Revue des Deux Mondes/Au Pays de Rabelais/03

Jacques Boulenger
Revue des Deux Mondes/Au Pays de Rabelais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 207-212).
AU PAYS DE RABELAIS

III [1]
thélème


On a certes assez disserté sur la règle des Thélémites et la philosophie qui s’en dégage, et ce n’est point notre sujet. Contentons-nous de rappeler que frère Jean prétend que ses moines et ses nonnes, dans son monastère, vivent tout au rebours de ceux des autres couvents. Et d’abord qu’ils y vivent ensemble, hommes et femmes, en toute honnêteté et politesse, comme il sied à des « dames de hault paraige » et à de « nobles chevaliers » ou à des humanistes, capables d’expliquer le saint Évangile « en sens agile » et de « fonder la foy profonde » (car Rabelais met ici les gentilshommes et les beaux esprits sur le même pied, ce qui marque une date dans l’histoire de l’opinion) ; puis, qu’ils ne prononcent aucun vœu, qu’ils ne soient pas astreints à la clôture, qu’ils se puissent marier, qu’ils soient beaux et belles, cultivés, richement vêtus, qu’ils jouissent de tous les raffinements du luxe et de l’esprit, bref qu’ils mènent une vie harmonieusement intellectuelle et épicurienne, conforme à l’idéal de la Renaissance. Et leur maxime sera : « Fay ce que vouldras, » parce que gens libres, bien nés, bien instruits, vivant en compagnies honnêtes, « ont par nature un instant et aguillon qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice — lequel ils nommoient honneur. »

Bref, Rabelais estime que la nature humaine est bonne, et que, libre de toute influence, elle tend d’emblée au bien. C’est sa philosophie : une sorte d’optimisme a priori et de naturalisme assez semblable à celui de Rousseau.

Mais cette abbaye d’Épicure, — si généreusement dotée par Pantagruel sur les recettes illusoires de la petite rivière peu navigable de la Dive-Mirebalaise, qui passe à trois lieues de La Devinière, — où se trouve-t-elle ? Thélème (en grec : désir, volonté) est une contrée imaginaire ; mais l’auteur la place en un lieu déterminé : « jouxte la rivière de Loyre, à deux lieues de la grande forest de Port Huault, » c’est-à-dire des lois de Chinon, dans les riches prairies où paissent les belles vaches de Brehemond, entre l’Indre, l’ancien lit du Cher et la Loire. Là, au cœur du « jardin de la France, » il élève en pensée une noble et magnifique demeure, du style que précisément lui-même et ses contemporains goûtaient le plus et que leur génie a fait fleurir sur notre terre : c’est un château de la première Renaissance. L’auteur de Gargantua, comme on le sait assez désormais, avait l’imagination la plus précise, une vraie imagination de romancier réaliste : l’abbaye qu’il a rêvée n’est pas un féerique palais des Mille et une nuits, non pas même quelque savant monument à l’antique, mais une construction habitable, un splendide château français, dans le genre de Chambord, Bonnivet ou Chantilly, plus beau encore que ces merveilles illustres dès lors, quoique à peine terminées ou inachevées. Et il nous a laissé de Thélème une description si minutieuse, qu’un architecte en pourrait dessiner le plan le plus complet. Il ne reste qu’à la bâtir ; malheureusement, les temps où nous vivons ne semblent pas s’y prêter.

L’abbaye a la forme d’un hexagone dont chaque angle est marqué par une grosse tour ronde d’un diamètre de soixante pas. Celle du Nord s’appelle Artice (en grec : septentrionale) ; elle domine la Loire qui coule à ses pieds. La première que l’on rencontre, en tirant vers l’Est, se nomme Calaer (bel air) ; les suivantes Anatole (orientale), Mésembrine (méridionale), Hespérie (occidentale) et Cryère (glacée) : toutes sont distantes les unes des autres de 312 pas (260 mètres environ).

Ces grosses tours sentent encore leur moyen âge ; mais c’est qu’elles évoquent bien l’idée d’une demeure seigneuriale, et on les retrouve dans deux des beaux châteaux auxquels songeait maître François : à Chambord comme à Bonnivet. Pas plus que Thélème, ce n’étaient là des forteresses, pourtant : l’air et le jour y entraient largement ; en revanche, les visiteurs y pénétraient moins aisément, car les portes y sont proportionnellement bien étroites. Celles de Thélème n’étaient pas plus grandes ; d’ailleurs, il faut avouer que Rabelais ne s’est pas fort clairement expliqué sur les entrées de son abbaye.

