Au portique des Laurentides/Au portique des Laurentides

AU PORTIQUE DES LAURENTIDES


I


En arrière de l’opulente métropole du Canada s’étend une vaste et luxuriante campagne, abondant en grasses cultures et en sites pittoresques, séjour de prédilection des gens de la ville qui y courent en foule durant toute la belle saison.

Cette campagne, déjà ancienne dans un pays qui ne compte pas encore trois cents ans d’existence, est loin cependant d’avoir atteint la limite de son développement et de sa capacité productive. Généreusement arrosée par de puissants cours d’eau, elle s’étale avec une fraîcheur de coloris et une vigueur de teint qu’il semble que l’on respire dans l’atmosphère qui l’enveloppe. C’est une large et profonde plaine, couchée entre le Saint-Laurent majestueux et des hauteurs, que l’on soupçonne plutôt qu’on ne les distingue, mêlées avec les nuages qui se dissimulent à l’horizon fuyant. Cette plaine, semée de villages populeux, embryons de cités futures, forme l’extrémité de la partie inférieure de la rivière de l’Outaouais. Elle a peu ou point de reliefs, ou du moins, ces reliefs, à peine accentués, sont-ils loin de faire pressentir le redoutable voisinage des Encelades du nord, qui entassent et empilent de gigantesques rochers sur une terre aux trois quarts sauvage. On ne se douterait jamais, en traversant les aimables et riantes campagnes de l’île de Montréal et de l’île de Jésus, séparées entre elles par la rivière des Prairies, que l’on doive découvrir avant longtemps les redoutes avancées d’une région volcanique présentant les plus saisissants aspects.

Mais si l’on poursuit sa route, toujours dans la même direction, après avoir passé l’Outaouais, dont les flots pressés courent sur la rive nord de l’île Jésus et sur les pieds du comté de Terrebonne, et que l’on pénètre de plus en plus dans l’intérieur, on ne tarde pas à voir le pays se dessiner rapidement avec des allures nouvelles. Une métamorphose étrange, en quelque sorte pénible, s’opère sous les yeux ; un air auquel on n’est pas préparé, imprégné de senteurs de forêts, d’une fraîcheur âcre et pénétrante, frappe soudain la figure ; le pays s’élève, par endroits s’élance et puis retombe, pour laisser s’entr’ouvrir des gorges profondes ; à droite, à gauche, devant soi apparaissent tour à tour ou à la fois des mamelons, des coteaux, puis des chaînons de plus en plus drus, de plus en plus compactes, se découvrant précipitamment, se multipliant et s’amplifiant, sans donner de répit au spectateur tout ensemble ému, dominé et charmé !

Tout en arrière, au fond du tableau, devenu tout à fait grandiose, s’alignent, se groupent, se pressent tour à tour des bataillons de montagnes, ici n’offrant qu’une ligne à peine ébauchée, mal assurée, là relevant leur torse déjà vigoureux et plein des premières audaces, plus loin s’échelonnant les unes derrière les autres comme un plissement répété de paupières de granit ; enfin là-bas, dans le lointain, se redressant tout entières contre la nue, opposant entre l’homme et le ciel des murailles de granit, aussi vieilles que la création et toujours de plus en plus dures, de plus en plus inattaquables.

L’œil suit jusqu’à l’horizon ces vagues énormes de pierre qui sont comme un océan tumultueux, secoué dans toutes ses entrailles, et cependant sans marées, sans tempêtes, sans fureurs. Sorties par un puissant effort du sein de la terre, elles lui ont fait de profondes blessures, mais qui ne portent nulle part l’empreinte d’une gestation violente, de l’effraction titanesque des hautes chaînes qui divisent en sections nettement tranchées la surface de notre planète.


