Les Temps maudits/Au sud de la Fente

Traduction par Louis Postif.
Les Temps mauditsÉdito service (p. 145-175).

AU SUD DE LA FENTE
(The South of Slot)

Le vieux San Francisco, qui date seulement de la veille du tremblement de terre, se trouvait partagé en deux moitiés par la Fente. On appelait ainsi une fissure de fer qui se prolongeait au milieu du Market Street et d’où s’élevait le bourdonnement incessant du câble sans fin auquel on attachait à volonté les tramways et qui les traînait dans les deux sens.

En réalité, il y avait donc deux fentes : mais les gens de l’ouest de la ville, désireux de gagner du temps même pour la grammaire, résumaient sous ce nom au singulier le matériel et la série de déductions mentales qu’il suscite.

Au nord de la fente s’érigeaient les théâtres, hôtels, grands magasins, les banques, les solides et respectables maisons d’affaires.

Au sud se tassaient les usines, les ruelles, les blanchisseries, les ateliers, les chambres de chauffe et les taudis de la classe ouvrière.

Cette fente métaphorique exprimait le dédoublement de la société en classes, et nul n’enjambait la métaphore, à l’aller et au retour, plus allègrement que Freddie Drummond. Il s’appliquait à vivre dans les deux mondes et réussissait remarquablement dans l’un et dans l’autre.

Freddie Drummond était professeur à la Section de Sociologie de l’Université de Californie, et ce fut en cette qualité que, franchissant la Fente, il vécut six mois dans le grand ghetto du travail et écrivit L’ouvrier sans spécialité professionnelle, ouvrage apprécié partout comme une habile contribution à la littérature du progrès et une superbe réplique à celle du mécontentement, représentant tout ce qu’il y a de plus orthodoxe au point de vue politique et économique.

Les présidents des grandes compagnies de chemin de fer en achetèrent des éditions entières pour les répartir entre leurs employés : l’Association des Fabricants en distribua à elle seule cinquante mille exemplaires.

Au début, Freddie Drummond trouvait fort difficile de vivre parmi les gens de la classe laborieuse. Il n’était pas habitué à leurs façons, eux l’étaient encore moins aux siennes. On lui témoignait une certaine méfiance. Dépourvu d’antécédents, il ne pouvait parler de ses emplois antérieurs. Ses mains soignées et sa politesse extraordinaire paraissaient suspectes.

Il apprit bien des choses et en déduisit des généralisations souvent erronées, que l’on pourrait retrouver dans les pages de L’ouvrier sans spécialité professionnelle. Cependant il s’en tira sain et sauf, à la façon conservatrice de ceux de son espèce, en présentant ces généralisations sous le sous-titre d’Essais.

Une de ses premières expériences lui advint dans la grande usine de conserves Wilmax, où il trouva du travail aux pièces pour confectionner des petites caisses d’emballage. Une fabrique de caisses fournissait les pièces en série, et Freddie Drummond n’avait qu’à les assembler en y enfonçant de petits clous avec un marteau léger.

Ce travail n’exigeait pas d’habileté professionnelle : c’était du travail aux pièces. Les ouvriers de l’usine recevaient un dollar et demi par jour. Ceux qui faisaient la même besogne que lui allaient leur petit train-train et en abattaient pour un dollar soixante-quinze cents par jour.

Au bout de la troisième journée, il put gagner la même somme. Mais, ambitieux qu’il était, il ne se souciait guère d’aller son petit train-train, et le quatrième jour il reçut deux dollars.

Le lendemain, au prix d’une tension nerveuse épuisante, il parvint à deux dollars et demi. Ses camarades le gratifièrent de grognements et de regards sombres, ainsi que de remarques spirituelles en argot incompréhensible pour lui, où il était question de lécher les bottes au patron, gâter le métier, de se mettre à l’eau pour se garer de l’averse.

Il s’étonna de leur manque d’empressement pour le travail aux pièces, fit des généralisations sur la paresse congénitale des manœuvres et trouva moyen, le lendemain, de clouer pour trois dollars de boîtes.

Ce soir-là, en sortant de l’usine, il fut interpellé par ses camarades à grand renfort de jurons et d’argot. Il ne comprenait pas le motif de leur façon d’agir, mais elle fut catégorique. Comme il refusait de ralentir son zèle et poussait des bêlements sur la liberté et la dignité du travail, et l’indépendance américaine, ils se mirent à le corriger. Ce fut une rude bataille, car Drummond était de taille et de force athlétiques : mais, en définitive, la bande lui sauta sur les côtes, lui marcha sur la figure et lui écrasa les doigts, si bien qu’il dut garder le lit pendant une semaine avant de pouvoir se lever et chercher un autre emploi.

