Jules Hetzel et Cie (p. 40-49).

CHAPITRE v

les froids de l’espace.



Cette révélation fut un coup de foudre. Qui se serait attendu à pareille erreur de calcul ? Barbicane ne voulait pas y croire. Nicholl revit ses chiffres. Ils étaient exacts. Quant à la formule qui les avait déterminés, on ne pouvait soupçonner sa justesse, et vérification faite, il fut constant qu’une vitesse initiale de seize mille cinq cent soixante-seize mètres dans la première seconde était nécessaire pour atteindre le point neutre.

Les trois amis se regardèrent silencieusement. De déjeuner, plus question. Barbicane, les dents serrées, les sourcils contractés, les poings fermés convulsivement, observait à travers le hublot. Nicholl s’était croisé les bras, examinant ses calculs. Michel Ardan murmurait :

« Voilà bien ces savants ! Ils n’en font jamais d’autres ! Je donnerais vingt pistoles pour tomber sur l’Observatoire de Cambridge et l’écraser avec tous les tripoteurs de chiffres qu’il renferme ! »

Je donnerais vingt pistoles. (Page 41.)

Tout d’un coup, le capitaine fit une réflexion qui alla droit à Barbicane.

« Ah çà ! dit-il, il est sept heures du matin. Nous sommes donc partis depuis trente-deux heures. Plus de la moitié de notre trajet est parcourue, et nous ne tombons pas, que je sache ! »

Barbicane ne répondit pas. Mais, après un coup d’œil rapide jeté au capitaine, il prit un compas qui lui servait à mesurer la distance angulaire du globe terrestre. Puis, à travers la vitre inférieure, il fit une observation très-exacte, vu l’immobilité apparente du projectile. Se relevant alors, essuyant son front où perlaient des gouttes de sueur, il disposa quelques chiffres sur le papier. Nicholl comprenait que le président voulait déduire de la mesure du diamètre terrestre la distance du boulet à la Terre. Il le regardait anxieusement.

« Non ! s’écria Barbicane après quelques instants, non, nous ne tombons pas ! Nous sommes déjà à plus de cinquante mille lieues de la Terre ! Nous avons dépassé ce point où le projectile aurait dû s’arrêter, si sa vitesse n’eût été que de onze mille mètres au départ ! Nous montons toujours !

— C’est évident, répondit Nicholl, et il faut en conclure que notre vitesse initiale, sous la poussée des quatre cent mille livres de fulmi-coton, a dépassé les onze mille mètres réclamés. Je m’explique alors que nous ayons rencontré, après treize minutes seulement, le deuxième satellite qui gravite à plus de deux mille lieues de la Terre.

— Et cette explication est d’autant plus probable, ajouta Barbicane, qu’en rejetant l’eau renfermée entre ses cloisons brisantes, le projectile s’est trouvé subitement allégé d’un poids considérable.

— Juste ! fit Nicholl.

— Ah ! mon brave Nicholl, s’écria Barbicane, nous sommes sauvés !

— Eh bien, répondit tranquillement Michel Ardan, puisque nous sommes sauvés, déjeunons. »

En effet, Nicholl ne se trompait pas. La vitesse initiale avait été, très-heureusement, supérieure à la vitesse indiquée par l’Observatoire de Cambridge, mais l’Observatoire de Cambridge ne s’en était pas moins trompé.

Les voyageurs, remis de cette fausse alerte, se mirent à table et déjeunèrent joyeusement. Si l’on mangea beaucoup, on parla plus encore. La confiance était plus grande après qu’avant « l’incident de l’algèbre ».

« Pourquoi ne réussirions-nous pas ? répétait Michel Ardan. Pourquoi n’arriverions-nous pas ? Nous sommes lancés. Pas d’obstacles devant nous. Pas de pierres sur notre chemin. La route est libre, plus libre que celle du navire qui se débat contre la mer, plus libre que celle du ballon qui lutte contre le vent ! Or, si un navire arrive où il veut, si un ballon monte où il lui plaît, pourquoi notre projectile n’atteindrait-il pas le but qu’il a visé ?

— Il l’atteindra, dit Barbicane.

— Ne fût-ce que pour honorer le peuple américain, ajouta Michel Ardan, le seul peuple qui fût capable de mener à bien une telle entreprise, le seul qui pût produire un président Barbicane ! Ah ! j’y pense, maintenant que nous n’avons plus d’inquiétude, qu’allons-nous devenir ? Nous allons nous ennuyer royalement ! »

Barbicane et Nicholl firent un geste de dénégation.

