Au-dessus de la mêlée/Lettre à ceux qui m’accusent

VIII

LETTRE À CEUX QUI M’ACCUSENT[1]


17 novembre 1914.

À Genève, où je travaille à l’Œuvre internationale des Prisonniers de Guerre, m’est parvenu tardivement l’écho des attaques suscitées contre moi dans certains journaux par les articles que j’ai publiés, au Journal de Genève, ou plutôt par deux ou trois passages artificieusement choisis dans ces articles (car ceux-ci ne sont connus de presque personne, en France). Ma meilleure réponse sera de les réunir en brochure et de les publier, à Paris. Je n’y ajouterais pas un mot d’explication, car il n’est pas une ligne que je n’estime avoir eu le droit et le devoir d’écrire. Et je pense que, d’ailleurs, il y a mieux à faire, en ce moment, qu’à se défendre soi-même ; il y a à défendre les autres, les milliers de victimes que fait chez nous la guerre ; le temps que l’on consacre à répondre à un adversaire est comme un vol que l’on fait à ces malheureux, à ces prisonniers, à ces familles, dont nous tâchons à Genève, de rapprocher les mains qui se cherchent à travers l’espace.

Mais puisqu’on ne s’est pas contenté de m’attaquer personnellement, puisqu’on a attaqué des idées, une cause, que je crois celles de la vraie France, puisque mes amis attendent de moi que je défende ces pensées qui sont aussi les leurs, je profite de l’hospitalité qui m’est offerte, pour répondre nettement, franchement, en bon françois et nivernois.

J’ai publié quatre articles : une lettre à Gerhart Hauptmann, au lendemain de la dévastation de Louvain ; — Au-dessus de la Mêlée ; — De deux maux le moindre ; — et Inter Arma Caritas. Dans ces quatre articles, j’ai dit que de tous les impérialismes qui sont le fléau du monde, l’impérialisme militariste prussien est le pire, qu’il est l’ennemi de la liberté européenne, l’ennemi de la civilisation d’Occident, l’ennemi de l’Allemagne elle-même, et qu’il faut le détruire. — Sur ce point, j’imagine que nous sommes tous d’accord.

Que me reproche-t-on ? — Sans entrer dans la discussion de certains points de détail, comme l’appel fait par les Alliés aux forces de l’Asie et de l’Afrique, que j’ai désapprouvé et que je désapprouve encore, parce que j’y vois un grave danger prochain pour l’Europe, pour les Alliés eux-mêmes, et que ce danger commence à se réaliser déjà, par les menaces de soulèvement du monde islamique, — on me reproche essentiellement deux choses :

1o Mon refus d’englober dans la même réprobation le peuple allemand et ses chefs, militaires ou intellectuels ;

2o L’estime et l’amitié que je conserve pour des hommes de cette nation avec qui nous sommes en guerre.

Je répondrai d’abord, sans ambages, à ce second reproche. — Oui, j’ai des amis allemands comme j’ai des amis français, italiens, anglais, de toute race. C’est ma richesse, j’en suis fier, et je la garde. Quand on a eu le bonheur de rencontrer dans le monde des âmes loyales avec qui l’on partage ses plus intimes pensées, avec qui l’on a noué des liens fraternels, ces liens sont sacrés, et ce n’est pas à l’heure de l’épreuve qu’on ira les briser. Quel lâche serait-il donc, celui qui cesserait peureusement de les avouer, pour obéir aux sommations insolentes d’une opinion publique qui n’a aucun droit sur notre cœur ? L’amour de la patrie exige-t-il cette dureté de sentiment, que l’on décore, je le sais, du nom de Cornélienne ? Mais Corneille lui-même a fourni la réponse :

— « Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
— « Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue. »

Ce que de telles amitiés, en des moments pareils, ont de douloureux parfois jusqu’au tragique, certaines lettres le montreront plus tard. Du moins, nous leur devons d’avoir pu, grâce à elles, nous défendre de la haine, qui est plus meurtrière encore que la guerre, car elle est une infection produite par ses blessures, et elle fait autant de mal à celui qu’elle possède qu’à celui qu’elle poursuit.