Le récit de cet incident se trouve tout au long dans son premier livre au chapitre intitulé : « La Tyrannie du travail ».

Avant de remonter à la surface après ce premier plongeon d’en bas, il se découvrit bon acteur et se démontra la plasticité de sa nature. Il s’étonnait de sa propre fluidité. Lorsqu’il eut appris l’argot et surmonté de nombreuses et fastidieuses défaillances, il comprit qu’il pouvait s’en aller à la dérive dans n’importe quel coin du monde ouvrier et s’y trouver parfaitement à l’aise.

Comme il l’expliquait dans la préface de son second livre, L’Ouvrier, il essayait sincèrement de connaître le peuple des travailleurs, et le seul moyen pour y parvenir consistait à mettre la main à la pâte avec eux, de partager leur nourriture, de dormir dans leur lit, de prendre part à leurs distractions, de penser et de sentir comme eux.

Cet homme très réservé, auquel son tempérament exposait des restrictions nombreuses et inflexibles, trop froid et trop peu démonstratif pour posséder beaucoup d’amis, n’avait pas de vices et ne s’était jamais découvert de tentations. Il détestait le tabac, abhorrait la bière, ne buvait jamais rien de plus fort qu’un verre de vin au dîner de temps à autre.

À mesure que le temps s’écoulait, Freddie Drummond prit l’habitude de traverser plus fréquemment Market Street pour aller se perdre au sud de la Fente. Il y passait ses vacances d’été et d’hiver, et quand il disposait d’une semaine ou d’une simple fin de semaine, les heures qu’il passait là lui paraissaient plus profitables et plus amusantes. Il y trouvait de nombreux matériaux à amasser. Son troisième livre, Les Masses et leurs maîtres, devint un manuel courant dans les universités américaines ; et presque sans y avoir songé, il se surprit en train d’en écrire un quatrième : La Tromperie des ouvriers non qualifiés.

Quelque part dans sa nature se dissimulait un étrange repli ou penchant, provenant peut-être d’une réaction contre son ambiance et son éducation, ou plus probablement d’un tempérament mitigé, légué par une série d’ancêtres abonnés à l’étude ; en tout cas, il trouvait du plaisir à descendre dans le cercle du travail.

Son propre environnement l’appelait « Le Frigorifique », mais dans cet autre milieu il devenait le « gros Bill Totts », capable de fumer et de boire, de parler argot et se battre, favorablement accueilli partout à la ronde.

Tout le monde aimait Bill, et plus d’une jeune ouvrière lui faisait des avances. Au début, il se contentait d’être un bon acteur, mais au cours du temps, cette simulation devint une seconde nature. Il ne jouait plus un rôle : il aimait les saucisses, les saucisses et le lard, considérés dans son propre clan comme l’abomination et la désolation en tant que menu.

Il arriva à faire par plaisir ce qu’il avait entrepris par nécessité, et se surprit à regretter de voir approcher le moment où il devait retourner à sa salle de conférence et à ses contraintes, ou à attendre avec impatience l’instant rêvé où, franchissant de nouveau la Fente, il se retrouvait libre de faire le diable à quatre.

Sans la moindre perversité, en qualité de Bill Totts, il se livrait à mille excentricités que Freddie Drummond n’aurait jamais voulu commettre.

C’était là le côté le plus étrange de sa découverte. Freddie Drummond et Bill Totts constituaient deux êtres totalement différents, dont chacun obéissait à des impulsions, des goûts et désirs diamétralement opposés à ceux de l’autre.

Bill Totts pouvait esquiver une tâche avec la conscience nette, tandis que Frédéric Drummond considérait le fait de tirer au flanc comme un vice criminel, antiaméricain, et il consacrait plusieurs chapitres à le condamner.

Freddie Drummond changeait de manières en même temps que d’habits, et sans le moindre effort. En entrant dans le cabinet obscur où il se grimait, il se comportait avec un peu trop de raideur, se tenait un peu trop droit, écartait un peu trop les épaules, la figure grave, presque dure et à peu près dépourvue d’expression. Mais en sortant de là sous le costume de Bill Totts, il semblait un être tout à fait différent. Bill Totts non plus ne marchait pas la tête basse, mais toute sa personne s’assouplissait et devenait gracieuse. Le son même de sa voix changeait, il riait fort et de bon cœur, et ses paroles libres, entrecoupées parfois de jurons, lui montaient naturellement aux lèvres.

