Autour d’un Candidat/Texte entier

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COLLECTION BAYARD — N° 44


Marthe FIEL



Autour d’un Candidat




5, RUE BAYARD — PARIS-8e.

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Autour d’un Candidat



CHAPITRE PREMIER


Mme de Fèvres aimait s’occuper de politique. Son mari ne partageait nullement cette tendance. Il n’aimait que le calme et se plaisait sur sa terre, sans se mêler aux luttes.

En vain sa femme lui représentait-elle que la France allait périr s’il ne s’essayait à la régénérer, en vain agitait-elle devant lui cent choses en « isme » pour le stimuler, le bon M. de Fèvres, qui avait soixante-cinq ans, répondait :

— Que les autres se débrouillent. Je suis vieux ou je me sens tel. Je me suis dévoué en tant qu’archiviste à la Bibliothèque nationale, et maintenant je ne désire plus que la belle paix au milieu des villageois qui entourent mon château.

— Vous n’êtes qu’un égoïste, Monsieur ! répliquait Mme de Fèvres avec un dédain plein d’impétuosité.

— Mais non, je veux me reposer, ma chère amie ; on voit bien que vous n’avez pas passé votre vie sur les degrés d’une échelle. J’ai assez atteint de sommets de rayons, sans être tenté par les échelons de la politique.

— Trêve d’esprit, Monsieur. On ne se repose pas quand on sait que la patrie a besoin de vous !

Ces conversations se renouvelaient une ou deux fois par jour depuis que la châtelaine savait quels candidats se présentaient dans la circonscription. Elle ne pouvait pas supporter l’idée d’un tel abandon.

Mais elle ne pouvait rien contre l’apathie de son mari. Cependant, le châtelain était populaire. On l’aimait pour sa bonté, son laisser-aller démocratique, ses conseils, sa générosité et cette politesse qu’il conservait jusque dans la familiarité.

Mme de Fèvres enrageait que cette popularité ne servît pas. Il eût passé comme une muscade, et sa femme aurait pu régenter le pays à son aise.

Elle brûlait d’organiser, de dominer, et se désolait encore à soixante ans de ne pas être née homme. Elle se sentait l’âme d’un brasseur d’affaires, les pensées d’un ministre et l’assurance d’un empereur.

Pour le moment, il ne s’agissait que d’un député et elle en voulait au gouvernement de ne pas laisser élire les femmes.

Quand elle avait ainsi exhorté au courage son époux invincible, elle allait trouver sa fille Jeanne et se lamentait :

— Ton père est insensé ! Il a tous les atouts dans la main et il va laisser cette merveilleuse chance à un concurrent sans scrupules. C’est criminel.

Sa fille essayait de la calmer. Elle approchait de la trentaine et ne voulait pas se marier. Elle avait une piété profonde et un dévouement jamais en défaut.

À Paris, elle menait des œuvres et son temps était toujours trop court.

Dans cette propriété placée à cinquante kilomètres de la capitale, ses journées lui paraissaient un peu longues. Cependant, elle passait des heures à enseigner le catéchisme aux enfants, à visiter les malades, à les soigner, à orner l’église. Mais le village était petit et les pauvres peu nombreux.

Elle eût désiré, elle aussi, que son père se mêlât des destinées du pays. Mais elle le savait irréductible, n’aimant pas les responsabilités.

Le député actuel, très aimé, était malade et on craignait qu’il ne voulût plus conserver sa place. Le suppléer pour le remplacer au besoin eût été utile. Mais Jeanne savait que son père aspirait à vivre paisiblement et le comprenait dans ce désir de tranquillité.

Elle cherchait un biais pour satisfaire sa mère et sauver son père des récriminations.

Elle exposa son idée :

— Maman, nous n’avons qu’une chose à faire… Puisque papa est si rétif… cherchons un candidat…

Mme de Fèvres se saisit de l’idée :

— C’est une trouvaille d’or ! Dire que je n’y avais pas songé… Mais qui allons-nous dénicher ?

Ces dames passèrent au crible toutes leurs relations. Elles le firent avec prudence et réflexion. Il ne s’agissait pas de s’abuser et de se repentir, après coup, d’un choix fâcheux.

Enfin, au bout de quelques jours de méditation, Mme de Fèvres jeta son dévolu sur un jeune avocat parisien de leurs amis.

Il savait parler, ne manquait pas d’éloquence, et semblait persuasif. Son physique était agréable et ses principes n’étaient pas sujets à fluctuation. Il saurait donner un exemple communicatif à ses électeurs.

Il s’appelait Marcel Gémy, comptait trente-deux printemps, possédait une fortune honorable et vivait avec sa mère qui était veuve d’officier.

Mme de Fèvres ne cachait pas sa joie et laissait son mari en repos.

— Plus je creuse cette idée, disait-elle, plus je crois que Marcel doit être notre candidat. C’est l’homme qu’il faut. Grâce à nous, son avenir est clair, il deviendra ministre.

— Attendons qu’il soit député !

— Tu as raison… Pourvu que ton père ne découvre aucun inconvénient à notre décision !

Mme de Fèvres alla trouver son mari qui arpentait la terrasse de son domaine, les mains dans les poches et la pipe aux lèvres.

— Amédée, j’ai à vous parler.

— L’audience est ouverte… Parlez, ma chère amie…

— Puisque vous ne voulez rien tenter pour les destinées de votre pays, je vous ai choisi un remplaçant.

— Quoi ! vous voulez divorcer ?

— Ne dites pas de gros mots, Monsieur ! Vous savez, comme moi, que nos principes nous interdisent les termes actuels. Nous sommes mariés depuis trente-cinq ans et nous y resterons aussi longtemps que Dieu voudra bien nous laisser sur terre.

— Je respire, mais votre exorde étant plein de menace, j’ai cru…

— Le moment est sérieux, interrompit Mme de Fèvres avec dignité, je vais vous parler politique.

— Seigneur, ayez pitié de moi !

— Il y aura ici, annonça la châtelaine sans daigner s’apercevoir de cette exclamation peu charitable, un candidat qui sera le mien, le nôtre par conséquent. Je vous serais obligée de ne pas contrecarrer nos intentions qui sont en vue du salut de tous.

M. de Fèvres savait qu’on ne pouvait déraciner une idée du cerveau de sa femme, surtout quand elle l’estimait juste.

Il répliqua donc d’une voix sage :

— Je resterai neutre… et puis-je savoir quel est le malheureux qui…

— Ce sera Marcel Gémy.

— Quoi, ce cher bon garçon ?… Je ne le savais pas aussi militant. Je me figurais qu’il me ressemblait. À qui se fier ! Lui qui me racontait que de lutter même contre un réquisitoire le plongeait dans le marasme. Ah bien, c’est une surprise. Quand on a du mal pour défendre un individu, comment vouloir prendre la défense d’un pays ! Eh ! ce petit Marcel ! Il vous a écrit ?

— Non… C’est Jeanne et moi qui l’avons choisi… c’est notre candidat.

— Cela change ! Il ne sait pas ce que l’on projette contre lui. Et vous venez me demander mon avis ? vous êtes bien aimable, ma chère. Faites donc comme vous l’entendrez. Je vous préviens seulement que je ne veux être pour rien dans vos intrigues. Je me réserve seulement de dire mon opinion à Marcel s’il accepte.

— Vous n’allez pas commettre la mauvaise action d’empêcher ce jeune homme de faire son devoir ?

— Je ne lui dirai rien au préalable, ce ne sera que s’il accepte, vous répété-je.

— Ah ! je vous reconnais là, Monsieur… Quand Marcel sera élu, vous changerez de ton en proclamant partout que vous êtes l’instigateur de cette bonne idée.

— Faites-le toujours élire, ma chère amie, et il sera temps ensuite d’entendre ce que je proclamerai…

Le bon M. de Fèvres rompit là l’entretien en disant :

— Je vais chez mon garde… j’ai même envie de lui porter une bouteille de vieux vin…

— Si encore votre popularité servait à quelque chose !

— Eh ! ne vous servira-t-elle pas ? Vous allez poser dessus un candidat… Pourvu qu’il ne soit pas trop lourd, car le socle me semble fragile…

— Vous êtes trop pusillanime… Ayez donc un peu d’énergie… soyez quelqu’un !

— Eh ! je suis un brave homme qui entretient ses concitoyens dans l’horreur de la boisson et qui essaye de les diriger vers le chemin de l’église au lieu de celui du cabaret…

— Je sais, et M. le curé vous en sait gré !…

— Ça, c’est gentil de me lancer cette petite douceur… Je vais en profiter pour vous donner un conseil, si vous me le permettez… Invitez donc d’autres personnes en même temps que Gémy et sa mère… Une famille ou deux avec leurs filles, ce sera fort bien…

— Pourquoi cela ?

— Cela vous aidera dans votre dessein et ce sera mieux pour le public… Il ne faut pas que l’on croie que Jeanne est fiancée avec Marcel :

— Quelle idée ! Tout le monde sait que Jeanne ne veut pas se marier…

— Très bien… agissez comme bon vous semblera…

M. de Fèvres abandonna la place tandis que sa femme réfléchissait.

L’utilité d’inviter d’autres personnes en même temps que les Gémy ne lui semblait pas absolue, mais elle pensa que ce serait plus gai. Le candidat y gagnerait en amabilité, en entrain.

Puis, les invités pourraient faire une propagande qui ne serait pas à dédaigner. Plus on possède d’éléments pour gagner une cause, plus on accroît ses chances.

Après en avoir discuté avec Jeanne qui trouva que ce serait parfait, l’on chercha de nouveau quels seraient les amis susceptibles de venir faire un séjour au château.

Mme de Fèvres pensa à une compagne de couvent, Mme Lydin, veuve qui vivait petitement avec sa fille. Elles seraient enchantées toutes les deux de cette heureuse aubaine qui leur donnerait la facilité de réaliser quelques économies.

Mme Lydin était intelligente avec un soupçon d’utilitarisme et elle saurait entrer dans les vues de l’élection à préparer.

Sa fille était insouciante et ne voyait que la minute présente. Elle riait et chantait, bonne, aimable, sans complications.

Puis, il y avait la famille Lavaut. Lui, était un officier en retraite, nanti d’un fils qui s’occupait de recherches sur les coléoptères ; d’une fille, douée d’une timidité extrême. Quant à Mme Lavaut, c’était une femme qui affichait des airs de lassitude, mais qui cachait une volonté trépidante que peu de personnes soupçonnaient, à part sa famille.

Il fut donc décidé que ces invités seraient avisés au plus tôt de l’hospitalité qui les attendait.

Mme de Fèvres était dans son élément. Elle avait des lettres à écrire, des ordres à donner, un labeur intéressant à envisager.

Jeanne était ravie d’avoir ses amies près d’elle. Marcel Gémy fut sollicité le premier naturellement.

Sa réponse témoigna de quelque étonnement que l’on eût pensé à lui pour une affaire aussi grave. Il aurait peut-être décliné cette offre, mais il avait une mère qui nourrissait une ambition sans bornes pour son fils.

Quand il dévoila le dessein de Mme de Fèvres, le premier mot de Mme Gémy fut :

— Accepte…

— Ai-je les capacités voulues ?

— Qui les aurait, mon enfant ?

Obéissant à cette suggestion adornée de mots convaincants comme ceux de « devoir à remplir », « bonne cause à enlever », « mission sacrée », Marcel envoya son adhésion et annonça son arrivée en compagnie de sa mère.

Ce fut du délire dans l’âme de Mme de Fèvres. Jusque-là, elle craignait un refus, mais cette acceptation lui parut d’un excellent augure, et elle ne rêva plus que triomphes.

On ferait une publicité digne de la cause, du pays et du héros.

Les autres invités furent pressentis et leurs réponses furent enthousiastes.

Ils ne s’attendaient pas à une semblable fête. Les de Fèvres n’habitaient ce château que depuis deux ans car il appartenait auparavant à un vieil oncle décédé depuis ce moment.

M. et Mme Lavaut eurent un élan vers le ciel qui leur envoyait des mois inattendus de villégiature, sans bourse délier.

Leur fils Alfred se réjouit d’aller à la chasse aux papillons et aux insectes.

Son père lui dit :

— Je pense qu’après ce séjour, tu auras le courage d’entrer dans un bureau… La vie devient de plus en plus chère…

— Mais je travaille, papa !

— Oui, sans rien gagner…

— Je ne suis pas ambitieux… mes coléoptères, mes papillons, mes…

— Tais-toi, tu me rends malade…

Leur fille Louise fut enchantée autant que sa bonne petite nature put le témoigner. Vivre parmi les fleurs et les oiseaux, sous l’égide de Jeanne si dévouée, la comblait d’aise. Elle n’aimait pas l’agitation de Paris et songeait que le séjour de vacances serait écourté à cause de la cherté ! Donc, se trouver à la campagne dans de telles conditions la rendait presque exubérante.

Mme Lavaut en oubliait ses façons de femme toujours lasse. Elle supputait l’économie appréciable qu’allait lui rapporter cette invitation et elle montrait une ardeur nouvelle à commander son mari et ses enfants.

Elle se hâta de faire des emplettes de vêtements de campagne, traînant à sa suite la pauvre Louise qui s’effarait devant les jolies robes que sa mère lui achetait :

— Tu comprends, nous allons dans un château, chez les de Fèvres qui sont très riches… Tu pourras peut-être trouver à te marier… Je ne veux rien négliger pour ton avenir…

— Mais ces robes sont trop belles… Jeanne est mise si simplement…

— Jeanne est une religieuse parmi le monde… Toi, c’est autre chose…

Louise ne répliqua plus. Elle savait que sa mère avait toujours raison. Si Mme Lavaut se reconnaissait des torts, elle ne les avouait jamais, et elle feignait un évanouissement afin qu’on ne lui en parlât pas.

Louise ne voulut pas, dans le magasin, tenter cette épreuve.

Chez Mme Lydin, le bonheur fut identique. La veuve se débattait dans les affres d’une décision à prendre en vue des vacances, et cette invitation inespérée la transporta dans une joie rarement ressentie. Elle appela sa fille Isabelle et lui lut cette bienheureuse lettre avec volubilité.

Isabelle, qui était une jolie jeune fille, rit gaiement à cette nouvelle et félicita sa maman.

— Je suis sûre que c’est Jeanne qui a pensé à nous… Je la trouve si bonne, si zélée pour faire plaisir…

— N’exagère pas… Je n’aime pas cette tendance… Jeanne est bonne, c’est certain, mais il se peut aussi qu’elle s’ennuie et elle remplit le vide de son château…

Mme Lydin eut un ton amer pour prononcer ces paroles. Elle avait une propension à trouver que la vie lui était cruelle. Le vilain péché d’envie la visitait de temps en temps, bien qu’elle s’en repentît ; elle se croyait propre à devenir la plus impeccable châtelaine du monde si elle avait seulement eu quelque château à sa disposition.

Elle trouvait que les de Fèvres étaient trop riches et qu’elle ne l’était pas assez.

Elle poussa un soupir devant ces destins irrémédiables et se dit qu’il fallait accepter sans trop de retours sur soi les choses agréables qui survenaient. Elle essayerait de profiter de son mieux de cette hospitalité. Jeanne, si désintéressée, comprendrait peut-être son cœur de mère et compléterait-elle, dans un élan, la dot d’Isabelle.

Le mariage de sa fille était son angoisse secrète. Sa nature, légèrement orgueilleuse, souffrait de cette malchance qui s’acharnait. Après avoir fait d’elle une veuve prématurée, elle la poursuivait dans sa fille qui manquait avec une insouciance impardonnable des partis avantageux.

Isabelle riait. Avec une insouciance et une philosophie qui paraissaient déconcertantes à sa mère, elle ne songeait pas à son avenir.

Prenant le jour comme il venait, elle ne comprenait pas le besoin d’intriguer. Elle voulait bien se marier, mais si cela ne présentait aucun effort. Qu’un bon garçon se présentât, elle était prête à l’accepter, mais elle ne consentait à aucun travail d’approche.


