Aux douze coups de minuit/Texte entier

Éditions Beauchemin (p. --TDM).

Madame A. B. Lacerte

Aux Douze Coups
de Minuit
suivi
d’autres contes

montréal
éditions beauchemin

1932



Aux Douze Coups
de Minuit


Autrefois, le 1er janvier, aux douze coups de minuit.
(page 12.)


AUX DOUZE COUPS
DE MINUIT

Il existait, jadis, il existe encore, même aujourd’hui, une belle coutume, mais qui va se perdant d’année en année et qui finira malheureusement par disparaître tout à fait : c’est celle qui consiste à solliciter la bénédiction paternelle, le premier jour de l’année. Cette coutume, ce devoir filial, si je puis m’exprimer ainsi, se pratique encore, surtout dans la province de Québec, et ce sera un jour néfaste que celui où elle cessera d’exister.

Autrefois, le Ier janvier, aux douze coups de minuit, nous nous agenouillions auprès de notre père et lui demandions sa bénédiction, qu’il nous donnait des larmes dans les yeux et dans la voix. Même quand nous avions quitté le toit paternel pour nous créer un autre foyer, nous trouvions encore le moyen de réintégrer le domicile paternel, pour recevoir la bénédiction de notre père, et cette bénédiction, nous en étions fermement convaincus, nous portait bonheur.

Les mères qui n’ont jamais connu l’intime joie de voir leurs enfants bénis par leur père, au commencement de chaque année, sont bien à plaindre. Mais, que celles chez qui cette coutume se pratique encore, s’en fassent un devoir sacré, et que jamais, ni par indifférence, ni par oubli, elles ne négligent de conduire leurs enfants vers le chef de famille, au jour de l’an ; car la bénédiction d’un père ne saurait que porter bonheur.


* * *

CONTE


Le plus beau bien des environs était, sans conteste, l’oasis, ainsi nommé parce qu’il confinait à une grande étendue de dunes, que les gens du pays désignaient du nom de Désert. L’oasis était une immense ferme, sur laquelle une maison en pierre, grande et confortable, était érigée. On apercevait aussi de nombreux bâtiments, tous blanchis à la chaux et soigneusement entretenus.

L’oasis servait de demeure à M. et Mme Dublé et leur famille, qui consistait en trois filles et trois garçons. Il y avait Octavie, âgée de 26 ans, mariée depuis cinq ans à Thomas Millet, un riche cultivateur, propriétaire de la ferme voisine de celle des Dublé. Il y avait Séverin, âgé de 25 ans. Venait ensuite Jacobin, 20 ans, puis Berthe et Gilberte, âgées de 16 ans toutes deux, et qu’on n’appelait jamais autrement que : « les jumelles ». Il y avait aussi Ulric, le benjamin de la famille, qui avait alors 14 ans, mais dont le nom n’était jamais prononcé ni par son père, ni par sa mère, ni par ses frères, ni par ses sœurs, et dont le souvenir mettait des larmes dans les yeux de ses parents. Ulric, le malheureux enfant qui, n’ayant jamais aimé le travail des champs, avait fui la maison paternelle, un jour, laissant derrière lui un billet ainsi conçu :


« Chers Parents, chers frères,

Chers Parents, chers frchères sœurs,

Je me suis engagé, comme mousse, à bord d’un navire de cabotage. Adieu !
Ulric. »


Ce qui avait brisé le cœur de son père et de sa mère, c’est que Ulric avait quitté la maison paternelle le 31 décembre, jour anniversaire de sa naissance, et précisément à la veille de solliciter, avec ses frères et sœurs, la bénédiction du chef de famille. Un grand événement avait eu lieu, un an après le départ d’Ulric : Mme Dublé hérita de l’oasis, d’un de ses oncles, célibataire. La famille Dublé avait donc quitté S…, où elle avait vécu depuis tant d’années, pour venir s’établir au Désert, à l’oasis. Au moment où nous faisons connaissance avec eux, il y avait brouhaha dans la maison, car on était au 31 décembre ; le lendemain serait le jour de l’an, la grande fête de famille des Canadiens-français.

— Il y a juste deux ans aujourd’hui, se disait Mme Dublé, en pleurant, qu’Ulric, notre benjamin, nous a quittés, et jamais nous n’avons eu de ses nouvelles ! Où est-il ?… Que fait-il ?… Je rêve si souvent, la nuit, qu’il erre, abandonné, dans un pays étranger… Ô Ulric ! Ulric !

— Qu’avez-vous à pleurer, mère ? demanda Octavie, qui passait la journée à l’oasis, avec sa petite Myosotis.

— Octavie ! répondit Mme Dublé. Je pense à mon malheureux enfant, mon Ulric !… Où est-il, pendant que nous nous réjouissons ici ?

— Pauvre mère ! dit Octavie. Mais, ne vous désolez pas ainsi, je vous prie ! Vous savez bien que père…

— Ton père, lui aussi, est malheureux. Je l’entends soupirer souvent et je sais bien pourquoi… Souvent aussi, il rêve tout haut, la nuit ; chaque fois il prononce le nom de notre pauvre petit… C’est aujourd’hui l’anniversaire de sa naissance à Ulric ; il a quatorze ans. Pauvre, pauvre Ulric, notre dernier-né !


*  *  *


Pendant que Mme Dublé se désolait à la pensée que son enfant errait dans quelque pays étranger, celui qui obsédait ses pensées était peu éloigné de l’Oasis.

Errant à travers les dunes, venait un chemineau ; il était jeune, mais son pas alourdi disait hautement qu’il se mourait littéralement de fatigue, de faim et de froid.

Pauvre Ulric ! Il était allé à S…, croyant y retrouver sa famille. N’osant pas se renseigner auprès des habitants des terres voisines, de peur d’être reconnu, il était parti à l’aventure, et c’est le hasard qui le conduisait au Désert, à proximité de l’Oasis.

Depuis la veille qu’il errait à travers les dunes, et voilà que le soleil disparaîtrait bientôt à l’horizon. Allait-il passer une autre nuit, exposé aux intempéries de la saison ? Cela en avait bien l’air ! Chose certaine, c’est qu’il n’irait pas plus loin ce soir ; demain, il chercherait un refuge, ou bien, il se coucherait sur la neige… pour mourir.

Soudain, un passereau s’en vint voltiger près de lui, puis se posant sur le sol, se mit à sautiller, en faisant entendre un petit cri assez monotone. Ulric cru d’abord que l’oiseau avait l’aile brisée ; mais il se trompait. Le passereau semblait plutôt prendre un peu d’exercice, avant de se blottir pour la nuit, car il s’envolait parfois, pour revenir presque aussitôt danser sur le sol, tout près du jeune chemineau.

— Je vais suivre le cher petit passereau, se dit Ulric. Qui sait ?… Peut-être me conduira-t-il hors de ces dunes, où je me suis égaré, c’est évident !

Pendant combien de temps Ulric suivit-il son guide ailé ?… Il n’eût pu le dire. Le passereau paraissait prendre plaisir au rôle de conducteur, car il tournait souvent sa tête mignonne, comme pour s’assurer qu’il était suivi. Enfin, l’oiseau-conducteur, avec un cri perçant, qui ressemblait à un adieu lancé dans l’espace, s’enfuit à tire d’ailes, et Ulric ne put retenir ses larmes : c’est qu’il se sentait triste, bien triste tout à coup, comme s’il eût abandonné par un ami.

L’obscurité tombait vite et bientôt, elle devint complète. Or, voilà qu’Ulric aperçut, à sa droite, des lumières : il y avait, non loin, une ferme, une grande ferme, dont la maison était généreusement éclairée. Or, cette ferme c’était l’Oasis.

— Cher petit passereau, se dit Ulric, je me demande si tu n’étais pas un ange ayant revêtu la forme d’un oiseau ; car tu m’as réellement conduit hors des dunes, en vue d’un refuge. Ô cher petit passereau, sois béni à jamais !

Il irait demander gîte et nourriture aux braves gens habitant cette ferme, qui avait l’air si prospère ; sûrement, ils ne refuseraient pas de le secourir !