En outre, Bill Totts était enclin à rentrer tard, et parfois, dans les bars, à se montrer d’une familiarité agressive avec d’autres ouvriers. Enfin, dans les parties de campagne dominicales ou en revenant du spectacle, l’un ou l’autre de ses bras se glissait avec une familiarité experte autour d’une taille féminine, tandis qu’il déployait un esprit vif et charmant dans les badinages coutumiers à un brave garçon de sa classe.

Bill Totts était si bien lui-même, si parfait ouvrier, si authentique habitant du sud de la Fente, qu’il éprouvait la solidarité de classe commune aux gens de son espèce, et que sa haine contre les briseurs de grève dépassait même la moyenne de celle des syndiqués sincères.

Au cours de la grève du port, Freddie Drummond réussit à faire abstraction de sa combinaison paradoxale, et observa d’un œil froid et critique Bill Totts rosser allégrement les portefaix jaunes.

Car Bill Totts payait régulièrement ses cotisations comme membre de l’Union des Portefaix et avait droit de s’indigner contre les usurpateurs de son emploi. Le « gros Bill Totts » était vraiment si gros et si fort qu’on l’envoyait au front de bataille dès que du grabuge s’annonçait.

À force de simuler la colère, Freddie Drummond, dans ce rôle de son propre sosie, en vint à l’éprouver réellement, et ce fut seulement en rentrant dans la classique atmosphère de l’Université qu’il put élaborer de saines et conservatrices généralisations sur ses expériences dans le monde d’en bas et les coucher sur le papier, comme doit le faire un sociologue averti.

Alors Freddie Drummond aperçut clairement qu’il manquait à Bill Totts une perspective susceptible de l’élever au-dessus de sa conscience de classe.

Mais Bill Totts ne pouvait se placer à ce point de vue. Quand un jaune lui prenait son gagne-pain, il voyait rouge et ne voyait guère autre chose. C’était Freddie Drummond qui, dans une irréprochable tenue mentale et physique, assis à son propre bureau ou dans sa chaire à la classe de sociologie no 17, observait Bill Totts et ses semblables et, autour d’eux, tout le problème des syndicats et des briseurs de grèves, et ses rapports avec la prospérité économique des États-Unis dans la lutte pour le marché mondial.

Bill Totts n’était vraiment pas capable de voir plus loin que son prochain repas ou l’assaut qui devait avoir lieu le lendemain soir au Club Athlétique de la Gaieté.

Ce fut en ramassant des matériaux pour Les Femmes et le travail que Freddie Drummond reçut un premier avertissement du danger qu’il courait. Il réussissait trop bien à vivre sur un pied dans chaque monde. Cet étrange dualisme lui paraissait instable après tout, et à la réflexion, assis dans son bureau, il sentait que cela ne pouvait pas durer. Il traversait une phase transitoire et prévoyait qu’en persistant il tomberait inévitablement d’un côté ou de l’autre.

Et, en regardant les volumes bien alignés sur la tablette supérieure de sa bibliothèque tournante, depuis sa thèse jusqu’aux Femmes et le Travail, il décréta qu’il devait rester dans le monde où il se trouvait en ce moment. Le personnage de Bill Totts avait bien rempli sa mission, mais devenait un complice trop dangereux : Bill Totts devait disparaître.

La frayeur de Freddie Drummond lui était inspirée par une certaine Mary Condon, présidente de l’Union internationale des gantières, no 974, aperçue pour la première fois de la galerie des spectateurs à la réunion annuelle de la Fédération du travail du Nord-Ouest, où elle avait produit sur lui une impression très favorable.

Elle ne représentait pas du tout l’idéal de Freddie Drummond. À vrai dire, elle possédait un corps magnifique, avec les muscles et la grâce d’une panthère et des yeux noirs prodigieux, capables de vous faire flamber ou rire d’amour selon son humeur.