CHAPITRE II


Tous les invités de M. et Mme de Fèvres étaient réunis au château. Les visages éclataient de satisfaction. Le confort, la bonne chère, l’accueil aimable des hôtes charmaient tout le monde.

Le candidat, bien au courant de ce que l’on attendait de lui, entrait dans son rôle avec conscience. M. de Fèvres s’était emparé de M. Lavaut et tous deux arpentaient le territoire sans se mêler aux menées des autres. Peut-être faisaient-ils de bonne politique sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.

Dans le pays on était surpris par ce candidat imprévu. Mais comme son prédécesseur semblait ne plus vouloir lutter, on s’occupait de ce nouveau venu. On estimait les de Fèvres et on regardait d’un œil bienveillant et un peu malicieux ce jeune homme aux bonnes manières qui ne dédaignaient pas de serrer des mains calleuses.

Mme de Fèvres conduisait la campagne avec sagesse et autorité. Elle était psychologue et l’âme des foules ne la prenait pas au dépourvu.

Il y eut d’abord un peu de flottement dans les rapports entre les invités, comme avec les électeurs, mais au bout de quelques jours chacun avait jugé et adopté la situation. Mme de Fèvres encourageait Marcel Gémy comme on tapote la joue d’un enfant.

Elle lui répétait sur tous les tons que tout allait fort bien et que son concurrent était complètement dans l’ombre.

Cependant, elle ne prenait pas son parti de ne pas être secondée par son mari.

En vain Jeanne lui assurait-elle que cela n’avait aucune importance, Mme de Fèvres estimait que cette grande affaire eût été mieux menée avec cet appui masculin.

Marcel défendait M. de Fèvres qu’il trouvait excellent. Il était presque tenté de penser qu’il accomplissait de meilleure besogne avec son silence que la châtelaine avec tout son tapage, mais ces réflexions-là, il les gardait pour soi.

Sa mère et lui connaissaient les de Fèvres depuis toujours. À Paris, ils ne se voyaient pas beaucoup parce que le temps va vite.

Il n’avait aucune affection particulière pour les châtelains qu’il voyait avec plaisir et qu’il quittait sans peine.

Mme Gémy était plus flattée que son fils par toutes les adulations qu’on leur prodiguait. Bien qu’assez ambitieuse pour son enfant, elle affichait une résignation un peu ennuyeuse. Elle jouait à l’humilité, ce qui agaçait Marcel qui était franc et digne. Il aimait sa mère et s’interdisait de la juger, mais il lui venait que par moments, elle eût pu prendre un maintien moins gémissant. Évidemment, elle subissait l’influence de son nom.

Mme de Fèvres la réconfortait sans arrêt en lui assurant que le jeune homme réussirait. Mme Gémy ne trahissait pas sa joie d’entendre ces affirmations répétées et elle s’enfermait dans un pessimisme voulu qui eût été déprimant à la longue.

Jeanne, malgré sa bonté, ne pouvait supporter cette manière de faire, et dans une franchise un peu brusque, elle disait à Marcel :

— Mais votre mère ferait tout manquer si on l’écoutait !… Elle dissout l’énergie en parcelles !…

— Elle aimerait tant que je réussisse !… elle n’a que moi au monde et elle me voudrait toutes les fortunes et toutes les gloires…

— Comment peut-on tenir à tant de choses ! répliquait Jeanne.

Pendant ce temps, Mme Gémy conversait avec Mme de Fèvres.

Enfoncée dans une bergère, elle disait en soupirant :

— Pourvu que ce petit ne se fasse pas d’ennemis…

— Il en aura, ma chère amie, soyez-en sûre… ripostait la châtelaine en son âme de combative… mais un homme politique doit s’y attendre… Votre fils a du courage et cela ne l’effrayera pas… Quant à vous, il faudra vous aguerrir… vous allez devenir un centre de projets, un reliquaire de secrets, une vraie puissance.

Mme Gémy, dans son orgueil flatté, riposta vivement en s’oubliant :

— J’y compte bien !

Mais, réveillée subitement de son rêve de grandeur, elle murmura :

— C’est-à-dire que j’aime l’effacement, l’obscurité, je suis une femme si simple, si simple…

Mme de Fèvres quittait vite ce sujet afin de ne pas amener des paroles inutiles.

D’ailleurs, la solitude était vite rompue par l’intrusion de MM. Lavaut et Lydin. Chacun, dans la demeure, était libre d’agir comme bon lui semblait, mais ces dames ne se quittaient guère.

Les jeunes filles jouaient au tennis ou s’occupaient à quelque travail sous les ombrages du parc ou encore entreprenaient une promenade.

Elles jouissaient de leur rencontre inattendue. Elles se voyaient assez à Paris, étant du même cercle, mais elles ne pensaient pas séjourner de compagnie. Elles s’en montraient enchantées.

Il n’en était pas de même des mères.

Mme Lydin, arrivée avant Mme Lavaut, avait fondé les plus grands espoirs sur ce séjour. Voyant Marcel Gémy installé au château avec le projet d’être futur député, une émotion lui avait fait battre le cœur.

Elle savait que Jeanne ne voulait pas se marier et elle s’imagina que Mme de Fèvres, dans un grand élan de solidarité maternelle, l’avait invitée pour conclure un mariage entre Isabelle et Marcel.

Elle en avait su un gré immense à la châtelaine et elle débordait de paroles affectueuses envers son amie et de tactiques savantes envers la mère du candidat.

Elle vantait sa fille sans arrêt, la plaçait sur un piédestal, parlait de ses qualités ménagères, des arts qu’elle cultivait, de son talent de maîtresse de maison, de façon à étourdir Mme Gémy.

Celle-ci n’était pas sotte et avait flairé tout de suite le piège.

Cependant, deux jours après, les Lavaut étaient survenus et Mme Lydin en avait été complètement déroutée. Elle avait jeté un regard aigu sur Louise et s’était dit : Il va falloir jouer serré… je croyais que mon amie de Fèvres visait Isabelle pour son candidat, mais serait-elle machiavélique au point de donner de l’espoir à deux mères ?

Il ne fallait pourtant pas montrer une déconvenue de mauvais ton. La politesse, les sourires fleurirent à jet continu.

Mme Lavaut, de son côté, quoique toujours lasse et recrue de fatigue, avait eu son intérêt éveillé en voyant Marcel Gémy.

Elle non plus ne douta pas que sa chère amie ne nourrît un but secret en réunissant là sa fille et ce jeune homme qui serait un mari parfait.

Elle blâmait pourtant que l’on eût invité Isabelle Lydin, mais elle pensait que Mme de Fèvres, dans sa bonté agissante, avait voulu donner des vacances sans frais à la veuve et à sa fille.

Elle désirait vivement marier Louise, qui, d’un caractère timide, ne se faisait jamais valoir. C’était une enfant douce et pieuse qui passait sans bruit dans la vie.

Elle s’occupait de bonnes œuvres, et à Paris elle donnait beaucoup de ses heures dans un dispensaire. Là, sa jolie nature s’épanouissait, et elle savait trouver des mots heureux pour réconforter et panser les plaies morales et physiques.

Elle était ravie d’être aux côtés de Jeanne et d’Isabelle.

Elle admirait beaucoup la première, qui était son aînée de quelques années. Elle savait tout le bien qu’elle accomplissait sans s’en targuer et elle prenait exemple sur elle.

Quant à Isabelle, son caractère ne connaissait pas plus l’envie que la jalousie. Elle ne pensait pas au mariage, et quand sa mère lui exposait la nécessité de réaliser cet état au plus tôt, elle ne pouvait que rire.

Elle eût aimé se rendre utile en exerçant un métier, et se disait que le jour de ses vingt-cinq ans elle n’hésiterait pas à chercher une situation. Si un mari se présentait, tant mieux, mais elle était décidée à ne pas se mettre en quête pour le conquérir.

Mme de Fèvres ne se doutait guère de ce que ses amies espéraient.

Elle était bien trop accaparée par la candidature de son protégé pour réfléchir à cette question secondaire qu’était le mariage. Elle y était d’autant moins préparée que Jeanne ne voulait pas se marier, et elle se figurait que toutes les mères étaient aussi tranquilles qu’elle.

Aussi fut-elle fort surprise, quand Mme Lavaut, un matin, se trouvant seule avec elle, lui dit à brûle-pourpoint :

— Que je suis contente de pouvoir causer avec vous un peu à cœur ouvert… Aussi charmantes que soient nos amies, on ne peut tout dire devant elles. Si vous saviez combien je vous suis reconnaissante de nous avoir invités ! J’ai deviné tout de suite dans quelle bonne intention…

Mme Lavaut négligeait tout à fait de paraître lasse. L’énergie brillait dans ses yeux. Elle était vive et enjouée.

Mme de Fèvres fut d’abord décontenancée par cette attaque directe et ne sut pas trop quoi répondre. Elle n’avait aucune raison pour décourager cette mère, ne sachant pas ce que l’avenir réservait. Il se pouvait que Marcel s’éprît de Louise.

Cependant, elle sentait le besoin de détromper Mme Lavaut, ne serait-ce que pour Mme Lydin qui aurait pu en avoir de l’ombrage.

Elle accusait mentalement son mari de l’avoir amenée à une gaffe de première grandeur et elle se promettait de ne pas lui cacher son opinion.

Elle répondit donc :

— Mon Dieu, chère amie, je serais enchantée d’être la cause indirecte d’un mariage entre Louise qui est charmante et Marcel qui ne l’est pas moins… Cependant, j’avoue ne pas avoir envisagé cette éventualité… Je pense surtout à la candidature de notre futur député…

Mme Lavaut était un peu désarçonnée, mais la politique était de ne pas le montrer ; elle riposta donc habilement :

— Je comprends que, par délicatesse autant que par prudence, vous ne vouliez pas m’avouer votre dessein secret… Je reconnais là votre intelligence et votre cœur, mais vous n’êtes pas sans savoir que Louise est une enfant timide qui n’aime pas aller de l’avant… Il faut qu’elle soit aidée, et qui pourrait mieux le faire qu’une excellente amie, qu’une bonne et chère amie comme vous ?

Mme de Fèvres était un peu agacée et elle répondit avec la brusquerie qui revivait parfois chez Jeanne :

— Vous me comblez et vous m’embarrassez grandement… Je ne puis prendre parti pour vous, chère amie, ce serait déloyal pour Mme Lydin…

— Quelle belle âme vous avez !…

Justement la châtelaine s’avouait que son âme manquait de beauté parce qu’il lui venait à la pensée qu’elle avait eu tort d’inviter la famille Lavaut. Il allait peut-être surgir des complications dont on n’avait nul besoin.

Heureusement pour elle, Mme Lydin surgit à point pour rompre les chiens. Elle aperçut Mme Lavaut pleine d’animation et elle en fut surprise.

À part soi, elle se demanda :

— Que se passe-t-il ?

Puis, tout haut, elle s’écria :

— Chère Madame Lavaut, votre lassitude s’est-elle donc si prestement dissipée depuis tout à l’heure ?

L’interpellée prit immédiatement un air brisé et murmura d’une voix mourante :

— Je n’en puis plus… Parler me fatigue abominablement…

Mme de Fèvres s’empressa de s’esquiver pour échapper à toute attaque. Elle commençait à deviner que Mme Lydin nourrissait les mêmes espérances que Mme Lavaut.

À vrai dire, elle le souhaitait maintenant, trouvant que c’était le seul moyen d’éviter les responsabilités. Mais elle pestait contre tous ces imprévus… Il eût été si simple de demeurer entre soi pour s’occuper du candidat…

Quand Mme Lavaut et Mme Lydin furent laissées en présence, elles se jetèrent d’abord un coup d’œil scrutateur. Ne lisant dans leurs regards réciproques qu’une innocence de nouveau-né, Mme Lydin prononça :

— Cette chère amie est toute à son élection !

— Oui, elle se donne beaucoup de mal, repartit Mme Lavaut.

— Je crois que cela l’amuse, continua Mme Lydin un peu énervée. Entre nous, elle aime l’intrigue et la domination.

— Je la trouve très bonne, interrompit Mme Lavaut, et très charitable…

Mme Lydin s’imagina que cette parole lui était décochée parce qu’elle médisait et aussi parce qu’on la savait sans grands moyens, et elle riposta humiliée :

— Avec une fortune pareille, ce serait criminel de pas faire le bien… Elle se doit de dépenser sans compter… Mais Mme de Fèvres poursuit un but : elle veut marier sa fille avec Marcel Gémy afin de devenir une personnalité dans ce pays…

— Comment !… je croyais que Jeanne ne voulait pas se marier ?

— On dit cela, et puis, un beau jour, l’ambition vous empoigne… On songe plus à la situation qu’au mari… On veut être la dame influente…

Mme Lavaut était totalement désorientée et ne se sentait plus du tout le cœur de défendre Mme de Fèvres qu’elle jugeait maintenant un abîme d’hypocrisie.

Elle murmura :

— Je ne prévoyais pas cela… Mme de Fèvres paraît si franche… Et puis, si ce projet était sérieux, nous aurait-elle invités tous ? Nos filles pouvaient devenir des rivales de Jeanne…

— Eh ! n’est-ce pas humain, chère amie, de montrer à de malheureuses mères le bonheur que l’on a, soi, de voir sa fille bien casée ?… Le monde est vilain… Marcel Gémy est riche, agréable, intelligent… il aura une place prépondérante dans la contrée… Que peut rêver de mieux une jeune fille ? Ses sentiments ne peuvent que varier devant une telle perspective…

Mme Lavaut n’écoutait plus. Tout son bel optimisme gisait comme une loque devant elle.

Que Jeanne voulût se marier anéantissait toutes ses meilleures combinaisons. Elle se voyait déjà belle-mère d’un sénateur, en attendant d’être celle d’un ministre.

Elle s’en voulait d’avoir accepté cette invitation qui, au bout de quelques jours, lui apportait déjà une semblable déception.

Elle ne remarquait pas l’air triomphant de Mme Lydin qui lisait sur le visage de la concurrente toutes les pensées qui tourbillonnaient dans son âme.

En son for intérieur, la mère d’Isabelle se disait : je vais avoir le champ libre… Isabelle est une beauté, et pour peu qu’elle veuille s’en donner la peine, elle peut devenir la candidate élue… Il faut que je lui fasse la leçon… Elle a une occasion sensationnelle de se marier et je ne veux pas qu’elle la laisse échapper…

Les deux dames se quittèrent. Mme Lydin était impatiente de causer sérieusement avec sa fille et Mme Lavaut éprouvait le besoin d’un peu de solitude pour réfléchir.

Elle pensait qu’elle allait perdre son temps dans ce château et qu’elle eût mieux fait de conduire ses deux enfants sur une plage un peu plus tard, où ils auraient pu faire des connaissances utiles.

Son fils aussi la préoccupait. Elle était désolée de le voir sans situation fixe.

Attraper des papillons ne constituait pas une profession que l’on pût proclamer avec gloire.

À ce point de ses réflexions, Mme Lavaut eut une lueur qui la transfigura.

Puisque Jeanne voulait se marier, pourquoi Alfred ne se mettrait-il pas aussi sur les rangs ?

Le candidat pouvait être blackboulé et Jeanne ne l’épouserait sûrement pas… Elle serait contente de prendre un attrapeur de papillons qui était sans succès, sans doute, mais aussi sans défaites… Il gérerait la propriété, serait châtelain, courrait dans les prés pour sa collection de lépidoptères… Quelle trouvaille ! Mme Lavaut n’était pas loin de se trouver un génie…

Puis, l’inspiration allant avec le courage, elle se dit que si Jeanne épousait Alfred, le candidat restait libre et qu’il pourrait encore échoir à Louise.

Ainsi, d’une pierre elle ferait deux coups. Mme Lavaut n’avait pas trop de temps pour insinuer ces idées dans le cerveau de ses deux enfants, et elle courut à leur recherche avec la souplesse d’une jeune fille.

Son visage était rayonnant. Elle souriait. Elle rencontra d’abord son mari qui fut tout interloqué par le sourire qu’elle lui jeta en passant, mais sans s’arrêter.