— Je suis donc devenu un mendiant ! se disait-il. Chose certaine, c’est que je n’ai pas le choix : ou bien je mangerai et me réchaufferai à cette ferme, ou bien je mourrai de faim et de froid, cette nuit même. Allons ! Un coup de cœur ! Acheminons-nous vers cette maison, et d’un bon pas !

Et maintenant qu’il était tout près de la maison, il lui en coûtait infiniment de frapper à la porte et demander du secours. Il s’approcha de la cuisine, vivement éclairée à l’intérieur, et il vit une femme, portant le tablier et la coiffe de servante ; elle allait et venait, du poèle à la table, sur laquelle était accumulés des mets fumants. Quelle chaleur, quel confort semblaient régner dans cette cuisine ! Que ce serait bon de s’asseoir près du feu, en dégustant un bol de potage tout chaud !

— Je vais toujours me risquer ! se dit le pauvre Ulric. Refusé n’est pas battu. Cette femme a l’air d’être bonne, et quelque chose me dit que je ne serai pas mal accueilli.

Au coup timide qu’Ulric appliqua à la porte de la cuisine, un chien de grande taille (un danois) s’élança en aboyant, et aussitôt la servante se dirigea vers la porte, dans l’intention évidente de l’ouvrir. Ulric l’entendit qui apostrophait le chien ainsi :

— Paix, Hypo, paix ! Ne dirait-on pas que tu veux avaler le genre humain tout entier, quand tu ouvres ton énorme gueule ainsi ?

La porte s’ouvrit, et Ulric, à cause du contraste qui existait soudain entre cette cuisine bien chauffée et le froid du dehors, à cause aussi des tiraillements de la faim qui se faisaient sentir davantage à la vue des mets entassés sur la table, se sentit défaillir, et il serait tombé, si la servante ne se fût hâtée de le saisir par le bras et l’entraîner auprès du poèle.

— Madame, parvint-il à articuler, vous me permettrez bien de me chauffer un peu, n’est-ce pas ? J’ai si froid ! si froid ! et il frissonna.

— Certainement, jeune homme, certainement ! répondit la femme. Je ne suis que la servante ici, mais j’ai reçu l’ordre de ne jamais refuser l’hospitalité aux passants, surtout durant ces grands froids que nous avons. Va te coucher, Hypo ! cria-t-elle, en s’adressant au chien. N’ayez pas peur, mon garçon, reprit-elle ; il fait beaucoup plus de bruit que de besogne ce chien.

— Je n’ai pas du tout peur des chiens, Madame, répondit Ulric. Viens ici, Hypo ! Bon chien ! Bon chien !

Hypo s’approcha d’Ulric en remuant la queue, puis il s’assit auprès de l’étranger et posa sa grosse tête sur ses genoux.

— Aimeriez-vous avoir un bol de potage, jeune homme ? fit soudain la servante.

— Ô Madame, répondit Ulric, j’ai si faim, si faim ! Je n’ai pas mangé depuis deux jours ! Et le pauvre enfant fondit en larmes.

— Doux Seigneur ! s’écria la servante. Allons, approchez-vous de la table ; je vais vous servir un bon souper.

Pendant qu’il mangeait, une enfant de quatre ans entra dans la cuisine, et Ulric se demanda si ce blond chérubin était véritablement un être humain.

— Martine, dit l’enfant, en s’adressant à la servante, où est-elle, maman ?

— Votre maman n’est pas ici, Mlle Myo, répondit Martine. Peut-être est-elle dans la salle à manger, avec votre grand’maman.

— Ah ! Il y a quelqu’un ici ? fit la petite, en s’approchant de la table devant laquelle Ulric était assis.

— C’est un chemineau, Mlle Myo, répondit Martine ; il avait bien froid et bien faim le pauvre jeune homme, alors…

— Venez-vous de loin ? demanda Myo à Ulric.

— Oui, je viens de bien loin, petite.

— Myo ! cria une voix soudaine, où es-tu ?

— Je suis dans la cuisine, maman, répondit l’enfant.

Aussitôt, des pas s’approchèrent, la porte de la cuisine fut ouverte et une femme parut. Ulric faillit crier, en reconnaissant dans cette femme sa sœur Octavie.

— Octavie ! murmura-t-il.

Se retirant dans l’ombre, autant que faire se pouvait, Ulric releva le collet de son chandail et abaissa sur ses yeux le bord de sa casquette.

— Vous avez quelqu’un, Martine ? dit Octavie.

— Oui, Madame. C’est un jeune homme qui…

— Vous le garderez à coucher ici, alors. Il fait trop froid pour qu’il erre à l’aventure cette nuit.

— Merci, Madame ! balbuta Ulric.

— Viens, Myo, fit Octavie, en s’adressant à l’enfant ; c’est l’heure du souper et nous n’attendons que toi pour nous mettre à table.

— Madame Martine, demanda Ulric, après le départ d’Octavie, puis-je vous demander le nom de cette dame qui sort d’ici ?

— Il n’y a pas de mal à cela, répondit Martine. Cette dame, c’est Madame Millet.

— Je suis donc ici chez M. Millet ?

— Non. Vous êtes ici à l’Oasis, la ferme de M. Dublé. Mme Millet passe la nuit ici, et aussi la journée de demain. Elle est venue recevoir, avec ses frères et sœurs, la bénédiction de son père, comme c’est la coutume, le premier jour de l’année, dans cette maison.

— Ah ! oui, la bénédiction du jour de l’an… murmura Ulric, qui sentit ses yeux se remplir de larmes.

Ainsi, le hasard (n’était-ce pas plutôt un ange, sous la forme du mignon passereau) ? l’avait conduit chez son père ! Qu’en résulterait-il ?… Se ferait-il connaître ?… Non. Ils étaient heureux ; pourquoi assombrir leur jour de l’an ? Oui, il se tairait… Demain, il reprendrait sa vie errante.


*   *  *


— Maintenant, je m’en vais me coucher ; mais auparavant, je veux vous montrer votre chambre ; elle est tout à côté de la cuisine. Vous trouverez de l’eau dans une cuvette pour faire votre toilette, avant de vous mettre au lit, si vous le désirez. Vous pouvez continuer à veiller dans la cuisine, si cela vous plaît, ou bien vous retirer dans votre chambre et apporter la lampe avec vous.

Je préférerais me retirer dans ma chambre, Madame Martine, répondit Ulric.

Il suivit la servante, qui le conduisit dans une pièce, petite, mais très propre. Ulric vit un lit confortable, un lavabo, une chaise berceuse et une petite table, sur laquelle il posa la lampe.

— Bonne nuit, jeune homme ! dit Martine, en se retirant.

— Bonne nuit, Madame Martine, et merci, du plus profond du cœur, pour votre extrême bonté ! répondit Ulric.

Ulric se coucha, mais il ne put dormir ; la pensée qu’il était sous le même toit que ses parents, ses frères et sœurs, le tint éveillé.

Vers les onze heures, s’étant levé et ayant fait un bout de toilette, il se dirige vers la cuisine, où règne une obscurité presque complète. Du salon, lui parvient le murmure de plusieurs voix… Son père parle, en ce moment… Cette autre voix, c’est celle de sa mère… N’est-ce pas Séverin qui rit ?… Et voilà les jumelles, qui semblent avoir maille à partir avec Jacobin… Octavie fredonne un vieux Noël, pour endormir sa petite Myosotis ; Ulric entend le bruit de la chaise berceuse sur laquelle Octavie est assise.

Voici maintenant les jumelles qui jouent un duo sur le piano. Ensuite, c’est Sévérin qui chante, s’accompagnant lui-même au piano ; Ulric reconnaît la touche si… décidée de son frère aîné. Puis tous : M. Dublé, Mme Dublé, Séverin, Octavie, Jacobin et les jumelles chantent en chœur Ô Canada !

Ah ! Pour les voir, un instant, un seul, avant de les quitter pour toujours ! Ulric, à la faveur de l’obscurité qui enveloppe le corridor, s’approche du salon, et… oui… il les voit tous : son père est installé dans un fauteuil, près de lui est Mme Dublé. Séverin, penché au-dessus du fauteuil cause, en riant, avec son père et sa mère. Octavie, étant parvenue à endormir Myosotis et la coucher sur un canapé, se berce doucement et cause avec Jacobin. Les jumelles, se tenant par la taille, comme ce fut toujours leur habitude, se confient des secrets. Comme ils paraissent heureux tous !

