AU SOIR



Tout le long de leurs quarante-cinq ans de ménage, le père et la mère Bianchon s’étaient chamaillés. Mais à mesure que les forces leur échappaient, ils devenaient plus irascibles, s’en prenant l’un à l’autre de toutes leurs misères croissantes, du chômage plus fréquent, du gain moins élevé, du travail moins facile. Quand ils se retrouvaient à la fin des jours, fourbus, exténués, la moindre anicroche leur devenait occasion de dispute. Et c’étaient, des reproches, des taquineries volant et ricochant à toute vitesse.

— Si t’avais bu moins de chopines !

— Si t’avais pas tant aimé les affutiaux !

Pour peu que la cheminée fumât par surcroît, et que le pain eut augmenté, la mère Bianchon sombrait dans le désespoir :

— Ah ! disait-elle, il y a des jours où l’on se jetterait dans le puits, si ce n’était la crainte de trouver le diable au fond. Mon Dieu ! quand donc me verrai-je à l’hospice ?

— Tu ne le désires pas plus que moi, repartait le bonhomme.

Et tombant d’accord sur cette idée, ils s’apaisaient un instant dans le rêve suscité soudain. L’hospice, avec ses salles bien cirées, bien closes, ses jardins frais, ses vastes cuisines aux imposantes chaudières, c’était leur château en Espagne, à ces dieux vieux ! Quand donc auraient-ils la même chance que Chalopart, leur ex-voisin, pensionné là-bas depuis trois mois, et qui venait chaque dimanche, se pavaner dans son ancien quartier, avec la gloire d’un parvenu ? À l’entendre, ce Chalopart, lui et les autres, vivaient heureux et sans soucis, comme des marquis… Logés, nourris, habillés, chauffés, dès bons soins en cas de maladie, un parc pour se promener, des journaux même pour ceux qui savaient lire, que pouvaient-ils souhaiter de mieux ?… Et du travail à sa volonté, juste de quoi se distraire, afin de se procurer les douceurs, du café, du vin, du tabac !…

Le père et la mère Bianchon écarquillaient Les yeux, pâles d’envie. Du café, du tabac, du vin… Il y avait si longtemps qu’ils ne goûtaient plus que par hasard à ces bonnes choses !… Ils essayaient, sans y parvenir, de se figurer une existence où le travail n’était qu’une récréation. Leurs souvenirs ne leur représentaient qu’une longue suite de jours où ils avaient peiné rudement, plus que leur force, toujours talonnés par la nécessité quotidienne et la crainte du lendemain. Et les enfants, élevés difficilement, dispersés, mariés, traînaient aujourd’hui la même vie besogneuse, incapables d’offrir le moindre secours à la vieillesse des parents.

Comme ça devait être bon de se reposer, de ne plus se tracasser du propriétaire et du boulanger, de trouver la popotte toute prête, de se réchauffer sans avaler de fumée, et surtout de ne plus se cogner toujours aux mêmes compagnons de chaîne hargneux !… Ce grand besoin de paix les décida à présenter, eux aussi, une pétition. Un conseiller municipal, dont la mère Bianchon lavait le linge et cardait les matelas, voulut bien se charger de la rédiger et d’appuyer cette requête que les vieux, émotionnés, signèrent d’une croix. Puis ils attendirent le résultat de cette démarche, calmés d’abord par l’espérance, bientôt impatients et anxieux.

Les choses traînaient en longueur. On ne mourait pas cette année, à l’asile des vieillards. Tous les pensionnaires, hommes et femmes, s’obstinaient à garder leurs places, sans égard pour les ambitieux qui les convoitaient. Voyant leur tour encore si éloigné et tant de concurrents pressés devant eux, le père et la mère Bianchon se décourageaient. Ils n’osaient plus songer si souvent à cette Terre Promise. Et la désillusion les aigrissait encore l’un contre l’autre.

Un jour en revenant du lavoir, la mère Bianchon trouva à sa porte, un groupe de voisines fort excitées. Toutes à la fois l’informèrent de l’événement : le conseiller municipal − l’excellent homme ! − était venu lui-même, en passant, avertir Mme Bianchon que des vacances imprévues s’étant produites, elle pouvait entrer à l’hospice dès le lendemain, si elle voulait.

− Allons, la mère, vous v’là pourtant à votre désir !…

La vieille restait fixe, comme pétrifiée sous l’auvent de sa coiffe ronde, sans un mot de remerciement aux félicitations. Les commères, vexées de ce silence, se dispersèrent. La mère Bianchon rentra dans sa masure, déposa son paquet, puis demeura debout, sans pensée, écoutant le tapage qui assourdissait sa pauvre tête. Toutes les cloches de la ville lui semblaient carillonner en même temps.

Le son fêlé de l’antique horloge vibra dans ce brouhaha. La bonne femme tressaillit, comme si quelque ressort se détendait aussi en elle. Inséparable de l’idée de l’heure, l’obligation de faire la soupe mit la vieille en mouvement, la ramena aux machinales besognes de chaque soir. Et tandis qu’elle trottait aux quatre coins du logis, de la table au bahut, et du bahut au foyer, brusquement, le chagrin l’accabla. Elle regarda avec angoisse les pauvres meubles qui avaient encadré sa longue vie, les humbles objets familiers à ses yeux et à ses doigts, la chambre aux murs décrépits, et, en songeant qu’elle n’allait plus voir ni manier ces choses, un grand vide se creusa dans son cœur.