Il lisait, calé dans un fauteuil, et il trouvait la vie bonne dans cette tranquillité campagnarde, lui qui aimait la paix et le silence comme son ami de Fèvres.


CHAPITRE III


Pendant que Mme Lavaut soliloquait, Mme Lydin agissait déjà. Elle appela sa fille, et, sous prétexte de lui essayer un paletot de laine qu’elle lui tricotait, elle l’emmena dans sa chambre. Elle tira le verrou, ne voulant pas être dérangée. Isabelle regardait sa mère dont le visage l’inquiétait. Elle la savait nerveuse et se demandait comment se comporter. Un mot, parfois, déclenchait des phrases pénibles, selon que Mme Lydin voyait la vie en noir ou en rose.

Or, Mme Lydin arborait à ce moment-là un visage inattendu, composé de fébrilité, de joie et de malice, le tout recouvert d’une irritation contenue.

Elle commença :

— J’ai à te parler sérieusement, Isabelle…

— Bien, maman…

La jeune fille eut un clair sourire.

— Il ne s’agit pas de rire niaisement et de t’amuser comme une enfant…

— Mais ne sommes-nous pas en vacances, de bonnes vacances aussi prématurées qu’inattendues ?

— Tant qu’on n’a pas atteint un but, il n’est pas de vacances, sache-le… Ton avenir va se décider durant ce séjour…

— Mon avenir ?

— Oui, ce Marcel Gémy… il faut que tu l’épouses…

Isabelle contempla sa mère durant quelques secondes. Elle ne s’attendait nullement à cette injonction catégorique. Elle ne savait pas trop quoi répondre, et elle prit le parti de rire comme à son ordinaire :

— Ah ! maman… il ne songe guère au mariage !… C’est un bon camarade avec qui on plaisante sans songer aux décisions graves… Quand nous composons ses discours aux électeurs, tu ne peux t’imaginer ce que nous pouvons nous amuser…

— Comment !… vous les composez en chœur, ces discours-là ?

— Parfaitement… Chacune de nous apporte son idée et je t’assure que c’est plein d’imprévu… Tu penses qu’après ces séances, on ne voit plus Marcel Gémy comme un mari… Tu m’as toujours affirmé que le mariage était si sérieux…

— Eh bien ! ce mariage-là sera un mariage gai, voilà tout… reprit Mme Lydin qui adoptait d’autres principes… Tu l’épouseras… Tu vas me faire le plaisir d’avoir un autre maintien… Tu te montreras un peu moins écervelée et plus aimable pour ce futur député…

— Non… non… cela ne serait pas naturel ! et si Marcel me faisait un compliment, je ne pourrais pas m’empêcher de penser à la manière dont il nous a débité son discours : Chers électeurs… Tu sais, il mettait la main sur son cœur, comme cela…

Isabelle tentait d’imiter Marcel en prenant la pose, mais Mme Lydin, impatientée de se voir si mal comprise, s’écria :

— Assez… tu m’irrites… Tu l’épouseras, ou sans cela nous partirons immédiatement sans perdre notre temps ici… Il faut que tu te maries… nous ne pouvons continuer à vivre seules toutes les deux, sans un conseiller pour nous aider… Les femmes seules sont grugées, volées de façon pitoyable… Il faut que cela change… J’en ai assez de te promener, de te faire valoir… Cela m’enrage de voir tes amies qui se marient et qui ne te valent pas, tandis que je suis là à te regarder vieillir… Tu ne mets aucune bonne volonté à fixer ton avenir… Tu as vingt-quatre ans, ne l’oublie pas !

— Cela ne m’émeut pas… J’ai résolu, dès que j’en aurai vingt-cinq, de prendre une occupation intéressante… Tout le monde n’est pas forcé de se marier… Regarde Jeanne… elle est fort utile par ses œuvres et ne s’ennuie jamais… Elle ne pense guère au mariage…

— Pour le moment peut-être, riposta Mme Lydin qui se souvenait de ce qu’elle venait d’avancer à Mme Lavaut, puis Jeanne est riche…

— Enfin… je ne vais cependant pas aller demander Marcel Gémy en mariage !

— Assurément non… mais tu peux lui montrer quelques-unes de tes qualités… Enfin, au lieu de porter toujours cette même petite robe, tu pourrais t’habiller plus coquettement… À quoi servent les toilettes que je t’ai achetées ?

— Mais, maman, ce n’est pas la peine que je les use ici… Nous nous asseyons sur des bancs moussus… nous allons dans les bois où il y a des ronces…

— Eh bien ! dorénavant, tu t’assiéras sur des bancs convenables, tu n’iras plus dans les bois et tu feras quelques frais de toilette…

Mme Lydin, sur ces mots, prit sa fille par la main et l’entraîna vers sa chambre afin qu’elle revêtit sans tarder une robe habillée pour le dîner.

Pendant que cette scène se passait dans les chambres d’Isabelle et de sa mère, une scène à peu près semblable se déroulait entre Mme Lavaut et sa fille.

Mais cette mère avait un peu plus de mal parce que Louise s’obstinait à ne pas comprendre ce qu’elle désirait.

Pour la quatrième ou cinquième fois, Mme Lavaut répétait :

— Essaye un peu de pénétrer mon idée, Louise… Si nous avons accepté l’hospitalité de cette poseuse de Mme de Fèvres, ce n’est pas pour mon plaisir… Il s’agit de tirer profit de ce séjour… je veux que tu épouses le futur député !…

— Moi !… jamais je n’y arriverai… c’est trop difficile !…

— Trêve de niaiserie !… Tu me feras le plaisir d’être un peu moins sotte et de ne pas te laisser distancer par cette pécore d’Isabelle… Car je suis sûre qu’elle vise Marcel Gémy…

— Ils feraient un couple bien assorti… dit rêveusement Louise.

— Tais-toi, tu m’exaspères !… Tu ne vas pas négliger une si belle occasion de devenir quelqu’un…

— Cela m’est égal… Pourvu que mon mari soit bon, soit pieux et travailleur… le reste m’importe peu…

— Et qui te dit que Gémy n’a pas ces qualités-là ?… L’avantage qu’il a sur tes prétendants éventuels, c’est que nous le connaissons… Tu auras donc l’intelligence d’être aimable avec lui et sa mère… Tu l’approuveras, lui, et tu feras des compliments à Mme Gémy sur sa merveille de fils…

— Comme tu dis ces choses, maman !… On dirait que tu te moques déjà de ton gendre…

— Ah ! tu commences un peu par te réveiller… J’ai bon espoir que tu sauras conquérir le candidat…

— Tu en fais un candidat à deux fins !… mais ne compte pas sur moi, maman… Jamais je ne ferai de grâces près de Marcel Gémy… j’aurais bien trop peur qu’il ne se figure que je veuille l’épouser…

— Mais il le faut, fille stupide !… C’est justement ce qu’il doit deviner…

— Non, maman, ne m’oblige pas à cela… Se marier est vraiment trop compliqué, et je ne veux pas me donner un tel mal…

— Quel calvaire d’avoir une enfant pareille !… je suis morte de lassitude…

Mme Lavaut s’appuyait, les yeux fermés, sur le dossier de son siège.

Louise dit doucement :

— Vraiment, je dois être bien dure à manier, car tu parais bien lasse, en effet…

Mme Lavaut soupira en murmurant :

— Jamais les enfants ne comprendront le mal que se donne une mère pour leur bonheur…

— Mais, mon bonheur, maman, est de rester paisiblement à ton côté… En ce moment, on dirait que c’est ta propre satisfaction que tu cherches…

— Tu n’es qu’une impertinente, ma fille… Laisse-moi me reposer, puis envoie-moi ton frère…

Louise ne se fit pas répéter cet ordre. Elle se sauva presque en courant, heureuse d’échapper à cette conversation qui troublait la tranquillité de ce séjour qu’elle trouvait si charmant jusqu’à cette heure.

Elle retourna près de ses amies et reprit son travail interrompu, mais dans son esprit roulaient sans cesse les recommandations maternelles.

Épouser Marcel Gémy ! Elle n’y songeait guère. Rien qu’à l’idée de revoir le jeune homme avec ce dessein dans la tête, la rendait rose jusqu’à la racine de ses cheveux blonds.

Elle ne se doutait guère qu’Isabelle, assise près d’elle et riant pour un rien, dans une toilette élégante, se tourmentait pour la même cause.

Mme Lavaut, durant ce temps, réellement lasse des efforts qu’elle avait faits pour convaincre sa fille, restait écroulée dans son fauteuil en attendant Alfred.

Il arriva environ une heure après, assez inquiet de ce que sa mère allait lui communiquer. Sa sœur n’avait pu lui donner aucun renseignement devant Isabelle et Jeanne.

— Enfin, te voici… l’accueillit aigrement Mme Lavaut.

— Mais, maman… j’ignorais que tu eusses besoin de moi… Je chassais des papillons dans un pré lointain…

— Tu me feras la grâce de délaisser ce stupide passe-temps, interrompit fermement Mme Lavaut, pour t’occuper de choses plus utiles… Je t’ai trouvé une situation où tu pourras chasser tant que tu voudras, mais il s’agit d’abord de la gagner…

— Vrai… fit Alfred intéressé.

— Oui, tu seras au milieu d’un parterre plein de délices et les papillons voltigeront à ta portée…

— Mais ce sera le paradis !… Je ne vois qu’un berger ou un roi pour avoir une situation pareille !

— Sois sérieux… Il y a des positions intermédiaires…

— Ne me fais pas languir, maman !

— Eh bien !… deviens le mari de Jeanne de Fèvres…

— Hein !… moi ?… clama Alfred en sautant sur ses pieds… mais cette chère Jeanne m’enverrait promener avec tous les honneurs qui seraient dus à une semblable requête !… Elle ne veut pas se marier. Elle a arrangé sa vie au milieu de ses pauvres, de ses malades, de ses dévouements multiples… Elle est liée à cent causes plus louables les unes que les autres. On l’admire, mais on n’oserait pas l’épouser… À la première parole que je lui soufflerais de ces choses, son regard me clouerait sur place !…

— Comme tu parles bien, mon fils, brusqua Mme Lavaut… Quand on est si bon avocat, on sait convaincre. Donc, tu persuaderas Jeanne qu’il lui faut un mari pour gérer sa propriété, et que ce mari sera toi…

— Mais… mais… comme tu y vas… maman !

— Je ne veux pas m’être déplacée pour rien… Ta sœur enlaidit, et toi, tu as l’air d’un idiot avec ton filet à papillons… Que ce filet serve à quelque chose !… Que ce château et ces prés soient pour toi, avec le papillon qu’est Jeanne… Voilà une chasse d’importance !…

— Mais, maman, il me semble que tu parles encore mieux que moi, seulement, je crois que tu vises trop haut… Jeanne n’est pas pour moi…

— Qu’ai-je donc fait au ciel, s’écria Mme Lavaut, pour que mes enfants soient aussi dénués d’ambition !… Tu as une occasion unique de devenir quelqu’un, de te poser… et tu la laisses fuir !… C’est insensé !… Ah ! si je n’étais pas une faible femme !…

Mme Lavaut retomba de nouveau sur son fauteuil.

Alfred en profita pour s’éclipser. Il n’aimait pas les scènes. Doué d’une philosophie calme, scrupuleux à sa manière, il laissait les autres arranger leur vie pourvu qu’on lui abandonnât la libre disposition de la sienne.

— Épouser Jeanne, monologuait-il en s’enfuyant à grandes enjambées vers un petit bois, quelles prétentions ! C’est une femme admirable dont pas un homme ne serait digne, et d’autant moins un être falot comme moi !… Il faut que maman me trouve joliment bien pour avoir une idée pareille ! Pauvre maman… Je suis peut-être beau, après tout !… et plus intelligent que j’en ai l’air… Épouser Jeanne ! phumm !…

Alfred eut un sifflement qui voulait signifier une respectueuse sympathie pour celle qu’il considérait comme une femme supérieure et inaccessible.

Il allait, fort agité, à travers le bois. Des papillons bleus se posaient sur des fleurs, mais il ne les voyait pas. Ils dansaient en groupe devant lui, mais le discours de sa mère le hantait trop.

— Ce n’était pas la peine de gâter mon séjour ici par une telle tempête ; je suis submergé, envahi, presque englouti par une idée aussi extraordinaire.

Dans sa marche inconsciente, Alfred se retrouva presque devant le mur de la propriété. Il ne reconnut même pas Jeanne qui rentrait d’un bon pas.

Elle l’interpella :

— Alfred… vous devenez aveugle ?

— Non… oui !… ah !… je ne vous avais pas vue…

— Je m’en doute… Je suis contente de vous rencontrer… vous allez m’aider à porter ce paquet…

Alfred s’aperçut seulement que la jeune fille était chargée. Elle revenait de chez une malade et s’était offerte à lui faire repriser quelques hardes. Elle portait un ballot de vêtements…

— Je… je vais le prendre… répondit Alfred machinalement.

Il était si troublé, si mal à l’aise, que Jeanne ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir.

Elle lui demanda :

— Que vous est-il arrivé ?

— À moi ?… mais rien du tout… je pensais que… je pensais…

— Allons, reprenez vos esprits !… vous avez sûrement manqué une belle proie aujourd’hui pour être dans un état pareil.

— Non… non… ce n’est pas cela…

— Ah ! je savais bien qu’il y avait autre chose !…

— Pas du tout… Je crois que j’ai reçu un coup de soleil, et je ne sais plus ce que je dis…

Alfred essaya de se dominer, mais il songeait :

— J’aimerais mieux affronter une horde de cannibales que de voir le regard tranquille de Jeanne se poser sur moi, si je risquais le moindre aveu…

Les deux jeunes gens rentrèrent ensemble. Mme Lavaut les vit qui s’avançaient dans la grande allée bordée de platanes.

Jeanne était sereine comme toujours et Alfred était calme comme d’habitude, mais la mère ambitieuse vit dans ces attitudes naturelles une aurore nouvelle.

Quelques moments après, quand elle put s’approcher de son fils, elle lui chuchota :

— Bravo ! bravo !… mon grand !… tu auras le château, les prés et les bois… Ah ! tu es habile… tu es le fils de mon intelligence…

— Mais, maman…

— C’est bien, mon enfant… Tu reconnais au moins les sacrifices que tes parents ont consentis pour toi… Nous serons récompensés dans ta richesse future…

Heureusement pour Alfred sur des charbons ardents, M. de Fèvres et M. Lavaut venaient vers eux, et le dernier disait :

— De mon temps, les candidats étaient moins jeunes et cela n’en était que mieux… Aujourd’hui, un blanc-bec se présente, il aligne des phrases et les gogos sont gagnés à sa cause… Je ne dis pas cela pour Gémy qui est un homme cultivé et qui sait raisonner, quoique, entre nous, il prenne un peu son mandat à la légère…

— Eh ! c’est une candidature de femme !… interrompit M. de Fèvres, bougon.

— J’ai vu le maire… il a l’air content… je crois que Gémy passera…

— Tant pis !…

— Comment, tant pis ?

— Eh oui !… je serai bouleversé dans ma quiétude, la propriété sera la proie des Gémy et surtout celle des électeurs de ma femme… Gémy est le candidat… mais ma femme sera le député !… en attendant qu’elle soit ministre…

— Oh ! n’allez pas si vite…

Mme Lavaut écoutait ces paroles avec délices, tandis qu’Alfred s’esquivait encore une fois, désespéré.

Comment convaincre sa mère que nulle entente ne pouvait exister entre Jeanne et lui ?… Comment la dissuader d’un projet aussi déraisonnable ?

Il chercha le candidat pour se distraire et le trouva dans un kiosque de jardin en train de composer un discours :

— Ah ! vous avez de la chance, mon cher… on vous laisse la paix…

— Vous vous imaginez cela !… vous en avez de bonnes !… si vous croyez que je m’amuse !

— Comment ! vous non plus, vous ne vous amusez pas ?