Mais, Jacobin,’étourdi, se met à chanter. Il chante : Viv’ la Canadienne, À la claire fontaine, À St-Malo, beau port de mer, En roulant ma boule, et tous reprennent en chœur, chantant les refrains avec lui. Soudain, étourdiment, très étourdiment, Jacobin chante autre chose. Sans jouer de prélude, il entonne ce qui suit :

« Un Canadien errant,
Banni de ses foyers,
Parcourait, en pleurant,
Des pays étrangers.

En vain, Octavie et Séverin lui font-ils signe de se taire : Jacobin, tout à son chant, ne les voit pas, et il termine le premier couplet

de cette complainte, qui met toujours des larmes dans les yeux.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria Mme Dublé, éclatant en sanglots. Comment pouvons-nous être heureux, quand nous ne savons pas où est notre Ulric, cette nuit ! C’est lui, le Canadien, errant loin de son foyer. Ulric ! Ulric !

— Ma chère, dit la voix sévère de M. Dublé, Ulric a jugé à propos de nous quitter, et je… préfère n’entendre pas mentionner son nom.

— Pourtant, mon mari, dit Mme Dublé, il faut que tu le bénisses, en même temps que tes autres enfants, tout à l’heure, il le faut ! Cette bénédiction lointaine lui portera bonheur, sûrement, à notre pauvre Ulric !

M. Dublé ne répondit pas, et Ulric, le cœur brisé, se retira dans la cuisine.

Minuit moins cinq minutes… Un bruit de chaises remuées lui parvient : dans le salon, on se prépare à s’agenouiller pour recevoir la bénédiction paternelle. Encore une fois, Ulric quitte la cuisine et s’approche de la porte du salon. Une sorte de solennité y règne ; c’est que, dans cette famille si chrétienne, si éminemment canadienne-française, ce n’est pas une simple coutume qui va se pratiquer : c’est un devoir, que chacun accomplit révérencieusement chaque année.

Minuit…

M. Dublé se lève et tous s’agenouillent ; même Myosotis, qu’Octavie vient d’éveiller. La petite se met à genoux auprès de sa mère.

M. Dublé lève les mains, afin d’implorer pour toute la famille la bénédiction du ciel.

À ce moment, Myosotis s’approche d’Ulric, et le prenant par la main, elle lui dit tout bas :

— Venez, vous aussi !

Ulric ne résiste pas. Guidé par cette main d’enfant, il s’avance dans le salon et reçoit, avec ses frères et sœurs, la bénédiction paternelle.

— Ulric !

Quel cri de joie s’échappe de la poitrine de Mme Dublé !

— Mère !

— Ah ! s’écrie Mme Dublé, en se tournant vers son mari, je savais bien que tu le bénirais notre cher Ulric !

— Je te bénis trois fois, Ulric, dit solennellement M. Dublé, tandis que ses joues s’inondaient de larmes. Je te bénis pour l’année qui commence et aussi pour les deux que tu as passées loin de nous… D’ailleurs, dans mon cœur, toujours je t’ai béni, avec tes frères et sœurs, chaque jour de l’an, sois-en assuré !

— Et cette bénédiction, père, m’a ramené au foyer ; de cela je suis fermement convaincu ! répondit Ulric en pleurant.

Ulric revenu, le bonheur régna en maître à l’oasis.

Ses aventures avaient fait apprécier à Ulric les avantages de la vie de famille, et maintenant il mettait de l’ardeur et de l’ambition aux travaux de la terre, qui lui déplaisaient tant auparavant.

Jamais, tant que vécut son père, Ulric ne manqua de recevoir sa bénédiction, au jour de l’an. Plus tard, marié et père de famille, il bénissait ses enfants, à son tour, car, dans la famille Dublé, comme dans bien d’autres familles canadiennes-françaises, la bénédiction du jour de l’an se transmettra, espérons-le, de génération en génération.

C’est que cette coutume si belle, inspire, en même temps que l’affection et la soumission envers le chef de la famille, le respect pour la plus touchante des traditions.

L’ATLANTIDE


C’est que, chaque nuit, des sirènes, qui semblaient avoir établi leur demeure nocturne, (voir page 38).

L’ATLANTIDE



AVEZ-VOUS entendu parler déjà, mes enfants, de ce continent, maintenant englouti, qui, jadis, reliait l’Amérique à l’Afrique et qui se nommait l’Atlantide ? Savez-vous que, il y a bien des cents ans, vous auriez pu traverser l’immense océan Atlantique à pied sec ; c’est-à-dire sur le continent de l’Atlantide ? Eh ! bien, oui, il en était ainsi.

Ce continent a disparu depuis des siècles et des siècles, sous les eaux de la mer ; il n’en reste que l’extrême faîte de certains caps, autrefois gigantesques, trop hauts Ceux-là pour être entièrement submergés.

Or, savez-vous par qui était habité l’Atlantide ? Par des fées, des génies et des lutins. Et l’Atlantide était gouvernée par une Reine, la douce Reine-Fée Anémone, que tous aimaient et chérissaient. Sans doute, il y avait eu une longue lutte entre les fées et les génies. Les génies auraient voulu régner ; ils prétendaient qu’un règne masculin était préférable. On avait donc eu recours aux votes et c’est la gentille Anémone qui avait été nommée Reine des fées, des génies et des lutins. Depuis plusieurs années déjà qu’elle régnait ; ses sujets n’avaient jamais eu à se plaindre de leur reine.

Le palais de la reine était situé sur le bord de la mer ; on y parvenait par des allées bordées de fleurs de toutes sortes, de toutes les nuances, aux parfums exquis. Le palais était en cristal ciselé : les tours, les flèches, les portiques, la porte-cochère ; tout était du plus pur cristal, ainsi que le pont-levis, qui s’élevait et s’abaissait au-dessus d’un ruisseau à l’eau claire et parfumée.

Quand la reine Anémone quittait son palais, elle était toujours escortée par nombre de petites fées (ses dames d’honneur), de génies (ses conseillers) et de lutins (ses pages.) À son apparition, les fleurs quittaient leurs tiges et venaient se jeter au-devant d’elle, afin de servir de tapis à ses pieds mignons et délicats.

La reine anémone devait donc être heureuse. Pourtant ses grands yeux bleus, aux reflets violets, semblaient tristes et fatigués. Les petites fées savaient bien ce qui rendait leur reine languissante, les génies et les lutins aussi ; cependant, eux qui auraient donné leur vie pour elle, n’y pouvaient rien, rien !

C’est que la reine Anémone souffrait d’insomnie. Depuis près d’un mois, elle ne pouvait dormir, non plus que ses dames d’honneur, qui, elles aussi, habitaient le palais royal.

Et, quelle était la cause de cette insomnie ? C’est que, chaque nuit, des sirènes, qui semblaient avoir établi leur demeure nocturne sur les rivages de l’Atlantide, des sirènes, dis-je, venaient chanter, en face du palais royal. Elles étaient venues une dizaine, tout d’abord, et elles en seraient peut-être restées là, si, un jour, elles n’avaient reçu la lettre suivante, enfermée dans un boule d’or, et qu’un génie avait lancée, au milieu des brisants entourant une petite île, connue sous le nom de l’Île aux Brisants, où les chanteuses se tenaient tout le jour :

« Aux Sirènes, dames d’honneur de Sa Majesté la reine Lameberceuse.
L’Île aux Brisants,
Atlantide.

Les Fées, dames d’honneur de Sa Majesté la reine Anémone, prient les bonnes Sirènes de discontinuer leurs concerts nocturnes aux environs du palais royal. Leur chant incommode la reine, ses dames d’honneur, ainsi que tout le personnel du palais.

Fait et signé au Castel-Cristal,
par les dames d’honneur de
Sa Majesté la reine Anémone. »

La réponse ne se fit pas attendre ; elle arriva le soir même, enfermée dans une coquille :

« Aux Fées, dames d’honneur de Sa Majesté la reine Anémone,

Castel-Cristal,

Atlantide.

Les Sirènes, dames d’honneur de Sa Majesté la reine Lameberceuse désirent faire savoir aux aimables Fées qu’elles refusent de discontinuer leurs concerts nocturnes aux environs du palais royal. La mer appartient aux Sirènes, et elles y prendront leurs ébats autant et aussi souvent qu’il leur plaira.

