Au-dessus de la mêlée/Notre Prochain, l’Ennemi

XIII

NOTRE PROCHAIN, L’ENNEMI

15 mars 1915.

Tandis que l’ouragan de la guerre continue de faire rage, déracinant les âmes les plus fermes et les entraînant dans son tourbillon furieux, je continue mon humble pèlerinage, cherchant à découvrir sous les ruines les rares cœurs restés fidèles à l’ancien idéal de la fraternité humaine. Quelle joie mélancolique j’ai à les recueillir, à leur venir en aide ! Je sais que chacun de leurs efforts, comme les miens, chacune de leurs paroles d’amour soulève et retourne contre eux l’inimitié des deux camps ennemis. Les combattants aux prises sont d’accord pour haïr ceux qui refusent de haïr. L’Europe est devenue telle qu’une ville assiégée. La fièvre obsidionale y règne. Qui ne veut point délirer comme les autres est suspect. Et dans ces temps pressés où la justice ne s’attarde point à étudier les procès, tout suspect est un traître. Qui s’obstine à défendre, au milieu de la guerre, la paix entre les hommes, sait qu’il risque pour sa foi, son repos, sa réputation et ses amitiés mêmes. Mais que vaudrait une foi pour qui on ne risque rien ?

Certes, elle est mise à l’épreuve en ces jours dont chacun nous apporte l’écho retentissant de violences, d’injustices, de cruautés nouvelles. Mais ne le fut-elle pas davantage aux temps où elle fut confiée aux pêcheurs de Judée par celui que l’humanité prétend révérer toujours — des lèvres plus que du cœur ? Les flots de sang, les villes incendiées, toutes les atrocités de l’action et de la pensée n’effaceront jamais dans nos âmes tourmentées le sillage lumineux de la barque de Galilée, ni les vibrations profondes des grandes voix qui, à travers les siècles, proclamèrent la raison patrie de tous les hommes. Il vous plaît de les oublier et de dire (comme le font tels de vos écrivains qui sonnent de la trompette) que de cette guerre date une ère nouvelle du monde, un bouleversement de toutes les valeurs et que d’elle seulement commenceront de compter tous les mérites à venir ? C’est le langage de tous les passionnés… La passion passe. La raison reste La raison et l’amour. — Continuons d’en chercher, parmi les décombres ensanglantés, les jeunes pousses nouvelles.

Le bien que nous fait au cœur, en ces jours frissonnants de mars capricieux, la vue des premières fleurs qui pointent de la terre, je le ressens quand je trouve, perçant la croûte glacée de haine dont l’Europe se recouvre, de grêles et vaillantes fleurs de pitié humaine. Elles attestent que la chaleur de vie persiste, ou fond du sol, que l’amour fraternel persiste au fond des peuples et que rien ne l’empêchera bientôt de ressurgir.

J’ai, à diverses reprises, montré dans les pays neutres des refuges de cet esprit européen, qui semble pourchassé des pays belligérants par les armées de la plume, plus féroces que les autres : car elles ne risquent rien. Les efforts faits en Hollande ou en Espagne pour tâcher de sauver l’unité morale de l’Europe, l’ardente charité, l’assistance inlassable que la Suisse prodigue aux malheureux, aux prisonniers, aux blessés, aux victimes de l’un et de l’autre camps, sont un grand réconfort pour les âmes oppressées qui, par tous les pays, suffoquent dans l’atmosphère de haine qu’on leur impose et aspirent à un air plus pur. Mais je trouve plus belles encore et plus touchantes les manifestations, dans les pays belligérants (si rares, si chétives soient-elles) d’entr’aide fraternelle entre amis et ennemis.

S’il est deux peuples entre qui la guerre actuelle semble avoir creusé un abîme de rancunes et de malentendus, c’est l’Angleterre et l’Allemagne. Les écrivains et publicistes allemands, dont le mot d’ordre est de professer pour la France plus de sympathie apitoyée que d’animosité, et qui même s’efforcent de distinguer entre le peuple russe et son gouvernement, ont voué à l’Angleterre une haine immortelle, Hasse England est devenu leur Delenda Carthaço. Les plus modérés déclarent que la lutte ne peut finir que par l’anéantissement de la Seeherrschaft (domination des mers) britannique. Et la Grande-Bretagne n’est pas moins résolue à pousser le combat jusqu’à l’écrasement total du militarisme allemand. Or, c’est précisément entre ces deux nations qu’ont été noués et maintenus les plus nobles liens d’assistance mutuelle aux misères de l’ennemi.

Deux jours après la déclaration de guerre, était fondé à Londres par l’archevêque de Canterbury et par des personnalités connues, telles que J. Allen-Baker, R.Hon. W. H. Dickinson, membres du Parlement, lord et lady Courtney of Penwith, l’Emergency Committee for the Assistance of Germans, Austrians and Hungarians in Distress (le Comité d’assistance aux Allemands, Autrichiens et Hongrois dans le besoin). Cette œuvre, qui rayonne sur une partie de l’Angleterre, s’occupe de payer les frais de rapatriement des civils sans ressources, d’accompagner dans leur voyage de retour les femmes et jeunes filles allemandes, d’hospitaliser dans des familles les Allemands pauvres et de leur trouver du travail. À la fin de décembre, près de 200 000 francs avaient été dépensés pour cet objet. Plusieurs sous-commissions visitent les camps de prisonniers, facilitent les moyens de correspondre entre pays belligérants, ou se sont chargées, pour Christmas, de remettre aux internés ennemis plus de 20 000 paquets et 200 arbres de Noël. Une autre société anglaise, déjà existante avant la guerre, Society of friends of foreigners in distress, (la Société des amis d’étrangers dans le besoin), entretient régulièrement 1 500 familles allemandes et autrichiennes. Enfin, le bureau central de Londres de la Ligue universelle pour le droit de vote des femmes a rendu de grands services à des étrangères, en payant leur voyage de retour à 7 ou 800 femmes.