— Sérieusement, vous trouvez cela drôle d’être un candidat ? Je serre des mains toute la journée, je trinque sans arrêt, je parle sans discontinuer, je promets tout ce qu’on me demande… Regardez… le chemin de fer doit s’arrêter ici… là… encore ici… Un marché doit être ouvert ici… une foire doit avoir lieu là… une fontaine, deux fontaines… là… un abreuvoir, ici… l’électricité, là… un puits, ici… une église, là… un prêtre, ici… un instituteur adjoint, là… et j’en passe !…

Alfred paraissait insensible à cette énumération. Il répondit :

— Tout cela n’est rien… vous aurez du temps… vous viendrez à bout des fontaines et des foires… Si vous étiez à ma place, ce serait beaucoup plus triste…

— Que vous arrive-t-il donc ?

— Ah ! mon ami, maman veut me marier…

— Cela vous ennuie ?

— Je n’aime que l’indépendance…

— Mais la femme qu’on vous destine est peut-être aimable et vous serez un beau papillon qu’elle épinglera sur une planchette… et vous serez content d’avoir vos ailes clouées…

— Hélas ! la femme que maman veut que j’épouse ne tient pas à se marier… C’est une sainte que je vénère…

— C’est Jeanne de Fèvres ?

— Vous l’avez deviné… je vois qu’on ne peut rien vous cacher…

— Mon sens divinatoire n’a aucun mérite… Il n’y a qu’une jeune fille sur la terre comme celle que vous décriviez, c’est Jeanne… J’avoue que moi non plus je n’aurais pensé une minute à l’épouser…

— Vous me faites du bien… je vais aller dire cela à maman…


CHAPITRE IV


Mme Gémy, sous des dehors presque indifférents, était très préoccupée au sujet de son fils. Elle écoutait avec le plus grand intérêt les récits que l’on faisait de telle ou telle visite, de telle rencontre ou de telle parole rapportée.

Le repas du soir était ordinairement le moment où l’on développait ou commentait tous ces thèmes. Le plus ferme espoir régnait dans la demeure. Mme de Fèvres grandissait en importance. Elle ne négligeait aucun détail démontrant que le moindre pouvait avoir sa portée.

Chacun l’écoutait et se laissait conduire. Elle invitait le maire, qui, tout heureux de causer avec des personnes cultivées, tout en s’asseyant devant une table bien servie, payait la maîtresse de maison en belles espérances et en compliments. Pour ne pas s’aliéner les adjoints, on les invitait aussi, et comme l’instituteur était agréable, on le conviait de temps à autre pour connaître son opinion.

M. le curé tenait la place d’honneur et parlait de son vieil ami, le député malade. On lui souhaitait longue vie, mais il ne fallait pas qu’il se représentât…

Les habitants étaient comblés d’attentions et les paysans riaient silencieusement en les acceptant. Nul n’aurait pu définir ce qui se cachait derrière ce rire. Était-ce la conquête définitive ou simplement la malice qui plissait finement leurs yeux et tirait leur bouche ?

Marcel Gémy essayait de percer leurs sentiments secrets, mais rien ne transparaissait dans leurs réponses.

Le concurrent faisait beaucoup de frais. Avait-il des chances ? On les supputait.

En général, le maire prétendait que celles de Gémy étaient plus certaines. Si par hasard il insinuait que le candidat des de Fèvres perdait du terrain, la châtelaine s’empressait de le réinviter afin de lui montrer son devoir et celui de ses administrés. Il repartait plein d’enthousiasme.

Mme Gémy, qui tenait beaucoup à être mère d’un député, passait par toutes les angoisses du monde. Elle admirait le calme de son fils qui s’était fait une raison : Élu il ferait son devoir, non élu, il se replongerait plus fermement dans sa carrière d’avocat.

Dans l’intimité, la mère harcelait son fils et lui donnait quelques directives. Elle se révélait dans son genre, aussi tenace et autoritaire que les trois autres dames dans leurs projets.

Trop absorbée à mesure que le jour du vote se rapprochait, elle fuyait ses amies. Elle ne pouvait suivre une conversation. Il arrivait cependant qu’elle ne pût s’échapper de quelque entretien. Mmes Lavaut et Lydin la recherchaient avec opiniâtreté, mais comme elles désiraient l’une et l’autre la voir seule, le but était plus difficile à atteindre.

Mme Lavaut cependant la découvrit dans un petit bois attenant au parc et dans lequel elle se croyait à l’abri de toute surprise.

Mme Lavaut ne put retenir une exclamation de joie en la voyant. Enfin, son charme enjôleur allait pouvoir s’exercer, et elle seconderait sa fille. Étant mère, elle savait ce que l’on peut dire aux mères, ce qui a le don de les séduire, ce qui est nécessaire pour leur ouvrir les yeux, afin de les aiguiller dans la voie où l’on veut les mener.

— Chère Mme Gémy !… Comment ! on vous a laissée seule, dans des heures semblables !… Je vous cherche partout afin de vous soustraire à la solitude qui doit être angoissante… La veillée des armes, quoi !

— En effet, je suis fort angoissée… et je fuis le monde…

— Il ne faut pas… Une peine partagée est moindre… votre émotion est la nôtre…

— Je n’ai plus de force et ne puis tenir en place…

— Eh bien ! promenons-nous sous cette voûte de verdure…

— Je veux bien…

Mme Gémy quitta le banc rustique qu’elle occupait et marcha près de Mme Lavaut.

Elle l’écoutait distraitement, puis, soudain elle demanda, s’arrêtant net :

— Croyez-vous qu’il sera élu ?

— Mais naturellement… Louise m’en parlait encore tout à l’heure… Cette petite a des pressentiments étonnants… Elle juge avec une infaillibilité extraordinaire…

— Elle ne se trompe jamais ?

— Jamais…

Mme Lavaut crut le moment opportun de lancer une phrase décisive et elle ajouta :

— Quelle femme précieuse elle serait pour un homme politique !

Mme Gémy ne parut pas comprendre l’allusion, elle répondit vivement :

— Nous lui trouverons un mari…

Mme Lavaut fut complètement démontée par cette riposte aussi rapide qu’imprévue. Elle jugea que Mme Gémy était un peu sotte et que la manière forte serait la meilleure avec elle.

Reprenant l’offensive, elle poursuivit :

— Louise a des idées arrêtées… elle ne veut pas d’un mariage arrangé entre deux familles… elle veut laisser son cœur parler… Ce qu’il lui faudrait, c’est un mari dans le genre de… de… votre fils par exemple, simple et mondain, gai et réfléchi… Puis, son rêve est d’avoir une belle-mère aimante, elle a un tel fond de dévouement, d’affection, qu’elle veut absolument gâter et dorloter sa belle-mère…

Devant ce coup droit, Mme Gémy balbutia, non sans un effort pour être gracieuse :

— La chère petite…

Mme Lavaut, triomphante, pensa qu’elle avait gagné une bonne partie du terrain. Elle continua toutes grâces dehors :

— Je vais vous dire son secret, mais oubliez-le dès que je l’aurai trahi : elle vous aime beaucoup, beaucoup, mais elle craint de vous le laisser voir parce que l’on pourrait croire que sa sympathie est intéressée. Mais, Dieu merci !… ces sentiments-là sont bannis de notre famille… La grande école de l’oubli de soi… voilà notre doctrine !…

Mme Gémy, pour ponctuer cette conclusion pleine d’emphase, dit mollement :

— Elle est belle…

Mme Lavaut ajusta une riposte qui faisait son affaire et elle s’écria :

— Louise ?… ah oui ! mais c’est une beauté qu’il faut comprendre !… Plus de quarante demandes en mariage depuis l’année dernière, mais elle les a toutes refusées !

— Comme elle a eu tort !… soupira Mme Gémy.

— Oh ! Madame, ne dites pas cela, supplia plaintivement Mme Lavaut… Elle se réservait pour celui qu’elle aime…

Par crainte de complications embarrassantes, Mme Gémy s’écria à son tour avec une vivacité sans courtoisie :

— Ne me dites pas qui !…

Mme Lavaut faillit être de nouveau déconcertée. Mais l’esprit d’à-propos la servant encore une fois, elle murmura suavement :

— Eh bien ! puisque vous savez si bien deviner, je ne dis pas le nom… Ah ! ces mamans que l’on croit occupées de politique et qui devinent les secrets… acheva-t-elle malicieusement.

Mme Gémy, comprenant qu’elle avait fait fausse route, essaya de se rattraper en disant :

— Mais je n’ai rien deviné du tout !… Je n’ai pas voulu savoir le nom en question parce que les secrets me pèsent…

Mme Lavaut la regarda d’un œil noir de colère. Elle sut cependant garder une politesse mondaine. Son sourire fut un peu moins ouvert et elle continua de converser sur des sujets anodins, alors qu’elle pensait :

— Elle m’a jouée, mais elle n’aura pas le dernier mot.

Mme Gémy, de son côté, soulagée de voir que l’entretien se détendait, songeait :

— La politique n’est qu’un jeu à côté de ces assauts-là !

Elles firent quelques pas vers l’habitation. Aussitôt qu’elles furent en vue, Mme Lydin qui cherchait partout Mme Gémy se précipita au-devant elles, furieuse de se voir distancée.

Elle s’écria :

— Chère Madame Gémy ! savez-vous ce que nous avons fait, Isabelle et moi ?… Eh bien ! un portique de roses pour fêter notre député…

— Des roses… pour un homme !… fit dédaigneusement Mme Lavaut qui pâlit à l’énoncé de cette attention.

Mme Gémy interloquée répondit :

— Que je vous remercie !

— Nous nous imaginons absolument que c’est quelqu’un de la famille, renchérit Mme Lydin avec un sourire ensorceleur.

— Mais oui, c’est notre candidat… susurra Mme Lavaut.

— Que vous êtes bonnes, Mesdames…

Mme Gémy eût aimé se dérober et elle esquissa un mouvement de recul. Ses deux compagnes eurent le même, et elle fut forcée de rester dans l’encadrement qu’elles formaient.

À tout prendre, elle préférait les deux ensemble, plutôt que les attaques d’une seule. Malheureusement pour elle, Mme Lavaut fut appelée par son mari et elle resta en tête à tête avec Mme Lydin.

Elle jeta des regards désespérés autour d’elle comme si elle cherchait une issue pour s’enfuir, mais comme elle ne pouvait correctement se soustraire aux paroles de sa compagne sans motif plausible, elle se résigna.

— Comme nous sommes de cœur avec vous dans vos angoisses, chère Madame Gémy… Comme mon cœur de mère compatit à l’émotion qui doit vous étreindre en sachant votre fils sur la brèche !… C’est notre sujet de conversation constant avec Isabelle… Ah ! vous pouvez dire que vous êtes entourée au moins de deux affections sincères… Ma jolie Isabelle ne tarit pas d’éloges sur le candidat, ce charmant Marcel qui réunit tant de qualités à un si brillant talent d’avocat… Nous le verrons ministre, j’en suis sûre…

— Vous croyez ?

— N’en doutez pas une seconde !… Il a ce qu’il faut pour conduire les foules… Isabelle l’a compris tout de suite… De la façon dont il dit : mes chers électeurs… on sent que c’est un homme qui… que… Les expressions me manquent pour traduire ma pensée… Je suis une sensitive et quand je pressens ce qui peut éclore dans l’ombre, je suis terriblement émue…

— Quoi… que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous donc rien remarqué ?

— Mais non…

— Je ne devrais peut-être pas vous le dire… mais nos deux enfants sont créés l’un pour l’autre… mon cœur de mère l’a vu tout de suite… La beauté d’Isabelle, la distinction de votre fils vont de pair… Quelle autre femme ferait mieux dans le salon d’un ministre que ma fille si suprêmement élégante, si fine, si…

Mme Lydin s’arrêta, n’ayant plus de souffle. Ces mots jetés tout d’une haleine lui semblaient une victoire définitive. Mme Gémy ne répondait pas, donc elle était conquise.

Elle ne répondait pas, parce qu’elle étouffait d’indignation. Ces mères lui paraissaient de coupables personnes qui nuisaient à leurs filles. Elle cherchait une réponse convenable et elle lança sans à-propos :

— Quelle heure est-il donc ?

Mme Lydin la foudroya de l’éclair de deux yeux fulgurants et il fallut toute la bienséance mondaine, tout le cadre du château imposant, pour qu’elle gardât une impeccabilité de bon ton.

Mme Gémy profita de son désarroi pour lui exposer qu’à 6 heures du soir, elle tenait à rentrer dans sa chambre pour y dire un chapelet.

Elle s’excusa près de Mme Lydin et disparut rapidement, comme si elle n’avait entendu aucune des paroles révélatrices.

Mme Lydin la suivit du regard, clouée au sol comme une statue de la stupéfaction. Elle trouva que cette mère était d’une rouerie insondable.

Elle se dit que le fils serait plus facile à capter et elle se promit de ne pas se laisser dépasser par Mme Lavaut.

Elle regagna le salon et elle y vit tout le monde rassemblé, sauf Mme Gémy.

Dans l’un des angles étaient réunis Marcel et les trois jeunes filles, ainsi qu’Alfred. Ils étaient gais et paraissaient insouciants.

Isabelle riait de toute sa jeunesse, avec naturel.

Mme Lydin, satisfaite, s’assit dans le groupe des personnes graves.

M. de Fèvres racontait la promenade qu’il avait effectuée en compagnie de M. Lavaut.

— Et puis, nous avons rencontré un paysan qui avait légèrement bu et qui nous a dit que Marcel ne passerait pas…

— Hein ?… sursauta Mme de Fèvres… Mon ami, vous devriez vous exprimer avec plus de modération… Il est fort heureux que Mme Gémy ne soit pas parmi nous…

— Mais, chère amie, quand on se mêle de politique, il faut s’attendre aux vestes… la mère d’un grand homme fait d’avance le sacrifice de sa tranquillité !… Mme Gémy gémira plus d’une fois…

— Fi ! Monsieur… quel esprit facile !

— Je me garde de vouloir être spirituel…

— Vous croyez qu’il y a vraiment du danger pour notre candidat ?… demanda Mme Lavaut.

— Mais non… mais non… assura Mme de Fèvres, mon mari joue au mauvais augure… Il a un caractère malheureux et voit tout en pessimiste… Nous avons tous les atouts, tous… J’en parlais encore au maire, ce matin, il m’a affirmé que le concurrent n’avait ni chances, ni valeur…

M. Lavaut qui était un homme assez taciturne, et qui disait rarement des choses agréables, se crut obligé de protester :

— J’en ai entendu parler, de l’autre… Il a des chances… Quant à la valeur, il en possède… Vous savez que c’est le propriétaire d’un grand hôtel de Paris… Pour peu qu’il promette à ses électeurs de les nourrir pour rien quand ils viendront dans la capitale, notre candidat sera par terre…

— Pas si haut, Monsieur, pas si haut, voici Mme Gémy…

La mère de Marcel entrait, remise de sa promenade sous bois. Elle s’aperçut que Mmes Lydin et Lavaut lui préparaient une place près d’elles, mais, préférant ignorer cette attention, elle alla s’asseoir sur le canapé où se trouvait Mme de Fèvres.

La conversation prit une autre orientation jusqu’au moment où le maire survint, invité pour le dîner.

Mme de Fèvres l’accueillit avec une exubérance gracieuse, sachant qu’il avait de l’autorité sur les habitants.

— Vous êtes toujours content, Monsieur le maire, pas d’anicroches ?

— Aucune, Madame… tout va bien…

M. Gémy a parlé admirablement au banquet d’avant-hier où il a obtenu un franc succès…

Marcel quitta le groupe des jeunes pour se joindre à celui des « honorables », et il remercia le maire pour ses louanges.

— Ah ! vous parlez bien, c’est certain…

— Dites-nous, Monsieur le maire, si le concurrent a des chances égales ?

Le maire se recueillit quelques instants et prononça :

— On ne peut guère évaluer ces genres de moyens… chaque candidat procède avec les armes qu’il a dans la main et l’âme des électeurs est complexe…

La réponse n’était pas plus compromettante qu’explicite.