Il détestait les femmes douées d’une vitalité trop exubérante et dénuées de… enfin, de restrictions. Freddie acceptait la doctrine de l’évolution parce qu’elle était universellement admise par les intellectuels, et croyait positivement que l’homme avait grimpé à l’échelle de la vie en partant de la boue où se vautrent les organismes inférieurs et monstrueux. Mais un peu humilié de cet arbre généalogique, il aimait mieux ne pas y penser. Voilà sans doute pourquoi il pratiquait et prêchait à autrui sa réserve de fer, et préférait les femmes de son monde, aptes à se libérer de cette bestiale et déplorable ascendance et d’élargir par la discipline le gouffre qui les séparait de leurs vagues ancêtres.

Bill Totts ne s’arrêtait point à des considérations de ce genre. Mary Condon lui avait plu dès l’instant où ses regards s’étaient posés sur elle à la salle de la réunion, et il avait résolu sur-le-champ de découvrir qui elle était.

Il ne tarda pas à la rencontrer par pur accident, alors qu’il conduisait un camion-automobile en remplacement de Pat Morrissey, un de ses amis irlandais.

La scène se passa dans une pension de famille de Mission Street où on l’avait appelé pour prendre une malle et la porter dans un garde-meuble. La fille de la patronne l’avait mené dans une petite chambre dont l’occupante, une gantière, venait d’être envoyée à l’hôpital. Bill ne connaissait pas ces détails. Il se baissa, posa de champ la malle très lourde, la chargea sur son épaule et se redressa, le dos tourné à la porte ouverte. Au même instant il entendit une voix de femme.

— Vous appartenez au syndicat ? demanda-t-elle.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? répliqua-t-il. Allons, ouste ! Ôtez-vous de mon chemin. Il faut que je me retourne.

L’instant d’après, tout gros qu’il était, il reçut une poussée qui lui fit faire presque demi-tour et le repoussa, titubant sous le poids de la malle. Il alla se heurter contre le mur, en produisant un grand vacarme. Il commençait à jurer lorsqu’il se trouva face à face avec Mary Condon, dont les yeux flamboyaient de colère.

— Bien sûr, j’appartiens au syndicat, dit-il. C’était histoire de rigoler !

— Où est votre carte ? demanda-t-elle d’un ton froid.

— Dans ma poche. Mais je ne peux pas vous la montrer maintenant. Cette malle est trop lourde. Descendez jusqu’au camion et je vous la montrerai.

— Déposez cette malle, ordonna-t-elle.

— Pour quoi faire ? Je vous dis que j’ai une carte.

— Déposez-la, voilà tout. Je ne veux pas qu’un jaune manipule cette malle. Vous devriez avoir honte, grand lâche que vous êtes, de couper l’herbe sous le pied à d’honnêtes travailleurs. Pourquoi ne pas vous faire inscrire au syndicat et vous conduire en homme ?

La figure de Mary était blanche de colère.

— Est-il permis à un homme fort comme vous de trahir sa classe ? Je suppose que vous comptez vous enrôler dans la milice pour tirer sur les camionneurs syndiqués à la prochaine grève. Peut-être appartenez-vous déjà à cette milice ; vous êtes de ces gens qui…

— Oh ! arrêtez ! c’en est de trop ! Je me tue à vous répéter que c’était de la blague. Tenez, regardez !

Il exhibait une carte en règle du syndicat.

— Très bien, enlevez ! dit Mary Condon. Et une autre fois ne plaisantez plus.

Il devait revoir la jeune fille au cours de la grève de la blanchisserie. Les travailleurs de ce syndicat récemment formé, encore novices, avaient demandé à Mary Condon d’organiser la grève.

Freddie Drummond, ayant eu vent de ce qui se préparait, envoya Bill Totts se faire inscrire au syndicat et suivre la marche des événements. Bill travaillait dans la chambre de lessive. Ce matin-là les hommes venaient d’être débauchés pour encourager les femmes ; et Bill se trouvait près de la porte de l’atelier de calandrage quand Mary Condon se présenta pour y entrer. Le surveillant, un homme gros et gras, lui barra la route. Il ne voulait pas qu’on débauchât ses ouvrières, et allait apprendre à cette intruse de se mêler de ses affaires. Comme Mary essayait de se faufiler entre lui et la porte, il la repoussa en lui posant son énorme main sur l’épaule. Elle promena ses regards autour d’elle et aperçut Bill.

— Hé, monsieur Totts, cria-t-elle. Un coup de main, s’il vous plaît. Je veux entrer là.

