Éditions nouvelles (p. 7-11).

La Terre promise

(Parabole)

À Me  François PIETTE,
au vrai Soldat et à l’Avocat probe.

Les sirènes des usines cornèrent dans le crépuscule et les cloches battirent au-dessus des campagnes et des toits. Puis il se fit un grand silence comme à l’approche d’un cataclysme. La vie s’arrêta : on entendit les oiseaux siffloter dans les arbres des boulevards et sur les murs des usines. Eux-mêmes se turent. On eût cru que la terre avait été dérangée dans sa course.

Les rues s’emplirent de monde : les lumières agonisèrent aux fenêtres des maisons, dans les poires suspendues au-dessus des ponts, dans les réverbères. Les gens marchaient sous les astres et disaient : « On a vu l’Étoile… et ils la cherchaient parmi les milliers de gouttes de lumière qui brillaient dans le ciel.

Il y avait un an que l’Homme était passé dans le pays et avait annoncé la venue de l’Étoile. « Lorsqu’elle sera là, disait-il, vous marcherez vers elle et lorsqu’elle s’arrêtera dans sa courbe, vous serez en Terre promise. » L’inconnu connaissait toutes les langues : il avait parcouru tout le continent et harangué les travailleurs des quatre coins de l’Europe. On ignorait son nom, on s’était moqué de lui, de ses images bibliques, on lui avait jeté des pierres. Les gendarmes l’avaient mis en prison. Lorsqu’il comparut devant les juges, il parla longuement et il leur laissa l’âme troublée pour le reste de leurs jours, car il leur révéla la faiblesse humaine. On finit par l’écouter. Ses gestes étaient à la fois si altiers et si miséricordieux, ses yeux étaient si lumineux, son visage si pur dans sa barbe blonde, son verbe si sonore et si caressant, qu’on le respecta. Un vieux fonds de religion traversa les foules. Elles se pressaient pour le voir, le toucher, et les femmes lui présentaient leurs petits enfants.

On disait : « C’est Christ ! », ou bien : « C’est Jaurès ! », ou bien : « C’est Liebknecht ! » Les pires ennemis de l’Homme furent les prêtres, parce que l’Homme prêchait sur les places publiques. Et ils l’excommunièrent.

L’Étoile avait surgi, un soir de premier Mai, à droite de la Polaire. Elle avait des scintillements bleuâtres, comme un métal au sortir d’un four. Elle n’était pas très vieille.

Et l’on vit un spectacle grandiose. Les mineurs remontèrent de leur fosse, les yeux éblouis par la clarté, la bouche rouge dans la face noire, la petite lampe vacillante — leur âme souterraine — au col de la chemise, le pic sur l’épaule, et ils se mirent en route. Les métallurgistes éteignirent les langues vertes, bleues et roses des fours, abandonnèrent dans les cuves les métaux liquides, et, la peau cuite et humide sous la blouse brûlée, le fer sur l’épaule, ils quittèrent leurs enfers multicolores et gazeux et rejoignirent les pèlerins. Les verriers laissèrent leurs bulles inachevées et, gardant leurs yeux hagards, se mêlèrent aux autres. Les carriers, crottés d’argile et les doigts bagués de loques, virent la procession du haut de leurs rochers et, la maquette sur l’épaule, mieux à l’aise, vivant dans l’oxygène, désertèrent les chantiers où s’abattirent les corneilles. Les chaufourniers, la face rongée par la chaux, habillés en pierrots, le long tisonnier sur l’épaule, se mirent en route : les fours eurent une brusque secousse et vomirent de la houille et des étincelles. Les hommes des fabriques quittèrent les salles surchauffées et empoisonnées, respirèrent à pleins poumons l’air tonique du dehors, s’orientèrent, et leur colonne s’ébranla. Les laboureurs, aux premières sonneries des cloches, s’étaient essuyé le front, avaient ramassé leurs outils et leur gourde, et suivi les grand’routes qui mènent à la ville.

