Au fait, au fait !!! Interprétation de l’idée démocratique/21

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XXI.


J’ai vu, dans le peu d’années que peut embrasser ma mémoire, un nombre fort respectable de mouvements populaires. Quand ces mouvements échouaient au premier pavé, leurs auteurs étaient appréhendés au corps, jetés dans les cachots, jugés et condamnés comme criminels d’Etat. Des proclamations affichées sur tous les murs de Paris et expédiées jusque dans le plus petit bourg des départements, apprenait à la société qu’elle venait d’être sauvée.

Certes, à cette nouvelle, je devais logiquement penser que si, par un malentendu quelconque, l’autorité avait été débordée, si la force armée avait faibli, si le mouvement était passé-outre, c’en était fait de la société : la France était pillée, saccagée, incendiée, perdue !

Quand, cependant, ces mouvements, domptant tous les obstacles, renversant l’autorité, passant sur la force armée ont suivi leur cours et atteint le but, il est arrivé que leurs auteurs ont été portés en triomphe, salués comme des héros et élevés aux premières magistratures. Des proclamations affichées sur tous les murs de Paris et expédiées jusque dans le plus petit bourg des départements, apprenaient à la société qu’elle venait d’être sauvée. Ainsi la société, incessamment en péril, est toujours sauvée !

Qui la sauve ? Ceux qui la mettent en péril.

Qui la met en péril ? Ceux qui la sauvent.

C’est-à-dire que la société n’est jamais plus complètement perdue que lorsqu’elle est sauvée.

Et qu’elle n’est jamais mieux sauvée que lorsqu’elle est perdue.

Quand je disais qu’en adoptant le raisonnement des gens habiles qui se servent, dans leur intérêt personnel, des forces que la société leur confie, cela me conduirait à une conclusion curieuse !

Curieuse, en effet, et logiquement explicable par les faits.

Ainsi, en nous reportant au 23 février, il reste acquis, d’après le Journal des Débats, le Constitutionnel, le Siècle et tous les journaux qui défendaient l’ordre social, que les agitateurs de Paris, à cette date, n’étaient que des brouillons sans aveu qui ne voulaient rien moins que la subversion, le bouleversement et la ruine de la société.

Ces brouillons sans aveu triomphèrent le lendemain et, immédiatement, chaque citoyen dit ce qu’il voulut, écrivit, imprima ce qu’il voulut, fit ce qu’il voulut, alla où il voulut, sortit, entra quand il voulut ; jouit, en un mot, de sa liberté sauvage dans toute la mesure de l’art social, au milieu de la sécurité la plus complète, à la faveur de l’urbanité la plus fraternelle. La société, enfin, fut sauvée dans chacun de ses membres.

Or, ceci se passait le jour où, selon les amis de l’ordre, la société était perdue.

Ainsi, encore, au dire des mêmes défenseurs de l’ordre social, auxquels, pour des raisons à lui connues, vînt cette fois s’adjoindre le National : les agitateurs de juin n’étaient que des brouillons sans aveu, qui ne voulaient rien moins que la subversion, le bouleversement et la ruine de la société.

Ces brouillons échouèrent et, immédiatement, chaque citoyen fut caserné chez lui, visité minutieusement à domicile, désarmé, jeté dans les cachots sur une simple dénonciation de la malveillance, réduit au silence le plus absolu, placé sous la surveillance mutine d’une police d’état de siège et régi par la loi tranchante, pointue et inintelligente du sabre. La société fut donc perdue dans chacun de ses membres.

Or, ceci se passait le jour où, selon les amis de l’ordre, y compris cette fois le National, la société avait été sauvée.

D’où je suis forcé de conclure, ainsi que je l’ai déjà dit et prouvé, que la société n’est jamais plus complètement perdue que lorsqu’elle est sauvée et qu’elle n’est jamais mieux sauvée que lorsqu’elle est perdue.

Tel est, ô Français, le spectacle aussi délicat que subtil, qui se joue à la face des nations et devant la postérité, dans le pays le plus intelligent de l’univers !

Quelle indécente comédie !