Fait et signé à l’Île aux Brisants, par
les dames d’honneur de
Sa Majesté
la Reine Lameberceuse ».

Les sirènes ne sont pas méchantes pourtant ; mais la lettre des petites fées les avaient insultées. Comment ! Leurs chants n’étaient pas appréciés ! C’était inouï ! Il est si beau, si beau le chant de la sirène !

Bref, ce fut bien pis encore après cet échange de lettres ; les sirènes revinrent et par centaines, cette fois. Elles s’approchaient tout près du palais royal et elles chantaient depuis le coucher du soleil jusqu’à l’aurore.

La douce reine Anémone pâlissait à vue d’œil et on craignit qu’elle ne mourût. C’est alors qu’on pria Sa Majesté d’envoyer un ordre — un ordre, cette fois — aux sirènes : l’ordre de ne plus quitter leur île.

Un soir donc, alors que les sirènes réunies allaient commencer leur sérénade, les conseillers de Sa Majesté la reine Anémone, revêtus de leurs habits de cour, arrivèrent sur la grève, et l’un d’eux lut l’ordre qui suit :

« Ordre de Sa Majesté la Reine des Fées aux Sirènes de ne plus s’approcher à moins d’un mille du palais royal. Et, si les Sirènes passent outre, justice sévira. Ordre de la Reine. »

Un éclat de rire des sirènes accueillit cette lecture ; mais, tout de même, elles plongèrent et disparurent.

Quelques semaines plus tard, alors que les fées songeaient à aller prendre un peu de repos, elles entendirent de nouveau chanter les sirènes, leur chant était plaintif, très plaintif même.

— Les sirènes qui reviennent ! s’écria la fée Campanule.

— Oui, ce sont elles ! murmura la reine. Que chantent-elles donc ? Écoutez !

Dix sirènes, dont on apercevait les têtes et les bras, du palais royal, se tenaient accoudées sur la grève ; elles chantaient :


Nous prévoyons depuis longtemps
Le malheur que rien ne retarde…
Il va vous atteindre à l’instant ;
Donc, prenez garde ! Prenez garde !


Puis les dix sirènes plongèrent au fond de la mer et le silence se fit. Combien lugubre fut ce silence ! La reine Anémone avait pâli, ainsi que tout son entourage.

— Je n’aurais pas dû chasser les sirènes ! dit la Reine Anémone. Oh ! combien je le regrette ! Les sirènes vont se venger, bien sûr !

En vain les suivantes essayèrent-elles de rassurer leur reine ; celle-ci comprenait, trop tard, hélas ! qu’elle avait blessé les sirènes, et elle avait le pressentiment d’un malheur.

Chaque nuit, maintenant, les sirènes venaient prendre leurs ébats tout près du palais royal et leur chant, toujours le même, s’élevait, jetant la terreur dans le cœur de la douce reine Anémone.

— Prenez garde ! Prenez garde !

— Votre Majesté me permet-elle de punir les sirènes ? demanda, un soir, un des conseillers de la Reine.

— Non ! Non ! répondit la reine, en frissonnant. Peut-être aurais-je mieux fait de ne pas les chasser. Je l’avoue, j’ai peur, peur, peur !

En effet, il eût mieux valu, pour les fées, entretenir des relations amicales avec les sirènes, qui, elles, plongent jusqu’au fond de l’océan et voient ce qui s’y passe. Il y a des volcans au fond de la mer… et, depuis assez longtemps déjà, ces volcans étaient en ébullition. Certain jour, ils firent irruption ; l’Atlantide s’enfonça dans la mer et fut entièrement submergée.

Et ainsi disparut la Reine Anémone et toute sa cour, les fées, les génies, les lutins. Disparut aussi l’Atlantide, le plus beau des continents qui était un véritable paradis.



Une étrange poursuite


La bardane ! La bardane ! s’écria Arras. Elle poursuit jusqu’ici ! (page 62)

UNE ÉTRANGE POURSUITE


ARRAS Dublé était un riche cultivateur, dont les terres s’étendaient à perte de vue, au nord et au sud, à l’est et à l’ouest. Il possédait des champs de sarrasin, des champs de blé, des champs d’avoine, des champs de mil et de trèfle, et, comme le terrain était très fécond, c’était toujours lui, Arras Dublé, qui, chaque automne, avait les plus belles récoltes.

On prétendait qu’Arras avait, sous son lit, un petit coffret rempli de billets de banque, tous de haute dénomination ; pourtant, jamais les mains de cet homme ne s’ouvraient pour faire la charité. Il entassait son argent, et son dieu c’étaient ses terres, qui lui rapportaient si gros.

Arras était un célibataire, âgé d’une quarantaine d’années. Sa mère, qui était bien vieille, tenait sa maison ; de plus, il employait deux hommes, toujours les mêmes, pour les travaux de l’été.

Arras possédait des instruments aratoires très perfectionnés, qui fonctionnaient à l’électricité. Or, plus d’un laboureur des environs avait essayé d’emprunter ou de louer ces instruments aratoires, mais inutilement.

— Si vous avez besoin d’instruments perfectionnés, leur avait-il répondu, faites comme moi ; achetez-vous-en !

Tout le jour, on travaillait ferme sur les terres d’Arras Dublé, puis, après le repas du soir, chacun se retirait dans sa chambre, pour prendre un repos bien gagné. Arras cependant, ne dormait guère, avant une heure assez avancée de la nuit : accoudé à sa fenêtre, il regardait ses terres, il les admirait, il leur parlait même, tant il les aimait. C’étaient les plus belles terres du pays, et quel bonheur pour lui de voir l’avoine, le sarrasin, le blé, le foin, ployer doucement sous la brise du soir !

Levé tôt, chaque matin, il partait en tournée d’inspection. En automobile, il parcourait les routes entourant ses terres, relevant une clôture, arrachant de mauvaises herbes, etc., etc. Quand on possède le plus beau bien du pays, on a le droit d’en être fier !

— Ô mes terres ! Mes chères terres ! s’écriait-il souvent.

On était au milieu de juillet. Le foin était à point et Arras parlait de le faire faucher. Or, un soir, au moment où l’on se mettait à table pour souper, dans la grande cuisine, tenue si proprement par Mme Dublé, quelqu’un frappa à la porte, et Arras, allant ouvrir, se trouva en présence d’un chemineau, qui lui demanda :

— Monsieur, voulez-vous me donner quelque chose à manger ? J’ai bien faim, n’ayant pas avalé une seule bouchée depuis ce matin. Si vous voulez me garder ici pour la nuit, je coucherai dans une de vos granges, et demain, je travaillerai toute la journée pour vous, afin de vous payer.

— Vous êtes à mauvaise adresse, mon ami, dit froidement Arras Dublé. Je n’admets jamais de tramp chez moi. Passez votre chemin !

— Mais, Monsieur, dit le chemineau, j’ai si faim ! Oh ! pour l’amour de Dieu !

— Passez votre chemin, vous dis-je, sinon, je mettrai mon chien Zol à vos trousses et… vous n’aimerez pas cela, dit Arras, en désignant un énorme bull dog, qui, les yeux injectés de sang, grondait sourdement, un horrible rictus sur son laid visage.

Un des employés d’Arras prit alors deux tranches de pain, entre lesquelles il mit un généreux morceau de jambon, et il s’approcha du chemineau, avec l’intention de les lui donner ; mais Arras le vit :

— Non, Pierre, dit-il, je te défends de rien donner à cet homme. Il ne faut pas encourager les tramps : je te l’ai dit déjà. Puis, s’adressant au chemineau, il reprit : Passez votre chemin, et plus vite que ça ! Zol !

Mais le chemineau n’attendit pas d’être éconduit par le chien ; il partit marchant péniblement sur le grand chemin.

— M. Dublé, dit à Arras, Pierre, l’employé, vous n’avez pas peur que ce que vous venez de faire vous porte malheur ? Quand un pauvre demande la charité pour l’amour de Dieu…

Mais Arras haussa les épaules, puis il monta dans sa chambre à coucher, où accoudé à sa fenêtre, comme il le faisait chaque soir, il admira ses terres, ses belles et fécondes terres, s’étendant sur tous les points cardinaux.

