Au portique des Laurentides/Texte entier

Darveau (p. couv-96).


ARTHUR BUIES




AU PORTIQUE


des


LAURENTIDES




UNE PAROISSE MODERNE




LE CURÉ LABELLE




QUÉBEC
IMPRIMÉ PAR C. DARVEAU
80 à 84 rue de la Montagne

1891



LE CURÉ LABELLE

AU PORTIQUE DES LAURENTIDES


I


En arrière de l’opulente métropole du Canada s’étend une vaste et luxuriante campagne, abondant en grasses cultures et en sites pittoresques, séjour de prédilection des gens de la ville qui y courent en foule durant toute la belle saison.

Cette campagne, déjà ancienne dans un pays qui ne compte pas encore trois cents ans d’existence, est loin cependant d’avoir atteint la limite de son développement et de sa capacité productive. Généreusement arrosée par de puissants cours d’eau, elle s’étale avec une fraîcheur de coloris et une vigueur de teint qu’il semble que l’on respire dans l’atmosphère qui l’enveloppe. C’est une large et profonde plaine, couchée entre le Saint-Laurent majestueux et des hauteurs, que l’on soupçonne plutôt qu’on ne les distingue, mêlées avec les nuages qui se dissimulent à l’horizon fuyant. Cette plaine, semée de villages populeux, embryons de cités futures, forme l’extrémité de la partie inférieure de la rivière de l’Outaouais. Elle a peu ou point de reliefs, ou du moins, ces reliefs, à peine accentués, sont-ils loin de faire pressentir le redoutable voisinage des Encelades du nord, qui entassent et empilent de gigantesques rochers sur une terre aux trois quarts sauvage. On ne se douterait jamais, en traversant les aimables et riantes campagnes de l’île de Montréal et de l’île de Jésus, séparées entre elles par la rivière des Prairies, que l’on doive découvrir avant longtemps les redoutes avancées d’une région volcanique présentant les plus saisissants aspects.

Mais si l’on poursuit sa route, toujours dans la même direction, après avoir passé l’Outaouais, dont les flots pressés courent sur la rive nord de l’île Jésus et sur les pieds du comté de Terrebonne, et que l’on pénètre de plus en plus dans l’intérieur, on ne tarde pas à voir le pays se dessiner rapidement avec des allures nouvelles. Une métamorphose étrange, en quelque sorte pénible, s’opère sous les yeux ; un air auquel on n’est pas préparé, imprégné de senteurs de forêts, d’une fraîcheur âcre et pénétrante, frappe soudain la figure ; le pays s’élève, par endroits s’élance et puis retombe, pour laisser s’entr’ouvrir des gorges profondes ; à droite, à gauche, devant soi apparaissent tour à tour ou à la fois des mamelons, des coteaux, puis des chaînons de plus en plus drus, de plus en plus compactes, se découvrant précipitamment, se multipliant et s’amplifiant, sans donner de répit au spectateur tout ensemble ému, dominé et charmé !

Tout en arrière, au fond du tableau, devenu tout à fait grandiose, s’alignent, se groupent, se pressent tour à tour des bataillons de montagnes, ici n’offrant qu’une ligne à peine ébauchée, mal assurée, là relevant leur torse déjà vigoureux et plein des premières audaces, plus loin s’échelonnant les unes derrière les autres comme un plissement répété de paupières de granit ; enfin là-bas, dans le lointain, se redressant tout entières contre la nue, opposant entre l’homme et le ciel des murailles de granit, aussi vieilles que la création et toujours de plus en plus dures, de plus en plus inattaquables.

L’œil suit jusqu’à l’horizon ces vagues énormes de pierre qui sont comme un océan tumultueux, secoué dans toutes ses entrailles, et cependant sans marées, sans tempêtes, sans fureurs. Sorties par un puissant effort du sein de la terre, elles lui ont fait de profondes blessures, mais qui ne portent nulle part l’empreinte d’une gestation violente, de l’effraction titanesque des hautes chaînes qui divisent en sections nettement tranchées la surface de notre planète.


II


Les Laurentides n’ont point l’altitude formidable de l’Hymalaya, ni l’ampleur majestueuse des Alpes, ni la massive et architecturale membrure des Pyrénées, ni l’étagement énorme, indéfini, mystérieux, toujours grondant, toujours menaçant des Cordilières et des Rocheuses. Elles ne sont point le résultat de ces terribles convulsions du globe qui ont rayé chaque continent d’arêtes colossales, auxquelles se ramifient toutes les structures secondaires. Elles ne sont pas non plus une chaîne, comme cela s’entend d’ordinaire et par habitude, c’est-à-dire une succession de montagnes, adoptant une direction à peu près régulière et continue ; cette direction, elles ne l’ont que pour un temps et pour certaines étendues, comme entre les Escoumins et le Cap Tourmente, et le long de l’Outaouais supérieur, entre l’île au Calumet et le Témiscamingue. Ailleurs, il ne faut plus dire « la chaîne » des Laurentides, mais la « région » des Laurentides, représentant un ensemble de terrains plus ou moins montagneux, coupés de vallées et de gorges plus ou moins larges et profondes, où se rencontrent quelques-uns des meilleurs pâturages qu’il y ait en Amérique.

Dans ces régions, les montagnes ayant une altitude digne d’arrêter le regard, quoique encore très secondaires, sont isolées ou font exception, la plus haute atteignant à peine deux mille deux cents pieds, tandis qu’ailleurs la moyenne est de neuf à douze cents pieds.

Sur la côte nord les Laurentides, massées ensemble et se tenant étroitement, accompagnent le fleuve sur une grande partie de son cours. Là, elles sont chez elles et se montrent et se livrent avec une désinvolture farouche ; là elles apparaissent dans toute leur grandeur inculte et sauvage, remplies de merveilleux imprévus et de sublimes désordres, et nulle part ces imprévus et ces désordres n’éclatent, avec autant de fierté indomptée et de hardiesse barbare, que sur la côte du Labrador et dans la région du Saguenay.

Parvenues à une trentaine de milles en aval de Québec, fatiguées sans doute de l’énorme déploiement qu’elles viennent d’effectuer, sans faiblesse et presque sans interruption, sur quarante lieues de rivages hérissés, où elles ont rassemblé leurs masses les plus profondes et dressé leurs plus hautes cimes, les Laurentides s’affaissent subitement au cap Tourmente, l’un des plus hauts sommets de la chaîne. Au cap Tourmente elles s’éloignent du fleuve, qui va bientôt faire devant Québec un coude brusque vers le sud ; elles se dispersent au hasard dans l’intérieur, çà et là réunies en groupes tassés, plus loin dégénérant en traînées languissantes ; puis elles se rapprochent, s’étreignent de nouveau, mais toujours dans un élan de moins en moins vigoureux. Une dernière fois enfin, elles se fractionnent encore et se disséminent en tronçons épars, réduites à n’être plus que des hoquets convulsifs, ou des ondulations de rochers ou de collines présentant, sous un extérieur abrupte et inculte, les dispositions les plus avantageuses et la nature la plus favorable à l’agriculteur et au colon.

Il en est ainsi jusqu’à une douzaine de lieues environ en arrière de Montréal, alors que les Laurentides se reforment de nouveau et semblent vouloir rattacher définitivement leur chaîne interrompue. Nous sommes là en présence de la région qui s’appelle les « Cantons du Nord, » et qu’ont à jamais illustrée les glorieux travaux et l’apostolat patriotique du curé Labelle. Au seuil de cette région s’élève la petite ville de Saint-Jérôme, qui en est le chef-lieu, le foyer d’alimentation, le point d’où rayonnent tous les mouvements initiateurs, toutes les forces impulsives qui communiquent à cette vaste contrée, à peine sortie de l’embryon, la vie, l’activité, l’énergie et la détermination de croître, de grandir et d’atteindre sans défaillance jusqu’aux dernières limites de son développement.

Au portique laurentien, qui s’entr’ouvre sur le nord profond et mystérieux, Saint-Jérôme apparaît comme le génie qui préside à ses destins, qui lui souffle l’âme dont il est animé, qui l’exalte et le pousse à la conquête de ce que tient en réserve pour lui une nature puissante et féconde.

UNE PAROISSE MODERNE


I


Saint-Jérôme n’avait pas même encore un nom, il y a moins de soixante ans. C’est le célèbre évêque Plessis qui lui donna l’érection canonique en 1832, et celle-ci ne tarda pas à être suivie, bientôt après, de l’érection civile.

Cette paroisse nouvelle, qui allait prendre rang sur le calendrier, se composait alors uniquement d’une rangée de maisons et de chaumières construites à des intervalles plus ou moins éloignés, le long de la rivière du « Nord, » avec un seul rang de terre en culture, et s’étendait sur une longueur d’environ sept milles. Ce qu’on appelait alors le village, c’est-à-dire un groupe de sept habitations, n’était pas situé où l’est aujourd’hui la « ville, » mais à un mille et demi de là, au point d’intersection de trois chemins, dans un endroit qui a retenu le nom de La Chapelle, parce qu’on y célébrait les offices religieux, dans une petite chapelle longue de trente pieds, élevée sur le bord de la rivière.

Jusqu’alors Saint-Jérôme n’avait été qu’une mission où M. Poirier, curé de Sainte-Anne-des-Plaines, paroisse voisine, venait dire la messe tous les quinze jours. Plus tard, un prêtre de descendance irlandaise, mais d’éducation toute française, M. Blyth, vint se fixer à La Chapelle, où il demeurait dans une petite maison, avec ses père et mère, et d’où il allait desservir, deux fois par mois, la mission voisine de Saint-Colomban. Cela dura ainsi quelques années, mais le jour vint où Saint-Jérôme s’étant tranquillement développé par l’action du temps, et des colonies nouvelles s’étant formées en plusieurs endroits des environs, on reconnut qu’il valait mieux construire l’église sur le terrain qu’elle occupe aujourd’hui, situation plus centrale qui permettait de réunir en un seul faisceau les intérêts civils, religieux, commerciaux et industriels, choix qui indiquait en outre que quelques esprits avaient déjà le vague pressentiment de l’avenir réservé à Saint-Jérôme et de la prépondérance que lui assurerait à coup sûr sa situation géographique.

Comme on craignait qu’il ne s’élevât des discordes dans la paroisse à l’occasion de ce changement, un curé étranger, M. l’abbé Paquin, fut chargé de déterminer l’emplacement de la nouvelle église, dont le terrain fut généreusement offert par M. Dumont, en ce temps-là seigneur de la paroisse. Ce n’est toutefois qu’en 1837 que M. l’abbé Blyth y fixa son domicile, en qualité de premier curé, et que l’église et le presbytère furent achevés sous sa direction. Alors seulement commença l’existence régulière de Saint-Jérôme.[1]


II


Trois ans après, M. Blyth était dirigé vers une autre cure. C’était alors un tout jeune prêtre, qui comptait à peine six lustres, et il lui fallait se séparer de sa paroisse plus jeune encore que lui, de cette paroisse qu’il avait cueillie dans son étroit berceau et dont il avait suivi les pas, de jour en jour petit à petit grandissants. Il s’en alla avec bien des regrets dans l’âme ; tous ses paroissiens réunis ne formaient encore qu’une famille. Il les quitta, pensant peut-être les revoir bientôt. C’était sa plus chère espérance, sans doute, car il se forme, surtout dans des circonstances de cette nature, entre un prêtre qui débute dans l’exercice de son ministère et une paroisse qui sort à peine de ses langes, un lien tel que ne pourront ni le rompre ni même l’affaiblir toutes les phases de la vie par où tous les deux devront successivement passer. Ce sont deux amis d’enfance que les destins peuvent séparer pendant un temps bien long, mais qui, en se revoyant, blanchis par l’âge, retrouvent leur affection tout entière, vivace, chaude comme aux anciens jours.

Quarante ans, cependant, devaient s’écouler avant que le curé Blyth pût revoir sa paroisse chérie. Cette fois, il y vint en chemin de fer. Partout, sur la route, il jetait des regards étonnés ; il ne reconnaissait plus rien ; et quand, enfin, le train s’arrêta et que le conducteur cria « Saint-Jérôme, » le pauvre vieillard fondit en larmes. Quelques instants il resta immobile, cloué par l’émotion sur son siège ; puis se relevant, tout tremblant encore, il sortit et s’achemina vers le presbytère. On dut lui en indiquer le chemin, à lui qui avait vu s’élever ce presbytère, pierre à pierre, sous ses yeux. Il passait maintenant dans de larges rues, devant de belles maisons ombragées de grands arbres, là où il y avait jadis à peine quelques champs qui portaient les premières moissons de la colonie. Enfin il arriva dans ce presbytère où allait le recevoir M. le curé Labelle, dans ce presbytère rendu célèbre aujourd’hui par l’homme qui l’habite depuis plus de vingt ans, rendez-vous obligé des prêtres des paroisses et des missions les plus lointaines du nord, sorte de pèlerinage où d’illustres curieux sont venus pour contempler le curé Labelle chez lui, parmi les siens, dans son rôle d’apôtre colonisateur, sur le théâtre même de ses travaux, au milieu d’un monde qu’il a virtuellement créé qu’il a maintenu et soutenu dans les jours les plus difficiles et les plus orageux.