Elle ouvrit la porte et s’assit sur le seuil, afin d’éplucher sa salade au jour. Les jacasseries de vingt ménages, sortant par toutes les croisées de la ruelle, l’environnaient d’un bourdonnement. Dans le lointain rétréci du porche, le père Bianchon arrivait, le dos en arc, les bras ballants, traînant ses pieds lourds. La mère Bianchon le regarda, si vieux, si exténué, courbé vers cette terre qu’il avait tant remuée, tant arrosée de ses sueurs, sous laquelle il s’allongerait bientôt pour de vrai, le seul repos. Un souvenir lui montra son homme d’autrefois, jeune, robuste, gai, la démarche ferme. Vigueur, santé, belle humeur étaient partis peu à peu, usés par la misère, mais au début de ces quarante-cinq ans de leur pauvre vie commune, il y avait eu, tout de même, entre eux, quelque chose de bon, de chaud, qui était de l’amour…

Elle battit des paupières, serra les lèvres, et, se levant, secoua son tablier rempli d’épluchures. Elle détournait la tête pour ne point voir son bonhomme en face, et comprenant qu’il savait déjà la nouvelle, instruit par les commérages, dès l’arrivée. Ils rentrèrent dans la maison, grise déjà de crépuscule. Le père Bianchon s’assit, comme tous les soirs, près de la fenêtre à quatre carreaux, devant la petite table où fumait la soupière. Suivant l’ordre de ses gestes habituels, il jeta sur un tabouret boiteux son chapeau de paille effrangé, atteignit son couteau au fond de sa poche, enfonça la cuiller d’étain dans l’écuelle, remplit son assiette et se décidant enfin à parler, dit d’une voix rogue, qui voulait être gaie :

— Eh bien ! la mère, te v’là contente !

Elle, sans répondre, partit d’un trait jusqu’au fond de la chambre, et se mit à vaquer de ci de là, sans raison, la tête perdue. Cela lui retournait le cœur de le voir là, faisant le brave, à ce coin de table où il serait tout seul demain. Ses jambes faiblirent tout à coup. Elle tomba sur une chaise et éclata en sanglots, dans son tablier.

— Mon pauvre homme ! Comment que tu t’arrangeras !… Penseras-tu seulement, le dimanche, à mettre une chemise propre ! Faudra donc que tu fasses ta soupe !… Mon Dieu Seigneur ! Jamais tu ne t’en tireras !

Le père Bianchon, très rouge, le nez rabattu dans la moustache, se guinda d’un air digne et leva l’épaule.

— Ben sûr !… Avec ça que c’est malin de faire bouillir un pot !… Tu crois toujours qu’on est plus empêtré que toi !

Mais la vieille secoua la tête douloureusement.

— Je sais ce que je sais… Jamais t’auras la patience ! Tu t’abîmeras l’estomac à manger du froid ! Et qui donc qui te soignera ! C’est grande pitié qu’un homme seul !… Non, jamais, je n’aurais cru que ça me ferait tant d’effet de te laisser ! acheva-t-elle la voix cassée de soupirs et de larmes.

Le père Bianchon marmonna quelque chose d’indistinct et s’assouda sur son bras tremblant.

— Et puis, voyons, reprenait la bonne femme, éplorée, quand même tu ne resterais pas longtemps ici et que tu serais reçu là-bas, il faudra donc aller, moi, à droite, toi, à gauche !… C’est-y pas dur de se quitter après qu’on a été ensemble pendant quarante-cinq ans !… Les personnes qui dirigent les affaires devraient penser à ça ! Quand on s’épouse, c’est-y pas pour la vie !… Y a donc que ceux qu’ont de quoi qu’ont le droit de rester mariés jusqu’au bout !… C’est bon de manger à sa faim et d’avoir chaud ! Mais c’est bon aussi, encore meilleur, de trouver quelqu’un, à qui parler du jeune temps et de celui des enfants, pas vrai, Pierre !…

— Ben sûr ! murmura le bonhomme enfonçant ses doigts noueux dans ses mèches grises.

La vieille le regarda, toute transie de pitié. Elle étendit sa main calleuse sur la table.

— Eh bien ! j’irai pas, là ! Tant pis !… Tant qu’on est deux, faut rester deux ! Pas vrai, Pierre, qu’elle te manquerait quand même, ta ménagère !… On se chicane quelquefois, mais, au fond, il reste malgré tout de l’amitié.

— Ben sûr, répéta le vieux d’une voix éteinte.

Ils laissèrent en silence s’épuiser leur émotion, tandis que le rêve, si souvent évoqué, achevait de s’effacer dans le néant.

— Eh ben ! la vieille ! fit tout à coup le jardinier d’un ton bourru, vas-tu laisser encore longtemps froidir la soupe !…

Docile, elle s’assit, la gorge desserrée l’appétit revenu, et avala avec entrain la pâtée tiède.

— Bonne soupe, hein !

— Peuh ! fit le bonhomme en se servant la salade. Trop épaisse et pas assez de sel !

— Pas assez de sel ! répéta la mère Bianchon, piquée. Y en a trop, plutôt. J’ai le goût de saumure plein la bouche. C’est sain, d’ailleurs !… Mais faut toujours que tu contredises.

— Je ne dis que ce qui est juste ! rétorqua le vieux avec autorité. Y a pas assez de sel !

— Moi, je te dis qu’y en a trop ! prononça la vieille, happant la soupière d’un geste furibond.

Et revenant à la longue habitude de leur intimité, ils recommencèrent la querelle qui ne s’achèverait plus qu’avec eux.


Mathilde ALANIC.