Au centre de chacun des doux corps de logis parallèles, qui s’étendent, l’un d’Arlice à Cryère, l’autre d’Anatole à Mésembrine, il y a un escalier à vis, dit-il, une rampe plutôt, si vaste qu’une demi-douzaine de gens d’armes à cheval, la lance sur la cuisse, peuvent monter de front jusques au toit ; et cela est merveilleux assurément, puisque le fameux escalier d’Amboise même n’était accessible qu’à deux cavaliers de front. Il ajoute que l’entrée de ces deux montées est « par le dehors du logis en un arceau large de six toises. » Et voilà, tout ce que nous savons des portes de Thélème. Pourtant, il parait bien vraisemblable qu’on n’y pénétrait point nécessairement par le premier étage : sans doute, ces deux grands arcs donnaient-ils également accès dans la cour intérieure de l’abbaye. — Quoi qu’il en soit, c’est au-dessus de celui du Sud-Est qu’on lit la fameuse inscription en belles lettres, non pas barbares et gothiques, à la façon du moyen âge, mais romaines antiques, comme il sied dans une demeure où la Renaissance triomphe : « Cy n’entrez pas, hypocrites, bigotz, » etc. Par ce côté arrivaient nécessairement les étrangers, en effet, puisque, au Nord-Ouest, l’abbaye était bornée par la Loire et par ses propres jardins.

Chacun des quatre autres corps de logis est de même percé en son centre par un bel escalier tournant, à vis « brisée, » c’est-à-dire à paliers, dont chaque repos s’ouvre par une arcade à plein cintre, qui lui donne la clarté, sur un cabinet « faict à claire voye, de la largeur de ladite vis. » M. Lenormant (et tout le monde après lui) a supposé que ces cabinets devaient faire saillie sur la façade et qu’ils étaient posés en encorbellement. Pourquoi ? Rabelais ne nous dit pas que les escaliers remplissaient toute l’épaisseur des corps de logis. Ils pouvaient laisser place à des cabinets ajourés par lesquels on passât d’une partie à l’autre du logis sans traverser l’escalier et qui fussent assez étroits pour laisser entrer la lumière jusque dans la « vis. » Quant aux marches, — il y en a douze d’un palier à l’autre, qui sont longues de vingt-deux pieds exactement, et hautes de trois seulement, — elles sont faites de porphyre, de marbre rouge de Numidie et de marbre à fond vert, taché de rouge et de blanc. Par ce doux et splendide chemin, on monte aisément jusqu’au pavillon qui, comme à Chambord, couronne la vis et se dresse sur le toit, au milieu de chaque corps de logis.

Tout le bâtiment est à six étages. Le rez-de-chaussée a des voûtes très surbaissées en anse de panier à la mode du temps. Les cinq autres étages (car cette abbaye idéale en compte deux de plus que Chambord même) sont couverts de plafonds en stuc de Flandre « à forme de culz de lampes, » c’est-à-dire à croisillons compliqués et sans doute à clefs sculptées, selon l’usage de cette époque. Et sur le tout s’étend un toit de cette ardoise fine que Du Bellay préférera au dur marbre romain, dont les plombs historiés en forme d’animaux et de bonshommes perpétuent dans l’azur leurs gestes immobiles et dorés.

De là partent les gouttières, peintes en diagonales d’or et de bleu, qui descendent le long du mur, entre les fenêtres, et aboutissent à la Loire après avoir passé sous le logis. La façade sur la cour repose sur de forts piliers de calcédoine et de porphyre et sur de beaux arcs en plein-cintre, de manière à former au rez-de-chaussée une sorte de cloitre, de galerie ornée de peintures, qui abritent des tableaux ou fresques et des curiosités : cornes de cerfs, de licornes, de rhinocéros, voire « d’hippopotames, » dents d’éléphants, etc. Et au milieu de la Cour chante une grande fontaine d’albâtre, où l’on voit les trois Grâces, avec des cornes d’abondance, jeter de l’eau par les « mamelles, bouches, aureilles, yeulx et aultres ouvertures du corps, » assure gaiment maître François.

Quant à l’aménagement, il est excellent. Les deux corps de logis parallèles du Nord-Ouest et du Sud-Est, où sont les portes de l’abbaye et les deux grands escaliers, sont occupés, l’un par les bibliothèques, l’autre par des salons, comme nous dirions.

Les « belles grandes librairies en grec, latin, hébrieu, tuscan et hespaignol » remplissent toute la partie comprise entre Artice et Cryère et elles y sont reparties « par les divers étages selon iceulx langaiges. » On remarquera que l’auteur ne mentionne ni l’anglais, ni l’allemand, parlers barbares.