Le lendemain, l’abbé Blyth alla visiter les lieux où il avait fait sa première communion, avant d’être curé titulaire.

L’antique chapelle était démolie, mais il retrouva le même petit groupe de maisons, modestement augmenté de trois ou quatre habitations nouvelles. Certes, le curé Blyth pouvait bien regretter son Saint-Jérôme d’autrefois, car il n’est rien de plus pittoresque, rien qui charme plus le regard que le dernier demi-mille de chemin que l’on fait avant d’arriver au village de La Chapelle, village que nous serions tenté d’appeler ancien, tant nous allons vite de nos jours, tant les choses qui ont à peine un demi-siècle d’existence portent déjà toutes les empreintes, toutes les injures d’une vétusté hâtive, et semblent comme perdues dans la nuit du temps. Ici, la rivière du « Nord » n’a plus de cascades ; elle coule doucement, presque imperceptiblement, entre des bords élargis, couverts de gazons et de feuillages, des eaux pures et bleues comme l’azur d’un beau ciel. On est loin de tout bruit, de toute agitation humaine, et la nature, parfois rétive, qu’on ne peut pas à volonté saisir dans ses beaux jours, déploie ici sans réserve une grâce et une beauté touchantes. Spectacle fait pour ravir les yeux et pour charmer l’imagination, mais dont semblent ne pas jouir, hélas ! ceux à qui il est donné de le contempler à tous les instants. Seuls, les esprits rêveurs savourent les heures délicieuses qu’ils passent en présence de la nature et s’abreuvent à ses sources profondes, qui sans cesse se renouvellent et jamais ne s’épuisent.


III


En quittant sa première cure, dans le cours de 1849, M. Blyth la remit aux mains de l’abbé Poirier, qui devint ainsi son successeur. En ce temps-là, la paroisse de Saint-Jérôme n’avait pour ainsi dire pas de limites. Elle s’étendait indéfiniment vers le nord, englobant tout l’espace où sont comprises aujourd’hui les paroisses environnantes de Saint-Sauveur, Sainte-Adèle, Saint-Hyppolite Sainte-Sophie, Sainte-Lucie, etc., etc. et tous les cantons de la région, qui ne sont encore qu’à l’état de missions plus ou moins avancées. À cinq ou six milles de l’église commençait la forêt, une forêt épaisse, infinie, regardée comme inaccessible. On croyait avoir atteint la limite des terres cultivables et le nom de « Nord » signifiait qu’il n’y avait plus au delà de Saint-Jérôme qu’un printemps fugitif, qu’un été illusoire.

Quels changements merveilleux accomplis en quelques années seulement, et comment pouvons-nous aujourd’hui en croire nos yeux quand nous lisons dans les journaux, comme un de ces événements banals qui n’ont plus lieu d’étonner, le détail des plans élaborés pour construire un chemin de fer du Manitoba à la baie d’Hudson d’une part, et du lac Saint-Jean au lac Témiscamingue, de l’autre, à travers de longs espaces inhabités, jusqu’aux limites extrêmes de notre province ! Ère de progrès inouïs, qui emporte l’homme dans une course telle qu’il finira par trouver la terre trop petite pour ses aspirations illimitées !

Mais il fallait alors songer seulement à élever quelques foyers primitifs sur la lisière de la forêt ténébreuse, où nul encore n’avait porté ses pas, au pied de ces massifs de montagnes que l’on voyait se dresser, les uns à l’envi des autres, dans un lointain chargé de terreurs et que l’œil osait à peine interroger. Hache en main, la bêche et la pioche sur l’épaule, les plus hardis s’avancèrent ; derrière eux les femmes et les enfants. Ils allaient attaquer la sombre muraille flottante. Dans leur âme aussi flottait l’image indistincte de la patrie ; un sentiment inconnu jusque là, qui était comme l’instinct mystérieux d’une mission à remplir sur le sol de l’Amérique, les poussait de l’avant, sans qu’ils songeassent un instant à regarder derrière eux ni à revenir sur leurs pas. Les arbres séculaires, qui avaient si longtemps défié les orages et la foudre, qui avaient ployé tant de fois la tête sous l’ouragan en fureur et sous l’averse battante des cieux, pour la relever plus droite et plus orgueilleuse encore, eux qui avaient vu toutes les tempêtes déchaînées et étaient restés invulnérables, eux qui se dressaient intacts et d’autant plus vigoureux même qu’ils avaient sous leurs pieds plus de ruines entassées par des siècles sans nombre, s’ébranlèrent tout à coup, frappés au cœur par une main terrible. Les plus hauts tombèrent en faisant gémir et craquer le sol ; au loin les échos résonnèrent des coups formidables des bûcherons et du fracas répété de la chute des grands pins, des grands hêtres et des grands merisiers s’abattant les uns sur les autres, comme des géants frappés dans la mêlée par une main invisible. La forêt inattaquée et invulnérable jusque-là, s’écroula et s’entrouvrit en mugissant devant l’homme et lui livra passage jusqu’aux plus lointaines retraites, et c’est ainsi qu’un nouveau sol était conquis par le défricheur, c’est ainsi qu’une contrée nouvelle, aussi vaste qu’une province et, la veille encore, ignorée de tous, allait entrer dans le domaine national et apporter un chapitre de plus au livre de nos destins


IV


Combien ils furent laborieux, combien ils furent pénibles les commencements de Saint-Jérôme, nul ne saurait le dire. Hélas ! c’est là l’histoire de chaque défrichement successif, même de nos jours où tant de sollicitude s’attache au défricheur et où l’on cherche à lui venir en aide de tant de manières, soit par un budget spécial, soit par des loteries, soit par des privilèges légalement consacrés, soit enfin par la création de sociétés de colonisation.

C’est que ce n’est pas le riche qui colonise, mais bien celui-là seul qui n’a que sa hache, et qui, avec ce seul outil, parvient à ouvrir de vastes étendues fermées à l’homme, à créer pour nous de nouvelles demeures, de nouvelles richesses, à féconder des contrées nouvelles où notre race pourra se développer de plus en plus à l’aise, en conquérant de plus en plus le sol.

Il faut voir ces forêts s’étendant à perte de vue, au milieu de pays montagneux, durs, en quelque sorte inhabitables, jusqu’à des limites encore inconnue ou que l’imagination ne se représente que dans un lointain inaccessible, pour se faire une idée de ce que c’est que l’homme seul, au milieu de cette immensité qui ne lui présente que des obstacles, des privations de tout genre, la lutte partout, un combat continuel contre la nature et pour la nature, des découragements semés à chaque pas, des travaux souvent rendus inutiles par des contretemps et des accidents multipliés, de maigres récoltes perdues, des attentes de secours trompées, la misère prenant chaque jour une figure nouvelle, et de consolation ni d’appui nulle part, ni d’aucun côté, ni jamais, si ce n’est dans l’infinie bonté divine où s’abîme tout entier le malheureux, voilà ce que c’est que la vie du défricheur, de ce colon solitaire, infatigable, héroïque et inflexible à qui nous devons d’être ce que nous sommes, à qui le Canada tout entier doit son existence, et cela depuis trois cents ans !

Les hommes d’aujourd’hui, qui n’ont pas dépassé la cinquantaine, se rappellent encore le temps où les vivres étaient tellement chers à Saint-Jérôme, par suite du manque de communications, que les pauvres familles des nouveaux colons étaient obligées, pour ne pas mourir de faim, de faire ce qu’elles appelaient leur soupe, avec des herbes et des feuilles, infusion qui était leur seule nourriture. Comme il n’y avait encore de chemin d’aucun côté, les gens s’attelaient eux-mêmes sur une charette et portaient sur leur dos un sac de cendre chez le marchand le plus voisin, et celui-ci donnait en retour quelques misérables livres de farine, d’une qualité moins qu’inférieure.

En ce temps-là tout le monde, toutes les puissances s’étaient déclarées et s’étaient liguées contre le colon : le gouvernement d’abord, puis les compagnies de spéculateurs ou les particuliers privilégiés qui accaparaient et détenaient d’énormes étendues de terre, puis les marchands de bois, puis les marchands locaux, enfin et par-dessus tout, un préjugé inepte, aveugle, plus difficile à vaincre que tous les autres obstacles réunis, et qui consistait à croire que ce pays-ci ne valait rien en dehors du littoral du fleuve, des bords des rivières et de certaines vallées, dont on avait encore soin de limiter l’étendue et la fertilité, dans l’intérieur de la province. On entendait répéter dans toutes les occasions cette phrase banale qui, cependant, avait l’air toujours nouvelle :

« Que voulez-vous qu’on fasse dans un pays comme celui-ci, pays de montagnes et de sept mois d’hiver, où il ne restera plus rien pour nourrir nos descendants, quand les terres actuelles seront épuisées ?… » Eh bien ! il arrive qu’aujourd’hui l’on a fait une découverte, et cette découverte c’est que la province de Québec est un des pays les plus avantageusement doués et les plus riches qu’il y ait au monde. L’avenir qui nous est réservé est incommensurable ; seulement il fallait des hommes pour le comprendre et pour l’indiquer. Ces hommes sont venus, heureusement, à l’heure nécessaire ; ils ont imprimé une direction féconde et nous n’avons plus qu’à nous avancer avec intelligence dans les chemins nombreux ouverts devant nous vers la grandeur et la fortune nationale.

Les rudes épreuves qu’ils avaient à traverser ne portèrent pas toutefois atteinte au vigoureux tempérament des pionniers de Saint-Jérôme.

Au contraire, les générations qui suivirent n’en furent que plus fortes et plus robustes ; et aujourd’hui, quand les hommes de cette époque veulent encourager leurs enfants à s’enfoncer dans les forêts du nord pour y faire des défrichements nouveaux, ils ne trouvent pas de meilleur stimulant ou de meilleur exemple à leur offrir que le récit de leurs privations, de leur longue lutte pour l’existence.

À force de volonté, d’énergie et de persévérance, les colons vainquirent tous les obstacles, et à mesure que les années s’écoulaient, la paroisse devenait de plus en plus prospère. Elle engendrait d’autres paroisses qui sont aujourd’hui Sainte-Sophie, au nord de Terrebonne, Saint-Hyppolite, sur le lac Achigan, Saint-Sauveur, Sainte-Agathe-des-Monts, Sainte-Marguerite, sur le lac Masson, Sainte-Lucie et enfin Saint-Donat, entre les lacs Ouareau et Archambeault, sans compter les cantons Howard, Montcalm, Salaberry, Wolfe, Clyde, Archambeault et Grandison, dont l’établissement a suivi celui des paroisses ci-dessus. Ces paroisses nouvelles, unies de cœur et d’âme avec leur alma mater, l’étaient de plus par des intérêts identiques ; c’est ce qui explique la merveilleuse vitalité de Saint-Jérôme, sa force d’expansion et les liens intimes qui l’unissent à la région du nord. Cette œuvre de fécondation, souvent ingrate mais jamais interrompue, a fait qu’en peu d’années, on a vu pas moins d’une vingtaine de mille âmes répandues dans le territoire qui forme le nord et le nord-ouest des comtés de Terrebonne et d’Argenteuil, et des habitations poussées comme hors de terre jusqu’à cent milles dans l’intérieur. En se développant elle-même de cette façon et en propageant la vie tout autour d’elle, la paroisse mère était devenue rapidement le centre commercial de la vaste région qui s’étend à plus de vingt lieues en arrière, et après une lette énergique, elle avait conquis le titre de chef-lieu du comté de Terrebonne.


V


Lorsque le curé Labelle arriva à Saint-Jérôme, en 1868, c’était une paroisse à peine encore sortie de l’enfance, malgré ses trente-six années révolues. On n’allait pas vite dans ce temps-là. La longue et difficile période de croissance, qui succédait à l’éclosion de tout nouvel établissement, était en proportion de la longue incubation antérieure, et se ressentait de l’enfance incroyablement prolongée de notre pays. À cette époque, non seulement on n’aurait pu pressentir le mouvement vigoureux et général, imprimé à tous nos progrès depuis une dizaine d’années, résultat d’une attente excessive, mais encore on ne pouvait avoir la moindre prescience, le plus léger soupçon des évolutions de la science moderne, des transformations qu’elle opère à vue d’œil et sans relâche, des découvertes qui allaient éclater comme autant de coups de foudre, suivies d’applications aussitôt essayées, de perfectionnements aussitôt réalisés.

Le progrès a pour ainsi dire fait irruption chez nous ; il lui a fallu infliger une douloureuse violence à nos habitudes routinières et briser le cercle étroit d’une éducation puérile, pour pouvoir s’installer dans notre pays et s’y développer comme dans les autres. Nous étions prêts pour cette évolution brusque et fatale, mais sans nous en rendre compte ; nous étions mûrs sans le savoir. Quiconque, il y a vingt-cinq ans, eût parlé seulement d’un chemin de fer dans l’intérieur du nord laurentien, eût été regardé à coup sûr comme un halluciné et chrétiennement enfermé dans le plus prochain asile, soumis indifféremment à n’importe quel contrôle médical.

Aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait le contraire, mais presque. On n’a pas plus tôt vu fonctionner une ligne à travers les Laurentides, qu’on veut percer le nord dans toutes les directions ; on pousse des chemins de fer, comme de simples pions sur un jeu d’échecs, à travers la région la plus montagneuse du pays, celle du Saguenay ; on va traverser celle du Saint-Maurice comme une éponge, aborder le Témiscamingue et la baie d’Hudson elle-même, qui n’est qu’une station sur le chemin du pôle, et s’élancer, d’un autre côté, à toute vitesse, jusqu’au rivage labradorien. Aujourd’hui, loin qu’on trouve insensé le projet d’un chemin de fer jusqu’au Labrador, on est bien près de traiter d’arriéré ou de déclassé celui qui trouve cette entreprise au moins étonnante, tant il est vrai que, de nos jours, il n’y a plus rien d’étonnant, si ce n’est qu’il y ait encore des gens qui s’étonnent.

Peuple conquis, formés à la dépendance sous plus d’une forme, toujours tenus sous une tutelle ou sous une autre, repoussés systématiquement en toute occasion à l’arrière-plan, élevés et maintenus dans une absence presque absolue d’initiative, loin de tout souffle extérieur et comme isolés dans le monde moderne, les Canadiens avaient vu s’effacer leur caractère national, l’individualisme et la volonté propre qui distinguent les peuples libres.

Ils se savaient et ils se sentaient traînés à la remorque, et ils se considéraient eux-mêmes comme en dehors du mouvement général. Que de fois n’a-t-on pas entendu répéter des phrases qui impliquent un aveu personnel d’infériorité, comme celles-ci et d’autres semblables : « Pour un petit canadien, ça n’est pas trop mal, n’est-ce pas ? — Ah ! cela est bon dans les vieux pays… ; mais ici, dans le p’tit Canada !… Des savants, des ingénieurs, des écoles spéciales pour ceci, pour cela… c’est superbe en Europe ou aux États-Unis, mais qu’est-ce qu’on a besoin de cela, nous autres ? »… De là à une apathie extrême, à une excessive timidité, à l’absence de désir, de volonté d’élever le niveau général, de marcher de pair avec les autres peuples et de prendre rang sur notre globe, il n’y avait pas même un pas à franchir, c’était fait.


VI


C’est à l’époque où le vieil esprit subsistait encore, où d’étroites bandelettes emprisonnaient encore le corps social canadien, que le curé Labelle arrivait dans la paroisse de Saint-Jérôme, dont il était appelé à prendre la direction. Nous venons de le voir, c’était une paroisse à peine arrivée à l’adolescence, qui ne soupçonnait en rien la mission qu’elle était appelée à remplir dans l’établissement du nord laurentien, qui s’essayait, encore novice, à quelques industries élémentaires, comme moulins à scie et à farine pour des usages purement locaux, et qui ne renfermait en tout et partout qu’une population de huit à neuf cents âmes, disséminée sur une immense superficie.

Une centaine de maisons distribuées le long d’une avenue longue, droite, large et bordée d’arbres touffus dont les cimes en se recourbant se rejoignent presque, de façon à former comme un dôme au-dessus des passants, tel était alors le village de Saint-Jérôme.

Cette avenue, ressemblant à un tunnel de feuillage, allait en s’éclaircissant graduellement et s’ouvrait sur les terres encore à moitié incultes qui précédaient les premiers contreforts des Laurentides. À gauche coulait la rivière du Nord, venue discrètement des montagnes et coulant entre des rives tranquilles, après s’être précipitée plus haut en une douzaine de cascades dont on entendait le grondement lointain comme un tonnerre confus. Des deux côtés de la rivière courait une campagne onduleuse, rayée de longs coteaux sinueux et gonflée çà et là d’énormes mamelons qu’avait polis la charrue et qu’emprisonnaient les champs de foin, de blé, d’orge, de sarrasin et d’avoine, de jour en jour s’élargissant et refoulant leur barrière de souches et de roches.

On avait comme un reflet affaibli des sombres forêts et des épaisses montagnes qui répandaient au loin leur ombre farouche, et l’on aspirait les dernières senteurs des lacs aux contours mystérieux, que le vaste Nord retenait ensevelis, et où, depuis la création, se miraient les grands nuages qui passent, la douce et tranquille lune solitaire, les bois touffus qui se colorent de mille nuances étranges et saturent l’air de leur vigoureuse et pénétrante essence.

Ému de ce spectacle d’une nature qui se montrait à lui dans toute sa féconde et puissante maternité, et, encore plus, comme saisi de cet esprit divinateur qui, à certains moments, agite et exulte les hommes appelés à quelque mission spéciale, le curé Labelle, après avoir eu le temps de regarder attentivement tout autour de lui, ne tarda pas à pénétrer les voiles de l’avenir et à pressentir l’incubation de tout un monde nouveau dans ce nord qui venait à peine d’être entamé.

En quelques semaines, il eut tout observé, tout compris. Il vit ce que Saint-Jérôme deviendrait assurément un jour, dans un temps éloigné peut-être, si les choses étaient laissées à leur seule force, mais dans un temps rapproché, si l’homme voulait bien prêter la main à la nature. Il parcourut en l’étudiant toute la partie alors accessible de la vallée de la Rivière-Rouge ; il entrevit de mieux en mieux l’avenir qui s’y préparait, et quand il sentit qu’il pouvait démontrer aux autres ce qu’il apercevait clairement lui-même, il se mit à l’œuvre. Il aborda les gouvernements et le public avec une ardeur, une opiniâtreté, une détermination formidables.

Ce fut une tâche gigantesque. Pendant dix ans, cent fois elle fut interrompue par les difficultés, par les déceptions, par les trahisons, par les résistances occultes, par les jalousies ameutées et souvent aussi par les sottes railleries de l’ignorance. Avec la constance inflexible des forts, avec la ténacité ardente de la conviction, le curé Labelle continua. Il entendait bien les honteuses clameurs bourdonner à ses oreilles, il entendait bien les glapissements mal étouffés de l’envie, il voyait bien s’agiter autour de lui toutes ces rivalités grossièrement dissimulées qui se mettent à l’encontre de tous les grands projets… il marcha toujours, il poursuivit son œuvre sans relâche, sans voir pâlir un seul jour sa robuste foi, et comme le projectile, dont on a calculé la portée et mesuré la force, atteint sûrement son but, à travers tous les obstacles, le curé Labelle, après quelques années d’un labeur héroïque, atteignait ce qui était l’objet de sa mission, le peuplement et la fécondation de l’immense campagne qui se déroule en arrière de Montréal jusqu’aux dernières limites des cantons du nord.


VII


Toujours grandissant, toujours se développant Saint-Jérôme était devenu une petite ville et recevait comme telle, sa charte constitutive le 13 janvier 1881. Sa population, qui n’était que de deux mille âmes à peu près, augmentait de sept cent en quelque mois, ce qui était un fait inouï dans les annales des villes canadiennes à leur début. Des manufactures et des fabriques s’établissaient rapidement le long de la jolie rivière du Nord, qui arrive en sautillant par une douzaine de cascades qui lui font une chute graduée de trois cents pieds, sur une longueur de plus de trois milles. On entendait le mugissement des scieries mêlé à l’éternel vacarme des eaux, au-dessus desquelles se penchaient d’innombrables bouquets d’arbustes, comme des grappes suspendues et balancées sans cesse sur un abîme fuyant.

Parvenue auprès de Saint-Jérôme la rivière du Nord reprend une allure paisible et s’écoule sur un lit de roches, entre des bords escarpés qui mettent la ville à l’abri des inondations. Elle s’élargit même dans le voisinage en un bassin dont l’eau n’a pas moins d’une trentaine de pieds de profondeur, dans les plus grandes sécheresses, et le long de la rivière, on peut multiplier à discrétion les pouvoirs hydrauliques, sans crainte de voir jamais diminuer leur volume alimenté sans cesse par des lacs nombreux de l’intérieur, tels que les lacs Massou, Manitou, Cornu, des Sables, de la Rouge, Sainte-Marie, Saint-Joseph… etc., etc.

Et des arbres, des arbres partout ! Peut-être leur épais ombrage assombrit-il la ville, qui ressemble à un robuste jardin taillé dans la forêt ; mais ce qu’il enlève à l’éclat d’un soleil brûlant, il le rend en fraîcheur et en parfums, pendant que les montagnes et les grands bois voisins envoient à Saint-Jérôme leurs vigoureuses et bienfaisantes émanations, qui l’ont préservé jusqu’à présent des moindres contagions et de la plus légère épidémie.[2]

Ce que Saint-Jérôme a accompli de progrès sous l’impulsion puissante du curé Labelle peut à bon droit nous étonner, nous qui sortons à peine d’un temps où l’on croyait si peu à l’étendue de nos ressources naturelles, où l’on subissait encore en entier l’empire des habitudes routinières, et où l’ignorance et le préjugé, en tout ce qui concernait le nord, étaient si invétérés, si enracinés. Ce sont là des choses qu’il faut consigner dans l’histoire de notre province. Il ne faut pas permettre à notre génération ni à celles qui la suivront, d’oublier jamais ce que fut et ce qu’a fait ce grand bienfaiteur, ce créateur qui joignait à la profondeur et à la largeur des idées l’enthousiasme fécondant et la rapidité d’exécution poussés au point où les esprits superficiels déroutés, ne croient voir qu’une infatuation téméraire et des inattendus inexplicables. Ils ne savent pas que ces inattendus apparents sont le fruit d’une conception patiente et d’études laborieusement mûrie. Le curé Labelle voyait loin, très loin dans l’avenir, et il ne craignait pas de présenter ses visions comme des projets dont il fallait chercher la réalisation au plus vite, si l’on ne voulait pas que la marche rapide des choses devançât les prévisions humaines.

Ainsi l’ont démontré ses projets de chemins de fer regardés longtemps comme fabuleux et passés à l’état de mythes, projets qui, aujourd’hui, sont entrés dans le domaine des entreprises nationales devenues pratiques avec le progrès des idées, comme celle qui, parcourant tout le nord de la province, à partir du lac Saint-Jean, doit aboutir au Témiscamingue d’abord, et, plus tard, au Manitoba, en s’écartant de la région montagneuse du lac Supérieur.


VIII


En même temps qu’il poussait l’œuvre colonisatrice jusqu’aux dernières limites alors accessibles du nord montréalais, limites qui reculaient sensiblement tous les jours, le curé Labelle s’occupait de chaque progrès particulier de Saint-Jérôme. Il y appelait tous les hommes de bonne volonté, mais des hommes d’initiative et de détermination, capables d’apporter un appoint appréciable dans l’œuvre de l’agrandissement et de l’embellissement de la ville. On y voyait s’accroître une population saine, active, entreprenante, robuste, animée d’un esprit de travail et de progrès, qu’on respirait avec l’air même et qui restait imprégné dans les âmes. Le nombre des citoyens eût bientôt dépassé trois mille, et parmi eux on pouvait compter des hommes doués d’un rare esprit d’invention et des industriels encore sans fortune, mais connaissant le chemin qui conduit jusqu’à elle et décidés à le suivre.

On construisait un aqueduc de force à desservir une ville de vingt mille âmes et fournissant l’eau pure, limpide et fraîche des lacs des montagnes. On macadamisait sans retard des rues à peine ouvertes, auxquelles on devait donner plus tard la lumière électrique, on fondait un collège commercial, dans lequel cent élèves pensionnaires pouvaient être commodément installés, et un couvent placé sous la direction des sœurs de Sainte-Anne. Aujourd’hui, collège et couvent donnent l’éducation à plus de huit cents élèves ; le premier ne date que de 1874 ; le second, établi dès 1866, a reçu récemment une augmentation considérable, et, pour nous transporter en pleine actualité, mentionnons de suite la création nouvelle d’un couvent pour les infirmes et les vieillards, complémenté d’un « asile de Nazareth » pour les enfants et les malades. On construisait des hôtels, un pont de fer sur la rivière du Nord, une banque, un bureau de poste et une douane, dans le style le plus moderne, enfin un palais de justice en état de résister aux foudres d’éloquence des nombreux avocats qui l’assiègent à chaque « terme » judiciaire.

La petite ville prenait de l’audace, de l’ambition, et cette sorte de confiance illimitée en soi qui appartient aux jeunes et aux forts. L’esprit d’initiative de ses citoyens venait en aide à une nature d’elle-même prodigue et impatiente de répandre ses dons. Déjà Saint-Jérôme était devenu le rendez-vous de trains de plaisir organisés régulièrement, qui amenaient, presque chaque dimanche de la belle saison, une affluence considérable des nombreux employés de Montréal, avides de jouir quelques heures de l’incomparable pureté de son atmosphère, de se refaire de leurs assujettissantes occupations de la semaine dans la possession sans entraves d’une campagne abondant en sites pittoresques et en attraits multipliés pour l’âme et pour les yeux.