« Mais j’ai prévu le cas, mes amis, reprit Michel Ardan. Vous n’avez qu’à parler. J’ai à votre disposition, échecs, dames, cartes, dominos ! Il ne me manque qu’un billard !

— Quoi ! demanda Barbicane, tu as emporté de pareils bibelots ?

— Sans doute, répondit Michel, et non seulement pour nous distraire, mais aussi dans l’intention louable d’en doter les estaminets sélénites.

— Mon ami, dit Barbicane, si la Lune est habitée, ses habitants ont apparu quelques milliers d’années avant ceux de la Terre, car on ne peut douter que cet astre ne soit plus vieux que le nôtre. Si donc les Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, si leur cerveau est organisé comme le cerveau humain, ils ont inventé tout ce que nous avons inventé déjà, et même ce que nous inventerons dans la suite des siècles. Ils n’auront rien à apprendre de nous et nous aurons tout à apprendre d’eux.

— Quoi ! répondit Michel, tu penses qu’ils ont eu des artistes comme Phidias, Michel-Ange ou Raphaël ?

— Oui.

— Des poètes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine, Hugo ?

— J’en suis sûr.

— Des philosophes comme Platon, Aristote, Descartes, Kant ?

— Je n’en doute pas.

— Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal, Newton ?

— Je le jurerais.

— Des comiques comme Arnal et des photographes comme… comme Nadar ?

— J’en suis sûr.

— Alors, ami Barbicane, s’ils sont aussi forts que nous, et même plus forts, ces Sélénites, pourquoi n’ont-ils pas tenté de communiquer avec la Terre ? Pourquoi n’ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu’aux régions terrestres ?

— Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait ? répondit sérieusement Barbicane.

— En effet, ajouta Nicholl, cela leur était plus facile qu’à nous, et pour deux raisons : la première parce que l’attraction est six fois moindre à la surface de la Lune qu’à la surface de la Terre, ce qui permet à un projectile de s’enlever plus aisément : la seconde, parce qu’il suffisait d’envoyer ce projectile à huit mille lieues seulement au lieu de quatre-vingt mille, ce qui ne demande qu’une force de projection dix fois moins forte.

— Alors, reprit Michel, je répète : Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

— Et moi répliqua Barbicane, je répète : Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait ?

— Quand ?

— Il y a des milliers d’années, avant l’apparition de l’homme sur la Terre.

— Et le boulet ? Où est le boulet ? Je demande à voir le boulet !

— Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmes de notre globe. De là, cinq bonnes raisons pour supposer que le projectile lunaire, s’il a été lancé, est maintenant immergé au fond de l’Atlantique ou du Pacifique. À moins qu’il ne soit enfoui dans quelque crevasse, à l’époque où l’écorce terrestre n’était pas encore suffisamment formée.

— Mon vieux Barbicane, répondit Michel, tu as réponse à tout et je m’incline devant ta sagesse. Toutefois il est une hypothèse qui me sourirait mieux que les autres ; c’est que les Sélénites, étant plus vieux que nous, sont plus sages et n’ont point inventé la poudre ! »

En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiement sonore. Elle réclamait son déjeuner.

« Ah ! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublions Diane et Satellite ! »

Une respectable pâtée. (Page 44.)

Aussitôt, une respectable pâtée fut offerte à la chienne qui la dévora de grand appétit.

« Vois-tu, Barbicane, disait Michel, nous aurions dû faire de ce projectile une seconde arche de Noé et emporter dans la Lune un couple de tous les animaux domestiques.

— Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué.

— Bon ! dit Michel, en se serrant un peu !

— Le fait est, répondit Nicholl, que bœuf, vache, taureau, cheval, tous ces ruminants nous seraient fort utiles sur le continent lunaire. Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étable.

— Mais au moins, dit Michel Ardan, aurions-nous pu emmener un âne, rien qu’un petit âne, cette courageuse et patiente bête qu’aimait à monter le vieux Silène ! Je les aime, ces pauvres ânes ! Ce sont bien les animaux les moins favorisés de la création. Non seulement on les frappe pendant leur vie, mais on les frappe aussi après leur mort !

— Comment l’entends-tu ? demanda Barbicane.

— Dame ! fit Michel, puisqu’on en fait des peaux de tambour ! »

Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire à cette réflexion saugrenue. Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêta. Celui-ci s’était courbé vers la niche de Satellite et se relevait en disant :

« Bon ! Satellite n’est plus malade.