Le corps de logis Sud-Est, de Mésembrine à Anatole, comprend de grandes galeries, toutes peintes, — à fresque, je suppose, — « des antiques prouesses, histoires et descriptions de la terre, » c’est-à-dire de sujets historiques, de scènes exotiques et documentaires, empruntées aux relations des voyageurs contemporains, sans doute aussi de cartes géographiques ; la fameuse galerie du Vatican montre comment les artistes de la Renaissance savaient faire de ces cartes les plus agréables et les plus luxueuses images, colorées d’azur, de pourpre et d’or, où l’on voit le Peau-Rouge, le Maure et le cannibale animer leurs parties du monde, les monstres marins nager dans les mers et les vaisseaux cingler vers des terres inconnues sous leurs voiles gonflées par le souffle des vents joufflus. Ces galeries de peinture de Thélème, ce sont les appartements de réception, placés, comme il est logique, au-dessus de l’entrée par laquelle accèdent les étrangers, et ceux-ci y peuvent être introduits directement par les merveilleuses vis dont nous avons parlé.

Le reste des bâtiments est rempli par les appartements des Thélémites, comprenant chacun arrière-chambre, cabinet, garde-robe, chapelle, et ayant tous leur issue sur une grande salle, une galerie qui fait à chaque étage le tour du bâtiment. Aux dames sont réservés les logements entre la tour Artice et la tour Anatole, et aussi la moitié des galeries depuis Anatole jusqu’à la porte Mésembrine. Les coiffeurs et parfumeurs se tiennent « à l’issue des salles du logis des dames ». Les hommes occupent le reste. Et tout cela est meublé avec une étonnante magnificence.

Car ce que le luxe le plus raffiné a connu en son temps, Rabelais l’a accordé à ses Thélémites.

Leur costume est d’une richesse qu’il décrit longuement. Sur le pavé de leur logis s’étend un tapis de drap vert, et non de la paille, comme il arrivait souvent alors ; le lit est de broderie, les brûle-parfums ne manquent pas ; à chaque saison, même, la tapisserie des murs varie. Il faut dire que les tentures n’étaient pas alors posées à demeure comme aujourd’hui, mais fixées par quelques clous à leur lisière supérieure, et flottantes ; c’est pourquoi Polonius pourra se dissimuler derrière l’une d’elles, où le viendra chercher l’épée du prince de Danemark ; on les ôtait donc sans peine et la mode voulait qu’on les changeât souvent ; c’était vite fait. Les rois de France, qui passèrent leur vie à voyager, jusqu’à Louis XIV, emportaient leurs tapisseries sur des bêtes de somme, et on les tendait en hâte dans les châteaux où ils devaient séjourner. — Mais voici la grande merveille des ameublements de Thélème : dans chaque arrière-chambre se trouve un miroir de cristal artificiel, si grand qu’il peut « véritablement représenter toute la personne. » Quand on songe que les contemporains de maitre François ne connaissaient guère que les glaces à main et qu’au xviie siècle encore un simple miroir vaudra pour MMe  de Fiesque le prix d’une belle terre, on comprend que maitre François ait enchâssé les miraculeuses glaces de ses Thélémites dans l’or fin, garni de perles ; et ces cadres-là ne valaient assurément pas plus que ce qu’ils entouraient.

Restent les attenances de Thélème.

« Jouxte la rivière, » dit Rabelais, le jardin de plaisance ; donc au Nord de l’abbaye, le long de la Loire. Le labyrinthe est au milieu ; le verger planté de quinconces du côté de la tour Cryère ; et le grand parc foisonnant en fauves, « au bout, » du côté de l’Ouest évidemment, puisque nous allons voir que la vénerie, qui se trouve près de la tour Hespérie, en est proche.

« Devant le logis des dames, afin qu’elles eussent l’esbatement entre les deux premières tours au dehors, » c’est-à-dire entre Calaer et Anatole, sont les lices ; l’emplacement réservé aux tournois, l’hippodrome, le théâtre, les piscines et les bains.

« Entre les deux autres tours, » les jeux de paume et de ballon. Quelles tours ? Évidemment Cryère et Hespérie qui correspondent symétriquement à Anatole et Mésembrine. Il est naturel que les terrains de jeux soient près du logis des hommes ; d’ailleurs, dans le contexte, Rabelais parle de ce qui se trouve de ce côté. « Entre les tierces tours, » Hespérie et Anatole, donc au Sud, les tirs à l’arquebuse, à l’arc, à l’arbalète.

« Hors la tour Hespérie, » la fauconnerie, bien munie de tous les oiseaux de volerie ; derrière elle, les offices à un seul étage ; puis l’écurie ; et « tirant vers le parc, » comme il est logique, puisque c’est là que se faisait la chasse, la vénerie. Enfin, « autour du bois (ou parc) de Thélème, » un grand corps de maison contenant les ateliers des orfèvres, lapidaires, brodeurs, tailleurs, tireurs d’or, veloutiers, tapissiers et hautelissiers, qui travaillaient pour l’abbaye.

Telle était la somptueuse demeure de frère Jean. Il se conçoit que l’on pût s’y plaire et que Pantagruel lui-même aimât y loger. C’est ce qu’il fait durant tout le Tiers-Livre, comme on pourrait le montrer.


Jacques Boulenger.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1921.