IX


Saint-Jérôme devait à son altitude et à la nature de son sol une grande partie de ses avantages physiques. Ce sol, très mélangé, très varié, se prêtait aux cultures les plus diverses, tant des céréales que des légumes et des arbres fruitiers, et le foin aussi poussait en abondance dans les vastes champs qui s’étendent de chaque côté de la rivière du Nord, où d’innombrables groupes d’arbustes, profitant des moindres accidents et des moindres avantages de terrain, s’établissent sur tous les points et font du rivage comme une immense corbeille de vigoureux bouquets offerts à l’homme par la nature. Bientôt on allait découvrir une mine de fer d’une pureté exceptionnelle, exempte d’acide titanique, le pire ennemi de ce minerai, et ne contenant que des quantités insignifiantes de soufre et de phosphore, substances également nuisibles à son exploitation. Le curé envoyait en France et aux États-Unis des échantillons du minerai nouvellement découvert, et faisait faire des analyses qui ont révélé depuis avec quelle raison l’on pouvait nourrir les plus grandes espérances d’une production lucrative.

Le curé Labelle s’occupait de tout et voyait à tout.

Il avait pris sa paroisse presque au berceau et la faisait marcher, mais à grands pas pour le suivre, comme on fait marcher un futur géant. Le curé ne pouvait pas aller à pas comptés, il avait trop de choses dans la tête ; il y logeait côte à côte les plus vastes projets pour l’avenir du Nord et l’attention journalière qu’exigeait chaque progrès successif accompli dans Saint-Jérôme. Grâce à lui, à ses démarches, à ses pressantes instances auprès de la municipalité de l’endroit, il y obtenait la fondation d’une des plus grandes fabriques de papier du continent américain, celle de MM. Rolland & fils. Il attaquait un immense monticule qui couronne l’emplacement du village, sorte d’épaisse verrue de rochers cagneux en révolte ouverte contre toute tentative de l’homme.

Mais le curé Labelle ne connaissait les résistances de la nature que pour les vaincre. Sans doute, avec de l’argent et des moyens, on vient à bout de tout. Mais le curé n’avait ni l’un ni les autres : cela ne l’embarrassait pas ; le propre de ce génie transcendant, c’était de créer, de féconder chaque entreprise des inépuisables ressources qu’il y avait en lui. Il trouvait les moyens comme il établissait des colonies, comme il fondait des entreprises, comme il faisait surgir de terre un nouveau domaine national. Il n’a jamais su ce que c’était que de manquer des moyens propres à faire fructifier les projets les plus irréalisables en apparence, ce qui démontre combien peu il y avait de place dans son esprit à la chimère, et combien étaient pratiques toutes ses conceptions, que tant de gens taxaient volontiers d’impossibles, sans aller au fond des choses. Cet homme n’avait rien, et il a mis en branle des millions, et il a tenu dans sa main les plus puissantes compagnies du Canada. Cette fois, il s’agissait d’attaquer un monticule tout entier, qui barrait le chemin et l’expansion entre Saint-Jérôme et la campagne voisine. Pourquoi ? Simplement pour y fonder un hospice, convertir le monticule en parc, en faire un endroit de santé pour les malades et les infirmes, un endroit élevé, retiré et libre, d’où la vue s’étendît dans toutes les directions et qui devînt une promenade, tout aussi bien pour l’âme attristée que pour le corps affaibli.

Ce que le curé Labelle avait de plus grand encore que son génie, c’était son cœur. C’est là vraiment qu’il dépassait de cent coudées la taille commune. De ce cœur sans limites, que rien ne pouvait tarir, découlaient sans cesse d’inépuisables torrents de générosité et de bienfaisance. Il eût possédé la terre entière qu’il l’eût donnée aux malheureux, en leur disant : « Jouissez, c’est votre tour ; » et il se serait réservé une chaumière pour jouir à les voir faire. Non, jamais, plus noble esprit et plus grande âme ne furent conçus dans le sein d’une mère canadienne. Et les autres esprits et les autres âmes, il les embrasait de sa parole de feu. Le verbe, trop lent, sortait de sa vaste poitrine par cascades, par sauts impétueux ; il semblait le jeter avec emportement de sa bouche, parce que le cratère intérieur, trop chargé, ne pouvait le contenir plus longtemps, et parce qu’une explosion était toujours imminente dans cette âme où luttaient à la fois, pour se tenir en place, les plus grandioses projets, les plus humaines entreprises, l’amour infini pour les siens, les Canadiens-français, et une inquiétude vraiment maternelle, toujours éveillée, toujours active, pour assurer la plus petite part de bonheur et de bien-être à ceux qu’il aimait et qu’il protégeait…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’en étais là, j’étais en train de buriner pour l’histoire les traits de cet homme, aussi généreux ami que grand patriote, quand, alors même qu’à mon propre foyer les plus cruelles angoisses m’assaillaient, un cri effroyable, jeté par toute la ville, retentit subitement jusqu’à moi. Au moment où je disputais à la mort, dans trois combats répétés presque sans répit, la femme qui n’a pas craint d’associer son existence à l’extrême détresse de la mienne, afin de me ramener aux sources éternelles de l’espérance, un coup affreux, aussi horrible, aussi imprévu que celui de la foudre, sans le choc des nuages, vient d’éclater sur moi, en ouvrant et en déchirant violemment tous les cœurs canadiens !…

LE CURÉ LABELLE EST MORT ! !

En un jour, en une heure, je perds le meilleur ami que j’aie eu en ce monde, un frère plus cher que si nous avions eu une même mère tous deux. Je perds celui dont, depuis dix ans, je suis le confident intime, un homme qui avait pour moi une affection profonde, cent fois mise à l’épreuve, qui m’avait adopté pour compléter son œuvre, qui s’ouvrait à moi dans le détail de tous ses grands projets, qui m’initiait à toutes ses conceptions, afin qu’à mon tour je vinsse les exposer au public et les faire valoir avec leur véritable physionomie, souvent défigurée par des esprits faux ou superficiels ; je perds un homme que j’ai rarement quitté sans en être l’objet de quelque bonté nouvelle, ou sans rester confondu, après des heures d’entretien, de la grandeur et de la largeur de son esprit. Je l’aimais avec toute mon âme, encore plus que je ne l’admirais, et aujourd’hui que mon esprit a retrouvé un peu de ce calme, qu’il lui eût été inutile de chercher dans les premiers jours, je sens sa perte plus que jamais irréparable et un vide affreux s’élargir sans cesse autour de moi, dans mon existence entière.

Les espérances et les ambitions, dont je me plaisais à entourer les frêles berceaux de mes enfants, sont en déroute. Devant cette mort si soudaine, si imprévue, je reste comme éperdu, indifférent à toutes choses, ne sachant plus de quel côté tourner les yeux ni à quoi me rattacher désormais. S’il a suffi d’une heure pour jeter dans le néant ce colosse de vie et de force, qui semblait pétrir comme à son gré l’argile humaine, et faire mouvoir à sa discrétion tant de ressorts inaccessibles à tout autre, qu’y a-t-il donc qui vaille le moindre effort de la volonté, de cette ambition, qu’on appelle noble et légitime, afin de se donner les ailes de l’illusion et de s’entourer de mirages décevants ? Ah ! ne nous laissons pas aller à des abattements indignes de celui qui n’a pas défailli un seul jour, et qui, cependant, a marché vingt ans dans les plus étroits et les plus difficiles passages. Aimons comme lui la patrie et nos compatriotes, sans songer à nous-mêmes. Une individualité, ce n’est rien, rien ; un peuple, c’est encore quelque chose. Laissons-nous frapper sans murmure par la main d’une Providence sans doute secrètement miséricordieuse, malgré les blessures qu’elle inflige, et vidons la coupe de notre destinée malgré l’amertume dont elle déborde, vidons-la sans faiblesse, mais sans illusion puérile, comme faisait ce grand mort, qui restera devant mes yeux tant que je vivrai, quoiqu’il ait disparu pour toujours ; mettons la dernière main à ce qu’il a laissé d’inachevé derrière lui, faisons notre bout du chemin qui mène à l’accomplissement des destinées du peuple canadien-français, et, sans cesser de pleurer sa mémoire, sachons l’honorer et la consacrer de la seule manière digne de lui, par une existence virile et un labeur indomptable.

Lorsque nous aurons comme lui rempli la vie, peut-être comme lui saurons-nous mourir.

LE CURÉ LABELLE


I


Dans notre pays, un endroit qui n’a que cinquante ans et qui a progressé rapidement, commence déjà à prendre une physionomie générale de maturité, et même, çà et là, certains faux airs de sénilité précoce, plutôt recherchée que réelle ; on y sent déjà, à leur attitude posée, réfléchie, que bon nombre des citoyens ont leur pécule assuré. Ceux-là n’en continuent pas moins leurs affaires, et vigoureusement, mais sans précipitation, sans cette hâte violente qui les faisait se ruer à l’origine dans le chemin encore tout embarrassé de la fortune. Ils ont le temps de converser et ils aiment à le faire ; ils s’attardent même à dire bien des choses qu’ils diront encore le lendemain, et qu’ils ont probablement dites la veille ; ils ne sont pas toujours sur le qui-vive pour savoir ce qui va survenir de tel ou tel événement, de telle ou telle situation ; ils fument, parlent, agissent, comme s’ils n’étaient pas tout le temps sur le point de partir, d’aller dans quelque paroisse voisine « faire un petit risque » ; on sent qu’il y a un gros grain de philosophie rassurante et bonhomme au fond de leur gousset convenablement garni ; ils sont « très heureux de faire votre connaissance » et déclarent, sans cette nuance de flatterie grossière propre aux gens qui ont besoin d’être écoutés, qu’ils sont très fiers de ce qu’un homme « instruit comme vous » vienne visiter leur « place » ; enfin, ils ont eu le temps d’apporter un adoucissement sensible à l’âpreté de leurs manières primitives, et de pionniers, souvent de simples aventuriers qu’ils étaient d’abord, ils sont devenus des citoyens.

Ainsi de l’aspect général de l’endroit. La rudesse des premiers jours détonne maintenant parmi les apparences non équivoques d’un confort recherché et en présence du sentiment de la propriété bien assise, de la propriété déjà passée plus d’une fois de père en fils. Certaines demeures, parmi les plus anciennes, et qui ont toujours abrité la même famille, ont acquis déjà un caractère propre de sociabilité et une nuance de ton que la tradition seule, si courte qu’elle soit, peut transmettre en l’intensifiant chaque jour davantage. Ces demeures sont rares, mais elles suffisent pour communiquer une atmosphère et un cachet particuliers au quartier qui les renferme, et pour scander profondément la physionomie des lieux. Dès lors plus d’aspects uniquement rudimentaires, plus d’angles violents, plus de heurts grossiers. Le temps a adouci et corrigé les traits, et remplacé l’antique rusticité des meilleures maisons par un certain air de patriarcat, voisin de la vénérabilité, physionomie qui désormais se maintiendra et fleurira de génération en génération.

Tel apparaît Saint-Jérôme aux premiers regards du visiteur ; tel, entre toutes les demeures que nous venons de signaler, l’antique presbytère, déjà vénérable dans sa soutane en grès de Potsdam, large construction élevée au seuil des Laurentides, sous la garde des grands ormes et des grands peupliers qui l’inondent de leur feuillage ; flanquée de jardins et ceinturée d’une vaste galerie où le soleil jette des rayons tempérés par l’épais ombrage des bois, et où la lune vient bercer en paix ses longs rêves nocturnes, à l’unisson des tendres et discrètes harmonies de la nature ; enfin asile libre et toujours ouvert aux nombreux curés de la région du Nord qui vont et viennent incessamment, obligés et enchantés d’arrêter à Saint-Jérôme, à l’aller et au retour, et d’y retremper leur courage si souvent éprouvé dans leurs rudes et pénibles missions des montagnes.

À côté est l’église, aussi en grès de Potsdam, à laquelle on communique du presbytère par une allée à travers le jardin. Elle devait être bien grande pour la population, autrefois, dans les commencements de Saint-Jérôme ; aujourd’hui elle est beaucoup trop petite. Le « curé » voulait en faire construire une nouvelle, sur un plan monumental, au centre d’un vaste carré faisant face à quatre rues ; il avait déjà sacrifié pour cela sans hésiter, son beau et grand jardin, fruit de quinze années de soins diligents, et il avait donné lui-même tout le terrain nécessaire et fait ouvrir, en arrière de son presbytère, une large rue, qui serait devenue à proprement parler la rue de l’église.


Il y avait déjà deux ans que le bon et généreux curé se préparait pour cet événement. Il n’attendait plus que la création de l’évêché du Nord, sa dernière pensée, son dernier projet, le sceau suprême qu’il voulait mettre à sa vie d’apostolat et de combats pour son peuple de colons. Il n’eût pas tardé à faire sortir de terre les centaines de mille dollars nécessaires à l’érection de son temple, il eût trouvé partout un écho à son appel… soudain tout s’écroule. Un mot arrive de Rome qui brise le rêve et l’âme de l’apôtre, et lui-même, qui sent qu’il n’a plus qu’à mourir, reçoit avec grâce la mort qui vient à son appel muet et qui se hâte, afin de lui épargner le regret trop cruel de laisser sans la revoir encore une fois, sa pauvre vieille mère, sa « maman, » comme il a dit jusqu’à la fin, nom unique dans toutes les langues, le premier que l’enfant bégaie au sortir du berceau et le dernier qu’exhale l’homme de cœur expirant, en entrant dans la tombe.