On annonça le dîner et Mmes Lydin et Lavaut, dans le brouhaha du déplacement, purent se glisser chacune près de sa fille et lui souffler :

— J’ai bien travaillé pour toi… J’ai conquis la mère…

Isabelle répondit par un beau rire, tandis que Louise répliquait :

— Ah ! maman, partons demain… Je ne veux pas être femme de député… cela doit être trop difficile…

À quoi, Mme Lavaut rétorqua avec des yeux menaçants :

— Tu seras femme de député… J’en ai assez de vivre dans une maison où personne n’a d’ambition…


CHAPITRE V


Cependant les deux jeunes filles, Isabelle et Louise, entendaient sans cesse les récriminations et les plaintes de leurs mères. Celles-ci, par amour-propre, tenaient absolument à ce que leur fille devînt la femme de Marcel.

Elles se regardaient maintenant comme deux ennemies, et ce séjour, accueilli avec tant de joie, menaçait de devenir le prélude de sérieuses escarmouches.

Le jeune homme ne se doutait en aucune façon de la guerre qu’il allumait. Pris dans le tourbillon d’une candidature, il commençait à se repentir d’avoir accepté les charges d’une telle responsabilité. Ces visites continuelles, cette amabilité de tous les tons, ce sourire perpétuel, ces requêtes sans nombre sous lesquelles sa bonne volonté s’anéantissait, toute cette salade composée, assaisonnée de plus de vinaigre que d’huile, le laissait ahuri.

Il se croyait un lutteur et il découvrait qu’il n’était bâti que pour la défensive.

Cependant, il ne voulait pas reculer. Du moment qu’il avait entrepris cette tâche, il désirait la conduire jusqu’au bout.

Il restait calme, sans nerfs, happant la moindre minute de repos afin de se ressaisir.

C’est ainsi qu’un matin, il fumait béatement une cigarette dans un abri de chèvrefeuille du parc. Il reprenait un peu d’oxygène avant de se lancer de nouveau dans la mêlée. Il n’y avait plus que huit jours avant le vote et il fallait tendre son énergie pour ne pas faiblir.

Alors qu’il entassait dans son imagination arguments sur arguments pour enlever l’enthousiasme de son parti, un bruit de pas sur le gravier l’arracha à son discours intérieur.

Sans le voir, Isabelle longea le kiosque de verdure où il était caché, mais la fumée de sa cigarette le trahit. Elle leva les yeux et le vit.

Isabelle rougit en pensant qu’elle tenait là l’occasion de rendre nette une situation qu’elle jugeait embarrassante depuis que sa mère visait le candidat pour gendre.

Résolument, elle lança en riant :

— Bonjour, Monsieur Marcel !

— Bonjour, Mademoiselle… Déjà dehors ?

— Par ce beau soleil, ce serait triste de rester entre des murs…

— Et vous n’aimez pas la tristesse, je le sais… Quand vous disparaissez d’une pièce tout s’assombrit…

Isabelle, heureuse de ce compliment, cacha sa joie sous un rire perlé qui s’égrena comme une cascade…

Elle dit :

— Il faut me pardonner… Les compliments, voyez-vous, c’est une nouvelle gaieté pour moi… Mais ne me prenez pas pour une écervelée parce que j’aime rire…

— Dieu m’en garde !… Vous devez savoir être grave… Le rire est bon, et s’il est gênant parfois, il est agréable et commode bien souvent…

— Gênant… pourquoi ?

— Eh bien ! supposez qu’un timide jeune homme désire épouser une jeune fille rieuse et qu’il le lui déclare après bien des hésitations… Vous voyez d’ici sa déconvenue si elle répond par un clair éclat de rire aux phrases péniblement rassemblées du malheureux…

— Oh ! je vois d’ici la figure du pauvre garçon !… avouez qu’elle ne manquerait pas de comique.

— Vous ne pensez pas à sa déception… lui qui attendait tremblant son arrêt ?

— Mais, parfaitement, je me l’imagine fort bien, répliqua Isabelle gaiement… Il aurait les yeux écarquillés et la main sur son cœur…

— Comme ceci ?… interrompit Marcel en prenant la pose plaisamment.

— Tout à fait… c’est d’un drôle achevé !… ah !… vous me faites rire aux larmes…

Isabelle, en effet, était prise d’un rire inextinguible, alors que Marcel, tenant toujours la main sur son cœur, restait figé dans la même attitude.

La jeune fille se sauva, le laissant seul, et elle se heurta à sa mère qui venait à sa recherche. Mme Lydin avait vu la scène de loin, et elle questionna sa fille en l’entraînant loin du kiosque :

— Marcel te faisait une demande en mariage ?

À cette pensée, la gaieté d’Isabelle redoubla et elle fit un signe négatif.

— Alors, poursuivit d’un ton aigre Mme Lydin, que faisait-il, la main sur son cœur ?

— Il jouait une comédie… ah ! nous avons bien ri !

— Oh ! ce rire qui m’exaspère !… s’écria la mère courroucée… Jamais tu ne comprendras le sérieux de la vie… jamais !… Tu as une occasion de devenir femme d’un sénateur, peut-être, et il faut que tu gâches tout par ce rire idiot qui te ridera avant l’âge !… Et te crois-tu spirituelle ?… C’est pour t’éviter une réponse, n’est-ce pas ? Cela t’est plus commode que de chercher une parole d’esprit… Tu ne penses donc pas que cela t’enlaidit ?… Cette grande bouche qui s’ouvre, ces yeux qui se plissent !… Non… tu es par trop simple… Tu ne sauras jamais te créer une existence intéressante… Ah ! que les mères sont malheureuses !…

Isabelle subissait la mercuriale sans l’interrompre. Elle sentait combien sa mère était déçue, mais elle n’y pouvait rien changer.

Marcel, lui, ayant fini son temps de repos, s’acheminait vers le pays afin de voir le maire.

Sa matinée se passa dans différentes corvées où il affermissait ses principes dans des paroles pleines de sagesse. On l’écoutait avec respect, on l’accueillait avec sympathie. On lui demandait conseil pour cent choses diverses, et il essayait de contenter chacun.

Il revint au château où Mme de Fèvres, de son côté, avait « travaillé » de son mieux.

Jeanne, paisible, continuait la propagande en secourant ses malades et en démontrant aux uns et aux autres qu’il fallait s’entr’aider.

On se retrouva pour le déjeuner. Tout le monde était gai, sauf Mme Lydin qui persistait à croire qu’Isabelle avait négligé une occasion qui ne reviendrait plus. Sûre de la victoire de Marcel, elle estimait qu’il fallait être aimable avec lui avant l’élection.

Elle dissimulait mal son mécontentement et se plaignait de migraine afin qu’on lui pardonnât son humeur sombre.

L’après-midi, chacun s’en alla de son côté, et Louise, qui voulait faire un bouquet pour l’église, se dirigea vers le jardin où des planches de fleurs s’alignaient à cet effet.

Sa moisson terminée, elle se dirigea vers une petite serre munie d’une table et de divers instruments pour couper, rogner et ficeler les gerbes. Elle y trouva Marcel venant de rapporter un sécateur.

La pauvre Louise pensa tout de suite aux espoirs de sa mère. Il fallait essayer de savoir ce que pensait ce candidat afin d’être tranquille.

C’était lourd pour sa timidité.

Elle dit donc avec assez de difficulté :

— Bonjour, Monsieur Marcel…

Elle s’arrêta, s’accusant d’avoir mis dans cette phrase un accent provocant.

Marcel lui répondit par jeu dans le ton bas qu’elle avait pris. Après cet échange de salutations, Louise ne sut plus que raconter, mais, s’exhortant au courage, elle recommença :

— Bonjour, Monsieur Marcel…

Le jeune homme la regarda, ne sachant pas d’où venait cette gêne. Louise, d’ordinaire, était timide, mais sans montrer cet embarras incompréhensible.

Il répliqua de nouveau sur le même mode, attendant la suite à cette introduction.

Louise, dans un grand élan d’énergie, poursuivit, au bout de quelques secondes de silence :

— Il fait bon dans cette demeure, au milieu de ces parterres… Les vacances devraient toujours durer…

— Toujours… vous avez raison…

Il y eut de nouveau un silence pendant lequel la jeune fille pensait :

— Que pourrais-je bien dire, grand Dieu !… le temps passe… les minutes se perdent, et je ne suis guère avancée dans ce que je voulais savoir…

Enfin, dans un effort inouï, elle parvint à murmurer :

— Ces courses doivent vous fatiguer, et sans cesse parler doit être bien ennuyeux…

— C’est gentil de prendre soin de ma santé !…

Louise devint rouge comme une cerise et elle eut une peur affreuse que Marcel ne crût là quelque avance de sa part.

Elle pensa, plus morte que vive :

— Oh ! il va croire que je veux l’épouser !

Alors, vivement, elle riposta :

— Mais non, ce n’est pas gentil du tout… je ne disais pas cela par amabilité, mais simplement pour animer la conversation…

— Très bien, Mademoiselle…

D’étonnement, l’accent de Marcel était devenu un peu sec. Les manières bizarres de la jeune fille le déroutaient.

Louise s’aperçut du mauvais effet produit et elle se blâma. Elle voulut pallier ses paroles malheureuses et lança bravement :

— La saison s’avance, le vote sera dimanche et ensuite on se séparera… Ce sera un peu triste après cette bonne camaraderie…

— C’est charmant ce que vous me dites là !… s’écria Marcel rasséréné.

La pauvre Louise, encore une fois, prise de scrupules sur sa hardiesse, se hâta d’effectuer un pas en arrière en s’exclamant :

— Je parlais sans réfléchir…

— Ah ! bien, riposta Marcel ironiquement, pour animer la conversation, sans doute !

— Vous vous moquez de moi !… Je suis pourtant assez malheureuse…

— Vous avez un chagrin ?… s’apitoya Marcel.

— Oui, mais je n’en puis parler…

— Alors, je n’insiste pas…

La conversation tomba, et Louise, dépitée par cet arrêt brusque, s’écria :

— Insistez, Monsieur Marcel !

Le jeune homme, complètement ahuri par ces mots étranges, regarda de nouveau la jeune fille. Il ne comprenait plus rien à cet échange de paroles qui tenaient du quiproquo.

Elle s’aperçut de l’étonnement qu’elle provoquait, et, pleine de confusion, elle s’enfuit en courant, délaissant sa gerbe de fleurs.

Marcel put l’entendre qui murmurait :

— Oh ! vous me jugez mal, c’est affreux !…

Il resta seul, et ses pensées, au lieu de retourner vers ses électeurs, s’arrêtaient sur l’énigme que venait de lui poser Louise par son étrangeté.

Les deux jeunes filles lui paraissaient également correctes et agréables, mais ses préférences allaient vers Louise. Il la trouvait bonne et simple et toujours prête à rendre service. Elle s’ingéniait à se rendre utile tout en restant silencieuse.

Le rire d’Isabelle lui pesait parfois. Prendre la vie en riant était l’indice d’un caractère que les contingences n’affligeaient pas, mais ce rire devenait une manie quand il se mêlait à tout.

Mais Marcel ne pensait pas à se marier.

Il n’était pas encore assez lancé dans sa carrière d’avocat pour se créer un foyer. Il voulait travailler encore et estimait que la solitude lui était nécessaire. Si un grand maître du barreau l’eût appelé près de lui comme secrétaire, la face des choses se fût transformée. Mais cette situation ne lui avait pas encore été proposée.

Puis, s’il passait député, il n’aurait plus le temps de penser à soi. Telle qu’il la comprenait, la mission de député était pour lui un sacerdoce. Les électeurs deviendraient ses frères, ses enfants, et il voulait se consacrer à eux avec une entière liberté d’esprit.

Louise donc, pour le moment, ne l’intéressait que par l’entretien bizarre et réticent qu’il venait d’avoir avec elle. Il la jugeait timide, mais pas à ce point. Il pressentait donc une cause à l’embarras qu’elle avait montré et il cherchait à quoi il pouvait se rattacher.

Cependant il oublia vite cet incident. Très préoccupé par les dernières préparations de sa candidature, il fut bientôt absorbé par tout ce qui la concernait. Il eut un long conciliabule avec le maire ; il échangea nombre de paroles avec l’adjoint, offrit à boire aux conseillers qu’il rencontra, et finalement promit une place au fils de l’un d’eux. Il rentra exténué de ses courses, avec l’âme un peu inquiète. Il sentait qu’il ne tenait pas le succès… À quoi voyait-il cela ?… Il ne pouvait l’expliquer.


CHAPITRE VI


Ce dimanche-là, chacun des invités de Mme de Fèvres fut très recueilli à la messe.

Quand Mme Gémy pensait que chaque homme du pays votait pour son fils, un grand élan de reconnaissance s’en allait de son cœur vers Dieu. Mais quand elle venait à songer que ces mêmes personnes pouvaient être contre lui, un frisson la secouait et elle se demandait comment elle supporterait cette disgrâce.

Pour se donner du courage, elle regardait de temps à autre Mme de Fèvres. Cette dernière, imposante, l’attitude dominatrice, semblait régner sur ses sujets. Il émanait d’elle un tel calme et une telle force que l’on se sentait invincible.

La pauvre Mme Gémy cessait ses gémissements intérieurs et se reprenait alors à espérer en l’heureuse solution.

Les dames Lavaut et Lydin priaient aussi pour le candidat. Elles appelaient de tous leurs vœux cette réussite afin que leurs filles fussent casées.

Leur cœur de mère se gonflait d’orgueil à la pensée du respect qu’auraient pour leurs enfants les habitants d’alentour.

Dans ce lieu saint, elles oubliaient l’humilité qu’elles auraient dû y avoir. Seul, le triomphe les transportait d’aise, car elles doutaient à peine que le résultat, selon leur souhait, ne fût pas le véritable.

Le candidat suivait sa messe avec ferveur. Peut-être semblait-il le plus détaché des contingences, ainsi que Jeanne, bien entendu, qui planait toujours avec les séraphins.

Il tenait son paroissien ouvert à la bonne page et ses yeux en lisaient le texte. De temps à autre, son regard allait vers le prêtre qui officiait. Il négligeait ceux qui l’entouraient et eût été fort étonné des ambitions maternelles qu’il soulevait.

S’il pensait par intermittences à sa candidature, il estimait maintenant qu’elle était mal préparée et que le temps lui avait manqué pour étudier à fond les caractères, les besoins et les aspirations de ceux qu’il voulait représenter.

Louise élevait avec confiance son âme vers le Seigneur. Elle ne pensait jamais à soi et désirait le bonheur de tous. Si le candidat choisi par Mme de Fèvres devait être le député, elle en serait enchantée puisque chacun semblait y attacher de l’importance. Mais s’il ne l’était pas, le malheur, selon elle, ne pèserait pas beaucoup dans l’univers.

Louise, dans son cœur candide, était donc philosophe à sa manière.

Isabelle riait aux anges. Elle lisait sa messe et regardait l’autel en souriant comme un être qui n’a rien à se reprocher et qui sait que le bon Dieu lui pardonnera ses fautes vénielles.

La sortie de la messe réveilla ces différents personnages de leurs agitations intimes.

La réalité les reprit et Marcel redevint l’homme politique, c’est-à-dire aimable pour tous, empressé avec un air qu’il s’efforçait de rendre non blasé.

On votait. Les paysans se dirigeaient vers la mairie et disaient bonjour en passant.

Mme Gémy leur trouvait un sourire goguenard ou un aspect sévère selon la seconde où était son état d’esprit.

Le déjeuner, quoique très bon, fut terne, malgré la gaieté qu’essaya d’y déployer M. de Fèvres. Mais tout le monde devenait préoccupé et ses efforts restaient vains.

Jeanne, comme son père, tentait de vaincre l’atmosphère inquiète qui régnait ; et Mme de Fèvres riait d’un rire qui n’était que de surface. Malgré son assurance coutumière, elle estimait qu’il valait mieux ne plus autant affirmer une réussite qui pouvait être un échec d’une minute à l’autre.

Les heures se traînèrent jusqu’au moment où M. de Fèvres, en compagnie de M. Lavaut, s’en alla aux nouvelles. Les jeunes filles étaient allées en promenade afin de distraire leur attente.

