Au-dessus de la mêlée/Pour l’Europe. Un appel de la Hollande

XI

POUR L’EUROPE
UN APPEL DE LA HOLLANDE

aux intellectuels de toutes les nations

Dans un article récent, où je présentais aux lecteurs du Journal de Genève le beau manifeste des intellectuels catalans Pour l’Unité morale de l’Europe, j’annonçais qu’après ces voix du Midi méditerranéen je ferais entendre celles du Nord. Voici, parmi ces dernières, la voix de la Hollande :

Le Nederlandsche Anti-Oorlog Raad (Conseil néerlandais contre la guerre) est l’essai le plus important peut-être qui ait été fait dans ces derniers mois pour grouper les pensées pacifistes. Tout en reconnaissant la valeur des efforts accomplis depuis quelques années en faveur de la paix, le N.A.O.R. est convaincu que « tout ce travail aurait pu être beaucoup plus efficace et même qu’il aurait pu prévenir le désastre actuel, si l’on s’y était mieux appliqué ». Il y a eu défaut de coopération, gaspillage d’énergies, manque de pénétration dans la masse du peuple. Il s’agit de savoir si l’on ne remédiera pas à ce vice intérieur. « La tragédie mondiale de rivalité continuera-t-elle même dans le mouvement pacifiste, ou cette guerre apprendra-t-elle à ceux qui la combattent la nécessité d’une organisation et d’une préparation énergique ? »

C’est à cette tâche que s’est voué le N.A.O.R. Fondé le 8 octobre 1914, il avait réussi, le 15 janvier, à grouper l’adhésion de 350 sociétés hollandaises (sociétés officielles, politiques, de tous les partis, religieuses, intellectuelles, ouvrières) et ses manifestes réunissent les signatures de plus d’une centaine de noms, parmi les plus illustres des Pays-Bas : hommes d’État, prélats, officiers, écrivains, professeurs, artistes, industriels, etc. Il représente donc une force morale considérable.

Disons tout de suite que le N.A.O.R. ne vise pas à la fin immédiate de la guerre par une paix à tout prix. D’une part (il le dit lui-même), « il ne se fait pas une idée présomptueuse de ses forces ; il n’a pas une confiance naïve dans des formules de paix vagues, ni même dans des obligations mutuelles bien définies. La guerre universelle d’aujourd’hui lui a, hélas ! beaucoup appris aussi sous ce rapport. » Et d’ailleurs, il se rend bien compte qu’une paix à tout prix, dans les conditions actuelles, ne serait que la consécration de l’injustice. Les grandes réunions publiques, qu’il a organisées, le 15 décembre, dans les chefs-lieux des provinces des Pays-Bas, ont été unanimes à déclarer qu’une telle paix ne semblait ni possible, ni même désirable. J’ajouterai que certains des vœux du N.A.O.R. indiquent, avec toute la réserve que lui imposent son attitude de neutralité et son désir profond d’impartialité, la direction de ses sympathies intérieures, comprimées. Notamment, celui-ci :

« Pour la réparation du dommage causé par cette guerre au règne du droit dans les relations entre États. S’incliner devant le droit, soit coutumier, soit codifié dans des traités, est un devoir, même faute de sanction. On aura beau réformer : s’il n’y a pas de respect pour le droit ni foi à la parole donnée, on ne peut espérer une paix durable. »

L’objet du N.A.O.R. est surtout d’étudier les conditions dans lesquelles pourra être réalisée une paix juste, humaine et durable, qui assure à l’Europe un long avenir de tranquillité féconde, de travail en commun, — et d’y intéresser l’opinion publique de toutes les nations. Sans analyser ici, faute de place, les divers manifestes publiés, l’Appel au peuple néerlandais (octobre 1914), ou l’Appel pour la coopération et la préparation à la paix, sorte d’essai de mobilisation des armées pacifistes (novembre) — dont les idées se rencontrent sur beaucoup de points avec celles de l’Union of democratic control (Abolition du système de diplomatie secrète, et part plus grande des Parlements aux affaires étrangères ; — prohibition des industries particulières de fabrications d’armes ; — établissement du principe élémentaire de droit des peuples, qu’aucun pays ne peut être annexé sans le consentement librement exprimé des populations), — je me contenterai de publier celui de ces manifestes qui s’adresse aux penseurs, écrivains, artistes et savants de toutes les nations : car nous y trouvons un appui pour la tâche que nous poursuivons nous-mêmes, en travaillant à maintenir la pensée européenne à l’abri des ravages de la guerre, et en ne cessant de lui rappeler son plus haut devoir qui est, même dans les pires tempêtes des passions, de sauvegarder l’union spirituelle de l’humanité civilisée.