Le lendemain matin, à quatre heures, ainsi qu’il en avait pris l’habitude, Arras partit en auto faire le tour de ses terres. Quand il revint à la maison (il pouvait être cinq heures) il arrêta son automobile vis-à-vis du champ d’avoine, qui faisait face à sa maison, et une expression d’étonnement se peignit sur son visage.

— Tiens, se dit-il, je n’avais pas remarqué qu’il poussait de la bardane sur mon champ d’avoine !

Il descendit de son auto et s’approcha de son champ.

— Mais, reprit-il, c’est qu’il y en a beaucoup… Il faut que je voie à cela. Je faucherai cette bardane, qui finirait par s’étendre et étouffer mon avoine. Pas aujourd’hui, car il faut que je m’occupe des foins ; j’y verrai demain sans faute !

Je vois mille points d’interrogations dans vos yeux, mes enfants, et je sais… Vous désirez que je vous dise ce que c’est que la bardane ? Eh bien ! voici : la bardane c’est cette broussaille qui croît sur le bord des routes et dans les terrains incultes ; cette broussaille, lorsque j’étais enfant, nous la nommions : « feuilles à crapaud ». La bardane n’a que deux pieds de hauteur, mais ses feuilles sont longues de près de deux pieds et larges de près d’un pied. Ses fleurs, de nuance violette, sont les plus importunes fleurs qui soient, car elles consistent en écailles superposées, se terminant par une sorte de petit crochet. Si vous passez près de la bardane, au temps de sa floraison, ses fleurs, par trop affectueuses, s’attachent à vous, à vos bas, à vos habits, et vous avez peine à vous en débarrasser. La bardane, outre les inconvénients déjà mentionnés, jette une désagréable odeur. Lorsque j’étais toute petite, j’avais peur de la bardane, car j’étais sous l’impression que chacune de ses feuilles abritait un ou plusieurs crapauds ; d’où le nom de « feuilles à crapaud » que nous lui donnions. Même aujourd’hui, je ne toucherais pas volontiers à une feuille de bardane, tant il est vrai que nos impressions de jeunesse s’effacent difficilement. La bardane a vite fait d’étouffer les moissons ou les fleurs ; bref, cette broussaille est un véritable fléau.

Après le déjeuner, au moment de partir avec un de ses hommes, nommé Cyprien, Arras dit à Pierre, son autre employé :

— J’ai remarqué qu’il y avait de la bardane dans le champ d’avoine, Pierre ; si tu en as le temps aujourd’hui, fauche donc cette mauvaise herbe.

— C’est bien, M. Dublé, répondit Pierre ; mais, vous savez que j’ai beaucoup à faire et…

— Oui, je sais. Si tu n’as pas le temps de t’en occuper, nous nous y mettrons tous les trois, demain.

Le soir, quand Arras revint chez lui, accompagné de Cyprien, il faisait très noir, car le temps était à l’orage. Or, il crut voir une expression singulière sur le visage de Pierre, comme une sorte d’effroi ; mais, ce dernier ne disant rien, Arras n’y pensa bientôt plus.

Le lendemain matin, il faisait une terrible tempête ; Arras ne fit pas l’inspection de ses terres. Ce n’est qu’à huit heures de l’avant-midi que l’on put sortir.

À peine Arras eut-il mis le pied dehors et jeté les yeux sur son champ d’avoine, qu’un cri s’échappa de sa poitrine :

— Ciel ! La bardane a envahi plus de la moitié de mon champ d’avoine !

— Oui, M. Dublé, dit Pierre, je le sais. La bardane court sur votre champ ; elle finira par en étouffer toute l’avoine.

— Il faut la faucher, et tout de suite !

— Comme vous voudrez, M. Dublé ; mais ça me paraît être peine inutile.

Pourtant, Arras et ses hommes se mirent à l’œuvre ; mais, comme l’avait dit Pierre, c’était peine inutile : la bardane avait envahi le champ d’avoine et, en dépit du travail qu’ils firent, toute la journée, et des tortures sans nom qu’ils eurent à endurer, à cause des fleurs de bardane, qui s’attachaient à leurs bas et à leurs habits et qui les piquaient comme des aiguilles, la bardane allait plus vite qu’eux et, en moins d’une semaine, le champ d’avoine en était complètement envahi.

— Que faire ? s’écria Arras, en s’arrachant les cheveux. Il faut protéger mes autres champs ; allons voir ce…

— C’est inutile, M. Dublé, dit Pierre ; la bardane a déjà envahi une partie des champs de blé, de sarrasin, de trèfle et de mil.

Alors, des larmes coulèrent sur les joues d’Arras Dublé, de cet homme qui avait fait de ses terres son dieu, et, cette nuit-là, accompagné de son chien Zol, il quitta sa maison, pour n’y plus revenir. Il emportait la moitié de l’argent contenu dans le petit coffret ; l’autre moitié, il la laissait à sa mère.

— Je m’achèterai d’autres terres, se disait-il.

Et c’est ce qu’il fit. Mais, il n’eut pas plutôt pris possession de ses nouveaux biens qu’il s’aperçut qu’il y poussait de la bardane. Sans doute, la raison en était que dans ses bas et ses habits il était resté des écailles des fleurs de cette broussaille, et rien ne se propage vite comme ces plantes. Voilà pourquoi, quand Arras laboura ses nouvelles terres, il laissa tomber, sans s’en apercevoir, des graines de la bardane dans les sillons qu’il creusait, et vite, ces mauvaises herbes envahirent ses nouvelles terres.

Oui, la bardane le poursuivait ; où qu’il allât, la bardane allait avec lui. Quelle étrange poursuite ! Si Arras eut été poursuivi par un homme ou par une bête il eût pu se défendre ; mais allez donc vous défendre contre des broussailles !

Découragé, Arras se dit :

— Puisque la bardane me poursuit avec tant d’acharnement et que je ne puis m’en défendre, je vais cesser de vivre sur la terre. Je m’achèterai un bateau et je vivrai sur l’eau, sur ce beau lac Ontario, au bord duquel je suis en ce moment. Je deviendrai pêcheur à la ligne et… ô mes terres ! Mes belles et fécondes terres ! Mes champs de blé, de sarrasin, d’avoine, de mil et de trèfle !

Arras s’acheta un bateau, une sorte de baleinière, vieille, mais solide, si vieille, cependant, que le fond de cette embarcation était recouvert de mousse.

Comme pêcheur à la ligne, il put gagner sa vie ; d’ailleurs, il lui restait encore beaucoup d’argent, de celui qu’il avait pris dans le petit coffret avant de quitter sa maison

Une nuit, qu’il ne pouvait dormir, Arras se mit à penser à ses belles terres, qu’il avait dû abandonner, puis, soudain, il lui revint à la mémoire le souvenir de l’arrivée du chemineau, chez lui, et la réception qui lui avait été faite.

— Le bon Dieu m’a puni, se dit-il. J’aimais mieux mes terres et mon argent que lui. Mon peu de charité a dû, plus d’une fois, déplaire à Celui qui est la Charité même. Mais, demain, au premier village où j’arrêterai pour vendre du poisson, j’irai trouver le curé et je lui remettrai ce qu’il me reste d’argent, pour qu’il le distribue aux pauvres.

Il fit ce qu’il avait résolu de faire. Quand Arras eut tout raconté au curé, celui-ci lui dit :

— Dieu vous a pardonné, mon fils ; allez en paix !

C’était le mois d’octobre, à l’heure du crépuscule. Il y avait trois semaines qu’Arras avait donné le reste de son argent aux pauvres. Assis dans sa baleinière, il souffrait un peu du froid. Il se leva donc pour aller chercher son pardessus, qui était à l’autre extrémité de son embarcation, où divers objets étaient entassés. Depuis la veille, Arras était tourmenté par une idée, toujours la même ; il lui semblait aspirer les émanations si désagréables de la bardane.

— Vais-je perdre la raison ? se demandait-il. Même au beau milieu du lac Ontario, je crois respirer l’odeur de la bardane !

Or, ce soir-là, en arrivant à l’autre extrémité de sa baleinière, et comme il se disposait à prendre son pardessus, Arras recula soudain, épouvanté, et il devint d’une pâleur mortelle : c’est que là, sur le fond moussu de sa baleinière, était une touffe de longues et larges feuilles.

