Autour de la maison/Chapitre X

Édition du Devoir (p. 35-40).

X


Demain, c’était la rentrée des classes. Au lever de septembre, par un jour de soleil, nous étions, Marie et moi, assises par terre sur la galerie, à couvrir nos livres, à aiguiser nos crayons !… Gabrielle était avec nous. On lui disait : « Tu sais, nous allons apprendre les verbes, cette année, et la géographie ! » Et l’une de nous avait ajouté : « Tu les sais, toi, les verbes, Gabrielle ? dis-nous en donc ! »

Gabrielle était debout, appuyée au bras de la galerie, la tête dans les gloires du matin qui grimpaient tout le tour de la maison. Elle avait des cheveux roux qui moussaient sur les tempes et se doraient au soleil, et de grands yeux noirs, pleins de lumière. Elle était fine, souple, mince, et d’elle se dégageait ce charme particulier aux enfants qui ne vivent guère. Elle nous dit : « C’est en classe qu’on récite des verbes. » Mais on insista : « Dis-nous-en, Gabrielle, dis-nous-en ! » Et elle commença le verbe aimer, qu’elle récita jusqu’à bout de souffle, à la manière des petites filles de couvent. Nous étions en extase. Elle n’avait que quelques pouces de plus que nous, Gabrielle, et elle savait tout ça !

* * *

Quelques jours plus tard, dans la grand’cour du pensionnat, Mère S.-Anastasie surveillait la récréation du midi. On entendait les plus petites qui chantaient, avec des voix mêlées, douces ou fortes, basses ou grêles, en scandant toutes les syllabes : « Trois fois passera, — la dernière, la dernière, trois fois passera, la dernière y restera ! » Les moyennes sautaient par-dessus une corde tendue, qu’elles élevaient un peu, chaque fois que toutes l’avaient passée avec succès. Gabrielle était là. J’arrivai en courant, je me mis à la suite des autres et, à mon tour, je sautai.

Mais j’étais trop petite et la corde trop haute. Je m’accrochai, je tombai, mon nez saigna. Quelques-unes dirent : « C’est bon pour elle, elle avait beau ne pas venir se mettre avec les plus grandes. Ça lui apprendra ! » Mais Gabrielle me défendit et s’indigna : « Vous n’avez pas honte ! Ce n’est pas sa faute, si elle est tombée. Elle est fine, Michelle, et je l’aime ; elle jouera encore avec nous ! » Et elle abandonna le jeu, m’amena doucement sur un banc, me fit tenir la tête en arrière pour arrêter le sang, me consola, m’embrassa …

Je ne l’ai pas revue souvent après cela. Elle était si avancée au couvent ! Mais je l’aimai de tout mon cœur. Quand je la rencontrais, je me contentais de lui dire bonjour et de lui sourire. Je devenais muette devant elle ; je me sauvais parfois !

L’hiver venu, elle fut très malade. Moi aussi. Les fièvres couraient. Elle fut convalescente avant moi, et je l’ai vue passer de mon lit, un après-midi. Elle était avec sa mère. Elle marchait lentement. Elle était toute pâle. Elle avait un manteau et une tourmaline « rouge feu ».

Elle retomba malade. Un jour, j’étais à la ville avec maman. Dans un magasin, je choisissais les broderies qui devaient orner ma robe de première communion, quand son oncle, qui passait par là, vint nous dire : « Nous avons reçu un télégramme, tout à l’heure. Gabrielle est morte. Son père est à la ville. Il lui avait demandé, ce matin, avant de partir, ce qu’elle voulait qu’il lui apporte. Elle ne pouvait rien manger. Elle avait demandé des livres de contes. Et elle est morte ! »

J’écoutai cela, les lèvres serrées, la tête bouleversée. Je ne regardais plus rien dans le grand magasin. Je ne parlais plus à maman. Je n’ai dit à personne la peine que j’avais !

Quand j’allai la voir, le lendemain, à la lueur des cierges, je ne la reconnus pas. Ce n’était plus Gabrielle, la petite fille que j’aimais tant, c’était une grande jeune fille ; on eût dit sa sœur aînée ! Elle lui ressemblait tout à fait, malgré ses cheveux libres bouclés sur l’oreiller. Je m’en allai furtivement, et je pleurai comme une folle en retournant chez nous.

Le matin de la sépulture, toutes les petites filles du pensionnat, en robe noire et en voile blanc, nous allâmes chercher Gabrielle. C’était en mai. Je revois encore le défilé par les rues de mon village, mais je ne sais plus s’il faisait soleil. C’était tellement triste, cette procession. À la chapelle du couvent, il y eut un arrêt, une cérémonie d’adieu : un chant à la Sainte Vierge, qui parlait d’au revoir, au ciel. Mais en attendant, mon Dieu, la fillette que j’étais pleurait, et se demandait pourquoi vous n’aviez pas pris la « Louchon », ou d’autres petites, malheureuses, et laides, et misérables, qui restaient sur le « Coteau », n’avaient rien à manger, que leurs parents n’aimaient pas beaucoup, et qui eussent été si contentes, il me semblait, de s’en aller au ciel !

* * *

Dans mon missel, j’ai, seul souvenir de Gabrielle, une image mortuaire ; dans ma mémoire, j’ai deux portraits : celui du petit chaperon rouge, si pâle, et celui de la fine enfant qui me récitait le verbe aimer, la tête sur fond de verdure et de ciel bleu.

Dans mon cœur, j’ai conservé un sentiment de piété pour elle, — et il m’arrive de la prier…