout d’un instant, il se décida ;

— Cousine, je vous demande pardon, j’ai quelque chose à vous dire,

— Ne vous gênez pas, cousin,

— Il est sept heures, je dois partir à huit heures ? et…

— Partir, interrompit-elle, partir si vite ?

— Mes amis m’attendent et…

— Et quoi ?

Williams ne répondit pas.

Quant à Lilian, elle avait joint les mains et semblait attendre des révélations importantes.

Quelle était jolie ainsi ! que ses yeux étaient bons à regarder !

— Je vous aime, ma cousine, murmura le nègre.

Liban resta interdite.

— Vous m’aimez ?… mais alors…

— Alors, vous serez ma femme.

— Ah ! vieux cousin… cela n’est pas impossible.

Et la jeune fille lui tendit la main.

Lilian était une jeune fille brave. Lorsque le nègre lui eût dit qu’il devait auparavant aller aux mines d’or, elle lui répondit :

— Allez, mon ami, et revenez bien vite. Vous trouverez votre Lilian toujours la même. Et surtout faites-vous accompagner de vos amis.

Il me tarde de les connaître.

Et Williams était parti avec la ferme résolution d’amasser assez d’or pour aller vivre tranquillement avec sa cousine, à l’abri des vicissitudes de la vie.

Aussi, lorsqu’il entra au « Saucher House, » avait-il le front rayonnant et le sourire aux lèvres.

Il trouva ses amis bottés, armés, prêts au départ.

— Oh ! disait Dupont avec amertume, j’ai cru que Williams n’arriverait pas. J’ai pensé un instant qu’il en avait assez des aventures comme ça…

— C’est ainsi que vous calomniez les absents, mon ami ?

— Je ne vous ai pas calomnié. On était inquiet de vous ici et j’ai cru devoir expliquer ainsi votre absence prolongée.

— Ouf ! je suis las, dit Williams.

— Buvez un verre de rhum, dit Bernard, en prenant une bouteille sur une table et en remplissant un verre ; buvez, cela vous remettra.

— Oui, buvons, dit le Parisien, puis partons, nous n’avons rien à faire ici.

— Laissez-moi un peu reposer, de grâce, fit le nègre, je suis harassé comme jamais je ne l’ai été.

— Comment cela ?

— Je revenais de chez ma cousine…

— Vous ne nous l’avez pas fait connaître, votre cousine, interrompit le Parisien,

— Plus tard, cher ami. Mais je continue. Je revenais de chez ma cousine, quand, à l’encoignure d’une rue, j’aperçus devant moi un homme qui ressemblait fort à un de nos anciens amis.

— Qui ? fit Dupont,

— Mack.

— Bah !

— Oui, je l’ai suivi ; mais ce n’est pas sans peine, allez. Après deux heures de marche à travers les rues les plus tortueuses de la ville, il arriva à une petite maison isolée, ou pas un bruit, pas une lumière n’annonçait la présence de l’homme.

Je l’entendis murmurer :

— Allons, Jim, nous n’avons pas de temps à perdre, partons, il y a loin d’ici à Forrest-Creek.

Je les vis tous deux sortir, armés de pied en cap et s’éloigner rapidement.

Alors je suis revenu et me voila,

— Et nous ? fit Dupont,

— Et nous, mon ami, dit Bernard, nous partons sans retard, nous les atteignons et alors gare à eux.

Et Bernard accompagna la fin de cette phrase d’un geste de menace qui ne promettait rien de bon à celui ou à ceux à qui ce geste était adressé.

— Belle chasse ! dit le Parisien.

Ils partirent tous quatre, très gaiement, ne songeant nullement aux dangers qu’ils allaient courir, prêts à renverser tout ce qui mettra obstacle à leur passage. Pour ces hommes de fer, rien n’était impossible.