— La bardane ! La bardane ! s’écria Arras. Elle me poursuit jusqu’ici !

Les yeux démesurément ouverts, il regardait cette touffe de bardane. Tout à coup, il se mit à reculer et à reculer, les yeux fous, fixés sur cette broussaille. À son imagination surexcitée, les feuilles de la bardane semblaient grandir à vue d’œil et s’apprêter à fondre sur lui.

— La bardane ! La bardane ! Elle va m’atteindre !… J’ai peur ! balbutia le malheureux, pris de subite folie.

Bientôt, il arriva à l’extrémité de sa baleinière, puis, toujours murmurant : « La bardane ! La bardane ! », il tomba dans le lac, dont les eaux se refermèrent sur lui.

Zol se mit à hurler lamentablement.

L’eau du lac Ontario fut ridée pendant quelques instants, puis il ne resta plus trace du malheureux Arras.

Mais, cette nuit-là, on eût pu voir une étoile filante, de première grandeur et d’un éclat extraordinaire, s’arrêter au-dessus du lac Ontario. Cette étoile, envoyée par Dieu, venait recueillir l’âme d’Arras et l’emporter dans les célestes champs… où ne croît jamais la bardane.


Le sort d’un papillon


Maman ! Maman ! Voyez donc le beau papillon blanc ! (page 71).

LE SORT D’UN PAPILLON



SUR le toit d’une véranda, deux chenilles avaient élu domicile. Toutes deux, enveloppées d’un tissu blanc et ouaté, attendaient qu’il plût au Créateur de les transformer en papillons.

L’une de ces chenilles gisait sous une fenêtre ; l’autre, sur l’extrême bord du toit.

— Ma chère, dit, tout à coup, la chenille gisant près de la fenêtre, et s’adressant à sa compagne, combien il me tarde de me débarrasser de ce tissu ouaté et de devenir un beau papillon !

— Ah ! bah ! répondit la chenille gisant sur l’extrême bord du toit. Moi, j’aime autant être chenille, toute laide que je sois.

— Tu veux rire, sans doute ! s’écria la première chenille. C’est terrible d’être chenille, selon moi ; la chenille doit ramper, et elle court le risque d’être écrasée sous les pieds des passants… que dis-je ? On se hâte d’écraser la chenille, tant elle est laide et dégoûtante. Tandis que le papillon…

— Le papillon, ma bonne, dit la deuxième chenille, a un sort assez triste, puisqu’il ne vit qu’un jour.

— C’est la croyance populaire que tu exprimes là, mon amie ; moi, je n’y crois guère. Demain, je serai libre des liens qui me retiennent ; je serai devenue un beau papillon blanc et j’ai le pressentiment d’une longue vie. Bonne nuit, ma chère ! chère !

Le lendemain, dès l’aurore, la première chenille quitta sa couche ouatée, elle n’était plus laide et repoussante ; elle était devenue un beau papillon blanc. La seconde chenille, en l’apercevant, ne la reconnut pas.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Ô mon amie, ne me reconnais-tu pas ? s’écria le nouveau papillon.

— Ah ! Comme te voilà accoutrée ! Avec ces ailes blanches, je ne t’ai pas reconnue. Ainsi, tu pars ?

— Mais, oui, je pars. Vois, le beau soleil se lève et…

— Et, avant même qu’il décline à l’horizon, tu auras vécu : le papillon ne vit qu’un jour. Adieu, Papillon Blanc !

Au revoir, mon amie ! répondit Papillon Blanc. Car, je te l’ai dit déjà, je ne crois guère à cette légende que le papillon ne vit qu’un jour, tu sais ; demain, je reviendrai et te raconterai toutes mes aventures.

La chenille hocha la tête d’un air peu convaincu, et Papillon Blanc partit.

Oh ! qu’il faisait bon vivre ! Qu’elle était douce la liberté ! Papillon Blanc se sentait si heureux, si heureux, qu’il en oubliait l’avertissement de la chenille.

Pour essayer ses ailes, il partit, dans la direction d’une forêt et, quand il y arriva, le soleil était déjà haut à l’horizon. Papillon Blanc aperçut des arbres géants, de l’herbe verte et ployante, des fleurs en quantité. Il aperçut aussi grand nombre de papillons, blancs comme lui, puis d’autres, dont les ailes, six fois plus grandes que les siennes, étaient irisées de toutes les couleurs imaginables. Alors, comme pour lui souhaiter la bienvenue, tous ces papillons, grands et petits, vinrent au-devant de Papillon Blanc, puis ils l’entraînèrent vers un endroit découvert, où des milliers de fleurs entr’ouvraient leurs corolles.

Et tandis que les oiseaux gazouillaient de doux refrains et que les ruisseaux murmuraient de belles ritournelles, que la brise accompagnait en sourdine, tous les papillons (Papillon Blanc aussi), exécutèrent une sorte de danse légère et gracieuse, se posant sur les calices des fleurs, puis remontant dans l’espace, pour redescendre encore, deux par deux, avec un admirable ensemble.

Enfin, les papillons, épuisés, se posèrent sur les fleurs, puis ils se délectèrent de suc des roses, des lys, des pavots, des muguets, des myosotis, des églantines, des œillets, des iris, des boutons d’or, des marguerites et des chrysanthèmes.

Pendant que Papillon Blanc se délectait au calice d’un œillet, un enfant tout rose, tout mignon passa près de lui, conduit par sa jeune mère.

— Maman ! Maman ! Voyez donc le beau papillon blanc ! s’écria le petit. Combien j’aimerais à l’avoir dans ma main !

— Oh ! non, chéri, répondit la maman ; tu lui ferais mal au beau papillon ! Vois donc comme il est gentil et comme il a l’air heureux !

— Le beau papillon blanc ! Le beau papillon du bon Dieu ! dit l’enfant en frappant ses petites mains l’une contre l’autre, dans son admiration.

Et Papillon Blanc se disait :

— Si cet enfant m’avait vu, hier, alors que j’étais encore à l’état de chenille. S’il pouvait voir ma pauvre amie, là-bas, sur l’extrême bord du toit de la véranda, enveloppée de sa mante ouatée. Sans doute, ce petit ne me croirait pas si je lui disais que, hier, je n’étais qu’une laide chenille. Hier, cet enfant m’eût écrasé de son pied mignon ; il eût été effrayé, si je m’étais approché de lui. Aujourd’hui, il m’admire, il voudrait me tenir dans sa main. En fin de compte, il vaut mieux inspirer de l’admiration que de la crainte ou de la pitié !

Après s’être reposés un peu sur les fleurs, les papillons partirent en une folle envolée, parcourant de grandes distances et planant sur des paysages de toute beauté.

— Vraiment, se disait Papillon Blanc, c’est une vie enchantée que celle du papillon ! Combien je plains mon amie la chenille, là-bas, encore enveloppée de ses langes ouatés ! Elle est loin de se douter du bonheur que je goûte aujourd’hui et que je goûterai demain. Le papillon ne vit qu’un jour. Quelle sotte phrase, et pourquoi me revient-elle si souvent à la mémoire ? Je suis plein de vie, et je sens bien qu’il y a encore de longs jours, de bonheur en perspective pour moi.

Toute la journée, Papillon Blanc, accompagné des autres papillons, voltigea, dansa et se délecta du suc des fleurs.

Quand le soleil se mit à décliner à l’horizon, Papillon Blanc se dit :

— Je passerai la nuit dans le calice d’un lys ou d’une rose. Les fleurs referment leurs corolles, la nuit, et je serai à l’abri pour dormir. Oh ! qu’elle est belle, belle, belle la vie du papillon !

Soudain, juste au moment où l’astre du jour allait disparaître pour faire place à l’astre des nuits, les papillons, compagnons de Papillon Blanc, furent pris d’une sorte de panique. Un large papillon, dont les ailes semblaient refléter toutes les nuances du soleil couchant, s’écria, en passant près de Papillon Blanc :

— Fuis ! Hâte-toi, Papillon Blanc ! Un terrible danger nous menace tous ! Les passereaux ! Les passereaux !