Ses amis, ses intimes seuls savent ce qu’eut de douloureux et de poignant pour lui la nouvelle venue tout à coup de Rome, à l’heure même où il croyait son rêve plus que jamais réalisé. On vit l’homme fort par-dessus tous décliner et s’affaisser petit à petit, comme s’il enfonçait graduellement dans une marée montante, sans que rien autour de lui pût le retenir. Il éprouva le vertige du vide et du néant des choses humaines ; il ouvrit tout grands les yeux sur sa destinée, sur sa raison d’être, sur la seule et unique mission qu’il avait été appelé à remplir en ce monde, il sentit que tout était fini pour lui désormais et il ne songea plus qu’à se retirer, à se retirer tellement qu’il voulait abandonner sa cure et se réfugier dans un ermitage, au fond du canton Salaberry, sous l’ombre épaisse de la « Montagne Tremblante, » loin de tous les bruits humains. Pauvre cœur blessé ! Dieu lui épargna de donner à notre peuple ce spectacle d’un désenchantement que l’on eût peut-être mépris pour de l’amertume, et qui eût jeté une ombre douteuse sur une vie toute de lumière et de vérité.

Et maintenant, six pieds de terre le recouvrent, et il va s’en aller rapidement en poussière, dévoré par cette terre même qu’il voulait féconder, et ce qui reste de plus durable de lui, à part son œuvre encore bien imparfaite, c’est le souvenir fragile qu’en gardent des cœurs périssables, condamnés eux-mêmes à un prochain néant ! Ô misère ! Ô solitude éternelle du cœur humain, qui se rattache en vain à des affections toujours fugitives ! Hélas ! Hélas ! Comme la paroisse de Saint-Jérôme doit être vide, et comme elle le sera longtemps encore sans son curé ! Le deuil flotte, sur l’immense région du nord, et chaque nuage y pend comme un long crêpe du haut du ciel. Qui animera désormais tous ces foyers où l’âme du curé n’est plus ? Tout ce monde-là était habitué à n’espérer, à ne vouloir, à n’agir que par lui. Chaque colon, on peut le dire en quelque sorte, avait passé par ses mains. C’est à lui que chacun d’eux avait recours dans les difficultés ou dans les épreuves qui se présentaient : « Notre curé », disait-on jusque dans les paroisses les plus reculées du nord. C’est lui qui était le gouvernement ; c’était le père, le roi, la puissance visible, toujours bienfaisante et protectrice, qui renfermait tout pour les colons du large domaine qu’il avait apporté à notre province. Aussi, lorsqu’il paraissait au milieu d’eux ou lorsque son passage était annoncé d’avance, quelle fête et quelle réjouissance pour tous !

Je le vis et l’entendis une fois entre autres à son passage à l’Annonciation, paroisse tout nouvellement ouverte, le long de la rivière Rouge, à vingt-trois lieues en arrière de Montréal. Tous les colons et leurs femmes et leurs enfants étaient accourus des défrichements les plus lointains pour entendre le « curé, leur curé, le curé du nord, » depuis Saint-Jérôme jusqu’aux dernières montagnes.

Il avait incarné en lui tout ce petit peuple, pauvre, dénué, et le faisait vivre à force de renouveler ses espérances. Dans ces dernières années, sa vigueur affaiblie ne lui permettait plus ses longues courses d’autrefois, mais on le sentait là et par suite on se sentait protégé. S’il n’allait plus guère en plein cœur des défrichements nouveaux, en pleine solitude des forêts attaquées seulement de la veille, on le savait au département de l’Agriculture où il faisait à sa façon un autre travail de bûcheron, et l’on savait qu’on n’était pas abandonné.

Ce jour-là la chapelle de l’Annonciation avait été « décorée ». Cette chapelle était une pauvre petite construction en planches brutes, pouvant contenir à peu près trois cents âmes. Les bancs de la chapelle étaient de simples madriers, posés sur des billots. L’autel avait été orné de quelques bandes de papier bleu doré et de deux candélabres placés chacun à l’une des deux extrémités. À gauche de l’autel, une grande statue en plâtre, cachant à demi un petit confessionnal craquant sous le moindre poids ; à droite, une espèce de dressoir contenant les ornements d’église et surmonté d’un sanctuaire où l’on devinait confusément une image de la Vierge ; enfin, brochant sur tout cela et courant un peu au hasard, de leur mieux, des festons de bandelettes en papier doré et en tulle, en fleurs artificielles et en houblon. Autour de la nef, un chemin de croix représentant tant bien que mal les épisodes de la Passion. Au-dessus de l’autel se dressait l’image de l’Annonciation, au-dessous une rangée de candélabres et, de chaque côté, des vases remplis de fleurs de papier. Au dehors, dix à douze maisons composant le village, la Rouge dessinant de longs et gracieux méandres, un petit cimetière sur un talus, où quelques tombes se devinaient au renflement du sol piqué d’une pauvre petite croix de deux à trois pieds de hauteur, et, au loin, par delà les autres montagnes qui semblaient des collines, la grosse montagne Tremblante répandant cette ombre épaisse qui retarde le jour et qui augmente les ténèbres.

Le curé Labelle fit le sermon de circonstance. Un sermon du « curé » dans les montagnes, pour des gens qu’il ne voyait que de loin en loin et qui avaient besoin qu’on leur parlât d’une foule de choses propres à leur remettre le cœur dans la poitrine, ne pouvait pas débuter par le texte de l’Évangile. Le curé parla longuement à ces malheureux exilés sur le sol même de leur patrie de leurs petits intérêts, de leurs défrichements, de leurs progrès et surtout et bien particulièrement de la construction prochaine du chemin de fer qu’ils attendaient depuis des années et qui devait leur permettre de rester, eux et leurs enfants, sur la terre nouvelle qu’ils venaient d’arroser de leurs sueurs. Il leur parla dans son langage à lui, dans ce langage unique, plein d’images populaires, fait exprès pour stimuler, pour égayer et pour transporter ces rudes, vaillantes et naïves populations. Il leur recommanda bien fortement entre autres de « faire de la terre », rien que de la terre, et de négliger les petites industries qui nous conduisent « à mourir la poche sur le dos ». Il parla ainsi pendant près d’une heure, et, son allocution temporelle terminée, quand il vit qu’il avait touché juste et que tout son monde allait retourner dans ses foyers, heureux et plein d’un courage nouveau, il entama l’évangile du jour.

Ce fut un commentaire et un développement d’une douceur et en même temps d’une force et d’une élévation inexprimables. De temps à autre c’étaient des éclats que l’on eût dit comme des fragments de montagne s’écroulant, d’autrefois c’était comme un fleuve coulant à pleins bords, sans se soucier des obstacles, ou bien un chêne déployant ses larges branches en s’élançant de plus en plus dans les cieux.

Quel homme ! quel homme ! me disais-je ; et en effet, c’était bien là l’apôtre, le véritable apôtre, tel qu’on le conçoit et tel qu’on le veut uniquement. Pour accomplir un labeur comme l’a été le sien pendant vingt ans, il fallait un homme comme le curé Labelle, possédant plusieurs caractères et plusieurs natures, il fallait être un prêtre, un colonisateur, un politique, un homme d’idées, un dévoué, un indomptable, un généreux, un ardent et un indulgent ignorant les bornes de l’indulgence. Il fallait en outre avoir le tempérament et l’extérieur nécessaires pour en imposer et pour attirer.

Le curé Labelle est peut-être l’homme le plus étonnant qu’on ait vu en Canada. Quand on étudie cette figure, on découvre des aspects nouveaux qu’on ne soupçonnait pas la veille, et dont cependant les lignes sont fortes et profondes. En dehors de son œuvre, qui prenait toute son âme, il n’eut dans toute sa vie qu’une tendresse réelle, invariable, ce fut pour sa mère, et en dehors de cela quelques rares affections, inébranlables, fidèles en dépit de toutes les circonstances, et qui retombaient comme une pluie bienfaisante sur ceux qui en étaient l’objet. Mais ce qui planait par-dessus tout, c’était son immense amour pour le pauvre peuple malheureux, éprouvé de toutes les manières, pour le peuple des défricheurs à qui il fallait multiplier les encouragements, les espérances et les bontés.


Il avait des douceurs de mère, incroyablement profondes, des puérilités de géant inhabitué aux petites choses et des colères énormes, aussitôt apaisées. On le voyait passer soudain comme une trombe ; sa voix, remplie de vibrantes sonorités, résonnait dans les couloirs du Palais Législatif comme un ophicléide, et faisait tressauter sur leurs bancs de repos les messagers livrés aux douceurs inaltérables d’un sommeil mérité. L’instant d’après tout était retombé dans le plus grand des calmes. On se demandait d’où venait et où s’était dissipé cet orage. C’était amusant parfois autant qu’effrayant. Cela n’avait aucune raison d’être apparente, mais il fallait savoir que le curé était un cratère et qu’un cratère éclate sans qu’on sache pourquoi ; il bout pendant un long, long temps, et tout à coup le moindre accident extérieur, qu’on n’avait ni remarqué ni prévu, suffit à lui faire vomir des torrents.


Il fallait à une organisation comme celle-là un corps et des membres de géant. La nature les lui donna. Elle fut prodigue envers lui comme il fut prodigue envers les autres. Elle le tailla pour passer vingt ans de sa vie à attaquer les forêts et les montagnes, à pousser des générations sur les sols inconquis, comme Moïse poussait les Juifs dans le désert. Pour soulever un monde, elle lui donna des épaules d’Atlas et, pour l’enflammer, un cœur de Prométhée.

Cet homme-là n’a jamais rien eu à lui en propre, pas même sa dîme ; il ne savait jamais s’il avait ou non de l’argent dans son porte-monnaie, de même qu’il ignorait s’il y en avait ou non dans la cassette du presbytère. Ces détails-là ne pouvaient l’occuper, non qu’il les dédaignât, mais parce qu’il n’était pas capable d’y penser un seul instant. Il ne s’en préoccupait que pour sa mère et abandonnait entièrement à ses vicaires tout ce qui concernait les soins matériels de sa maison et de sa cure.

Au commencement de l’été de 1887, je me trouvais à Saint-Jérôme. J’y allais du reste tous les ans régulièrement et j’y restais un temps plus ou moins long, ne pouvant me priver du plaisir de passer quelques jours avec « mon » curé, chez lui, dans toute la liberté et la plénitude du plus agréable commerce qui exista jamais entre deux amis profondément dévoués l’un à l’autre. Le curé avait en tête violemment de m’envoyer faire une exploration dans le haut Outaouais, mais il n’avait pas un centin en caisse. Ni moi non plus, bien entendu : cela m’arrivait aussi.

Subitement, le curé me remet cinquante dollars : « Tiens, me dit-il, pars toujours avec cela et retrousse-nous quelques bons articles pour commencer ; nous verrons ce que nous pourrons faire après. »

Je partis et j’échouai en route pendant six semaines. Je me fiançai dans l’intervalle, ce qui n’était pas du tout dans le programme et ce qui n’avait pas été prévu. Le plus surpris ce fut moi-même de me trouver dans cet état. Je m’y étais jeté tête baissée, les yeux fermés, avec une détermination effrayante, sans balancer et sans peser quoi que ce soit, et c’est fort heureux, car autrement je n’aurais jamais osé et je n’aurais pas eu la meilleure des femmes. Après avoir accompli ce préliminaire indispensable au sacrifice mutuel, et seulement alors, je m’élançai vers le Témiscamingue, d’où je revenais moins de huit jours après avec ce chef-d’œuvre aussi peu lu que généralement admiré qui s’appelle « l’Outaouais Supérieur. »


II


Pour tous les citoyens de Saint-Jérôme le curé était un père et un oracle, et cela tout naturellement, comme si ça allait de soi, comme si ça ne devait pas être autrement. Le ministère religieux proprement dit était rempli par les vicaires. Quant au curé, il ne pouvait pas être un pasteur. Obligé de s’absenter à tout moment, de parcourir le pays dans toutes les directions, il lui était impossible de rester avec son troupeau de fidèles ; cela l’eût empêché d’accomplir son œuvre. Or, le curé se considérait comme jeté sur la terre, avant tout, et peut-être uniquement, pour accomplir l’œuvre de l’établissement et de la colonisation du Nord. Bien plus, il ne se donnait même pas la peine de penser si tout devait, oui ou non, contribuer à cette œuvre, cela lui paraissait forcé, fatal, évident. De là son détachement personnel absolu de tout ce que les hommes convoitent d’ordinaire si ardemment. On lui eût donné des millions qu’il les eût engloutis dans le défrichement et dans les chemins de fer du Nord, non pas inconsidérément, bien au contraire, avec raisonnement, avec discernement, suivant des plans et une méthode inattaquables, mais irrésistiblement.