La nouvelle que rapporta M. de Fèvres fut inattendue…

Dans le salon frais, où ces dames étaient réunies, causant avec le candidat, il entra en clamant :

— Eh bien ! mon cher, vous êtes blackboulé !

— Blackboulé ?… cria Mme Gémy en s’effondrant dans son fauteuil.

— Blackboulé !… rugit Mme de Fèvres, comme si elle lançait une balle de revolver à travers la masse des électeurs.

Marcel Gémy seul ne disait rien. Un peu pâle cependant, il regrettait mentalement tous les efforts faits en pure perte.

— Vous avez des voix, reprit M. de Fèvres en s’adressant à lui, mais il vous en manque… D’ailleurs, vous ne pouviez pas lutter, car c’est notre député qui, se trouvant mieux, s’est remis subitement dans les rangs…

— Ah ! j’aime mieux cela !… s’exclama Marcel.

— En voilà une surprise !… s’exclama Mme de Fèvres, un peu vexée de son manque de perspicacité… Je ne me doutais pas de ce revirement…

— Peut-être a-t-il cru bon de sauver la cause, pose un peu brusquement M. Lavaut, son remplaçant lui semblait peut-être inexpérimenté…

— Il est certain, convint sagement Marcel, que je n’ai pas eu assez de temps pour m’assurer un franc succès…

— Vous avez toujours servi à conserver des voix à notre député malade… Il vous doit son élection… dit triomphalement Mme de Fèvres.

Marcel rit gaiement :

— Je constate que vous prenez votre défaite avec le sourire et c’est parfait… Nous allons nous montrer aux populations afin de leur faire constater votre belle attitude…

Cette scène rapide avait empêché Mmes Lavaut et Lydin d’exprimer leurs pensées.

Quand le député manqué fut hors de la pièce, ce furent des exclamations confuses où chacune de ces dames exhalait sa propre déconvenue.

Mme Gémy cria dans une explosion de désespoir :

— Je n’y survivrai pas !… C’est pire qu’un malheur, c’est une honte !

— Ma chère amie, ne vous désolez pas ainsi, intervint Mme de Fèvres qui, en vraie combative, prenait courageusement les choses… Il faut bien qu’il y ait un candidat vaincu, et le nôtre l’est avec l’honneur…

— Mais c’est mon fils ! clama Mme Gémy dans son orgueil déçu.

— Eh ! l’autre a aussi une mère… riposta dignement la châtelaine.

— Ah ! si Marcel m’avait écoutée, nous n’en serions pas là… Je n’aime pas la politique… Je ne pensais qu’à vivoter tranquillement dans mon appartement sans être mêlée à ces combats stupides… Nous voilà bien, maintenant !… Il faut partir d’ici comme de pauvres chiens battus…

— Ne soyez pas si amère… Puis, vous vous êtes prêtée de bonne grâce à nos projets… Ah ! si Marcel avait été favorisé, nul doute que vos paroles eussent changé de forme… En ce moment, vous êtes un peu contrariée, mais demain vous n’y penserez plus…

— Un peu contrariée !… mais je souffre, Madame !

— Ne vous désespérez pas… votre fils se représentera et…

— Jamais !

— On le connaîtra mieux, poursuivit la châtelaine, et vous serez fière de ses succès… Ce serait trop beau si l’on réussissait du premier coup !…

Mme de Fèvres, comme les caractères audacieux et énergiques, ne se courbait pas sous l’échec. Il la stimulait, au contraire. Être vaincue ne lui apparaissait pas comme une humiliation, mais comme une leçon. Ç’eût été un homme d’action de premier ordre.

Mmes Lavaut et Lydin observaient un silence diplomatique durant cette escarmouche. Leur espoir s’en allait à vau-l’eau…

Elles étaient encore sous le coup de la surprise que leur avait causée cette nouvelle, et elles se demandaient quelle devait être leur attitude.

Il leur semblait logique de considérer comme négligeable Mme Gémy et de reporter toute leur amabilité sur leur hôtesse.

Sans se communiquer leurs impressions, elles éprouvaient les mêmes et elles s’adressèrent à Mme de Fèvres. Ce fut Mme Lydin qui parla la première :

— Combien je partage votre ennui, ma chère amie !…

— C’est désagréable, répliqua Mme de Fèvres, mais les échecs ne m’atteignent pas… Je ne vois que le but… il est reculé, c’est tout.

Mme Lavaut s’exclama avec admiration :

— Quel beau sang-froid !

— Ce qui est désolant, reprit la châtelaine avec bonté, c’est que notre pauvre amie, Mme Gémy, est totalement désemparée…

D’un ton doctoral, Mme Lavaut lança :

— Il fallait s’y attendre… c’eût été de la sagesse…

Mme Gémy fut indignée par cette volte-face sans grâce et elle protesta :

— Comment… vous m’avez certifié vous-même que Marcel avait toutes les chances !

— Oh ! j’avais toute confiance, répliqua Mme Lavaut glaciale, mais mon mari prétendait que la jeunesse du candidat était un obstacle sérieux.

Mme Lydin, qui conservait un peu de rancune contre cette mère qui n’avait pas voulu la comprendre, eut une flèche empoisonnée :

— Il faut aussi certaines qualités.

— Mais il les a toutes !… cria Mme Gémy, ne me l’avez-vous pas affirmé ?

— Aucune ne lui manque… scanda Mme de Fèvres conciliante.

— Et on sait qu’il est sincère… tout le monde l’aime, poursuivit Mme Gémy, pleine de courage pour défendre son fils.

— Certainement… répondit légèrement Mme Lydin.

Mme de Fèvres reprit avec autorité :

— Il force toutes les sympathies… Il sera l’esprit d’une circonscription, comme il est l’âme de notre petit cercle… Nos filles elles-mêmes ne peuvent plus rien organiser sans lui…

Mme Lydin crut bon de protester avec véhémence :

— Oh ! permettez, chère amie, Isabelle suit simplement ses amies… elle est tellement insouciante !…

Devant ce recul manifeste, Mme Lavaut ne voulut pas qu’on la crût intéressée et elle jeta négligemment :

— Et Louise !… elle possède un détachement incroyable de tout !… C’est un nuage qui passe dans un ciel immuable…

Mme Gémy lança vers chacune des deux mères un œil plein de mépris et faillit riposter avec cruauté. Elle se contenta de penser à part soi :

— Je suis une puissance détrônée puisque les mères me renient…

Mme de Fèvres, voyant que la situation s’annonçait assez critique, voulut changer le cours des idées. Elle demanda donc l’avis de ses invitées au sujet d’une promenade en automobile. Il s’agissait de visiter des ruines situées à quelques kilomètres de là et de dîner dans les environs.

Mais ce projet n’eut aucun succès.

Mme Gémy ne se sentait nul courage et les dames Lavaut et Lydin avaient trop besoin de réfléchir pour se permettre une sortie aussi longue. Il fallait aviser au plus tôt pour l’établissement d’un nouveau programme. L’échec de ce candidat changeait complètement la face des choses.

Devant le peu d’empressement que montrèrent ses trois amies, Mme de Fèvres leur proposa une simple promenade dans le parc, ce qu’elles acceptèrent, en se proposant mentalement de prétexter une corvée quelconque pour s’y dérober.

Mme de Fèvres les fit passer devant elle pour sortir du salon. Habituellement, Mmes Lavaut et Lydin luttaient de grâce envers Mme Gémy qui était leur aînée, pour qu’elle passât la première partout. Donc, Mme Gémy, accoutumée à cette politesse, prit machinalement les devants et elle fut toute surprise de se voir distancée par les deux mères déçues.

Celles-ci la toisèrent avec un sourire protecteur et la laissèrent à leur suite.

Mme Gémy serait devenue blême de douleur quelques minutes auparavant, mais la résignation s’infiltrait doucement dans son cœur.

Elle comprenait le dédain de ses compagnes ainsi que leur ambition sapée. Elle murmura pour elle seule :

— C’est vrai, je ne suis plus rien maintenant…

Ce fut Alfred Lavaut, qui, revenant de la chasse aux papillons, annonça aux jeunes filles qui se promenaient la fâcheuse nouvelle :

— Mesdemoiselles, que vos beaux yeux pleurent !… le feu d’artifice que je comptais tirer ce soir en l’honneur de notre député ne servira pas !… Il est recalé aussi net que je l’ai été à mon baccalauréat.

— Quoi ! s’écria Jeanne, Marcel n’est pas élu ?

— Il n’est pas élu.

Isabelle et Louise restaient médusées sur place par ces paroles qui leur semblaient une plaisanterie.

Isabelle la première s’exclama en riant de tout son cœur :

— Cet Alfred ne pense qu’à nous berner… Je suis sûre qu’il invente cela pour nous taquiner…

— Mais non… protesta Alfred.

— Dites-nous la vérité, demanda Jeanne.

— Je vous l’ai dite ; Marcel est blackboulé…

— Comme il raconte cela drôlement, reprit Isabelle en joie… Ah ! je me réjouis pour le feu d’artifice…

— C’est une idée ! on le tirera quand même, cela nous distraira et nous fera oublier cette déconvenue…

Jeanne l’interrompit :

— Alors, c’est bien vrai ?

— Mais absolument…

— Comme Monsieur Marcel doit avoir de la peine, soupira Louise.

— Pas du tout… Je l’ai rencontré dans le pays… il serre des mains, il sourit et remercie pour les voix qu’il a obtenues… Il semble soulagé d’un fameux fardeau… Je le comprends, d’ailleurs… Ce que cela m’aurait désolé d’être député…

Cette profession de foi fut débitée avec une moue si profondément dégoûtée que les jeunes filles ne purent se tenir de rire.

Jeanne dit encore :

— Nous avions cependant fait de notre mieux… Je suis sûre que Marcel plaisait…

— Mais certainement… Seulement il y a le député malade qui s’est senti mieux et Marcel a dû lui céder la place…

— C’est donc lui qui est réélu ?… s’écria Jeanne. Ah ! que je suis contente…

— Vous voyez que tout s’arrange… dit plaisamment Alfred.

Ce fut dit d’un ton si comique qu’un nouvel éclat de rire d’Isabelle courut à travers le parc.

— Ah ! vous savez bien rire, Isabelle, et si vous attrapiez les papillons avec autant de maestria, ce serait joliment beau !

— Je sais fort bien, s’écria la jeune fille de plus en plus gaie… Tenez, en voici un !… parions que je l’attrape…

— C’est impossible quand on n’est pas rompu à son vol, c’est un Apollon…

— Vous allez voir !

Avec dextérité elle s’empara du filet, et au bout de quelques minutes de bonds, de sauts, de reculs et d’élans, elle happa triomphalement la bestiole.

— Hourra !… hurla Alfred… Il manquait à ma collection… voici trois jours que je le pourchassais sans succès…

Il battit un entrechat et remercia chaleureusement la jeune fille.

Isabelle dit :

— Ces papillons sont assommants d’avoir un vol en zigzag…

— Eh ! riposta le jeune homme, le bon Dieu l’a fait exprès, sans quoi les oiseaux, qui volent en droite ligne, fonceraient sur eux à tous les coups… ce vol fantaisiste déroute leurs ennemis… chaque bête de la création a son moyen de défense…

Isabelle devant cette leçon en oubliait de rire.

Durant ce temps, Louise commentait avec Jeanne l’insuccès de Marcel :

— Nous avons fait de notre mieux… et je ne regrette pas notre peine puisqu’elle a servi…

Louise murmura :

— Sa mère doit être dans un état lamentable… elle tenait beaucoup plus à cette élection que son fils lui-même…

— Votre remarque est juste, petite Louise… Mme Gémy péchait un peu par orgueil, mais ce sont là des choses que nous n’avons pas à juger… Ne désirons être quelqu’un que pour le bien d’autrui, et non pour en tirer des avantages où se mêle la vanité…

Tous les quatre se dirigèrent vers le château. Jeanne alla trouver sa mère qui lisait paisiblement sous une pergola :

— Tu es seule, maman ?

— Mais oui, ces dames m’ont abandonnée sous de vagues prétextes…

— Et Mme Gémy… comment supporte-t-elle l’insuccès de son fils ?

— Ah ! tu sais la nouvelle ?… Mon Dieu, elle la prend assez péniblement… Elle se fait un monde de cette aventure… Un peu plus et elle m’en voudrait sérieusement… Je n’y suis pour rien… Nous avons accompli notre devoir d’une manière irréprochable. Nous avons rendu un service signalé en retenant les voix… C’est un succès… Cela portera bonheur à Marcel…



CHAPITRE VII


Si Marcel Gémy n’était pas profondément affecté par la déconvenue qui lui arrivait, son amour-propre était cependant touché.

Il regrettait les heures perdues à se créer une popularité. Il savait qu’il n’était pas l’homme des masses et il avait multiplié les efforts pour le paraître. Il conservait jusque dans l’amabilité cet air un peu distant qui intimidait les simples.

Il se promettait bien de laisser là toute tentative politique. Son métier était ce qui lui convenait le mieux. Les causes à débrouiller dans le silence de son cabinet l’attiraient plus que le grand tapage de la publicité.

Il avait fini de serrer des mains, de remercier le maire et ses adjoints.

Il était en train de se reposer dans une logette feuillue quand Isabelle Lydin l’y trouva et s’écria :

— Je n’ai presque plus envie de rire !… Cela me fait vraiment beaucoup de peine de vous savoir ennuyé…

— Ah ! ne plus vous voir gaie serait un événement réellement extraordinaire… J’espère que cela ne vous arrivera jamais !… Je veux rire, moi aussi, et oublier ce cauchemar… Je veux revivre avec les jeunes… Ah ! je me sens libre !

— Vos discours étaient pourtant bien, et c’était joyeux de les composer…

Isabelle eut une cascade de rires qui s’égrena sans contrainte.

Marcel remarqua :

— Je constate que votre gaieté vous est pleinement revenue…

— C’est vrai, et c’est plus fort que moi… Mais quand je vois quelqu’un avec une figure un peu morne, cela déclenche le mécanisme de mon rire…

— Eh ! mais, cela peut prêter à des malentendus fâcheux…

— Vous êtes un peu choqué ?… Ce n’est que nerveux, je vous certifie…

— Je vous admire…

— Votre admiration est un peu moqueuse, il me semble ?

À ce moment, un appel retentit. C’était Mme Lydin qui cherchait sa fille.

— Je suis ici… Maman !… maman !… me voici…

Mme Lydin apparut, assez courroucée, si l’on en croyait ses sourcils froncés.

Quand elle aperçut Isabelle en compagnie de Marcel, ses traits se durcirent davantage et elle s’écria d’un ton menaçant :

— Tes amies te demandent !… Va les rejoindre tout de suite !…

Puis, sans un mot pour Marcel qui assistait muet à cette scène, elle entraîna sa fille. Quand elle fut à peine hors de portée du jeune homme, elle s’exclama :

— Mais tu es insensée !… Ce Marcel Gémy n’est plus un parti convenable !… Nous allons partir d’ici sans tarder…

— Oh ! maman… Alors, ce malheureux n’est plus bon à marier ?

— Il ne l’est plus pour toi…

— Je commençais justement à le trouver sympathique… Comme c’est ennuyeux !

— Veux-tu bien te taire ! Tu devrais cependant comprendre ces choses sans que j’aie à te les expliquer…

Isabelle ne répliqua plus. Elle suivit sa mère pendant que Marcel, un peu plus mélancolique encore, murmurait :

— Les mères ne me recherchent plus… Vanité… tout est vanité, a dit l’Ecclésiaste…

Pendant qu’il philosophait et s’essayait à reconquérir une sérénité qui n’était pas très éloignée, Louise survint.

La jeune fille était sincèrement affligée de l’échec du candidat. Elle savait que Mme Gémy tenait beaucoup à la réussite de son fils et cette atmosphère de déception la remplissait de malaise. Elle sentait sa timidité s’évanouir et ne rêvait plus que de réconforter le candidat malheureux.

