Autour de la maison/Chapitre XXXI

Édition du Devoir (p. 115-117).

XXXI


Tout près du coin rond, dans la côte du bord de l’eau, les « grandes » du couvent, avec les « grands » du collège, parfois, venaient glisser en traîne sauvage. La pente était rapide et les glisseurs traversaient toute la rivière. Je me rappelle un groupe de jeunes filles qui s’amusaient là, un matin. Il faisait un beau temps clair, un froid vif, et Toto, ou Marie et moi, nous étions plantés à côté d’elles et nous les regardions descendre avec admiration et envie. Leurs cris de joie nous attristaient et nous donnaient des regrets de n’être pas comme elles dans la traîne, d’être encore de petits enfants dont les grandes personnes ont souvent un dédain si parfait !

Une vague espérance au cœur, nous ne nous lassions pas d’être là, appuyés sur un bout de clôture glacée, ou nous remuant afin de ne pas geler. Nous nous roulions dans la neige pour avoir l’air de nous amuser, puis nous nous approchions en hésitant des jeunes filles qui s’installaient pour partir, n’osant pas leur demander une toute petite place. Et, quand la traîne descendait à toute vitesse, nous restions encore à la suivre des yeux avec passion. Tout le paysage blanc est dans ma mémoire. Les grands champs sur l’autre rive, le vieux hangar solitaire, coiffé d’un toit gonflé de neige, le ruban de la rivière si blanche.

Quelle jeune fille eut pitié de nous ? Son visage se perd dans ce passé déjà lointain. Revenue en haut avec ses compagnes essoufflées et rieuses, elle dit, comprenant soudain notre muet désir : « Embarquons les petits pour une fois ? » Nos yeux durent devenir pleins d’eau, et sans plus nous faire prier nous sautâmes sur la traîne. On nous fit asseoir en sauvage, les jambes repliées, et serrer de nos petites mains les cordes latérales. Deux grandes filles vinrent avec nous, une en avant, l’autre en arrière.

« Tenez-vous bien », cria une de celles qui restaient, et elle nous donna l’erre d’aller. La traîne partit d’abord lentement, et, s’engageant dans la pente, elle fila… Je cessai un moment de respirer, j’eus peur une seconde, j’éprouvai une grande ivresse, un élan violent, puis la traîne fut sur la rivière, et je regrettai l’instant affolant où j’avais perdu l’haleine, me sentant comme lancée dans l’infini…

C’était loin d’être l’infini, et notre tour était même terminé. Sur la rivière, nous poussâmes des cris d’enthousiasme devant le spectacle nouveau du sommet de la rive, vu d’en bas : nous admirâmes la chapelle du Sacré-Cœur et son clocher d’argent qui brillait sur le ciel bleu, et le coin rond, toujours condamné par ses contrevents clos, mais familier à nos yeux, se dressant sur la côte avec l’allure d’un petit château, le soleil pâle d’hiver jouant sur ses pierres glacées.

Il fallut bien remonter, trébuchant dans la pente. Les jeunes filles riaient à cœur-joie, parce qu’elles reculaient, que leurs pieds glissaient, qu’elles tombaient ! Nous, nous essayions de pousser la traîne, pour qu’on récompensât notre zèle par une nouvelle glissade.

On oublia de nous réinviter. Nous regardâmes, des fois encore, la traîne descendre et traverser la rivière dans la belle lice blanche et droite qu’elle avait tracée sur la neige. Et nous retournâmes chez nous. La rue et nos traîneaux ne nous suffisaient plus et nous paraissaient un amusement à dédaigner. Nous aurions donné tout au monde pour devenir soudainement de grandes personnes, pour en avoir fini d’être appelés les petits, et d’être gênés !