Autour de la maison/Chapitre XXII

Édition du Devoir (p. 83-87).

XXII


Un soir de fin d’automne, dans la grande cuisine de chez nous. Les chaises sont rassemblées, debout à la suite les unes des autres, en ligne droite sur un chemin de catalogne. Chaque fois que nous nous sentons un irrésistible besoin de faire du tapage, nous jouons aux chars. Nous enjambons d’une chaise à l’autre par dessus les dossiers, en criant ; nous basculons, nous tombons ; puis, comme nous nous étrivons, maman dit, à la fin : « Remettez tout en ordre et je vais vous faire jouer à un beau jeu ! »

Vite les chaises sont placées le long du mur et maman nous met en rang, les quatre à la file, nous tenant par une queue de tablier ou de gilet. Nous allons courir la souris grise. La lampe d’au-dessus de la table jette un cercle de lumière. Le poêle chauffe et lance, par ses vitres de mica, des lueurs rouges. Les coins sont pleins d’ombre. Maman, tout en voyant au souper, commence à chanter :

« Enfin, nous te tenons, petite souris grise », — et l’on trotte, un pas sur chaque syllabe, en tournant autour de la table…

« Enfin, nous te tenons, et nous te garderons ! » — et l’on trotte deux pas sur chaque syllabe. Le galop augmente, devient frénétique ; un claquement de petits pieds sur les planches dures, pendant que maman continue plus rapidement :

Tu nous as dérobé notre bon déjeûner…
Enfin, nous te tenons, petite souris grise,
Enfin, nous te tenons, et nous te mangerons,
Et nous te mangerons !

Et les petits enfants courent silencieusement autour de la table ronde, émus de sympathie pour la petite souris grise, qu’ils représentent…

Y avait-il des couplets ? Comment s’y est-elle prise, la petite souris, pour voler le déjeûner ? Et puis, à la fin, est-ce qu’elle est mangée ? Mais non, sans doute. Dans notre idée, on la menaçait pour rire, la petite souris, pour la faire courir, pour l’effrayer. Elle était trop fine, trop jolie pour qu’on la tuât, et c’était si charmant, cette menace, si souriant, si doux…

Maman aurait recommencé des heures de temps, que nous eussions trotté du même pas, cadencé suivant l’accusation.

Tu nous as dérobé notre bon déjeuner…
Enfin, nous te tenons, petite souris grise,
Enfin, nous te tenons, et nous te mangerons !

Nous te tenons ; c’est maman qui tient. Mangera-t-elle ? Sûrement non ! Et c’est bon de tourner autour de la table, de tourner avec l’impression que si l’on nous attrapait, on ne nous mangerait pas, mais on nous embrasserait !

Tout à coup, on entend à la porte le bruit de la clenche qu’on agite ; on s’arrête, curieux, et monsieur le curé apparaît dans le tambour ; sans cérémonie, il entre à la cuisine. En passant, il a vu courir les enfants autour de la lampe, et il vient leur dire bonsoir, leur distribuer des médailles, les bénir.

C’était un saint vieillard qui adorait les tout petits. Il nous donnait des images, quand on allait à confesse, et toujours, pour pénitence, trois « Je vous salue, Marie ». Ses paroissiens l’auraient empêché d’être évêque, si on avait voulu le faire évêque, parce qu’ils auraient eu trop de peine à s’en séparer. Et, pourtant, on s’amusait bien de sa distraction. Il oubliait partout sa canne et son chapeau. De la chaire, il laissait tomber son livre ou ses lunettes sur les fidèles. On racontait même qu’un jour étant parti pour aller porter le bon Dieu, il fit arrêter soudainement le petit gars qui sonnait sa clochette à tour de bras, et revint avec lui vers l’église ; il avait oublié l’Hostie Sainte !

En hiver, il allait visiter les malades sans paletot. On disait : « C’est un saint homme, il n’est sur la terre que pour la charité et les bonnes œuvres. »

Il prêchait bien ; il faisait un catéchisme de première communion attachant. Et quand il récitait la prière, on se regardait en se mordant les lèvres, parce qu’il disait : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie par dessus toutes les femmes… » Ce par dessus nous amusait beaucoup, — on pensait à un capot d’homme et on n’en comprenait pas le sens vieilli…

Mais monsieur le curé, quand il venait chez nous, était comme un Messie. Il nous embrassait, nous prenait sur ses genoux, nous demandait si nous étions sages, nous donnait de belles médailles en aluminum, nous bénissait et s’en allait. On oubliait la souris grise ; on courait par toute la maison chercher des rubans roses ou bleus pour se passer au cou les médailles bénites ; ou bien, on les fixait à nos chapelets… Ensuite, à l’église, quand on égrènerait les Ave Maria, ça ferait un bruit cristallin et délicieux, comme en font les chapelets de vieilles femmes, et l’on serait fier !