En Allemagne s’est fondé, à Berlin, un bureau analogue de renseignements et de secours pour les Allemands à l’étranger et les étrangers en Allemagne (Auskunfts — und Hilfsstelle für Deutsche im Ausland und Auslænder in Deutschland). On trouve parmi ses membres des noms aristocratiques, des notabilités religieuses et universitaires : Frau Marie V. BülowMœrlins, Hélène Graefin Harrach, Nora Freiin V. Schleinitz, les professeurs W. Foerster, D. Baumgarten, Paul Natorp, Martin Rade, Siegmund-Schultze, etc. À la tête est une femme d’un haut esprit religieux, la Dr  Elisabeth Rotten. Comme on peut le penser, une œuvre de ce genre n’a pas été sans se heurter aux soupçons et aux oppositions nationalistes. Mais elle a passé outre, elle persiste ; et voici en quels termes elle revendique sa haute mission, en face des aboyeurs du chauvinisme germanique :

« Depuis le commencement de la guerre, nous avons senti l’obligation de nous occuper des étrangers aux prises avec des difficultés, en Allemagne. Des efforts comme les nôtres sont aussi impopulaires dans notre pays que dans les autres pays. En un temps où le peuple allemand tout entier fait corps contre l’ennemi, il paraît à beaucoup superflu de rendre à ceux qui appartiennent aux États ennemis plus que les services de droit strict auxquels on est tenu. Mais ce n’est pas seulement la pensée des nôtres à l’étranger qui nous pousse à cette œuvre, c’est notre propre désir de rendre des services d’amis (Freundendienste) à ceux qui, sans leur faute, souffrent des suites de la guerre. Même en ces temps de guerre, il est notre prochain, quiconque a besoin de notre secours ; et l’amour de l’ennemi (Feindesliebe) reste le signe de reconnaissance entre ceux qui gardent leur foi dans le Seigneur…

« Nous avons pu rassurer des familles allemandes sur le sort de leurs membres en pays ennemi, et donner en retour à des étrangers la certitude que les leurs, dans notre pays, s’ils ont besoin de secours, en peuvent trouver auprès de nous. Nous avons pu rendre les services du prochain (Nœchstendienste) à d’innocents ennemis, en qui nous voyons des frères et des sœurs d’humanité… Au-dessus et au delà de l’aide pratique que nous pouvons donner, ce nous est une consolation et un réconfort de pouvoir librement prêter l’oreille, même en une pareille époque, à la voix de l’humanité et de l’amour du prochain. Le tragique qui de tous côtés déborde sur la terre, qui remplit tout notre être d’un respect religieux devant la souffrance humaine, mais aussi d’un amour agissant et d’un besoin de se donner, élargit nos âmes et n’y laisse plus de place qu’à des sentiments d’affirmation et d’action bienfaisante.

« Notre soif de venir en aide et d’adoucir les peines ne connaît pas de frontières. Oui, ce besoin jaillit avec plus de force, là où nous retrouvons dans la souffrance la plus étrangère les traits de notre propre souffrance. Ce qui unit les hommes touche à des racines plus profondes de notre être que ce qui les sépare. Que nous puissions panser les blessures que nous sommes contraints de faire, et qu’il en soit de même en pays ennemi, nous est un gage des jours plus clairs qui luiront. Au milieu de la tourmente qui ruine autour de nous tant de choses que nous tenions dignes d’une éternelle durée, la possibilité d’une telle action cuirasse notre courage et nous donne l’espoir que de nouveaux ponts seront rebâtis, sur lesquels les hommes qui se trouvent maintenant éloignés s’uniront de nouveau, intimement, en un commun effort. »

Je dédie la lecture de ces saintes paroles à mes amis du peuple de France, qui si souvent m’ont écrit ou fait dire leur sympathie pour de telles pensées et leur foi persistante dans l’humanité. Je les dédie à tous ceux de France qui, même en ces jours de guerre, par leur justice d’esprit, par leur bonté de cœur contribuent à faire aimer la patrie, autant qu’elle se fait admirer par ses armes, — à ceux qui lui assurent ce nom que je lisais avec émotion sur une carte postale écrite hier, à son passage à Genève, par un « grand blessé » allemand rapatrié — le nom de gutes Frankreich, « bonne France », ou, comme disaient nos vieux écrivains au cœur tendre : « Douce France. »
R. R
Je profite de l’occasion pour recommander à mes lecteurs français l’œuvre de Mme  Arthur Spitzer, à Genève : Le Paquet du prisonnier de guerre. Cette œuvre, qui a des correspondants à Paris, s’est fondée en novembre, « pour apporter un soulagement à la misère de ceux des prisonniers français, belges et anglais, que leurs familles sont dans l’impossibilité de secourir. » Elle engage tous ceux qui veulent envoyer un paquet à un parent ou ami prisonnier, à y joindre, autant que possible, un envoi semblable pour un autre prisonnier, un de leurs compatriotes sans parents, sans amis, sans ressources. Puisse cette belle pensée de solidarité s’élargir encore plus tard, en des temps plus humains, de telle sorte que chacun de ceux qui secourent un des leurs prisonnier veuille, en même temps, secourir un prisonnier ennemi !
R. R.
(Journal de Genève 15 mars 1915).