Autour de la maison/Chapitre IV

Édition du Devoir (p. 16-19).

IV


« Tante Estelle, est-ce que c’est par là, Sainte-Mélanie ? — Oui, ma petite Michelle.

— Alors, Toto et Marie, c’est là qu’ils sont ?

— Oui, en face de toi, très loin. »

Je me berçais sur la galerie, en regardant l’horizon, qui était tout en paysages. Le soleil venait de se coucher. C’était l’heure où, chaque soir, on jouait au « but volé », mais j’étais seule. Il y avait, juste où le ciel touche à la terre, une mer rose, semée d’îles bleues, de montagnes bordées d’or. Les formes nuageuses changeaient d’aspect à tout instant, et dans ce mystérieux pays, j’apercevais, qui se profilaient, des vieilles maisons, des personnages en marche…

J’essayais de voir Toto et Marie !

Ils étaient là, au bout de la terre, devant moi. Tante Estelle l’avait dit.

Je m’ennuyais d’eux. Je voulais les voir. J’en rêvais. Mon Dieu, il me semblait que c’eût été tout simple de prendre le bac, de traverser la petite rivière qui me barrait la route, de courir dans les champs, jusqu’à Sainte-Mélanie, puisque c’était par là. Ce n’était pas interminable ; des prairies, et les clôtures à sauter, à six ou sept ans, on s’en moque !

« Tante Estelle, puisque c’est là, en face, pourquoi que je ne les vois pas, Toto et Marie ? Si je montais sur la maison, est-ce que je la verrais, leur maison à eux ?

— Mais non, ma pauvre Michelle, tu es folle ! »

Oui, petite fille, tu étais folle. Tu croyais pouvoir, rien qu’en courant un peu à travers les champs, rejoindre Toto et Marie qui avaient, eux, voyagé tout un jour ! Tu ne comprenais pas pourquoi tu ne pouvais les voir ; tu croyais que la terre finissait à l’horizon, et comme la « barre » était assez proche où le ciel rencontre la terre, tu abolissais les distances et tu te révoltais d’être si près d’eux, et seule, pourtant. Tu regardais les oiseaux, et tu te disais encore : Pourquoi, une petite fille n’a-t-elle pas d’ailes ? Ce serait bien plus amusant et commode. On n’aurait même pas besoin de bac pour traverser la rivière, puis…

Petite Michelle, je me souviens bien. Tu rêvais d’aller là-bas dans les îles bleues, sur la mer rose. Tu rêvais à des personnages magiques, à de belles maisons, à des jardins tout en fleurs et en ors féeriques, à des montagnes lumineuses, à des merveilles que tu créais au caprice de ton imagination, brodant sur les formes nuageuses qui passaient au couchant.

Petite Michelle, ce pays aux couleurs divines, c’est le soleil qui le faisait pour un instant. Tu le croyais réel, rempli de trésors et de beautés. Il était aussi fragile qu’une bulle de savon. À mesure que le soleil s’éloignait, les châteaux dentelés d’or, les îles bleues se fondaient dans la mer rose qui se violaçait… Illusions, tout cela, petite Michelle, illusions ! Plus tard, le ciel est devenu étoilé, mais tout noir ; ton beau pays n’existait plus. Tu étais triste, petite fille, parce que tu ruminais : « Pourquoi que ça s’en va ? pourquoi qu’on ne peut pas ni voler, ni courir jusqu’à la barre ? »

Devant ces premières impuissances, les enfants se sentent las, et ne le disent pas. Ils ont peur devant tout ce qu’ils ne peuvent pas, tout ce qu’ils ne comprennent pas. Ils sont inquiets. Ils commencent à éprouver un obscur désir de choses éternelles, qu’ils verraient comme ils le voudraient, qui ne changeraient pas, qu’ils connaîtraient jusqu’au fond !…

Vivent les pays divins et les châteaux d’or ! Il me semble, les soirs de beau couchant, que le bon Dieu lève un coin du ciel, pour nous souhaiter la paix du cœur, et jeter de la lumière sur nous. J’ouvre les yeux très grands et je la reçois toute. Plus cette lumière me baignera, plus mon âme sera belle !…