— Ah ! fit Nicholl.

— Non, reprit Michel, il est mort. Voilà, ajouta-t-il d’un ton piteux, voilà qui sera embarrassant. Je crains, ma pauvre Diane, que tu ne fasses pas souche dans les régions lunaires ! »

En effet, l’infortuné Satellite n’avait pu survivre à sa blessure. Il était mort et bien mort. Michel Ardan très-décontenancé, regardait ses amis.

« Il se présente une question, dit Barbicane. Nous ne pouvons garder avec nous le cadavre de ce chien pendant quarante-huit heures encore.

— Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos hublots sont fixés par des charnières. Ils peuvent se rabattre. Nous ouvrirons l’un des deux et nous jetterons ce corps dans l’espace. »

Le président réfléchit pendant quelques instants, et dit :

« Oui, il faudra procéder ainsi, mais en prenant les plus minutieuses précautions.

— Pourquoi ? demanda Michel.

— Pour deux raisons que tu vas comprendre, répondit Barbicane. La première est relative à l’air renfermé dans le projectile, et dont il ne faut perdre que le moins possible.

— Mais puisque nous le refaisons, cet air !

— En partie seulement. Nous ne refaisons que l’oxygène, mon brave Michel, — et à ce propos veillons bien à ce que l’appareil ne fournisse pas cet oxygène en quantité immodérée, car cet excès amènerait en nous des troubles physiologiques très-graves. Mais si nous refaisons l’oxygène, nous ne refaisons pas l’azote, ce véhicule que les poumons n’absorbent pas et qui doit demeurer intact. Or, cet azote s’échapperait rapidement par les hublots ouverts.

— Oh ! le temps de jeter ce pauvre Satellite, dit Michel.

— D’accord, mais agissons rapidement.

— Et la seconde raison ? demanda Michel.

— La seconde raison, c’est qu’il ne faut pas laisser le froid extérieur, qui est excessif, pénétrer dans le projectile, sous peine d’être gelés vivants.

— Cependant, le Soleil…

— Le Soleil échauffe notre projectile qui absorbe ses rayons, mais il n’échauffe pas le vide où nous flottons en ce moment. Où il n’y a pas d’air, il n’y a pas plus de chaleur que de lumière diffuse, et de même qu’il fait noir, il fait froid là où les rayons du Soleil n’arrivent pas directement. Cette température n’est donc autre que la température produite par le rayonnement stellaire, c’est-à-dire celle que subirait le globe terrestre si le Soleil s’éteignait un jour.

— Ce qui n’est pas à craindre, répondit Nicholl.

— Qui sait ? dit Michel Ardan. D’ailleurs, en admettant que le Soleil ne s’éteigne pas, ne peut-il arriver que la Terre s’éloigne de lui ?

— Bon ! fit Barbicane, voilà Michel avec ses idées !

— Eh ! reprit Michel, ne sait-on pas que la Terre a traversé la queue d’une comète en 1861 ? Or, supposons une comète dont l’attraction soit supérieure à l’attraction solaire, l’orbite terrestre se courbera vers l’astre errant, et la Terre, devenue son satellite, sera entraînée à une distance telle que les rayons du Soleil n’auront plus aucune action à sa surface.

— Cela peut se produire, en effet, répondit Barbicane, mais les conséquences d’un pareil déplacement pourraient bien ne pas être aussi redoutables que tu le supposes.

— Et pourquoi ?

— Parce que le froid et le chaud s’équilibreraient encore sur notre globe. On a calculé que si la Terre eût été entraînée par la comète de 1861, elle n’aurait pas ressenti, à sa plus grande distance du Soleil, une chaleur seize fois supérieure à celle que nous envoie la Lune, chaleur qui, concentrée au foyer des plus fortes lentilles, ne produit aucun effet appréciable.

— Eh bien ? fit Michel.

— Attends un peu, répondit Barbicane. On a calculé aussi, qu’à son périhélie, à sa distance la plus rapprochée du Soleil, la Terre aurait supporté une chaleur égale à vingt-huit mille fois celle de l’été. Mais cette chaleur, capable de vitrifier les matières terrestres et de vaporiser les eaux, eût formé un épais anneau de nuages qui aurait amoindri cette température excessive. De là, compensation entre les froids de l’aphélie et les chaleurs du périhélie, et une moyenne probablement supportable.

— Mais à combien de degrés estime-t-on la température des espaces planétaires ? demanda Nicholl.

— Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cette température était excessivement basse. En calculant son décroissement thermométrique, on arrivait à la chiffrer par millions de degrés au-dessous de zéro. C’est Fourier, un compatriote de Michel, un savant illustre de l’Académie des Sciences, qui a ramené ces nombres à de plus justes estimations. Suivant lui, la température de l’espace ne s’abaisse pas au-dessous de soixante degrés.

— Peuh ! fit Michel.

— C’est à peu près, répondit Barbicane, la température qui fut observée dans les régions polaires, à l’île Melville ou au fort Reliance, soit environ cinquante-six degrés centigrades au-dessous de zéro.

— Il reste à prouver, dit Nicholl, que Fourier ne s’est pas abusé dans ses évaluations. Si je ne me trompe, un autre savant français, M. Pouillet, estime la température de l’espace à cent soixante degrés au-dessous de zéro. C’est ce que nous vérifierons.

— Pas en ce moment, répondit Barbicane, car les rayons solaires, frappant directement notre thermomètre, donneraient, au contraire, une température très-élevée. Mais lorsque nous serons arrivés sur la Lune, pendant les nuits de quinze jours que chacune de ses faces éprouve alternativement, nous aurons le loisir de faire cette expérience, car notre satellite se meut dans le vide.

— Mais qu’entends-tu par le vide ? demanda Michel, est-ce le vide absolu ?

— C’est le vide absolument privé d’air.

— Et dans lequel l’air n’est remplacé par rien ?

— Si. Par l’éther, répondit Barbicane.

— Ah ! Et qu’est-ce que l’éther ?

— L’éther, mon ami, c’est une agglomération d’atomes impondérables, qui, relativement à leurs dimensions, disent les ouvrages de physique moléculaire, sont aussi éloignés les uns des autres que les corps célestes le sont dans l’espace. Leur distance, cependant, est inférieure à un trois-millionièmes de millimètre. Ce sont ces atomes qui, par leur mouvement vibratoire, produisent la lumière et la chaleur, en faisant par seconde quatre cent trente trillions d’ondulations, n’ayant que quatre à six dix-millièmes de millimètre d’amplitude.

— Milliards de milliards ! s’écria Michel Ardan, on les a donc mesurées et comptées, ces oscillations ! Tout cela, ami Barbicane, ce sont des chiffres de savants qui épouvantent l’oreille et ne disent rien à l’esprit.

— Il faut pourtant bien chiffrer…

— Non. Il vaut mieux comparer. Un trillion ne signifie rien. Un objet de comparaison dit tout. Exemple : Quand tu m’auras répété que le volume d’Uranus est soixante-seize fois plus gros que celui de la Terre, le volume de Saturne neuf cents fois plus gros, le volume de Jupiter treize cents fois plus gros, le volume du Soleil treize cent mille fois plus gros, je n’en serai pas beaucoup plus avancé. Aussi, je préfère, et de beaucoup, ces vieilles comparaisons du Double Liégeois qui vous dit tous bêtement : Le Soleil, c’est une citrouille de deux pieds de diamètre, Jupiter, une orange, Saturne, une pomme d’api, Neptune, une guigne, Uranus, une grosse cerise, la Terre, un pois, Vénus, un petit pois, Mars, une grosse tête d’épingle, Mercure un grain de moutarde, et Junon, Cérès, Vesta et Pallas, de simples grains de sable ! On sait au moins à quoi s’en tenir ! »

Après cette sortie de Michel Ardan contre les savants et ces trillions qu’ils alignent sans sourciller, l’on procéda à l’ensevelissement de Satellite. Il s’agissait simplement de le jeter dans l’espace, de la même manière que les marins jettent un cadavre à la mer.

Satellite fut projeté au dehors. (Page 49.)

Mais, ainsi que l’avait recommandé le président Barbicane, il fallut opérer vivement, de façon à perdre le moins possible de cet air que son élasticité aurait rapidement épanché dans le vide. Les boulons du hublot de droite, dont l’ouverture mesurait environ trente centimètres, furent dévissés avec soin, tandis que Michel, tout contrit, se préparait à lancer son chien dans l’espace. La vitre, manœuvrée par un puissant levier qui permettait de vaincre la pression de l’air intérieur sur les parois du projectile, tourna rapidement sur ses charnières, et Satellite fut projeté au-dehors. C’est à peine si quelques molécules d’air s’échappèrent, et l’opération réussit si bien que, plus tard, Barbicane ne craignit pas de se débarrasser ainsi des débris inutiles qui encombraient le wagon.