Les trains s’étaient arrêtés. Les bateliers avaient amarré leurs allèges. Des fours explosaient et incendiaient les usines.

Tous ensemble, les pèlerins s’étaient mis en marche, les yeux extatiques levés vers l’Etoile. Leurs costumes étaient divers, leurs langages aussi, mais ces hommes avaient tous les mains saignantes, les reins affaissés, la marche lourde et déhanchée, le dos courbé, les souliers ferrés. Ils marchaient. Comme au temps des invasions, les femmes et les enfants suivaient.

Ils emmenaient les voitures qu’ils avaient construites de leurs mains, pleines des vivres et des matériaux qu’ils avaient fabriqués de leurs mains.

Les travailleurs laissaient le monde silencieux, paralysé et vide. Les riches, terrifiés par les explosions et les incendies qui déchiraient le silence et l’ombre, les virent s’en aller vers le Nord et l’Étoile et dirent : « C’est la fin du monde. »

Pendant quelques jours, les abandonnés essayèrent de se mettre au travail. Mais on ne comptait plus les trains culbutés dans les ravins, les charbonnages envahis par les eaux, les fours écroulés, les usines incendiées, les cadavres broyés, les mutilés, les malades. Les gens, après avoir troqué leurs vêtements contre des vivres, s’en allaient à demi nus et s’abattaient de faim dans les rues. Les vols étaient innombrables et les femmes se donnaient pour un pain.

Les pèlerins étaient loin. L’Inconnu leur était apparu un matin et, depuis lors, il les conduisait. Ils traversèrent des villes et des campagnes. Des travailleurs étrangers les rejoignaient en cours de route et ils arrivèrent ainsi dans une immense plaine du Nord. Il était venu des forçats de tous les coins du continent. Il y avait là de malheureux allumettiers édentés — des femmes surtout — rongés par la nécrose ; des hystériques sortant des fabriques de soie artificielle ; il y avait des mineurs de Wilieckza, aux vêtements imprégnés de sel ; des mineurs siciliens anémiés par le soufre ; de pâles pêcheurs d’éponges qui avaient vomi leur sang dans les mers du Sud ; des Roumains qui sentaient le pétrole ; d’autres montraient leurs membres rongés par des eczémas et ne savaient expliquer ce qu’ils faisaient dans les petites villes ignorées des montagnes.

Un soir, l’Inconnu leur dit : « Mes Frères, je ne suis ni Christ, ni Jaurès, ni Liebknecht : ils sont morts assassinés. Que vous importe mon nom ? Je ne suis qu’une Idée : la Foi. Vous avez eu foi et vous avez vaincu. La Terre promise n’existe pas ailleurs que chez vous et vous l’avez conquise en la quittant. Les riches que vous avez laissés derrière vous, agonisent et crient grâce. Vous êtes devenus les Maîtres du monde, parce que vous vous êtes unis malgré les frontières et les langues. Demain, vous partirez au lever du jour, lorsque l’Etoile rejoindra son orbite et s’effacera pour jamais. Vous referez le chemin parcouru, en toute hâte, car la terre vous attend. Désormais, vous travaillerez pour vous ; le sel et les usines vous appartiennent. Ne sont-ce pas vos mains qui ont exploité l’un et bâti les autres ? »

Il y eut une immense clameur qui se répercuta jusqu’aux étoiles. Le peuple du continent chantait l’Internationale. Et il se réjouit jusqu’à l’aube.

On se mit donc en route au point du jour. L’Inconnu souhaita bon voyage aux pèlerins et les regarda s’éloigner. La procession se désagrégeait aux carrefours des grand’routes. Les adieux et les signes, du haut des montagnes, bénissaient les derniers voyageurs.

Ils firent comme l’Homme avait dit. La Paix régna sur le Monde et l’on n’entendit plus parler de l’Annonciateur.

(Floréal, 6 novembre 1920.)