Papillon Blanc, ne comprenant pas bien, fit volte-face, afin de voir ce qui effrayait tant ses compagnons : une volée de passereaux poursuivait les papillons, pour les détruire, pour en faire leur repas du soir.

Hélas ! Papillon Blanc, en voulant s’assurer de ce qui se passait, avait commis une terrible imprudence. Il voulut reprendre sa volée, afin de regagner le temps perdu. Il était trop tard. Bientôt un méchant passereau arriva sur Papillon Blanc, il le saisit dans son bec. Papillon Blanc n’était plus !

Dans le calice d’une rose tombèrent, aussitôt deux mignonnes ailes blanches ; c’est tout ce qui restait du joyeux Papillon Blanc !

La chenille, dormant, là-bas, sur l’extrême bord du toit de la véranda, encore enveloppée de ses langes ouatées, avait donc dit vrai en affirmant que le papillon ne vit qu’un jour.



Le batteur de bans


Au moment où il allait quitter la ville, il aperçut… (page 90).

LE BATTEUR DE BANS

Autrefois, dans la province de Québec, c’était l’habitude de faire battre un ban, pour annoncer soit un concert, soit une soirée dramatique, soit une conférence ; on faisait aussi battre un ban pour réclamer un objet perdu ou retrouvé. Je ne sais si cette coutume existe encore aujourd’hui ; cependant, je crois qu’elle n’a pas été abolie, dans certaines villes.

Parmi mes souvenirs d’enfance, je revois souvent le batteur de bans de la ville de T… C’était un vieillard (que son grand âge et ses infirmités avaient mis dans l’impossibilité de travailler, sans doute) qui battait les bans, dans cette ville. L’été, il passait, assis dans une voiture, qu’on désignait communément du nom de planche, et l’hiver, c’était dans une carriole peinte en rouge qu’il faisait sa tournée ; voiture ou carriole était traînée par un cheval blanc d’apparence poussive.

Au coin de chaque rue, le batteur de bans arrêtait son cheval, il sonnait une cloche, puis il annonçait comme suit (s’il s’agissait d’une soirée par exemple) : « Grande soirée dramatique et musicale, demain soir, à l’Hôtel de Ville, au bénéfice de — Prix d’entrée — Billets réservés — »

Au son de la cloche du batteur de bans, on s’écriait : « Un ban ! Un ban ! » puis chacun sortait sur le seuil de sa porte, pour écouter. Ceux qui étaient dehors s’arrêtaient, pour écouter, eux aussi, ou bien ils se hâtaient de courir au prochain coin de rue, afin d’y arriver en même temps que le batteur de bans.


*  *  *

CONTE


Le père Firmin avait bien travaillé, toute sa vie, et jusqu’à ce que la vieillesse fût venue lui enlever ses forces et son énergie. Il s’était marié tard (vers l’âge de quarante ans) et sa femme, qu’il avait beaucoup aimée, était morte, depuis longtemps déjà ; mais il lui restait son fils Roland, à qui il avait procuré tous les avantages possibles, d’après ses moyens. Roland s’était marié, il y avait plusieurs années, à une jeune fille jolie et de belle mine, qui pouvait être aimable aussi… quand ça lui plaisait de l’être. Mais, Périclite (ainsi se nommait la femme de Roland) cachait, sous une physionomie assez douce, une grande dureté de cœur.

Quand le père Firmin vint demeurer chez son fils, parce qu’il était trop âgé et trop faible pour cultiver la terre, maintenant, et aussi parce qu’il avait bien gagné de se reposer, après tant et tant d’années de dur travail, il fut accueilli affectueusement par son fils Roland, mais froidement, très froidement même, par Périclite, sa belle-fille.

— Que vient faire ton père ici ? dit-elle à son mari. Sommes-nous assez riches pour le garder à ne rien faire ? Et quel embarras que ce vieux, constamment dans la maison !

— Écoute, Périclite, répondit Roland, mon père est très vieux. Il a pris bien soin de moi, jadis ; il s’est tué presque à travailler, pour me donner tout le confort et l’instruction possibles et…

— Tout cela, ça ne me regarde pas ! répondit Périclite. Ça m’ennuie, moi, d’avoir ton père ici, et je te conseille de lui trouver de l’ouvrage en dehors, afin qu’il puisse gagner, au moins son sel.

— Lui trouver de l’ouvrage en dehors ! À son âge ! Tu perds la tête, Périclite, je crois ! Je n’en ferai rien !

— Nous verrons bien ! s’écria la mégère. Tiens, Roland, pourquoi n’essaies-tu pas de lui faire donner l’emploi de batteur de bans ? Tu le sais, le vieux batteur de bans de cette ville est mort, la semaine dernière ; ça serait précisément l’emploi qu’il faudrait à ton père.

— Mais, répliqua Roland, le vieux père ne pourrait sortir par tous les temps… et l’hiver…

— Nous ne sommes pas en hiver, que je sache ! S’il commençait son travail dès maintenant, il s’accoutumerait, petit à petit, au changement de température, et l’hiver prochain… Dans tous les cas, ce n’est pas tout ça ; je ne veux pas m’embarrasser du vieux ! Qu’il travaille, ou qu’il s’en aille… à l’hospice !

— À l’hospice, mon pauvre vieux père ! Jamais ! Non ! Jamais ! s’exclama Roland, dont la voix tremblait de colère.

Tout de même, il fallut passer par la décision de Périclite, et quand Roland eut obtenu pour son père l’emploi de batteur de bans, celui-ci se mit à la besogne, sans retard.

Sans doute, ce n’était pas un ouvrage fatigant ; une fois, peut-être deux par semaine, le père Firmin partait en voiture, après avoir attelé son cheval Zéphir. Zéphir était une vieille rosse qui avait labouré plus d’un pré pour le père Firmin, et celui-ci n’avait pu se décider de s’en séparer. Le vieux cheval n’aurait pu faire un travail dur, car il avait près de trente ans ; de plus, il ne mangeait que juste ce qu’il fallait pour se soutenir un peu. Voyez-vous, Zéphir n’avait plus de dents pour mastiquer ses vivres, et il ne parvenait qu’à manger de la moulée maintenant ; mais, pour le travail qu’il ferait, ce régime lui suffisait.

Tant que dura l’été, le batteur de bans n’eut pas trop à souffrir. Quand le temps était beau, le père Firmin était heureux de s’en aller par les rues de la ville et par les chemins de campagne. Car les bans devaientêtre battus dans les campagnes environnantes de la ville, aussi.

Le père Firmin, aussitôt qu’il se voyait sur la grande route, causait avec son vieil ami Zéphir ; il lui racontait ses joies et ses peines :

— Vois-tu, Zéphir, disait-il, je croyais bien que nous avions gagné de nous reposer pour le reste de nos jours, toi et moi ; mais, il ne devait pas en être ainsi. Il ne faut pas blâmer mon fils. Pauvre Roland ! Je le sais, son cœur se brise, chaque fois qu’il me voit partir de la maison et il est continuellement inquiet à mon sujet quand je suis sur la route. Mais, Périclite, sa femme. Ah ! pauvre femme, je la plains, celle-là ; car, elle est véritablement à plaindre celle qui n’a pas de cœur. Mais, ni toi, ni moi n’avons rien à craindre, tant que durera la belle saison, Zéphir. L’hiver venu, eh bien ! quand viendra l’hiver, à la grâce de Dieu ! La divine Providence veille sur tous. Marche, Zéphir !

L’été ne dure qu’un temps, hélas ! Bientôt, l’automne aux froides bises, aux presque continuelles pluies arriva. Le vieux batteur de bans souffrait beaucoup du froid, et quoiqu’il fût bien chaudement vêtu, un perpétuel frisson le secouait, aussitôt qu’il mettait le pied dehors. Il faisait son travail tout de même ; la voiture du batteur de bans circulait, quand même, dans les rues de la ville et dans les chemins de campagne, la cloche du batteur de bans sonnait — peut-être un peu moins fort — mais elle sonnait quand même pour attirer l’attention, la voix du batteur de bans s’élevait — peut-être un peu plus faible — mais elle s’élevait quand même, pour annoncer soit un concert soit une soirée, soit une conférence. Parfois des promeneurs lui jetaient quelques mots, en passant :

— Est-ce une belle soirée, au moins, que celle que vous nous annoncez là, Monsieur… Chose ?

