Au coin du feu, histoire et fantaisie/10

Typographie de C. Darveau (p. 205-211).

LE CANON DE BRONZE



Qui ne sait par cœur l’article de Me Amable Berthelot : Le Canon de Bronze, — trouvé (le canon) en 1826, dans le fleuve, sur une batture de sable devant la paroisse de Champlain ?

Cette arme était d’un modèle si primitif qu’on ne voulut pas même la supposer contemporaine du fondateur de Québec et que l’on rétrograda jusqu’à Cartier et à Vérasani.

L’histoire du Canada, dit en terminant M. Berthelot, ne mentionne aucun naufrage dans ces temps si reculés, d’où je conclus, etc.

Commençons par citer un naufrage bien constaté, entre Québec et les Trois-Rivières, dans le cours du dix-septième siècle, plus de cent ans après Verazani et Cartier : « Le 21 novembre 1646, arriva à Québec la nouvelle assurée du plus grand désastre qui fut encore arrivé en Canada, savoir : la perte ou débris du brigantin qui allait de Québec aux Trois-Rivières, dans lequel était une bonne partie de ce qui était nécessaire pour le magasin et habitants des Trois-Rivières. »

Ce bâtiment fut perdu avec toutes ses marchandises et neuf hommes, passagers ou employés à sa manœuvre. Le naufrage eut lieu, dit le registre de Québec, « vers le Cap-à-l’Arbre. »

En 1646, il n’y avait pas d’habitations françaises entre Québec et les Trois Rivières, sauf celle de M. de Chavigny à Sillery et celle de M. de la Potherie à Portneuf ; en remontant il y avait deux endroits connus des mariniers et des voyageurs généralement : le Cap à-l’Arbre, au bas de la seigneurie de Saint Jean d’Eschaillon, et l’Arbre à la-Croix dans la seigneurie du Cap de la Madeleine. Ce dernier endroit (fief Hertel) pouvait être habité alors ; on y avait opéré des défrichements et bâti une maison.

En disant que la catastrophe eut lieu vers le Cap-à l’Arbre, le Journal ne désigne certainement pas un site compris entre le Cap à l’Arbre et Québec, puisqu’il y avait Portneuf, et même Sillery que l’on pouvait aussi nommer, dans un voisinage peu étendu. C’est plutôt entre le Cap-à l’Arbre et les Trois Rivières qu’il faut chercher le théâtre du désastre en question. Il n’en est pas de plus proche, croyons-nous, que la batture de Champlain, et c’est là que fut trouvé, deux siècles plus tard, la pièce de bronze qui nous occupe.

À quelle époque, cette arme a-t-elle été en usage et par conséquent transportée jusqu’en Canada où elle s’est perdue ?

Le canon, d’un modèle répandu dès le temps de François i, 1525-1530, devait être en effet semblable à ceux dont Vérazani et Cartier se servaient, mais il ne s’ensuit pas qu’il ait été perdu par l’un ou l’autre de ces découvreurs. La trace de Vérazani nous échappe dans le golfe Saint-Laurent en 1525 ; tout ce que l’on peut dire après cela se résume à la probabilité d’une visite de ce marin dans le haut du fleuve. Cartier, dont les écrits sont si bien remplis de détails de navigation, ne mentionne pas qu’il ait subi des avaries ou même des contre-temps entre Québec et les Trois Rivières. Rien ne nous invite à rattacher à ses voyages la trouvaille de 1826.

Donc, ni le naufrage de Verazani, qui est tout-à-fait problématique, ni les expéditions de Cartier ne peuvent nous renseigner à ce sujet. Mais la perte du brigantin de 1646 vient à propos fixer l’attention, parce que ce vaisseau a péri non loin du lieu où le canon de bronze a été repêché.

On dira qu’il y a plus de cent ans entre François i et l’année 1646. Selon nous, cela importe peu, car si la fabrication des bouches à feu de large dimension a été créée, en quelque sorte, durant cette période, on est assuré par de bonnes autorités que les canons de petit calibre, comme celui qui nous occupe, n’ont pas changé du tout et que l’on s’est contenté de les reléguer sur de moindres bâtiments.

Dès l’année 1600, ou même auparavant, les Français remontaient le fleuve jusqu’aux Trois Rivières, sinon au-delà, pour traiter avec les sauvages. De Tadoussac, où ils laissaient ordinairement leurs navires de mer, ils naviguaient au moyen de chaloupes ou barques montées par une demi-douzaine d’hommes au plus, et armées de un ou deux canons légers que l’on trouve souvent cités sous les noms de pierriers ou espoirs. Ces bouches à feu étaient d’un maniement facile, commodes par leur forme et leur poids, et montées sans frais sur des pivots à l’avant ou à l’arrière des embarcations. Après la fondation de Québec (1608), des Trois Rivières (1634), de Sorel et de Montréal (1642), on s’en servait encore journellement, et ainsi pendant nombre d’années plus tard. Le fait est incontestable. On sait aussi qu’à cette époque, les mêmes canons n’étaient plus employés en France que pour les bâtiments côtiers et dans les ports ; les navires de long cours en emportaient avec eux afin de les placer sur des chaloupes pour opérer des descentes. Que leur modèle ait été dès lors suranné, cela est évident, mais on s’en servait en divers lieux et surtout on devait s’en servir dans les rivières d’une colonie où l’on avait besoin de se précautionner contre les Sauvages, sans se mettre en peine d’édifier ces barbares par la montre d’armes de prix ou améliorées dont ils ne comprenaient pas la valeur.

Les brigantins, comme celui dont il est parlé en 1646, étaient des bateaux de transport pour le service des côtes et des rivières, portant bas-bord, voiles et rames et cinq ou six hommes d’équipage. C’est de l’une de ces barques que le « canon de bronze » a dû choir dans le fleuve.

Disons comment était fait le « canon de bronze. » Longueur : trois pieds quatre pouces et demi. Bouche ou âme : trois pouces de diamètre. Au lieu du bouton, une cheville ou levier en fer de dix pouces trois quarts placé à la culasse pour pointer.

Un pivot en fer appelé « chandelle, » divisé en deux branches comme une fourche, servait de monture ; c’est le support des pierriers, et cela va de soi puisque le canon de bronze était de la classe des pierriers. Le bronze de l’arme était d’un beau métal, irrégulièrement travaillé ; c’est l’enfance de l’art de la fonderie des canons. Mais il est curieux de s’arrêter devant ces premiers produits d’un génie évoqué par l’invention de la poudre, pour étudier leur mode de chargement. La gargousse entrait par la culasse, n’en déplaise à nos modernes qui croient avoir trouvé cela. À l’endroit où est la « lumière » de nos canons et la « cheminée » de nos fusils, le canon de bronze, comme tous ceux de sa classe en son temps possédait une ouverture dans laquelle on glissait une boîte ou chambre mobile qui y était retenue solidement par une cheville de fer. Le coup parti, on enlevait la cheville, on retirait la boîte dans laquelle se plaçait une charge nouvelle — et le tout était remis en place pour un second feu.

Cette relique ne nous a pas été conservée. Le musée LeChasseur qui la contenait a été détruit par le feu à Québec.


FIN