R. R.
7 février 1915.
NEDERLANDSGHE ANTI-OORLOG RAAD

« Immédiatement après que la guerre européenne eut éclaté, différents groupes d’intellectuels des nations combattantes ont plaidé le bon droit de leur pays en des manifestes et des brochures qu’ils ont fait répandre abondamment dans les pays neutres[1] : à côté de la guerre par l’épée, ils livrent une guerre non moins violente par la plume. Ces écrits sont parvenus aux soussignés, tous sujets d’un pays neutre. Ils en ont pris connaissance avec un vif intérêt : ils ont pu se former ainsi une idée plus nette de l’état d’esprit des intellectuels des nations combattantes et de leurs opinions sur les origines et le caractère de la guerre actuelle. Ils ne sont pas étonnés que les porte-paroles des puissances aux prises soient tous également convaincus d’avoir le droit de leur côté. Ils ne le sont pas davantage que ces hommes soient si impérieusement poussés à plaider leur bon droit auprès des neutres. En effet, dans une lutte aussi épouvantable, il est psychologiquement nécessaire pour tous les peuples en guerre qu’ils aient une foi absolue en la justice de leur cause, et il est naturel qu’ils désirent ardemment témoigner de cette foi devant d’autres. Seule, une confiance inébranlable en la certitude absolue de leur cause peut les préserver de fléchir ou de se décourager dans ce combat furieux.

« Mais c’est avec une douleur sincère que nous avons dû constater qu’en presque tous ces écrits manquait jusqu’au moindre effort pour être juste envers l’adversaire, et qu’ordinairement on attribuait à celui-ci les motifs les plus pervers et les plus odieux. Nous respectons la conviction des nations belligérantes qu’elles combattent pour une cause juste. Alors même que nous aurions déjà formé notre opinion propre sur les origines de cette guerre, nous jugerions inopportun d’opposer à présent les opinions et les arguments les uns aux autres. Ce doit être réservé pour plus tard, quand un examen scientifique en pourra peser tranquillement la valeur, quand les passions nationales se seront apaisées et que le jugement de l’histoire pourra être écouté avec calme.

« Cependant, nous estimons de notre devoir et nous considérons comme un avantage de notre qualité de neutres, de faire entendre notre voix contre un état de choses qui entretient systématiquement une animosité permanente entre les ennemis actuels. Tout en comprenant parfaitement que les événements surexcitent le sentiment national, nous croyons que le patriotisme ne doit pas exclure la capacité de reconnaître la valeur de l’adversaire, — que la juste conscience des vertus d’un peuple ne doit pas impliquer l’erreur que le peuple ennemi a tous les vices, — que la conviction dans la justice d’une cause ne doit pas faire oublier que l’adversaire ressent aussi fortement la même conviction.

« Si tel peuple est l’ennemi d’un autre, c’est (qu’on ne l’oublie pas) pour des rapports politiques ; et ces rapports changent suivant des circonstances que nul ne peut prévoir. L’ennemi d’aujourd’hui sera peut-être l’allié de demain. La façon dont l’on traite l’adversaire dans la presse des puissances belligérantes menace d’éterniser la haine la plus atroce. Aux maux qui sont déjà la conséquence immédiate de la guerre s’ajoutera encore ce malheur déplorable que la coopération des nations, désormais ennemies, sera entravée, sinon rendue impossible pour longtemps, dans les arts, dans les sciences, dans tous les travaux de la paix. Et pourtant, après cette guerre, il faudra bien que le temps vienne où les peuples devront reprendre leurs relations tant sociales qu’intellectuelles. — Moins on aura proféré d’accusations violentes de part et d’autre, moins on aura flétri le caractère d’un autre peuple, moins on aura suscité d’animosité persistante, et plus il sera facile de renouer plus tard les fils rompus des relations internationales. Mais qui soulève la haine, qui, en paroles ou en écrits, invective l’adversaire et déchaîne les passions nationales, est responsable de la prolongation de cette guerre affreuse.

« C’est pourquoi les soussignés font appel à tous, surtout à ceux qui appartiennent aux peuples belligérants, pour qu’ils s’abstiennent, en paroles et en écrits, de tout ce qui peut exciter une haine permanente. Ils adressent cet appel en premier lieu à ceux qui ont la charge de diriger l’opinion publique dans leur patrie, aux hommes de science et d’art, à ceux qui depuis longtemps savent que, dans tous les pays civilisés, il est des hommes qui ne pensent pas autrement qu’eux sur la morale et sur le droit. Puissent les guides de toutes les nations, comme l’a dit naguère un homme d’État néerlandais, ne pas songer seulement en ces jours à ce qui les sépare, mais à ce qui les unit ! »

Signé : H.-G. Dresselhuys, secrétaire général du ministère de la justice, président du N.A.O.R. — J.-H. Schaper, membre de la seconde Chambre des États généraux, vice-président. — Mme  W. Asser-Thorbeke, secrétaire de la Ligue néerlandaise pour le suffrage des femmes. — Prof. Dr  D. van Embden, professeur à la Faculté de Droit d’Amsterdam. — Dr  Koolen, membre de la seconde Chambre. — V.-H. Rutgers, membre de la seconde Chambre. — Jhr. Dr  de Jong van Beek en Donk secrétaire du N.A.O.R. (et soussigné par 130 noms d’hommes politiques, intellectuels et artistes, parmi lesquels Frederik van Eeden, Willem Mengelberg, etc.). — Secrétariat : Theresiastraat, 51, La Haye.


Journal de Genève, 15 février 1915
  1. Peu de temps auparavant, avait été lancé par les 93 intellectuels allemands le fameux Appel aux nations civilisées.