Elle le cherchait pour lui exprimer sa tristesse. Elle tentait de repousser la gêne qui la paralysait dans des occasions exceptionnelles, et elle se disait qu’elle ne pourrait pas lui donner un mot de consolation si elle attendait.

Elle s’exhortait au courage en se disant :

— Maintenant qu’il est déprimé, je pourrai sans doute être plus agréable avec lui… Ce n’est plus un homme en vue, un député dont on veut l’appui, mais un pauvre être qui a été malmené par le sort.

À l’encontre de Marcel qui s’efforçait de regagner sa sérénité, Louise, pour s’encourager, le faisait descendre dans le plus noir marasme en son esprit. Cela lui permettrait de se montrer moins embarrassée devant lui.

Elle continuait de rassembler son énergie :

— Il me semble même que je pourrais l’épouser maintenant, puisque maman le désire… Il faudra bien que je me marie, et ce M. Marcel, qui sait se montrer si bon, ne me fait plus peur du tout… Je n’aurais pas voulu être la femme d’un député, non, mais la femme d’un avocat qui n’a pas beaucoup de causes me plairait assez.

En ressassant ces choses, Louise arriva sous la tonnelle et elle lança d’une voix douce :

— Bonjour, Monsieur Marcel !

Marcel sourit et répliqua :

— Vous me dites bonjour d’un accent bien plaintif, Mademoiselle Louise, on dirait un agneau qui bêle…

— C’est que je suis fort désolée de ce qui vous arrive…

— Vous voulez parler de mon insuccès ?… Ne vous désolez pas… vous voyez que je résiste à cet assaut, acheva Marcel en riant…

— C’est d’un brave… Et… vous n’êtes pas triste ?

— Nullement…

— Même pas quelque peu confondu par cette surprise ?

Marcel hésita. Son amour-propre était bien un peu irrité, mais, à mesure que les minutes passaient, il ressentait au contraire un réel soulagement, et il répondit :

— Pas du tout…

Louise eut un air navré. Tout ce qu’elle se promettait de dire pour consoler le candidat évincé ne possédait plus aucun sens.

Elle était comme un joueur de tennis qui voit filer la balle devant sa raquette. Toutes ses belles phrases préparées n’avaient plus leur raison d’être.

Marcel observait sa mine déconfite et se demandait encore une fois quel était le mystère de cette âme de jeune fille.

Louise, qui ne voulait cependant pas perdre ce qu’elle avait amassé avec tant de peine, recommença sur le même sujet :

— Alors, vraiment, cela ne vous ennuie pas du tout, cette petite défection de vos électeurs ?… c’est tellement ennuyeux d’être déçu…

— Mon Dieu ! à parler sincèrement, ma fierté eût aimé le contraire… Il est toujours désagréable de se voir vaincu sous quelque forme que ce soit…

— Alors… vous êtes tout de même un peu malheureux au fond ?

— Mettons que je sois agacé… malheureux serait un mot trop fort… oui, agacé est le terme juste…

— Ah ! tant mieux !… c’est toujours quelque chose…

— Comment ! tant mieux ?… vous avez des mots d’un imprévu assez cruel…

— Je veux dire, reprit vite Louise confuse, enfin je me comprends… Je suis satisfaite, voilà…

— Eh bien ! vous m’ahurissez !… Je ne puis concevoir qu’on se réjouisse de l’ennui de quelqu’un… C’est bien la première fois que je vois de pareils sentiments se donner libre cours devant l’intéressé !… Vous êtes d’une franchise étrange…

Marcel devenait ironique et Louise se trouvait dans un embarras affreux. Elle voyait que le jeune homme ne pourrait parvenir à saisir sa pensée si elle ne s’expliquait pas davantage. C’était un grand effort pour elle, mais sous peine de passer pour une jeune fille sans cœur, elle ne pouvait laisser une telle perplexité peser sur son attitude.

Elle reprit avec beaucoup de courage :

— Je vais tenter de vous éclairer sur mes sentiments : quand une personne est gaie et qu’elle paraît heureuse, je me sens totalement inutile près d’elle, mais quand je la vois triste, ayant besoin de réconfort, mon esprit s’épanouit… Ce n’est pas de la gaieté, c’est un contentement intérieur…

Louise recommençait à s’embarrasser devant le visage de plus en plus railleur de Marcel.

Il l’interrompit :

— Je ne saisis pas encore la beauté cachée de ce sentiment-là… Votre âme s’épanouit quand vous voyez quelqu’un dans le chagrin… C’est bien cela ?

— Oh ! non !… s’écria la malheureuse Louise…

Que lui prenait-il de lutter avec un avocat qui connaissait toutes les finesses de la langue et qui pouvait se jouer des mots que l’on énonçait. Elle devinait qu’en ce moment il la comprenait mais qu’il s’amusait comme un chat s’amuse d’une souris.

— Alors, Mademoiselle, procédez par ordre… Avancez bien clairement vos arguments, et je saurai ce dont vous désirez me convaincre…

— C’est très difficile, reprit Louise avec un nouvel élan d’énergie… Enfin, j’ai la sensation d’être moins timide, de me sentir plus forte quand je vois une personne dans la tristesse, parce que cette tristesse la rend plus faible à mes yeux… J’ai l’impression, alors, que je lui suis supérieure durant quelques instants et cela m’encourage à lui montrer le fond de mon cœur…

Marcel écoutait, aussi surpris qu’intéressé. Il découvrait enfin l’âme de cette jeune fille, et les sentiments qu’elle avouait là, un peu par force, lui paraissaient fort délicats.

Il répondit d’une voix sans ironie :

— Ce que vous venez d’exprimer là, Mademoiselle, est tout à fait joli et prouve votre belle nature féminine.

— Je ne sais pas du tout si j’ai une belle nature, repartit vivement Louise au comble de l’embarras, mais voyant votre pauvre mère si abattue par votre échec, j’ai cherché à la distraire… Nous avons passé un bon moment ensemble…

— C’est charmant ce que vous avez fait là !… dit Marcel, conquis par cette délicate attention…

— Nous avons parlé de vous…

— Il faut excuser ma mère… Je suis son fils unique et elle ne tarit pas à mon sujet…

— C’est moi qui ai commencé, interrompit Louise en souriant, et cela ne m’ennuyait pas du tout… Je parlais, je parlais… Vous ne m’auriez pas reconnue…

— Vous avez beaucoup de cœur, Mademoiselle…

— Peut-être, mais il est si bien caché sous ma timidité, que personne ne s’en doute… Cela fait le désespoir de maman, d’ailleurs, qui me dit toujours : Montre-toi donc telle que tu es…

— C’est de la sagesse…

Cette conversation fut subitement brusquée par l’arrivée inopinée de Mme Lavaut qui s’écria d’un ton menaçant :

— Louise, que fais-tu là, alors que tes amies sont au tennis ?

— Je tiens compagnie à M. Marcel… Il est si déçu, si mélancolique…

— Va rejoindre tes amies tout de suite…

— Il fait bien chaud… je ne veux pas me donner autant de mouvement…

— Tu as besoin d’exercice…

— J’en ai pris… je me suis promenée avec Mme Gémy qui est si gentille quand on la voit dans l’intimité…

Mme Lavaut jeta un regard exaspéré à sa fille. Elle lui lançait des coups d’œil furtifs qui lui enjoignaient de se taire, mais Louise semblait le jouet d’une inconscience totale.

Plus sa mère accumulait les signes d’écrasement d’une telle conduite, plus Louise renchérissait sur la joie qu’elle avait éprouvée à causer avec Mme Gémy. Mme Lavaut la contemplait muette et atterrée. Elle se demandait si sa fille était devenue subitement folle, ou si quelque ruse la poussant, elle se moquait d’elle. Cependant, elle croyait bien la connaître, molle et sans initiative.

Marcel Gémy remarquait l’ahurissement de cette mère, mais il n’en saisissait pas les motifs. Elle ne devait pas être, comme lui, ignorante du caractère de sa fille, et elle n’avait pas le prétexte de la surprise pour accuser un tel désarroi.

Il dit, pour remettre un peu de chaleur dans l’entretien :

— Votre fille a un cœur parfait, Madame…

Louise s’écria triomphalement :

— Tu vois, maman, il le sait maintenant !…

Mme Lavaut ne put que s’effondrer dans un rocking-chair. La leçon qu’elle avait si bien faite à sa fille portait des fruits tardifs et ils tombaient malencontreusement.

Elle serrait ses tempes entre ses mains, réfléchissant à ce qu’elle devait dire, ayant peur d’apprendre que Louise s’était trop avancée auprès du député manqué. Elle ne le voulait plus du tout pour gendre. Ce qu’elle désirait était une situation en vue, un salon rempli de personnalités, et ce pauvre blackboulé ne lui convenait plus.

Du moment qu’elle voulait diriger Louise, elle pouvait l’engager dans n’importe quelle voie.

Pour Mme Lavaut aucune grandeur ne l’effrayait et elle se sentait de taille à devenir la belle-mère d’un ministre.

Louise, la voyant affaissée sur son siège, vint à elle et lui demanda :

— Tu es lasse, maman… tu souffres ?

Mme Lavaut profita de ce que sa fille était proche de son oreille pour lui souffler :

— Quelles bêtises as-tu dites ?

Louise répondit du même ton bas :

— Tout ce que tu désirais si vivement…

Mme Lavaut eut un mouvement d’exaspération. Elle serra les lèvres pour ne pas jeter son indignation à la face de sa fille.

Comment pouvait-elle être si simple avec une mère si intelligente ?

Louise sentait tout le courroux de sa mère, mais une force nouvelle naissait en elle.

Comme Mme Lavaut restait toujours songeuse sur son siège, résumant un plan de départ immédiat, Marcel Gémy s’inquiéta :

— Vous sentez-vous si lasse vraiment ?

Louise, qui savait que sa mère était mécontente de sa façon d’agir envers les Gémy retombés dans l’obscurité, répondit non sans malice :

— Ce n’est rien… rien qu’un peu d’émotion…

— D’émotion, pourquoi ?

Le mot était ambigu. Mme Lavaut elle-même, déroutée, se demandait où voulait en venir sa fille.

Avec beaucoup d’à-propos, Louise murmura :

— Mais… votre insuccès, Monsieur… Chacun de nous a pris votre élection tellement à cœur !

Marcel fut ému de tant de sympathie.

Il n’avait aucune raison pour suspecter les intentions de Mme Lavaut, et il riposta avec feu par des paroles contraires à celles que la mère ambitieuse aurait voulu entendre :

— Mais, Madame… si vous saviez combien je suis heureux de n’être rien !

Mme Lavaut lui répondit par un regard indéfinissable. Jamais cet homme ne serait son gendre. Elle se le répétait pour la deuxième fois. Il avait des vues trop courtes, décidément. Un peu de mépris se levait même pour lui en son âme. Mais Marcel ne comprit rien au jeu de ces yeux mobiles. Il pensait que le malaise de Mme Lavaut provoquait tour à tour cette langueur et ces soubresauts.

À vrai dire, la pauvre femme était complètement désemparée. Elle ne se souvenait pas d’avoir éprouvé une telle déception, une telle colère dans sa vie.

Elle n’avait plus la force de se lever pour entraîner Louise et lui démontrer la stupidité de sa conduite. Elle se demandait tout à coup si sa fille était sotte ou rusée. Elle essayait de lire sur son visage les sentiments qui s’y reflétaient, mais n’y découvrait rien.

Louise avait repris son masque un peu indifférent. Un sourire à peine esquissé errait sur ses lèvres, surtout quand elle parlait à Marcel.

Mme Lavaut s’avisa d’y voir de l’ironie, et dans une impulsion pleine d’effroi pour un avenir ambitieux compromis, elle se leva d’un bond en s’écriant :

— Louise, accompagne-moi… J’ai besoin d’une infusion et toi seule sais la faire à mon gré…

Marcel s’empressa :

— Voulez-vous mon bras, Madame, pour vous conduire jusqu’à votre chambre ?

— Je vous remercie, Monsieur, prononça froidement Mme Lavaut, celui de ma fille me suffira…

Heureusement que son maintien de reine offensée fut effacé par le sourire radieux que lança Louise à Marcel. Ce dernier n’eut cure de ce dédain. Il pensait à la découverte qu’il ne soupçonnait pas du caractère de Louise, et il restait rêveur, ému, devant cette énigme enfin déchiffrée.

Il n’eut pas le loisir de s’appesantir sur ces horizons nouveaux. Sa mère venait à sa recherche avec une lettre à la main. Elle lui dit :

— Dans le tourbillon de ce vilain événement, on a complètement négligé de regarder le courrier… Voici une lettre pour toi…

Marcel l’ouvrit avec indifférence. Dès les premières lignes, son visage s’illumina :

— Quel bonheur, maman ! s’exclama-t-il, Maître Zède me demande si je veux bien être son secrétaire… Quelle aubaine c’est pour moi !… La plupart des causes de cet homme célèbre vont m’échoir… Jamais je n’aurais pu m’attendre à une situation pareille aussi vite…

Mme Gémy était toute rassérénée. La joie de son fils l’épanouissait. Elle l’embrassa avec effusion et dit :

— Le bon Dieu récompense toujours les belles âmes… Tu es si consciencieux… Moi, j’ai trop d’ambition pour toi, et j’en suis punie parfois… Mais les moments que j’ai passés tout à l’heure avec une jeune fille si compréhensive aux peines, si confiante en son Créateur, m’ont éclairée sur mes erreurs… On reçoit quelquefois des leçons de plus jeunes que soi…

— Tu veux parler de Jeanne ?

— Non, car Jeanne est au-dessus de toute humanité… Je veux parler de Louise Lavaut…

— Ah ! c’est de Louise, murmura Marcel.

La mère et le fils se turent. Mais quand ils se regardèrent, ils s’étaient compris.


CHAPITRE VIII


Ce fut à grandes enjambées que Mme Lavaut parvint à sa chambre. Elle avait pris le bras de Louise, non pour être soutenue, mais au contraire pour l’entraîner plus rapidement. La jeune fille sentait ce bras qui frémissait sous le sien et elle augurait que sa mère allait sévèrement la réprimander.

Pour le moment, Mme Lavaut se retenait de parler, mais ses lèvres tremblantes témoignaient de sa fureur. Elle conservait tout son sang-froid pour ne pas laisser éclater cette fureur au milieu des parterres qu’elle traversait.

Elle eut du mal à atteindre sa chambre en possession de ce mutisme. Quand elle y fut, elle en ferma soigneusement la porte et clama, dans l’agitation de sa colère :

— Es-tu arrivée au comble de la stupidité ?

Louise prévoyait une scène et elle était prête à combattre. Elle répondit paisiblement :

— Pourquoi ?

— Tu oses me demander pourquoi ?… Tu sais que ce Gémy n’est pas élu et tu es aimable avec lui ?

— Mais, maman, ne m’avais-tu pas recommandé d’être plus gracieuse en vue de ce mariage que tu souhaitais tant ?

— Tu es d’une incompréhension totale !… Je te ferai enfermer !… Crois-tu donc que je veuille être la belle-mère d’un blackboulé !

Mme Gémy est bien sa mère.

— Cela la regarde !… mais moi, je ne veux pas que tu sois sa femme… Ce jeu a assez duré et nous allons partir de ce château où nous n’aurions jamais dû venir… Il n’y a que les amis pour vous jeter dans des embarras pareils !…

— Mais, maman, tu te mets dans des états inexplicables… Je ne vois pas en quoi Marcel Gémy est diminué sous prétexte qu’il n’est pas député !… il est le même absolument…

Mme Lavaut serra son front dans ses mains. Elle maudissait la pauvreté d’imagination de sa fille. Comment lui faire comprendre que ce parti, tant prôné la veille, n’était plus aujourd’hui qu’à rejeter ?

Louise reprit doucement :

— Il faut être logique… Tu sais que je suis timide, pas très intelligente… Tu me cases avec bien du mal une idée dans la tête… Elle s’y incruste… Je trouve l’occasion d’obéir à ta volonté grâce à une circonstance providentielle…

Mme Lavaut bondit :

— Tu appelles cet échec une circonstance providentielle !