Bill éprouva un sentiment de chaude surprise. Elle avait retenu son nom, lu sur la carte syndicale. L’instant d’après, le surveillant, balayé de la porte, délirait au sujet des droits garantis par la loi, et les femmes désertaient les machines.

Durant le reste de cette grève courte et réussie, Bill se constitua page et messager de Mary Condon ; quand tout fut terminé, il retourna à l’Université reprendre la personnalité de Freddie Drummond et se demander ce que Bill Totts pouvait trouver d’extraordinaire chez cette femme.

Freddie Drummond se sentait en parfaite sécurité, mais Bill était amoureux : impossible de le nier, et tel fut le fait qui servit d’avertissement à Freddie Drummond. Eh bien ! son travail étant achevé, il pouvait mettre fin à ses aventures. Rien ne l’obligeait désormais à franchir la Fente. Il ne lui restait à écrire que les trois derniers chapitres de son œuvre, Tactiques et stratégies du travail, et il avait en main des matériaux plus que suffisants pour la terminer.

Il arriva aussi à la conclusion que pour mouiller sa maîtresse ancre et s’installer à demeure dans la personnalité de Freddie Drummond, il devait nouer des relations et des liens plus étroits avec son propre milieu social.

En tout cas, le moment était venu pour lui de se marier : car il sentait bien que si Freddie Drummond ne prenait pas femme, Bill Totts le ferait sûrement, ce qui entraînerait des complications terribles à envisager.

Et voilà comment entra en scène Catherine Van Vorst. Elle appartenait aussi à l’Université, et son père, le seul membre riche de la Faculté, était en même temps le chef de la section de Philosophie.

Ce serait un mariage judicieux à tous points de vue, conclut Freddie Drummond lorsque les fiançailles furent célébrées et publiées. Aristocratique et sainement conservatrice, d’aspect froid et réservé, bien qu’ardente à sa façon, Catherine Van Vorst n’était pas moins scrupuleuse et pondérée que Freddie Drummond lui-même.

Tout semblait marcher à souhait, mais Freddie Drummond ne parvenait pas à se libérer complètement de l’appel de cette vie sans entraves et insouciante qu’on menait au sud de la Fente.

À mesure qu’approchait la date du conjugo, il se disait qu’il avait bien jeté sa gourme, mais sentait aussi qu’il prendrait grand plaisir à une dernière escapade, à jouer encore ce rôle de franc luron avant de s’établir dans la grisaille des salles de conférence et dans la sobriété de ce mariage de raison.

Et, comme pour le tenter davantage, voici que le dernier chapitre de son livre Tactiques et stratégies du travail demeurait inachevé, faute de quelques renseignements insignifiants qu’il avait omis de recueillir.

Freddie Drummond reparut donc pour la dernière fois dans le rôle de Bill Totts, réunit les données dont il avait besoin, et, malheureusement pour lui, rencontra de nouveau Mary Condon.

Une fois réinstallé dans son bureau, il ne trouvait guère agréable le souvenir de cette entrevue, qui rendait ses scrupules doublement impératifs. Bill Totts s’était conduit d’une façon abominable : non seulement il avait revu Mary Condon au Conseil Central du travail, mais en la reconduisant il l’avait fait entrer dans un restaurant et lui avait payé des huîtres. Avant de prendre congé d’elle à sa porte, il l’avait entourée de ses bras et embrassée sur les lèvres, à plusieurs reprises. Et les derniers mots qu’elle lui avait prononcés à l’oreille, bien doucement, avec un soupir profond, véritable sanglot d’amour, avaient été ceux-ci :

— Bill… oh ! Bill… mon chéri !

Freddie Drummond frémissait à ce souvenir. Il voyait l’abîme béant devant lui. N’étant pas polygame de nature, il s’effarait des conséquences possibles de cette situation. Il ne voyait que deux voies pour s’en tirer : il devait devenir Bill Totts pour toujours et se marier avec Mary Condon, ou bien rester définitivement Freddie Drummond et épouser Catherine Van Vorst. En dehors de cette alternative, sa conduite serait odieuse et au-dessous de tout mépris.

Durant les quelques mois qui suivirent, San Francisco fut déchirée par la lutte travailliste. Les syndicats et les associations patronales engagèrent la bataille avec une détermination qui dénotait leur intention de régler la question de façon ou d’autre et une fois pour toutes.