Pour lui il n’y avait pas d’heures ; il négligeait toute hygiène corporelle, parce qu’à ses yeux sa personne ne comptait pas. Il n’eût pas donné un grain de blé pour sa vie ; c’est une des raisons qui expliquent comment il est mort avec tant de facilité et d’abandon. Il fut indulgent et tendre envers la mort qui l’assaillait brutalement, comme il avait été indulgent toute sa vie envers ceux qui s’attiraient justement sa colère ou sa condamnation. Cet homme-là était trop fort pour avoir la haine de quoi que ce fût : il n’avait que des emportements, suivis d’une immense commisération, et voilà pourquoi les opinions les plus condamnables, les sophismes les plus dangereux pouvaient se donner libre cours devant lui ; il admettait tout ce que l’on voulait et répondait ensuite par l’énonciation large, lumineuse claire et vibrante de deux ou trois grands principes fondamentaux, et par une exposition éclatante qui lui suffisait pour synthétiser en quelques pages toute la doctrine religieuse et toute l’histoire du monde. Esprit éminemment d’ensemble, il embrassait et rassemblait toutes les questions sous sa pensée comme l’aigle, au sommet des airs, embrasse d’un regard les espaces qui l’entourent de toutes parts.


De même qu’il oubliait les heures, il oubliait aussi bien les repas. Que de fois ne l’ai-je pas vu ne se rappelant pas s’il avait déjeuné ou non ! Dès lors que la « bête » ne se plaignait pas éperdument et ne jetait pas des cris d’affamée, il l’ignorait. Mais en revanche, quels repas de titan il faisait quand il s’y mettait, quand il s’asseyait à table en disant : « Là, maintenant, nous allons diner. » Je l’ai vu dans son bon temps, quelques années avant sa mort, avant qu’il eût contracté cette sorte de gastrite chronique qui a assombri et enfiévré le dernier terme de sa vie. Quels ravages homériques ! Il dévastait une table entière et réduisait tous les plats à n’être bientôt plus que des fantômes. Puis il se mettait à causer. Oh ! c’était dans ces moments-là qu’il fallait l’entendre ! Il parlait de tout, abordait tous les sujets, faisait résonner ses éclats de voix jusqu’aux dernières retraites du presbytère et mettait tout le monde en une humeur superbe de s’élancer avec lui à la conquête des confins les plus septentrionaux. Il adorait alors d’entendre ou de raconter les histoires les plus abracadabrantes ou les plus burlesques. Cela lui était égal : ce grand penseur, ce grand faiseur de régions, ce grand apôtre était en même temps un grand rieur, et son large et puissant rire retentissait comme un éboulis dans les montagnes.




Puis il se mettait à fumer, des heures, des heures, des heures ! Et le curé parlait toujours ! cela principalement lorsqu’on l’avait mis sur ses sujets de prédilection. Petit à petit l’appartement se désertait, le curé ne s’en apercevait pas ; il n’y avait plus personne autour de lui et il parlait encore, comme s’il y en avait eu dix. On le voyait se lever, aller de l’un à l’autre, apostropher, lancer une boutade ou un reproche sanglant, comme s’il eût eu affaire à quelque ennemi des colons, frapper du pied, menacer, tempêter, aller à grands pas, remplir de nouveau sa pipe, aspirer des bouffées violentes, interpeller tel ou tel ministre, et si subitement, à ce moment précis, quelqu’un, faisant irruption dans la salle, jetait un « Bonjour, monsieur le curé, » le fauve en colère avait déjà fui loin, bien loin, et le sourire le plus bienveillant, le plus accueillant, la bienvenue la plus aimable répondaient à l’arrivée du nouvel interlocuteur.


III


C’est à la suite d’un de ces déjeuners, qu’il n’avait pas oubliés et qu’il aimait à prolonger à table, quand aucune occupation pressante ne l’appelait au dehors, que le curé me fit part de ce qu’il appelait sa théorie sur la formation des terrains géologiques les bassins de la Rouge et de la rivière du Nord : « Ce pays-ci, me dit-il, a été fait sous les eaux. Plus tard, les eaux se sont séparées, la terre s’est découverte, les plantes ont surgi ; les arbres, les feuilles, qui pourrissaient, ont fait les montagnes de terre que nous voyons : l’eau se retirant et gagnant le fleuve, la terre se formant, cela établissait des courants qui entraînaient les glaces l’été, des glaciers énormes qui déposaient des blocs erratiques. Des couches terrestres ont tourné ; il y en a beaucoup qui sont verticales, ce qui est dû en grande partie à l’action intérieure du globe.

« Ces commotions n’ont pas effondré le terrain, c’est pour cela que l’on trouve le sol intact sur la crête des rochers et des montagnes, contrairement à ce qui se voit ailleurs, où il y a eu enfoncement. Les forces érosives ont néanmoins creusé des cavités. On trouve des veines cristallines qui sont tout à coup interrompues par un lac ; on continue en ligne droite sur le lac et l’on retrouve la veine de l’autre côté, c’est parce que là l’enfoncement a pu se produire, le terrain étant plus mou ; cet enfoncement c’est le lac lui-même. Ce qui précède explique pourquoi nous n’avons pas de charbon dans ce pays-ci ; tout le sol végétal est resté à la surface, n’y ayant pas eu enfoncement, mais seulement bouleversement. Cela explique aussi pourquoi notre terrain granitique contient de la bonne terre, contrairement à ce qui se voit ailleurs. Si nous n’avons pas de houille, nous avons en revanche le bois, qui vaut celle-ci dans une certaine mesure. Le terrain granitique est celui qui contient le plus de métaux, comme le fer qui existe chez nous en quantité énorme, l’or et le reste. Chez nous, les veines calcaires sont simplement enchâssées dans le granit, les couches calcaires n’existent pas. »

Je donne ces explications géologiques textuellement, telles que je les ai recueillies de la bouche du curé, et telles que je les ai annotées au moment même. Je ne saurais ni ne pourrais en apprécier la valeur scientifique : j’ai voulu seulement faire voir de quelle nature d’esprit était le curé Labelle, à qui rien n’échappait et qui avait absolument besoin de se rendre compte de toutes choses.


IV


Jamais il n’a existé un homme en qui s’est davantage incarné une idée, une idée absorbante, dévorante, ramenant tout à elle et résolvant tout en elle seule. C’est cette absorption entière dans une idée maîtresse de tout son être qui donnait au curé ces monumentales distractions qu’on a racontées si souvent, et dont quelques unes sont absolument authentiques, quelque invraisemblables qu’elles puissent paraître. On a beaucoup craint ces distractions pour lui lorsqu’il lui faudrait officier dans ses habits sacerdotaux de Monsignor. Ceux qui l’avaient toujours vu dans ce négligé inconscient qui semblait inséparable de sa personne, ceux qui connaissaient non pas son dédain, mais son ignorance majestueuse des détails encombrants de la toilette, se demandaient avec anxiété comment il arriverait à se parer de la soutane violette et de tous ses accessoires. Habitué à toutes les aises d’une grande vie libre, dans un pays de montagnes, habitué à parcourir les bois, des contrées rudimentaires, difficiles, encore aux trois quarts sauvages, et à être en contact presque journalier avec les populations habitant ces mêmes contrées, habitué enfin à ne faire jamais qu’une très petite part aux soins extérieurs et à porter, comme bon lui semblait, jusque dans les quartiers les plus fréquentés des villes, le même vêtement qui avait essuyé avec lui les intempéries de plus d’une saison, il pourrait difficilement, craignait-on, se décider à revêtir un habit de cérémonie et se plier à d’aussi nouvelles et aussi incommodes exigences. Il n’en fut rien. Il y avait chez cet homme, qui semblait incapable de la moindre flexibilité d’allures ou d’habitudes, une telle souplesse de tempérament et un tel désir de se prêter à tout ce que les circonstances et les différences de condition exigeaient de lui, qu’il apparut, dans plus d’une occasion, revêtu de ses nouveaux habits sacerdotaux comme s’il les avait toujours portés, comme s’il eût été sacré monseigneur dès les débuts de son apostolat.

Hélas ! le pauvre curé ne devait pas porter longtemps la dignité qui semblait lui avoir été conférée en récompense de ses longs et pénibles travaux ; une autre récompense l’attendait, et celle-là, impérissable, il la reçut en prenant possession de l’éternité !


V


Autant le curé Labelle détestait les hâbleurs, les usurpateurs de réputation, les faiseurs sans talent, sans idées, sans études, qui s’affublent prétentieusement du titre d’écrivains, de publicistes, de politiques ou de savants, et qui peuvent le faire impunément dans un pays où la critique est inconnue, autant il se sentait irrésistiblement entraîné vers quiconque avait une valeur réelle et démontrée par les actes. Toute supériorité lui était sympathique : « Je ne puis souffrir, m’a-t-il dit plus d’une fois, qu’on maltraite les hommes de grand talent. » Aussi fut-ce sans effort aucun qu’il se porta au-devant de l’honorable M. Mercier, le premier ministre incontestablement le plus remarquable que la province de Québec ait jamais eu, sous n’importe quel régime.

Le curé vit en lui un homme de notre race que ses aptitudes et une intelligence hors-ligne avaient porté au premier rang et il s’allia naturellement avec lui, sans jamais éprouver dans la suite la moindre velléité de rupture ou de recul.

Il s’allia avec lui pour accomplir en commun l’œuvre de son rêve, lui qui avait souvent jusque là frappé en vain aux portes de plus d’un premier ministre et qui n’avait jamais pu se faire entendre. Monsieur Mercier est le premier, non seulement qui ait prêté l’oreille aux instances et aux démonstrations du curé Labelle, mais encore qui soit allé au-devant de lui et ait voulu se l’attacher irrévocablement, convaincu de quelle utilité et de quelle force serait un pareil appoint pour le succès de son gouvernement.

Le curé Labelle rencontrait enfin un premier ministre qui avait des vues, qui avait en tête des idées et voulait en assurer la réalisation. Ces vues étaient patriotiques, justes et sûres. C’était là pour le curé la raison politique par excellence. Dans l’œuvre à accomplir venaient s’engloutir indifféremment toutes les personnalités, aussi bien que la sienne, pourvu que ces personnalités représentassent une valeur et une force. En acceptant d’être sous-ministre de l’agriculture, le curé semblait s’écarter de son rôle d’apôtre : tout au contraire, c’était pour le continuer sous une autre forme, la première ayant été rendue désormais impossible par l’âge, par les fatigues et les infirmités.

Jamais entente entre deux hommes supérieurs n’a été établie plus délibérément ni plus cordialement maintenue, et chaque jour qui s’écoula les vit se féliciter tous deux de plus en plus de s’être tendu la main. L’un comprenait tout ce que lui valait l’autre, et celui-ci savait tout ce que pouvait faire celui-là, si la fortune continuait à lui sourire. Ces deux hommes s’entendirent donc si bien parce que d’abord la nature elle-même avait préparé cette entente, et ensuite parce qu’à des hauteurs égales ils surent s’apprécier et unir leurs forces au lieu de les diriger l’un contre l’autre.

C’est le pays qui a profité de cette entente. L’union sincère de deux hommes éminents, au sommet de l’État, a suffi pour lui faire faire en avant un pas immense et parcourir une étape merveilleuse en moins de trois années.

Le curé Labelle avait l’intuition des choses futures. Cette intuition n’est pas toujours un don de la nature, elle s’acquiert surtout par l’étude et par l’observation. Or le curé voyait clair dans l’avenir, parce qu’il ne craignait pas de déduire les conclusions de ses observations. Mais, esprit éminemment actif, l’attente lui paraissait trop longue : dès qu’il avait reconnu, par l’observation des circonstances et des forces qui nous entraînent, que telle conception, que tel projet encore à l’état d’embryon confus dans sa pensée, devait nécessairement s’accomplir, il n’était plus capable de retarder d’un jour à se mettre à l’œuvre ; de suite il jetait des bases et posait des jalons.