— Oui ! Oui ! répondait le vieillard, en souriant et essayant d’empêcher ses dents de claquer sous le froid. Marche, Zéphir !

Si ces passants indifférents s’étaient doutés des souffrances physiques et morales du batteur de bans, pas un d’entre eux qui n’eût voulu lui donner des soins, et plus d’un l’eût remplacé volontiers dans sa lugubre ronde !

On était en janvier. Le temps était à la tempête. Des nuages blancs se détachaient sur le firmament sombre, et ces nuages semblaient très près du sol. Ceux qui prétendaient s’y connaître assuraient qu’il y aurait gros vent, neige et poudrerie avant la fin de la journée.

Avant de partir, ce matin-là, Roland avait fait promettre à son père de ne pas sortir ; il lui avait même dit que c’était fini pour toujours ce métier de batteur de bans, et que, quand même on essayerait de l’engager, en vue d’une conférence qui se donnait, le lendemain soir, et qu’on voulait faire annoncer dans les rues de la ville et aussi dans les campagnes, il devrait refuser.

— Demain, avait dit Roland, j’irai porter votre démission ; vous êtes trop vieux, père, pour battre les bans, en cette saison.

Mais il y avait à peine une heure que Roland était parti, quand un homme arriva pour engager le batteur de bans. Périclite entra dans la cuisine, dont elle ferma soigneusement la porte, et elle dit à son beau-père, qui se tenait, tout frissonnant, contre le poêle :

— On est venu pour vous engager ; irez-vous ?

— Impossible ! s’écria le vieillard. J’ai promis à Roland d’ailleurs…

— Comme vous voudrez ! répondit la femme. Mais, vous ne serez pas surpris si, cet après-midi, je fais tuer votre cheval. Nous n’avons que faire de cette rosse et…

— Comment ! s’écria le père Firmin. Vous feriez tuer Zéphir ! Non ! Non ! Ce pauvre vieux cheval qui m’a rendu tant de services ! Ce que nous avons travaillé ensemble Zéphir et moi ! Mais, Zéphir est mon ami ; je lui parle et il semble comprendre tout ce que je lui dis. Faire tuer Zéphir ! Sûrement, sûrement vous ne pourriez être cruelle à ce point ! et des larmes remplirent les yeux du vieillard.

— Pensez-vous, dit Périclite, que nous allons nourrir ce cheval à ne rien faire ? Tant qu’il a gagné sa nourriture, c’était bien ; mais maintenant que vous ne voulez plus le faire travailler en travaillant vous-même, je le ferai tuer, cet après-midi même, avant le retour de Roland.

— Non ! Non ! supplia le père Firmin.

— Vous pouvez sauver la vie de votre cheval, si vous le désirez. Choisissez : ou bien vous irez battre ce ban aujourd’hui, ou bien Zéphir sera tué avant le coucher du soleil.

— Dieu sait que je me sens incapable de travailler aujourd’hui ! dit le batteur de bans. J’irai, cependant. Mon pauvre Zéphir !

Vers les deux heures de l’après-midi, le père Firmin alla atteler son cheval. Il neigeait à gros flocons et le vent soufflait de plus en plus fort. Zéphir regardait son maître d’un œil plein de protestations et de reproches ; sans doute, il se demandait à quoi il pouvait bien penser de le faire sortir par un temps pareil.

Tant qu’on fut dans la ville, tout alla assez bien. Il poudrait légèrement et de petits bancs de neige s’accumulaient en certains endroits exposés aux quatre vents. Comme il avait froid le vieux batteur de bans ! Il avait tellement froid qu’il ressentait une sorte d’engourdissement dans tous les membres. Que serait-ce sur les routes de la campagne ? Mais, il irait, tout de même ; il avait été payé pour battre ce ban dans la campagne comme dans la ville, et le père Firmin était très consciencieux.

Au moment où il allait quitter la ville, il aperçut, sur le bord d’un trottoir, une enfant de trois ans à peu près, qui lui faisait signe d’arrêter et le batteur de bans arrêta son cheval immédiatement. L’enfant monta dans la carriole et elle s’assit auprès du vieillard. Celui-ci regarda la petite et il la trouva très belle, d’une beauté angélique. De grands yeux bleus, doux et limpides, une chevelure blonde qui semblait l’envelopper toute comme un manteau doré, une bouche rose et mignonne ; elle ressemblait à ces chérubins, que le père Firmin avait vus déjà, peints sur des images saintes. Le batteur de bans se dit que la petite allait prendre froid, car elle était vêtue d’un tissu blanc très léger et n’avait, sur la tête, qu’une guirlande de myosotis. Il enveloppa donc l’enfant dans la robe de carriole, puis, avisant un policier, il l’interpella :

— M. le Policier, savez-vous où demeure cette enfant ? Je veux la mener chez elle, car elle va prendre froid, légèrement vêtue comme elle l’est ; de plus, ses parents vont être si inquiets à son sujet.

— Hein ? De quelle enfant parlez-vous, père Firmin ? demanda le policier.

— Mais, de cette petite au visage d’ange qui est à mes côtés… ne la voyez-vous pas ?

Le policier haussa les épaules, puis il s’éloigna en murmurant : « Le vieux batteur de bans a la berlue ! »

Voilà la campagne ! Comme le vent souffle ! Combien difficile est la route, sur laquelle la neige s’est accumulée en petites collines déjà ! Zéphir n’avance qu’avec peine ; il souffle très fort, et souvent même il s’arrête tout à fait. Les maisons et les fermes sont clairsemées sur cette route ; mais, là-bas, tout là-bas, il y a une maison, et le père Firmin se dit qu’il y trouvera un abri pour lui et pour la petite, ainsi qu’une étable pour y abriter son cheval.

— Pauvre pauvre Zéphir ! dit-il, en s’adressant à son cheval. C’est pour te sauver la vie que je t’ai fait sortir par un pareil temps ; peut-être que tu le comprends, d’ailleurs. Cette femme allait te faire tuer aujourd’hui, avant le coucher du soleil et… Courage ! Courage, pauvre bête ! Nous demanderons l’hospitalité à ces bons habitants là-bas.

Et toi, chère petite, ajouta-t-il, en s’adressant à l’enfant, as-tu bien froid, bien froid ?

L’enfant ne répondit pas, mais secouant la tête négativement, elle sourit.

Tout à coup, Zéphir s’arrêta et c’est en vain que le père Firmin lui ordonna d’avancer. Le cheval se mit à trembler, puis il oscilla sur ses jambes. Enfin, avec une sorte de plainte qui fit bien mal au cœur du vieux batteur de bans, Zéphir tomba lourdement sur le sol ; il était mort.

Le père Firmin voulut sortir de la carriole pour aller au secours de son cheval, mais il ne le put : le froid avait tellement engourdi ses jambes et ses pieds qu’ils ne pouvaient plus soutenir le poids de son corps. Cet engourdissement sembla gagner tout à coup ses bras et ses mains, puis il sentit son cœur se refroidir soudain, comme s’il eut été étreint par une main glacée.

Alors, le vieillard s’endormit, sans doute, car il rêva…

Il rêva que l’enfant au visage d’ange avait quitté la carriole et qu’elle s’en allait sur la route en jetant une grande quantité de fleurs sur ses pas. Sur les bancs de neige, qui allaient toujours s’accumulant, l’enfant répandait des roses, des lys, des muguets, des violettes, des chrysanthèmes, des marguerites, des myosotis, des jasmins et des pavots, puis elle fit signe au batteur de bans de la suivre.

Sur ce chemin parsemé de fleurs, et qui allait toujours montant, le vieillard marcha longtemps, suivant toujours l’enfant, qui le précédait en souriant. À un moment donné, elle se tourna de son côté, montrant le reste de la route à suivre, route fleurie conduisant à de splendides portes d’or, entr’ouvertes pour le recevoir, puis l’enfant déploya de mignonnes ailes et elle disparut.

Le lendemain, on trouva, ensevelis dans un banc de neige, le père Firmin et son cheval Zéphir…

Jamais plus, dorénavant, le vieux batteur de bans ne souffrirait du froid, dans les rues de la ville et sur les routes de la campagne : le père Firmin avait battu son dernier ban.



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