Autour de la maison/Chapitre XXXIII

Édition du Devoir (p. 120-123).

XXXIII


Il faisait encore soleil quand on sortait de la classe, à quatre heures, et l’on s’amusait le long de la route. Les maisons avaient au bord de leurs toits bas et penchés une frange de glaçons brillants qu’on rêvait de posséder !

Si la neige était molle, on se roulait de belles pelotes et on se les lançait. C’était une bataille en règle, et souvent on en profitait pour tapocher telle petite fille qui nous déplaisait ou dont on voulait se débarrasser. Puis, on imaginait de viser les glaçons et de les faire tomber. Beaucoup de pelotes allaient s’aplatir sur les maisons en faisant « paff », et la neige restait collée au bois, en plaque blanche et ronde. Une bonne femme, qui du fond de sa cuisine entendait résonner les projectiles sur le mur, sortait et nous menaçait : Mère S.-Anastasie et monsieur le curé le sauraient, et nous ne « marcherions » pas pour notre première communion, ou bien nous allions perdre notre décoration rouge « d’enfant Jésus », parce que nous étions de méchantes petites filles pleines de mauvais plans et que nous avions voulu casser les vitres chez eux !

La bonne femme n’avait pas fini de nous en conter « sur le long et le large » que nous partions en courant ; et au troisième ou quatrième voisin, nous recommencions à viser le bord des toits. C’était vainement, tant que Toto et Pierre n’arrivaient pas, sac au dos et en criant. Eux savaient bien le tour, allez, de décrocher les glaçons. Ils cherchaient un bon morceau de neige durcie qu’ils garrochaient adroitement ; et ils frappaient aussi sur les maisons, à coups de sac, pour ébranler la frange glacée que le soleil de mars avait minée toute la journée. C’était une jolie dégringolade. Toto et Pierre se sauvaient agilement pour éviter l’avalanche, et ensuite nous ramassions chacun une provision.

Alors, les gens avaient beau sortir et nous traiter « d’haïssables » et de mal élevés, cela nous était parfaitement égal. Voyez-vous bien le tableau : cinq ou six petits enfants qui cheminent sur la route battue ou dans la rue en suçant fièrement leur glaçon ? C’est à qui le rendra plus pointu, aussi fin qu’un crayon, et clair et bien poli. On l’enfonce à maintes reprises jusqu’au gosier et il en sort adouci, affiné, luisant. Et les petites langues roses lèchent encore, en agaçant : « Regardez, c’est moi qui ai le plus beau ! » Parfois, sous les dents qui mordent malgré elle, un glaçon se casse et son petit propriétaire s’arrête, et recommence à viser le bord des toits avec les mottons de neige dure ! S’il atteint le plus long et le plus gros, il en fera une merveille, un énorme crayon de vitre transparente.

La neige est blanche et lustrée, parce que le soleil l’a un peu fondue. La campagne est paisible. Le ciel est bleu et se nuance déjà au couchant. Le petit village dormirait sans ces enfants, et on dirait que personne n’est là pour admirer sa beauté tranquille, et la rivière blanche bordée d’arbres nus dont les ramures sont belles quand même, toutes en petites branches noires enchevêtrées, au travers desquelles on voit l’azur !

Les glaçons bien lisses, on écrivait, de leur fine pointe, des noms sur la neige. Chaque jour de l’hiver, on en avait ainsi gravés, et le lendemain ils étaient disparus. Tout s’en va… surtout les empreintes sur la neige, qui efface tout !

Autrefois, c’était à nous ces rues désertes, c’était à nous cette neige, c’était à nous la rivière, le soleil et le ciel clair ! Tout le paysage était à nous, et il est encore à moi, puisqu’il vit tout entier dans ma mémoire, et qu’en me penchant sur mes souvenirs, j’aperçois de grandes images colorées et belles qui représentent mon village ! Je revois même, sur les bancs de neige, nos prétentieuses lettres de petits enfants, majuscules fleuries dessinées au glaçon !