Les hommes de notre temps passent vite ; on dirait que les siècles se raccourcissent et se rétrécissent sous la poussée effroyable des générations avides de tout connaître, d’utiliser toutes les forces de la nature et de transformer à leur gré ce globe dont elles connaissent aujourd’hui l’histoire, la formation, les modifications successives et l’avenir probable. En voyant dans quel tourbillon nous sommes emportés, combien la vie humaine est courte et combien les hommes, encore à moitié courbés sous les misères et les souffrances des siècles antérieurs, sont pressés de convertir leur planète ingrate en un séjour plus habitable pour des esprits plus éclairés ; en voyant cet être si fragile et si éphémère déterminé à conquérir tout entier son domaine, dont il ignorait encore les trois quarts, il n’y a pas plus d’un siècle, chercher à pénétrer partout, ouvrir pour cela des routes sur toute la surface de la terre, construire des chemins de fer invraisemblables, couper en deux des continents, tracer aux mers de nouveaux cours et, dans l’espace même, des routes invisibles qu’il suit néanmoins d’un regard assuré ; en contemplant enfin tant de manifestations, si diverses et si multiples de l’activité et du génie universels, le curé Labelle comprenait que la tâche de l’homme est aujourd’hui centuplée, qu’ayant beaucoup plus à faire il faut qu’il fasse beaucoup plus vite, et que loin d’avoir les loisirs d’autrefois, il a à peine même le temps de jouir de l’œuvre et du devoir accomplis. Il savait qu’on trouve aisément aujourd’hui les moyens de mettre à exécution tout projet sensé et praticable, quand il en coûterait des efforts et des sommes gigantesques ; il savait qu’entre la conception et la réalisation d’un projet sérieux l’intervalle devient de plus en plus étroit, de plus en plus vite franchi, et il précipitait ses pas, il multipliait ses démarches, il entassait démonstrations sur démonstrations, il annonçait et il expliquait à tous l’idée féconde, il ne se donnait ni trêve, ni relâche et c’est ainsi que la mort l’a surpris, comme il méditait de faire acheter par le gouvernement provincial ou par une compagnie franco-canadienne le chemin de fer de Québec à Ottawa, dont il voulait faire une ligne d’une importance sans égale pour nous et destinée à deux fonctions principales : 1o alimenter les petits chemins de fer détachés et les embranchements divergeant vers le nord ; 2o prolonger la grande ligne, par le nord du comté de Pontiac jusqu’au Témiscamingue, et relier ainsi, au moyen d’un pont construit devant Québec, toute l’immense région du nord provincial au port d’Halifax, ce qui eût mis cette région en communication permanente avec le reste du monde, dans toutes les saisons, et nous eût assuré une ligne vraiment nationale, vraiment indépendante des Américains, dont notre transit est obligé de subir les volontés, bonnes ou mauvaises, et les variations économiques.


VII


Le curé avait constamment devant les yeux le nord transformé, le nord de l’avenir. Il le voyait si bien qu’il en parlait comme s’il y était et qu’il fût environné de tous ses rêves ayant pris forme et mouvement ; il entendait siffler les locomotives amenant les trains de Québec, de Montréal, d’Ottawa, de Maniwaki par les lignes de la Gatineau et des Cantons du nord, et enfin du Lac Saint-Jean, allant en ligne droite à partir du lac Édouard jusqu’au Témiscamingue, sans toucher ni à Québec, ni à Trois-Rivières, ni à Montréal, ni à Ottawa. « Le Grand Tronc » du nord une fois complété entre l’extrémité Ouest de la province et Québec, la capitale, il le voyait étendre aussitôt une aile immense dans la direction opposée, vers l’extrémité Est, jusqu’aux côtes du Labrador d’où, en quatre jours, les steamers rapides transporteraient passagers et malles sur les rivages de l’ancien continent.

Le curé assistait à ce spectacle de l’avenir comme s’il eût vécu subitement dix années ; la vision prophétique le lui rendait présent. Il savait combien toutes ces choses sont proches de nous, bien plus proches qu’on ne pense, parce qu’il était pénétré de l’esprit de son temps, parce qu’ayant passé presque sa vie entière au milieu des autres hommes, en pleine fièvre de conceptions et d’éclosions continuelles, il comprenait, devinait tous les progrès et pouvait les prédire aussi sûrement que celui qui édifie une hypothèse sur des expériences multipliées.

« Trois choses m’ont plus particulièrement étonné en parcourant le Canada, » écrivait ces années dernières un touriste français : ces trois choses sont : « Les chutes Niagara, la foi du peuple et le curé Labelle. » Oui, certes, le curé Labelle. Ce n’est pas avant quelques années encore que l’on connaîtra bien toute la valeur de cet homme-là. Aujourd’hui on ne sent que le vide qu’il a laissé derrière lui. Sa sphère d’action était trop ignorée et son théâtre trop modeste pour que ce qu’on appelle « la gloire humaine » vînt l’y chercher. Et cependant, à peine le curé avait-il fait son apparition sur la grande scène du monde européen que, le lendemain même, déjà son nom volait de bouche en bouche. Sa correspondance seule suffirait à l’illustrer. Il y a telles lettres de cet homme qui sont de véritables chefs-d’œuvre d’originalité, de pensée et d’un style absolument introuvable ailleurs que chez lui. Sans doute on a vite fait d’accaparer la renommée en soumettant des peuples et en conquérant des provinces que l’on écrase sous son joug ; mais il fallait être plus qu’un conquérant ou un simple homme de génie pour créer un monde au sein de la barbarie même, l’ouvrir à la vie et à la civilisation, lui fournir tous les jours un aliment et un sang nouveaux par l’adjonction de centaines de familles dirigées vers lui chaque année et arrachées de la sorte au monstre dévorant de l’émigration, enfin pour persuader à tout un peuple que ce pays sauvage et inculte, désormais conquis et dompté par le patriotisme ardent d’un homme, renfermait peut-être l’avenir de notre race et en serait un jour l’asile, le camp retranché inexpugnable.

Ah ! il ne peut avoir qu’une idée bien étroite et bien imparfaite de notre continent celui qui n’a pas visité, qui n’a pas parcouru cet étonnant et indéfinissable pays qui s’étend en arrière des Laurentides jusqu’aux dernières latitudes habitables, entre les rivières du Saint-Maurice et de l’Outaouais ! C’est la grandeur, c’est la profondeur, c’est la sublimité mêmes. Cela est si vaste, si vaste, quand on regarde par-dessus le dôme sans bornes des forêts ou par-dessus les innombrables ondulations des montagnes qui semblent courir vers un horizon nulle part accessible, qu’on éprouve comme une sensation de rapetissement indéfini de soi-même et un effroi insurmontable de se trouver au milieu de cette immensité muette, vivant de milliards de vies, et cependant immobile, sommeillant dans l’éternité.

Pour moi c’était une de mes plus grandes jouissances que d’aller tous les trois ou quatre ans dans les défrichements nouveaux, aussi loin que pouvaient me porter les chemins de colonisation encore grossiers et difficiles, de me retrouver avec nos admirables colons et de constater la marche accomplie par eux, en dépit de tant d’obstacles accumulés. Ils me faisaient voir tout le terrain gagné dans l’intervalle de mes visites : ici, une route entière ouverte à travers tout un canton ou mêmes plusieurs cantons, afin de rejoindre des établissements isolés, perdus au delà de toute communication ; là, une paroisse récemment érigée avait remplacé ce qui n’était naguère qu’une mission sans ressources ; ailleurs, de petites industries avaient fait leur apparition, on avait construit un moulin, une scierie suffisant aux besoins locaux, voire même par endroits une beurrerie ou une fromagerie ; le maigre groupe de chaumières en bois rond était devenu un village renfermant des artisans, des industriels, des hôtels et tout cela quand devant, derrière soi, à droite et à gauche, la sombre et épaisse forêt se resserre en un cercle infranchissable et semble interdire d’aller au delà.

Pour comprendre combien ce spectacle est intéressant et touchant, pour en être ému comme je l’étais chaque fois, peut-être faut-il aimer beaucoup son pays et ses compatriotes ; je le veux bien et je confesse toute ma candeur, je reconnais cette faiblesse qui m’a donné le courage, depuis près de quinze ans, de parcourir la province dans bien des sens divers et de suivre pas à pas l’extension de notre domaine agricole, l’empreinte encore fraîche de nos défricheurs dans la forêt nouvellement entamée.


VIII


Invariablement, chaque saison d’été ou à peu près, je me rendais à Saint-Jérôme pour y savourer librement quelques jours d’intimité et de longues causeries avec mon bien-aimé curé Labelle. Ah ! que d’heures à jamais inoubliables j’ai vu s’écouler sur la large galerie du presbytère, durant ces courtes nuit d’été qui ne laissent à l’homme, pour penser et pour rêver en paix, qu’un intervalle fugitif entre l’instant où le jour fuit et celui où l’aurore écarte doucement les voiles du ciel à l’Orient ! Que de vies d’un autre monde j’ai vécues là, et que d’étranges et mystérieuses influences j’ai senti m’agiter, comme si je préludais à une existence nouvelle, avant-goût de celle où le beau, dégagé enfin des ombres et du mystère, se dévoile dans toute sa splendeur !

Un souffle tiède et néanmoins vivifiant parcourait toutes les artères de la petite ville : on eût dit le souffle précurseur des grandes transformations prochaines qu’avait si longtemps rêvées et préparées l’infatigable artisan du nord ; on eût dit l’âme dont il l’avait animé, pendant près d’un quart de siècle, palpitant à l’approche de quelque enfantement gigantesque.

Mais maintenant le curé Labelle était las. Il avait passé par tant d’orages et livré tant de combats pour « son peuple », qu’il se sentait rapidement descendre le versant de la vie. Que lui restait-il à faire désormais ? Son œuvre accomplie, ou bien près de l’être, lui-même devait maintenant s’effacer. Ce n’est pas qu’il eût à vrai dire le pressentiment obscur de sa fin prochaine, mais il n’était plus le même homme, il subissait sous ses propres yeux comme une éclipse de sa personne, éclipse plus ou moins agrandie, plus ou moins diminuée selon les jours, mais constante et désormais entée sur sa vie comme une ombre inséparable.

Un soir je revenais de ma marche habituelle, après un souper longuement prolongé par un entretien qui m’avait laissé une impression singulière, impression indéfinissable que je ressentais également en moi et en dehors de moi, et qui m’attirait et m’étreignait par des milliers de points à la fois dans un cercle mystérieux et magnétique. Jamais la grande énigme de la vie présente et de la vie future ne s’était dressée devant moi avec une pareille intensité et un pareil empire. Le « curé » avait parlé de la création, de la destinée de l’homme, des deux principes, le bien et le mal, qui se disputent l’univers, de la main de la Providence, toujours sensible et toujours invisible… J’étais sorti, remué et tourmenté. Les paroles du curé m’obsédaient…

Ce soir-là, au lieu d’aller droit devant moi, comme d’ordinaire, sur la grande route, j’allai au hasard des rues, inconsciemment, poursuivi sans relâche par l’impression qui m’avait envahi et subjugué. À mon retour, en ouvrant la grille du parterre planté de grands arbres, qui s’étend en face du presbytère, j’entendis le curé qui se promenait lentement, à pas mesurés et réguliers sur sa galerie.

Cette fois, il ne parlait pas tout seul, mais il marchait les mains derrière le dos et les yeux tournés vers les étoiles. En me voyant : « Tiens, » me dit-il vivement et comme poussé par une impulsion subite, « quand j’aurai pu enfin donner à mon pauvre peuple du nord son chemin de fer, quand j’aurai organisé complètement le département de la Colonisation et de l’Agriculture, que j’aurai vu adopter et mettre en voie d’exécution les réformes et les créations nécessaires, alors il sera temps pour moi de mourir, je pourrai dire à Dieu Nunc dimittis servum tuum, Domine, et je m’en irai parfaitement résigné, confiant et espérant. » Sur ce dernier mot, le curé pencha longuement sa tête sur sa large poitrine, comme pour regarder de plus près la terre qui devait l’engloutir tout entier et y suivre d’avance par la pensée le long émiettement de lui-même, la tranquille et minutieuse absorption par la nature de ce qu’elle avait elle-même fait éclore, le même patient et laborieux travail pour détruire qu’elle avait mis de soin et de perfection pour édifier.

Nous étions alors à la fin d’octobre 1889, il y a dix-huit mois à peine. Que de choses, que de choses ont passé depuis lors ! Et qu’en reste-t-il ? Dans le torrent tumultueux de notre siècle, les événements passent sous nos yeux, pressés et drus comme des îlots précipités par la tempête. Ils ne sauraient laisser d’empreinte dans le souvenir, quand leur image même est envolée, sitôt aperçue. Qui nous eût dit alors que le curé Labelle devait faire si promptement après ce voyage d’Europe où il attira à un si haut degré sur sa personne et sur notre pays la curiosité et l’attention publiques, et qu’à peine quelques mois après son retour on dût entendre le glas funèbre annonçant qu’il était mort !


À la fin de 1889 il n’y avait guère plus d’un an que le curé Labelle avait fait faire les derniers travaux à un nouveau cimetière érigé à trente arpents environ de Saint-Jérôme, et dont il avait conçu le plan et dirigé l’exécution.

Ce cimetière est un admirable poème. C’est une œuvre sublime, comme on pouvait s’attendre à la voir sortir d’un cerveau qui concevait toujours en grand et qui recevait toutes ses inspirations d’un cœur intarissable. La mort y est belle, douce, miséricordieuse et sereine, comme une mère ouvrant ses bras à des enfants éplorés loin d’apparaître avec ce cortège de fantômes et de terreurs qui en font une figure sinistre, semant l’épouvante tout autour d’elle. Le curé ne voulait pas que la mort fût un sujet d’effroi pour ses chers paroissiens, mais, au contraire, qu’elle leur parût secourable et maternelle. Aussi s’était-il plu à lui donner un séjour où la pensée ne reçoit que des images consolantes ; là, l’âme, se sentant plus près des cieux et de plus en plus attirée, monte, monte et s’envole enfin avec l’angélique et divine espérance qui a déployé toutes grandes ses blanches ailes, chargées des promesses d’un éternel bonheur.