Cependant Freddie Drummond passait son temps à corriger des épreuves, faisait des conférences dans les classes, mais ne bougeait point. Il se consacrait à Catherine Van Vorst et découvrait de jour en jour de nouvelles raisons de la respecter, de l’admirer, et même de l’aimer.

La grève des transports en commun le tenta, mais pas autant qu’il aurait pu s’y attendre, et la grève des bouchers le laissa froid.

L’ombre de Bill Totts était définitivement exorcisée et, avec un zèle renouvelé, Freddie Drummond entreprit une brochure à laquelle il songeait depuis longtemps, au sujet de la « diminution de rendement ».

Le mariage devait avoir lieu dans deux semaines lorsque, certain après-midi, à San Francisco, Catherine Van Vorst vint l’enlever en voiture pour le mener visiter un club de jeunes gens récemment institué par les travailleurs des nouveaux défrichements et auquel elle s’intéressait. L’automobile appartenait à son frère, mais ils s’y trouvaient seuls, à l’exception du chauffeur.

Au carrefour de Kearny Street, Market Street et Geary Street se croisent à angle aigu. Les occupants de l’automobile descendaient Market Street avec l’intention de doubler la pointe de ce « V » pour prendre Geary Street. Mais ils ignoraient ce qui arrivait de cette dernière rue, ce dont le destin réglait l’allure de façon à le leur faire rencontrer à la pointe de ce croisement. Ils avaient bien lu dans les journaux que la grève des bouchers sévissait avec une âpreté extraordinaire, mais en ce moment Freddie Drummond était loin d’y penser. Ne se trouvait-il pas assis à côté de Catherine ? En outre, il lui exposait ses idées sur les travailleurs des défrichements, idées à la formation desquelles avaient contribué les aventures de Bill Totts.

Ce qui descendait dans Geary Street était un convoi de six camions à viande. Sur le siège de chacun un agent de police avait pris place à côté d’un jeune conducteur. Devant, derrière et de chaque côté de cette procession marchait une escorte d’une trentaine d’agents, et à la suite de l’arrière-garde, à distance respectueuse, s’avançait une foule ordonnée mais vociférante, qui occupait une longueur de plusieurs pâtés de maisons et obstruait la rue d’un trottoir à l’autre.

Le trust du bifteck s’efforçait de ravitailler les hôtels, et, par la même occasion, de commencer à briser la grève. L’hôtel Saint-Francis avait été approvisionné, au prix de plusieurs vitres et têtes cassées, et l’expédition marchait au secours du Palace Hôtel.

Sans se douter de rien, Drummond, assis à côté de Catherine, parlait de défrichements, tandis que l’automobile, cornant méthodiquement et se faufilant à travers les voitures, décrivait une vaste courbe vers la pointe du croisement.

Un énorme tombereau, chargé de gros charbon de terre et attelé de quatre solides chevaux, qui venait de déboucher de Kearny Street comme pour tourner dans Market Street, barra la route à l’automobile. Le conducteur du tombereau semblait indécis, et le chauffeur de l’auto, ralentissant l’allure, mais sans entendre les cris d’avertissement des agents, doubla l’autre sur la gauche, contrairement aux règles de la circulation, afin de passer devant le tombereau.

À ce moment Freddie Drummond interrompit sa conversation.

Il ne devait pas la reprendre, car la situation se transformait avec la rapidité d’une scène de féerie. Il entendit les rugissements de la foule à l’arrière et entrevit les casques des agents dans le roulis des fourgons à viande.

Au même instant, le charbonnier entra en action dans une pétarade de coups de fouet, mena son tombereau carrément en travers de la procession toute proche, arrêta net ses chevaux, serra le gros frein, à la poignée duquel il noua ses guides, puis s’assit de l’air d’un homme décidé à rester sur place. L’automobile se trouva également immobilisée par les chevaux essoufflés qui lui barraient la route.

Avant que le chauffeur pût reculer, un vieil Irlandais, qui menait un camion à moitié démoli en fouettant son cheval à tour de bras, vint coincer ses roues dans celles de l’automobile. Drummond reconnut cheval et camion, que lui-même avait conduits plus d’une fois. L’Irlandais se nommait Pat Morrissey. De l’autre côté, une voiture de brasseur se collait au tombereau de charbon, et le conducteur d’un tramway débouchant de Kearny Street tapait éperdument sur son gong, lançait des défis à l’agent de police du croisement, et venait compléter l’embouteillage, cependant que des voitures se précipitaient à la file et ajoutaient à l’encombrement. Les fourgons de viande s’arrêtèrent. La police se trouvait prise au piège. Les rugissements redoublaient à l’arrière, où la foule se lançait à l’assaut, tandis que l’avant-garde de la police attaquait la barricade de véhicules.

