Autour de la maison/Chapitre XIII

Édition du Devoir (p. 49-53).

XIII


Tante Estelle disait d’une voix douce, un peu attristée : « Déjà l’automne ! » La bonne Julie criait sur tous les tons : « Que c’est donc d’valeur, grand Dieu, vlà l’automne ! » Lorsqu’on passait par les petites rues du village, on entendait les bonnes femmes qui disaient entre elles, en balayant leurs perrons : « Vlà l’automne, vlà l’automne ! Il va falloir se renfermer. »

Nous écoutions, d’une oreille distraite, tous ces regrets. Il n’y avait vraiment rien de triste. Le ciel était presque toujours d’un beau bleu clair, où se promenaient des nuages blancs et gris, qui marchaient vite sous le vent. Maman nous faisait mettre nos manteaux et nos « tourmalines » pour jouer dehors. On courait longtemps sans avoir chaud. Je me rappelle que j’avais des ardeurs inexplicables, dans mon âme de petite fille, et une joie de vivre qui m’excitait. Je me souviens d’avoir couru, tout un après-midi, autour du couvent de la Providence, en sautant sur un pied, puis sur l’autre, le plus haut possible, essayant d’arracher des feuilles aux branches, riant au vent qui rejetait dans mon dos ma petite tourmaline. J’étais fière, j’étais folle, j’étais heureuse ! J’avais tout en moi, je ne désirais rien. Je regardais le ciel bleu et les nuages qui voyageaient et changeaient de formes. Et je courais jusqu’à bout d’haleine, toute seule, sans but, pour suivre les nuages, pour « manger » le vent !

On jouait beaucoup à la « tag », en ces jours-là, Toto, Pierre, Marie et moi. On jouait surtout à la « tag baissée » et l’on faisait des culbutes qui n’en finissaient plus sur le gazon ! On se roulait. On chantait. On se balançait à toutes forces, dans le hamac, en enterrant à pleins poumons, « le petit bonhomme tout noir, tout barbouillé, qui s’est noyé, plan, plan, plan, boum, boum ! »

Qui portera le deuil — le
plan, plan — boum ! boum !
Qui portera le deuil — le ?
Ce s’ra monsieur l’curé,
eh ! eh ! Ah ! ah !
Ce s’ra monsieur l’curé,
eh ! eh ! Ah ! ah !
Ce s’ra monsieur l’curé — é !

On riait. On poussait des cris d’allégresse. On ne montait jamais sur la galerie sans sauter par dessus le bras, et l’on entrait dans la maison par les fenêtres. On « marchait debout » sur la haute clôture qui entourait la cour. Les garçons grimpaient dans les arbres, et Marie et moi nous essayions de les suivre ! On jouait au « but volé », et l’on allait se cacher dans la côte qui descendait à la rivière ; on remontait couverts de graquias et les poches remplies de cenelles.

Quand un certain vieux prêtre de la Providence passait, Toto ou Pierre courait après moi, m’attrapait, m’embrassait et criait : « Bonjour ! monsieur l’abbé, j’embrasse les filles, moi ! » Et le vieil abbé, qui s’en allait jouer aux dames chez notre voisin, l’inspecteur d’école, disait en souriant et en levant sa canne avec menace : « Oh ! mes petites canailles ! »

On sautait en chantant : « Quand mon père était bedeau ». On se jetait sur le dos, on se relevait, on essayait de rejoindre la voiture d’un habitant qui passait, on s’accrochait en arrière. Quand il se retournait et fouettait, on l’insultait : « Habitant chien blanc, amoureux chien bleu ! » On revenait à la maison sans cesser de chanter, en se poussant des coudes, en trottant comme des poulains, en gageant : « T’es pas capable d’arriver avant moi ! » On allait faire le tour du jardin qui jaunissait déjà ; on était tout heureux de voir tomber les feuilles qui volaient au vent comme des papillons. Toutes les choses étaient gaies.

Julie venait nous appeler pour le souper et renotait : « Il fait déjà brun, que c’est ennuyant l’automne ! »

Ennuyant, l’automne ? Mais pourquoi ? C’était enivrant, beau, frais, réveillant ! Ça remplissait le cœur comme quelque chose d’infini ! Ça donnait des ailes aux petits garçons et aux petites filles ! Et l’on était sorcier à qui mieux mieux, faisant le diable sans se lasser, avec tant d’entrain et de joie que le bon Dieu devait en rire ! Les grandes personnes disaient que l’automne était triste ! Les grandes personnes ne savaient donc pas vivre ?

Moi aussi, je suis devenue une grande personne. Je sais pourquoi tante Estelle était attristée quand les feuilles tombaient. Elle savait bien que les petits enfants, qui faisaient résonner la maison de leurs cris joyeux, deviendraient des gens raisonnables, souvent trop silencieux, parce qu’ils ont vu la vraie vie qui contient tant de feuilles mortes. Elle savait, tante Estelle, que l’automne ressemble à la vie qui s’en va, mais elle était chrétienne aussi, et ses regrets étaient doux, sans amertume.

Pour moi, l’automne, c’est l’ardeur, l’activité qui recommence après la torpeur et la paresse des jours chauds : je sens en moi plus de gaieté, plus de vaillance, et une force nouvelle !…