C’est à l’entrée d’une forêt immense qui s’étend à perte de vue vers le nord et l’ouest, interrompue seulement par les établissements nouveaux et les noyaux de colonies, plus ou moins considérables, qui apparaissent çà et là comme des ébauches de sourires à travers la profonde et pesante monotonie de ces régions énormes. Ces régions sont trop vastes, trop puissamment constituées et édifiées pour ne porter que des embryons de colonisation ; elles ont l’air d’attendre impatiemment que des millions d’hommes s’abattent sur elles, les secouent de leur léthargie et les entraînent vigoureusement dans l’exercice libre de leurs forces et de leur fécondité.

Une route, assez primitive encore et souvent déserte, longe la forêt et se poursuit jusqu’aux cantons éloignés qu’arrose la rivière Rouge. Cette route est celle qui conduit au nouveau cimetière de Saint-Jérôme, situé à un mille en dehors des dernières habitations de l’endroit. Ce mille de chemin le curé Labelle l’avait fait récemment macadamiser et border d’un trottoir, afin de rendre agréable l’accès au cimetière et permettre de le visiter aisément et fréquemment.


Le cimetière occupe un terrain légèrement élevé qui embrasse une superficie d’environ quinze arpents, trois de front sur cinq de profondeur. Par deux de ses côtés il s’adosse à la forêt, le troisième côté donne sur la route et le quatrième s’ouvre sur les champs en culture qui précèdent la petite ville. Il est divisé en quatre carrés égaux par des avenues, les unes de vingt-quatre et les autres de vingt pieds de largeur, et les carrés eux-mêmes sont à leur tour coupés en tranches de même dimension par des allées et des sentiers larges respectivement de dix et de cinq pieds.

Un quart du cimetière est consacré aux fosses communes et le reste aux lots de famille. Le nombre de ceux ci dépasse déjà douze cent.

À l’extrémité ouest on a laissé debout un superbe bosquet des plus beaux arbres de la forêt, au milieu duquel a été dressé un calvaire de trente pieds de hauteur, renfermant un autel sur lequel apparaissent, formant ensemble un groupe des plus émouvants, les statues du Christ, de la Vierge, de saint Jean et de sainte Madeleine. À l’aspect inattendu de ce calvaire comme on pénètre dans le sombre et massif bosquet de grands arbres, qui reçoit tous les échos mourants de la forêt voisine et dont l’épais feuillage tremble sans relâche au souffle des milliers d’esprits invisibles qui l’habitent, on éprouve d’abord un saisissement et une sensation de cauchemar inéluctable, qui bientôt font place à une exquise émotion, à un sentiment profond d’éternité.


L’entrée du cimetière a lieu par une large et lumineuse avenue, au centre de laquelle s’élève une immense croix, pendant que trois statues, celle de la Vierge, celle de saint Joseph et celle de l’Ange du Jugement dernier apparaissent chacune à une extrémité du square central, la quatrième extrémité aboutissant à la chapelle mortuaire.

Un chemin de croix, véritable œuvre d’art, composé de figures du plus grand effet, fait le tour complet du cimetière à l’intérieur.

La chapelle est un édifice de quarante pieds de longueur sur vingt-deux de largeur et vingt-quatre de hauteur. Elle a été construite avec un soin touchant, qui témoigne pour sa part de l’idée et de l’esprit qui animent chaque partie composante de cette nécropole vraiment remarquable, pour un pays comme le nôtre où l’on commence à comprendre à peine qu’il faut introduire un peu de méthode, un peu d’art et au moins une apparence de plan dans les constructions et les travaux publics.

Autour de la nef de la chapelle sont disposés les caveaux des prêtres qui ont successivement desservi Saint-Jérôme. Cinq d’entre eux étaient occupés à l’époque où nous nous sommes transporté avec le lecteur ; un sixième, vide encore, attendait, avec un nom inscrit sur la pierre tombale, et ce nom était celui du curé Labelle ! Au-dessus de l’autel se déploie une large toile représentant le purgatoire, et sur les murs plusieurs tableaux donnés par le dernier curé de Saint-Jérôme ; enfin, la voûte, se voient les images de la vie, de l’espérance et du ciel figurées par divers emblèmes.

Au dehors, en jetant un rapide coup d’œil par la porte de la chapelle, on aperçoit l’ensemble si bien dessiné du cimetière, ses divisions faites avec une méthode qui n’a rien de compassé, ses groupements bien dégagés et bien en place, et les quelques monuments relativement somptueux que des familles riches y ont fait élever.

Ce qui se dégage de ce lieu, ce n’est pas une tristesse banale et sans profondeur, ni un aspect lugubre de nécropole, mais comme une extase harmonieuse d’esprits entrant en possession de la béatitude. La voix profonde de la forêt se mêle au concert mystérieux que l’on croit entendre au-dessus de soi, et lorsque, dans cet air déjà chargé de toutes sortes d’effluves magnétiques, retentit le chant des longues processions qui s’acheminent lentement d’une station à l’autre du chemin de croix, et que le sol résonne du bruit cadencé des pas de la multitude en prière, on se sent comme emporté soi-même dans le flot des échos qui s’épanchent et comme saisi tout vivant par d’innombrables illusions d’outre-tombe.

IX

Le lendemain du soir que j’ai rappelé plus haut et où le curé Labelle m’avait dit sur sa galerie quelques paroles, si profondément empreintes du pressentiment dont on apercevait déjà l’ombre persistante sur sa physionomie et dans tous ses actes, nous allâmes tous deux visiter le nouveau cimetière de Saint-Jérôme, mon cimetière, comme disait le curé, si nouveau pour moi que j’en ignorais jusqu’à l’existence et n’en avais jamais entendu parler, tant l’idée et l’exécution de cette dernière entreprise s’étaient suivies de près.

Nous parcourûmes longuement, lentement, les allées du cimetière, échangeant à peine quelques rares paroles, nous arrêtant çà et là pour noter les différences d’aspects, faisant une courte station au calvaire, puis nous dirigeant enfin vers la chapelle où le curé entra du pas d’un homme obsédé par une pensée constante, et qui trouve enfin un asile où elle ne peut entrer avec lui. — Après une courte invocation, et sans se donner beaucoup la peine de me signaler les peintures et les divers ornements funéraires de la chapelle, le curé m’entraîna rapidement vers les caveaux. Lentement, posément, il s’arrêta devant chacun d’eux, me faisant en quelques mots l’histoire de chacun des prêtres dont les corps y avaient été déposés, puis s’arrêtant devant le sien : « C’est toi, me dit-il avec un sourire, qui raconteras l’histoire de celui-ci : ça ne sera pas bien long, car je n’en ai pas pour longtemps maintenant. »

Je ne sais alors quel éblouissement ou plutôt quel vertige d’abîme sans limite monta subitement à mon cerveau. Je me rappelle que je regardai le curé fixément, mais sans bien me rendre compte et comme si j’avais voulu retenir son aspect qui semblait se dérober, puis mes yeux se reportèrent sur ce caveau vide, où cependant un nom était inscrit, et ce nom avait été inscrit d’avance ! Je ne pouvais plus les détourner. Était-ce bien vrai ? Je vis distinctement le curé couché là, sans vie, au lieu d’être à mes côtés, me parlant. La conscience et la réalité combattaient en vain l’illusion ; je me sentais de plus en plus entraîné par l’irrésistible vision, et à un moment même, j’aperçus l’âme du curé, sous une forme indéfinissable, semblable à un son qui s’envole, s’échapper de sa prison, s’élever et puis rapidement disparaître, comme si l’air l’avait aspirée.


Le curé avait été le parrain de mon premier-né, emporté par une mort étrange avant qu’une année seulement eût passé sur sa tête. Subitement, comme dans un éclair, je le vis tel qu’à l’instant de sa naissance, puis porté à l’église puis traversant sa pauvre petite existence si courte, semée pour nous d’alarmes et de joies indicibles, puis se débattant, aux prises avec une agonie sans remède, dans les bras de sa mère impuissante à conjurer l’affreux spectre sans regard qui s’avançait pas à pas pour le saisir. Tous ces souvenirs, toutes ces images heureuses et poignantes passèrent à la fois devant mes yeux et je me trouvai transporté aussi en même temps dans un autre cimetière, celui de Belmont, où j’étais allé quelques mois auparavant, pendant que l’on procédait à l’inhumation des corps qui avaient été déposés, durant l’hiver, dans le charnier. Parmi eux était celui de mon premier-né, arraché du livre de vie comme je commençais tout juste à recueillir ses premiers sourires et à l’entendre essayer ses premiers accents.

J’étais allé voir ce que cette mort odieuse, sourde à toutes les supplications, indifférente à toutes les résistances, avait fait de ce cher petit que j’avais adoré si éperdument, que j’avais si souvent serré sur mon cœur, ivre de tendresse paternelle, le couvant, le dévorant de mes yeux incapables de se rassasier de lui. Cet enfant, il me semblait que l’univers entier l’aimait autant que moi ! Pendant huit mois il avait été ma seule et unique pensée, le premier bonheur réel de ma vie. Son âme et son esprit commençaient à s’ouvrir à l’intelligence des choses, et mon cœur grossissait d’amour à mesure que je voyais son berceau tout doucement, tout doucement, devenir de plus en plus étroit pour lui. Et la mort aveugle, égarée, ne sachant pas seulement comment choisir ses victimes, était venue me le prendre un jour, violemment, sans me donner l’ombre d’une inquiétude ni le moindre prétexte pour m’armer contre un danger invisible… Où est-il, où est-il aujourd’hui, mon enfant bien-aimé ? Bien souvent je l’ai demandé au muet et inexorable mystère. Ah ! jamais, les petits anges qu’il est allé rejoindre sans doute ne l’ont couvert d’autant de baisers que, dans mes souvenirs, j’ai arrosé de larmes l’étroit espace où il repose maintenant pour toujours, pour toujours dérobé à mes regards !…

Ce qu’elle avait fait, la hideuse mort !… Je l’ai trop vu, je le revois trop souvent, trop souvent encore. Non, jamais une âme rachetée par un dieu ne saurait être un millième de seconde la proie de cet ignoble vampire qui se plaît à tout défigurer et à donner des traits horribles à l’innocence elle-même. Aussi ne veux-je plus te revoir que dans l’infini d’azur, ô mon enfant, là où est allé te retrouver celui qui fut ton second père ici-bas. Va de monde en monde, vole de rayons en rayons, emporté dans les larges ailes de celui qui devait te couvrir de son aile sur la terre. Et moi qui te rejoindrai bientôt, je ne crains pas que l’horrible mort, qu’il me faudra subir à mon tour, jette un instant d’ombre sur les splendeurs éternelles que mon âme devine et qu’elle aspire d’avance, comme fait l’exilé de l’air du sol natal vers lequel il retourne…

Le livre de ma vie, je le sens, se referme maintenant sur moi rapidement, page par page. Les jours qui me séparent des amis qui ne sont plus, et dont j’ai longtemps contemplé le sillage laissé derrière eux, ne sont plus désormais ni bien nombreux ni bien longs à parcourir. Ma tâche ici-bas, que j’ai bien des fois désertée à la poursuite d’ombres funestes, me réclame aujourd’hui et s’impose à moi impérieusement. Je ne puis pas plus lui échapper que je n’ai échappé pendant longtemps aux serres du noir vautour qui a rongé ma vie et qui a dressé dans mon cœur tant de tombeaux, avant que mon corps aille habiter pour toujours celui qui l’attend.

J’ai déjà dépassé l’âge où l’on ne regarde plus vers l’avenir, mais dans le passé. À l’avenir je n’ai plus aucun droit ni aucun souci de demander rien, si ce n’est de me laisser achever quelques œuvres à peine ébauchées et le temps nécessaire pour laisser à mes chers enfants, ma seule préoccupation désormais, un nom qu’ils pourront invoquer un jour avec confiance auprès de leurs compatriotes. Il faut que je me hâte, si je ne veux pas que la mort me surprenne à mon tour comme elle l’a fait de mon grand ami, frappé en pleine carrière et les mains encore pleines d’œuvres. Il faut que j’édifie avec un soin jaloux de chaque heure si je veux laisser de moi un souvenir, qui dure seulement autant que mon rapide passage, et c’est en gardant dévotement le vôtre, ô mon généreux ami, c’est en donnant cet exemple de la fidélité à votre mémoire et aux nobles enseignements que vous m’avez prodigués, que je réussirai peut-être à mon tour à laisser de mon séjour parmi les hommes quelque fruit, ou du moins autre chose que le vain fantôme d’une vie inutile.


  1. Depuis que Saint-Jérôme est devenu ville, les citoyens, voulant commémorer le souvenir du cadeau fait par M. Dumont, ont donné à leur principale rue, sur laquelle se trouve l’église et qui est une grande avenue bordée d’arbres, le nom de l’ancien seigneur de leur paroisse.
  2. On n’a jamais connu en effet de maladie épidémique ou contagieuse quelconque à Saint-Jérôme ; et les quelques cas isolés qu’on a découverts à de rares intervalles provenaient de paroisses voisines ou de Montréal, et se bornaient à leurs victimes.