II


Les Laurentides n’ont point l’altitude formidable de l’Hymalaya, ni l’ampleur majestueuse des Alpes, ni la massive et architecturale membrure des Pyrénées, ni l’étagement énorme, indéfini, mystérieux, toujours grondant, toujours menaçant des Cordilières et des Rocheuses. Elles ne sont point le résultat de ces terribles convulsions du globe qui ont rayé chaque continent d’arêtes colossales, auxquelles se ramifient toutes les structures secondaires. Elles ne sont pas non plus une chaîne, comme cela s’entend d’ordinaire et par habitude, c’est-à-dire une succession de montagnes, adoptant une direction à peu près régulière et continue ; cette direction, elles ne l’ont que pour un temps et pour certaines étendues, comme entre les Escoumins et le Cap Tourmente, et le long de l’Outaouais supérieur, entre l’île au Calumet et le Témiscamingue. Ailleurs, il ne faut plus dire « la chaîne » des Laurentides, mais la « région » des Laurentides, représentant un ensemble de terrains plus ou moins montagneux, coupés de vallées et de gorges plus ou moins larges et profondes, où se rencontrent quelques-uns des meilleurs pâturages qu’il y ait en Amérique.

Dans ces régions, les montagnes ayant une altitude digne d’arrêter le regard, quoique encore très secondaires, sont isolées ou font exception, la plus haute atteignant à peine deux mille deux cents pieds, tandis qu’ailleurs la moyenne est de neuf à douze cents pieds.

Sur la côte nord les Laurentides, massées ensemble et se tenant étroitement, accompagnent le fleuve sur une grande partie de son cours. Là, elles sont chez elles et se montrent et se livrent avec une désinvolture farouche ; là elles apparaissent dans toute leur grandeur inculte et sauvage, remplies de merveilleux imprévus et de sublimes désordres, et nulle part ces imprévus et ces désordres n’éclatent, avec autant de fierté indomptée et de hardiesse barbare, que sur la côte du Labrador et dans la région du Saguenay.

Parvenues à une trentaine de milles en aval de Québec, fatiguées sans doute de l’énorme déploiement qu’elles viennent d’effectuer, sans faiblesse et presque sans interruption, sur quarante lieues de rivages hérissés, où elles ont rassemblé leurs masses les plus profondes et dressé leurs plus hautes cimes, les Laurentides s’affaissent subitement au cap Tourmente, l’un des plus hauts sommets de la chaîne. Au cap Tourmente elles s’éloignent du fleuve, qui va bientôt faire devant Québec un coude brusque vers le sud ; elles se dispersent au hasard dans l’intérieur, çà et là réunies en groupes tassés, plus loin dégénérant en traînées languissantes ; puis elles se rapprochent, s’étreignent de nouveau, mais toujours dans un élan de moins en moins vigoureux. Une dernière fois enfin, elles se fractionnent encore et se disséminent en tronçons épars, réduites à n’être plus que des hoquets convulsifs, ou des ondulations de rochers ou de collines présentant, sous un extérieur abrupte et inculte, les dispositions les plus avantageuses et la nature la plus favorable à l’agriculteur et au colon.

Il en est ainsi jusqu’à une douzaine de lieues environ en arrière de Montréal, alors que les Laurentides se reforment de nouveau et semblent vouloir rattacher définitivement leur chaîne interrompue. Nous sommes là en présence de la région qui s’appelle les « Cantons du Nord, » et qu’ont à jamais illustrée les glorieux travaux et l’apostolat patriotique du curé Labelle. Au seuil de cette région s’élève la petite ville de Saint-Jérôme, qui en est le chef-lieu, le foyer d’alimentation, le point d’où rayonnent tous les mouvements initiateurs, toutes les forces impulsives qui communiquent à cette vaste contrée, à peine sortie de l’embryon, la vie, l’activité, l’énergie et la détermination de croître, de grandir et d’atteindre sans défaillance jusqu’aux dernières limites de son développement.

Au portique laurentien, qui s’entr’ouvre sur le nord profond et mystérieux, Saint-Jérôme apparaît comme le génie qui préside à ses destins, qui lui souffle l’âme dont il est animé, qui l’exalte et le pousse à la conquête de ce que tient en réserve pour lui une nature puissante et féconde.