— Nous voilà bien placés, dit tranquillement Freddie Drummond à Catherine.

— Oui, répondit-elle avec une égale froideur. Quelle bande de sauvages !

Il sentit décupler son admiration pour elle. Elle appartenait bien à son monde. Il l’eût approuvée même si elle avait crié et s’était cramponnée à lui, mais trouvait magnifique sa conduite actuelle. Elle restait assise au centre d’un cyclone avec le même calme que s’il se fût agi d’un simple encombrement aux abords de l’Opéra.

Les agents essayaient d’ouvrir un passage au convoi. Le conducteur du tombereau de charbon, un gros homme en manches de chemise, alluma sa pipe et se mit à fumer tranquillement en regardant d’un air placide l’officier de police qui tempêtait et jurait après lui sans obtenir autre chose qu’un haussement d’épaules.

De l’arrière provenaient des tambourinements de bâtons blancs sur les têtes et une cacophonie de cris, hurlements et blasphèmes. Un rapide crescendo indiqua que la foule avait brisé le cordon d’agents et arrachait un jaune de son siège. L’officier de police envoya à la rescousse un renfort prélevé sur son avant-garde, et la foule fut repoussée.

Un agent, sur l’ordre de l’officier de police, se hissa sur le siège du tombereau pour arrêter le conducteur : celui-ci, se levant tranquillement comme pour l’accueillir, l’enferma soudain dans ses bras et le fit dégringoler sur la tête de son chef. Ce charretier était un jeune géant. En le voyant grimper sur son chargement et saisir de chaque main un morceau de charbon, un agent, en train d’escalader le camion d’un côté, lâcha le tout et sauta à terre. L’officier donna ordre à une demi-douzaine de ses hommes de prendre d’assaut le véhicule. Le conducteur, rampant d’un bord à l’autre de son chargement, les repoussa à coups d’énormes morceaux de houille.

La foule amassée sur les trottoirs et les conducteurs des chars embouteillés poussaient des rugissements de plaisir et d’encouragement. Le mécanicien du tramway, qui aplatissait les casques avec sa longue barre d’aiguillage, perdit connaissance et fut arraché de sa plateforme. L’officier de police, enragé de voir ses hommes repoussés, se mit à leur tête pour assaillir le tombereau. Mais le charretier se multipliait.

Par moments, une demi-douzaine d’agents roulaient sur le pavé ou sous le véhicule. Occupé à repousser une attaque à l’arrière de sa forteresse, le roulier se retourna juste à temps pour voir l’officier en train de monter sur le siège : celui-ci était encore en équilibre instable lorsque le voiturier lui lança un bloc de charbon d’une trentaine de livres. Le projectile atteignit en pleine poitrine l’assaillant qui tomba à la renverse sur le dos d’un cheval de flèche, dégringola sur le pavé et vint caler la roue arrière de son automobile.

Catherine le crut mort. Mais il se releva et retourna à l’assaut. Elle étendit sa main gantée et caressa le flanc du cheval qui s’ébrouait et tremblait de tous ses membres. Mais Drummond ne remarqua point ce geste. Il n’avait d’yeux que pour la bataille du tombereau à charbon. Il vit un agent parvenir au sommet du chargement, puis un second et un troisième. Ils trébuchaient sur ce matériel instable, mais leurs longues massues entraient en jeu. Un coup atteignit le voiturier à la tête. Il en esquiva un second, mais le reçut sur l’épaule. Évidemment, la bataille finissait pour lui. Il s’élança soudain, saisit un agent de chaque bras et tomba sur le pavé pour se constituer prisonnier, sans les lâcher.

Catherine Van Vorst se sentait malade et sur le point de défaillir à la vue du sang et de ce combat brutal. Mais ses nausées furent refoulées par l’événement sensationnel et inattendu qui se déroula ensuite.