— Mais oui, pour moi, c’est un miracle, parce qu’elle m’a permis de me montrer telle que je suis…

— Cesse de me narguer !…

— Oh ! maman, redeviens gentille… Marcel Gémy est charmant et sans doute ne voudra-t-il pas m’épouser… je suis tellement insignifiante !…

— C’est fort heureux, car nous n’aurons pas ainsi la peine de lui refuser ta main…

— Nous n’en sommes pas là… riposta Louise avec un accent voilé de tristesse.

Mme Lavaut ne le remarqua pas. Elle continuait de se sentir lésée dans ses projets et elle avait beaucoup de mal à reprendre pied.

Louise respecta le silence durant lequel sa mère s’absorba quelques minutes.

Enfin, Mme Lavaut murmura :

— Heureusement que j’ai moins de mal avec ton frère et qu’il a compris, lui, la nécessité d’un mariage brillant… Je crois que Jeanne est touchée par l’amabilité simple qui ne se dément jamais chez lui… Elle a vu sans doute qu’il saura devenir un jour le député qu’il faut…

Louise interrompit ce monologue :

— Mais, maman, tu t’égares absolument… Jeanne ne se mariera jamais… Elle est la servante de Dieu… uniquement… Alfred a trop de bon sens pour se risquer à prétendre à sa main…

Mme Lavaut était crispée par l’étonnement de voir sa fille dans une attitude aussi décidée et formulant un jugement aussi judicieux.

Elle cherchait une réponse, mais elle fut dispensée de la trouver. On frappait à sa porte, tandis que la voix de son fils chantonnait :

— Je vous entends parler… On peut entrer ?

Alfred apparut, vêtu de blanc, voile vert au chapeau :

— Je vous annonce une nouvelle épatante : j’ai attrapé un papillon rare dont je vous passe le nom latin…

— Tu m’exaspères !… clama sa mère… tout le monde te trouve ridicule…

— Sauf une personne, ma chère maman… une jeune fille aimable et gaie qui sait rivaliser de course avec les papillons… elle possède une dextérité merveilleuse, et comme son nom est facile à dire je vous la nomme : Isabelle Lydin avec qui je viens de me fiancer…

— Ah ! hurla Mme Lavaut, en tombant inerte sur son fauteuil.

— Quoi !… s’écria Alfred déconfit… c’est un mariage très assorti… elle est bien posée, jolie…

— Ces enfants me feront mourir, murmura Mme Lavaut dans un souffle… mais, malheureux, comment as-tu pu te fiancer avec la fille d’une femme que je déteste ?

— Tu la détestes ?… je n’en savais rien… Il fallait me prévenir… L’année dernière, tu racontais des merveilles de Mme Lydin… Elle était fine, distinguée, sa situation de fortune était solide, quoique médiocre… Isabelle était si intelligente, si…

— Tais-toi…

— Ma chère petite maman, il ne faut pas changer d’avis si souvent, sans quoi tes pauvres enfants ne sauront plus que faire… Maintenant, nous voici obligés à jouer les Montaigus et les Capulets, comme c’est gai !… ai-je l’allure d’un Roméo ?… c’est dans ce rôle-là que je serais grotesque !…

— C’est Jeanne qu’il fallait épouser.

— Jeanne !… tu la connais mal, maman… c’est une sainte qui nous consolera, nous assistera, mais personne ne sera son mari…

Mme Lavaut parut atterrée et ne répliqua plus. Elle se contenta de congédier ses enfants d’un geste qui semblait dire : « Advienne que pourra !… »

Louise et Alfred sortirent de la pièce. Alfred demanda à sa sœur :

— Tu trouves Isabelle un parti si négligeable ?

— Elle est charmante…

Il y eut un silence, puis Louise murmura :

— Et Marcel Gémy, crois-tu qu’il soit à dédaigner ?

— Lui ?… il est parfait, et s’il ne voulait pas être député, il me semble que ce serait un mari pour toi…

— Il ne veut plus être député…

— Tant mieux… il aura bien des soucis en moins et il me plaira bien davantage…

Le frère et la sœur se séparèrent, l’un pour se promener et l’autre pour rejoindre ses amies.


Le lendemain de ce jour assez mouvementé pour les uns et les autres, Mme Lydin préparait ses bagages. Elle n’avait pas encore annoncé son départ aux châtelains, mais elle se promettait de le faire après le déjeuner.

Elle trouvait inutile de rester plus longtemps chez les de Fèvres, ayant la conviction qu’elle perdait un temps précieux pour le mariage de sa fille.

Elle combinait d’aller sur une plage ou dans quelque ville thermale où il y aurait un choix d’épouseurs à son gré.

Elle ne pouvait plus voir les Gémy. Le fils lui semblait le dernier des maladroits, et la mère, une créature sans portée.

Assez rageusement, elle empilait ses objets dans une valise quand Isabelle entra, l’air rayonnant comme toujours.

— Que fais-tu donc, maman ?

— C’est assez visible, je pense !… je fais nos malles…

— Nous partons donc ?… Mme de Fèvres est prévenue ? Nous devons faire cet après-midi une longue promenade en automobile… Attendons pour nous en aller…

— Nous partirons cet après-midi… Je préviendrai Mme de Fèvres tout à l’heure… et nous ne profiterons pas de cette promenade, voilà tout…

— Je le regrette bien… On allait se reposer des préparatifs de cette élection…

— Ne prononce plus ce mot devant moi, interrompit violemment Mme Lydin… tu me ferais fuir au bout du monde…

— Nous devrions partir en même temps que les Lavaut, suggéra Isabelle… Cela me semble peu gentil de les laisser derrière nous…

— Nous n’avons rien à faire avec les Lavaut…

— Eh ! eh !… ils me paraissent assez intéressants… prononça Isabelle en riant.

— Qu’est-ce à dire ?… le père est un vieux bougon, la mère est une intrigante, la fille est niaise, et le fils un inutile…

— Ah ! répliqua Isabelle en riant toujours, je ne les vois pas ainsi… M. Lavaut est un homme qui aime la tranquillité ; il est charmant quand il pêche à la ligne ; Mme Lavaut est une mère qui veut marier correctement ses enfants et elle s’y emploie le mieux possible. Quant à Louise, elle est timide, mais bonne avec une masse d’autres qualités, non brillantes peut-être, mais fort nécessaires dans la vie courante… Son intérieur sera bien tenu… Alfred, lui, paraît étrange à première vue, mais quand il s’agit de choses sérieuses, il se transforme… Dès qu’il se mariera, il compte être attaché au Muséum… On connaît ses capacités et on lui a fait entrevoir une mission en Afrique pour en étudier la faune et la flore… Il a, de plus, douze mille francs de rente et je trouve que c’est un garçon simple comme sa sœur, et comme elle encore, bon et aimable…

Mme Lydin s’était petit à petit arrêtée dans ses préparatifs. Agenouillée devant une valise, elle regardait sa fille, les bras ballants.

Ce discours si long l’étonnait dans la bouche d’Isabelle, assez insouciante d’ordinaire pour tant parler. Elle découvrait soudain que sa fille était plus perspicace qu’elle ne le croyait.

Les perspectives qu’elle ouvrait à ses yeux la plongeaient dans une surprise joyeuse.

Elle s’écria complètement retournée :

— Mais cet Alfred est à retenir !… c’est un parti !… cette bonne petite Louise est si aimable… Et cette chère Mme Lavaut, comme je la comprends !… cette pauvre mère me ressemble… elle veut marier ses enfants, tout simplement, et cela lui donne des allures de femme ambitieuse… Ce cher Alfred !… Il a douze mille francs de rente… Par le temps qui court, ce n’est pas à dédaigner… Avec les six mille que tu as, vous pourriez débuter dans la vie, d’autant plus que tu m’apprends qu’il compte sur une situation… Une mission aux colonies est toujours bien rémunérée… Tu irais avec lui… tu n’as jamais voyagé…

Mme Lydin, assise maintenant dans un fauteuil confortable, prononçait ces paroles comme en un rêve. En femme expérimentée, elle supputait les avantages de cette union, ne voulant pas laisser son unique enfant aux hasards d’une existence précaire.

Elle parut se réveiller en sursaut pour s’écrier en reprenant son ton de combat :

— Tu vas me faire le plaisir d’être un peu plus aimable avec Alfred… de moins rire et de soigner ta toilette… À quoi serviraient les robes que tu as apportées ?… Tâche de te montrer à ton avantage… Du moment que tu n’es pas trop laide, il faut sertir un peu cette beauté…

— C’est inutile, maman… interrompit Isabelle avec un frais éclat de rire.

— Comment !… tu vas laisser passer cette occasion exceptionnelle !… clama Mme Lydin qui s’emportait… Un homme qui aura une mission aux colonies… qui sera en vedette, avec son nom dans les journaux !… et qui sera décoré sans nul doute… Tu es inouïe, ma parole !…

Mme Lydin avait quitté son siège et parcourait la chambre en insistant sur les avantages du parti nouveau inespéré.

Isabelle la contemplait en souriant, puis, quand elle constata que l’irritation de sa mère croissait, elle lui dit paisiblement :

— Ne te mets donc pas dans des états pareils, maman… cela ne sert absolument à rien qu’à te fatiguer…

— Mais, comprends donc, rugit Mme Lydin, tu n’aurais qu’à vouloir…

— C’est inutile, ma chère maman, je te le répète, parce qu’Alfred et moi nous sommes fiancés…

— Ah ! jeta Mme Lydin dans un cri qui tenait de la surprise autant que de la suffocation… ah ! répéta-t-elle avec un geste de triomphe, et tu ne le disais pas !… Comment cela s’est-il fait ?… Que tu es intelligente, ma bonne petite fille !

— Pas du tout… cela est venu bien simplement… il m’épouse parce que je suis gaie et que je sais fort bien attraper les papillons…

— Le cher enfant !… comme il a su deviner le cœur que tu es…

— Peut-être a-t-il deviné le cœur que j’ai, rectifia Isabelle en riant, parce que je cours vite et sans m’essouffler…

Mme Lydin ne parut pas entendre ce trait d’esprit. Elle songeait, radieuse. Sa mission à elle était terminée, sa fille était casée.

Elle interrompit ses bagages pendant qu’Isabelle lui narrait de nouveau le récit de ses fiançailles.

Avant le déjeuner, M. et Mme Lavaut vinrent confirmer à Mme Lydin le choix de leur fils. Ils furent fort aimables. Ce fils, avec ses allures de savant, les déroutait un peu et ils étaient fort aises de lui voir un foyer.

Isabelle Lydin était une charmante jeune fille au caractère enjoué qui saurait prendre du bon côté les originalités de son mari.

Mme de Fèvres fut mise au courant du résultat indirect qu’avait provoqué son invitation et elle en fut ravie.

Jeanne, sereine comme toujours, forma des vœux pour les futurs époux et M. de Fèvres lança de sa grosse voix :

— J’aime ce genre d’élections… C’est une propagande que je fais volontiers… Un pays ne vit que par la quantité de ses mariages et la qualité de ses enfants…

Une nouvelle atmosphère régna dans la demeure, et en attendant le départ en automobile pour des ruines à quelques lieues de là, chacun s’égailla dans le parc à sa fantaisie.

Mme Lavaut s’assit, solitaire, sur un banc qu’un cèdre abritait. Elle était rêveuse. Son fils allait se marier, mais sa fille ne l’était pas. La timidité de Louise ne la servait guère, et chaque fois que la pauvre mère croyait à une réussite, tout croulait.

Ainsi, ce Marcel Gémy en qui elle avait eu confiance et sur qui ses espoirs de mère se posaient, l’avait totalement déçue.

Louise, certes, n’eût pas été à son aise comme femme de député, mais, avec son aide, elle eût tenu son rang aussi bien qu’une autre.

Maintenant ce mariage était impossible.

Gémy n’avait pas une situation assez précise, et d’ici à ce qu’il eût des causes qui le mettraient en valeur, il se passerait un long temps.

Puis, elle avait été si peu charitable envers Mme Gémy que celle-ci ne consentirait sans doute jamais à une union entre les deux jeunes gens. L’essentiel était que Louise, dans sa pitié, n’aimât pas ce député manqué.

Dans tous les cas, Mme Lavaut projetait de partir le lendemain afin de soustraire sa fille à cet entourage.

Elle en était là de ses réflexions quand Mme Gémy apparut. Elle arborait un visage apaisé, presque rayonnant.

Mme Lavaut oublia son impolitesse antérieure, et d’un ton affable lui dit :

— Vous cherchez, comme moi, la solitude, chère Madame ?…

— Non, Madame, je vous cherchais, tout simplement…

Mme Lavaut crut percevoir une sévérité dans les paroles de sa compagne et elle eut un petit frisson d’angoisse. Mme Gémy venait-elle lui reprocher son manque de courtoisie ? Elle répliqua, un peu anxieuse :

— Vous me cherchez… pourquoi, chère Madame ?

— Je voulais vous annoncer une nouvelle concernant mon fils… Maître Zède l’appelle auprès de lui comme secrétaire, et nous partons dès demain… Il va prendre son poste sans délai… C’était un ami de mon mari, mais je ne comptais pas sur la solidité de ces vieux souvenirs, sachant que la vie dénoue beaucoup de choses, comme elle en noue beaucoup d’autres…

À vrai dire, Mme Lavaut ne voyait pas bien pourquoi Mme Gémy venait lui raconter ces faits. Elle inclinait à croire que c’était uniquement une satisfaction d’amour-propre. Ayant montré à cette mère tout le dédain que l’échec de son fils lui avait causé, elle ne pouvait que comprendre ce geste de vengeance.

Elle ne se trompait qu’à moitié. Mme Gémy était fière de l’estime dans laquelle on tenait son fils. Elle jouissait de l’embarras de Mme Lavaut qui avait perdu toute hauteur et qui restait bien sage sur son banc.

Elle poursuivit :

— En conséquence, chère Madame, mon fils ayant une situation qui s’annonce brillante, d’après les émoluments que lui donne Maître Zède, nous avons l’honneur de solliciter la main de votre gentille Louise…

Un tremblement de terre n’eût pas plus effaré Mme Lavaut, mais un soleil ruisselant d’or ne l’eût pas plus illuminée.

De morose, de gênée, son attitude devint expansive et joyeuse, et elle dit, non sans humilité :

— Que vous êtes bonne et sans rancune, chère Madame !… J’ai été si peu gracieuse envers vous lors de l’ennui de votre fils, mais combien je m’en repens !…

— N’y pensons plus, riposta Mme Gémy… Cette manière de procéder à notre égard, a justement fait ressortir l’âme si délicate de votre chère enfant… Elle nous a témoigné tant de sympathie pour nous faire oublier cet incident que nos yeux se sont dessillés et que nous avons jugé qu’elle serait une épouse parfaite et une belle-fille charmante…

Ce fut la seule allusion que se permit Mme Gémy pour montrer qu’elle avait été profondément atteinte par la conduite des deux mères. Elle acheva :

— Consentez-vous à nous donner votre si sympathique enfant ?

— De tout mon cœur, si M. Marcel lui agrée…

Mme Lavaut, comme Mme Gémy, savait que cette dernière phrase n’était qu’une formule.

Elles se sourirent dans une bonne entente.

Elles se levèrent du banc où venait de se conclure une nouvelle union.

Une cloche tinta. C’était le signal pour la promenade. Bientôt, les touristes furent groupés dans les voitures. Les quatre mères étaient dans la même automobile et leurs visages exprimaient une joie semblable. Mme de Fèvres, qui était au courant de l’heureux résultat de la démarche de Mme Gémy, pensait :

— Je suis contente parce qu’elles le sont toutes… Au lieu d’un élu que je croyais avoir, j’en ai quatre !…

Quant à Jeanne la sainte, elle se disait :

— Ils ont choisi leur part et je garderai la mienne pour prier afin qu’ils soient toujours heureux.


FIN




1548-1929. — Imp. « Maison de la Bonne Presse », (S Ame), 5, rue Bayard, Paris-8e.