L’homme assis à son côté poussa un hurlement qui n’était pas de ce monde ni surtout de son monde, et se leva d’un bond. Elle le vit monter sur le siège de devant, sauter sur le large dos du cheval de brancard et de là sur le tombereau. Il attaqua en tourbillon. Avant que l’officier de police intrigué pût deviner ce que venait faire là ce monsieur correctement vêtu mais manifestement excité, il reçut un direct qui l’envoya décrire une courbe à la renverse jusqu’au pavé. Un coup de pied dans la figure d’un agent qui montait incita ce subalterne à rejoindre son chef. Trois autres qui venaient de prendre pied sur le charbon enlacèrent Bill Totts dans un corps-à-corps de géants au cours duquel il fut dépouillé d’un lambeau de cuir chevelu, de son paletot, de son gilet, ainsi que d’une moitié de sa chemise empesée. Mais les trois agents furent lancés aux quatre points cardinaux, et Bill Totts, faisant pleuvoir sa noire mitraille, maintint sa position stratégique.

L’officier de police renouvela bravement l’assaut, mais un bloc de charbon se brisa sur sa tête et lui fit voir trente-six éclairs. Le but de la police était de démolir la barricade antérieure avant que la foule pût forcer le barrage d’agents à l’arrière, et celui de Bill Totts était de tenir son tombereau jusqu’à l’arrivée de la foule. C’est pourquoi la bataille se prolongeait.

La foule avait reconnu son champion. Le gros Bill, comme de coutume, était venu en pleine mêlée, et Catherine Van Vorst se demandait ce que signifiaient ces cris : —  Bill ! Bravo, Bill ! répétés de tous côtés.

Pat Morrissey, sur le siège de son camion, dansait et hurlait de joie : — Mords-les, Bill ! Dévore-les ! Bouffe-les vivants ! Il entendit une femme crier du trottoir : — Attention, Bill, au bout de devant ! Bill averti, dégagea le devant du tombereau de ses assaillants par une volée de projectiles. Catherine Van Vorst tourna la tête et aperçut sur la courbe du trottoir une femme aux joues colorées et aux yeux noirs flamboyants qui regardait de toute son âme celui qui tout à l’heure était Freddie Drummond.

Des vociférations enthousiastes jaillirent de toutes les fenêtres du gratte-ciel, en même temps que s’abattaient une nouvelle averse de chaises et de clameurs. La foule des manifestants s’était frayé passage sur un côté de la file des fourgons et avançait en groupes dans chacun desquels se débattait un policeman isolé.

Les jaunes furent arrachés de leurs sièges, les traits de chevaux furent coupés et les animaux s’emballèrent dans une fuite éperdue. Plusieurs agents se réfugièrent sous le tombereau à charbon, tandis que les chevaux libérés, dont quelques-uns avaient des agents sur le dos ou suspendus à leurs têtes pour essayer de les arrêter, galopaient sur le trottoir de l’autre côté de l’encombrement et enfilaient Market Street.

Catherine Van Vorst entendit de nouveau la voix de cette femme qui, revenue sur le bord du trottoir, criait des avertissements.

— Débine-toi, Bill ! C’est le moment d’en jouer un air !

La police était temporairement balayée. Bill Totts sauta du tombereau et se fraya un chemin vers la femme du trottoir. Catherine Van Vorst vit celle-ci lui jeter les bras au cou et l’embrasser sur les lèvres : et elle regarda curieusement son fiancé s’éloigner, un bras passé autour de la taille de cette inconnue : ils causaient et riaient ensemble avec une volubilité et un abandon dont elle ne l’eût jamais cru capable.

La police reparut et démêla l’encombrement en attendant des renforts et de nouveaux conducteurs et chevaux. La foule, son œuvre achevée, se dispersait ; et Catherine Van Vorst distinguait encore l’homme connu par elle sous le nom de Freddie Drummond. Sa tête dominait la foule et son bras enlaçait toujours la taille de cette femme.

Assise et attentive dans son automobile, elle vit le couple traverser Market Street, franchir la Fente et disparaître au coin de la Troisième Rue dans le ghetto du travail.

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Au cours des années suivantes, aucune conférence ne fut faite à l’Université de Californie par Frédéric Drummond, et aucun livre sur l’économie sociale ne parut sous ce nom.

D’autre part, se révéla un nouveau chef travailliste appelé William Totts. Ce fut lui qui épousa Mary Condon, présidente du Syndicat international des gantières, no 974, et organisa la fameuse grève des cuisiniers et garçons de restaurant qui, avant de remporter une victoire définitive, provoqua la formation d’une vingtaine de syndicats plus ou moins alliés, entre autres celui des plumeurs de volaille et celui des croque-morts.