Ce poison, je le vois avec inquiétude se propager, à l’heure actuelle. Les cruautés et les ravages commis par des armées allemandes ont fait naître chez les populations victimes un désir de représailles, qui se conçoit, mais que la presse n’a pas pour tâche d’exaspérer : car ce désir risquerait de conduire à de dangereuses injustices, dangereuses non seulement pour le vaincu, mais surtout pour le vainqueur.

La France a, dans cette guerre, la chance d’avoir le plus beau rôle, et la chance plus rare encore que l’univers l’ait reconnu. Un Allemand m’écrivait, il y a quelques semaines : « La France a obtenu, dans cette guerre, un prodigieux triomphe moral : les sympathies du monde entier se sont ruées vers elle ; et — le plus extraordinaire — l’Allemagne elle-même a un secret penchant pour l’adversaire. » Ce triomphe moral, nous devons tous vouloir qu’elle le garde jusqu’au bout, qu’elle reste, jusqu’au bout, juste, lucide et humaine. Je n’ai jamais pu distinguer la cause de la France de celle de l’humanité. C’est parce que je suis Français que je laisse à nos ennemis prussiens la devise : « Oderint, dum metuant. » Je veux que la France soit aimée, je veux qu’elle soit victorieuse non seulement par la force, non seulement par le droit (ce serait encore trop dur), mais par la supériorité de son grand cœur généreux. Je veux qu’elle soit assez forte pour combattre sans haine et pour voir, même dans ceux qu’elle est forcée d’abattre, des frères qui se trompent et dont il faut avoir pitié, après les avoir mis dans l’incapacité de nuire.

Nos soldats le savent bien. Je ne compte pas les lettres qui nous viennent du front et nous citent des traits de fraternité compatissante entre les combattants. Mais les civils qui se trouvent à l’écart du combat, qui n’agissent point, qui parlent, qui écrivent et s’entretiennent ainsi dans une agitation factice et forcenée sans pouvoir la dépenser, ceux-là sont livrés aux souffles de violence fiévreux. Et là est le danger. Car ils sont l’opinion, — la seule qui puisse s’exprimer : (toute autre est interdite). C’est pour eux que j’écris, non pour ceux qui se battent : (ils n’ont pas besoin de nous !)

Et lorsque j’entends des publicistes tâcher de tendre toutes les énergies de la nation, par tous les excitants, vers cet objet unique : l’écrasement total de la nation ennemie, j’estime qu’il est de mon devoir de m’élever contre ce que je crois à la fois une erreur morale et une erreur politique. On fait la guerre à un État, on ne la fait pas à un peuple. Il serait monstrueux de faire porter à soixante-cinq millions d’hommes la responsabilité des actes de quelques milliers, de quelques centaines peut-être. De cette Suisse française, si passionnée pour la France, si frémissante de ses sympathies pour elle et du devoir de les refréner, j’ai pu, depuis trois mois, par la lecture des lettres, des brochures d’Allemagne, scruter attentivement la conscience de la nation allemande. Et j’ai pu me rendre compte ainsi de bien des faits qui échappent à la plupart des Français : — le premier, le plus frappant, le plus inattendu, c’est qu’il n’y a dans l’ensemble de l’Allemagne aucune haine réelle contre la France ; (toute la haine est tournée contre l’Angleterre). Le pathétique même de la situation est que jamais l’esprit français n’avait exercé sur l’Allemagne une telle attraction que depuis deux ou trois ans ; on commençait à découvrir la vraie France, la France du travail et de la foi ; les nouvelles générations allemandes, les jeunes classes que l’on vient de mener à l’abattoir d’Ypres et de Dixmude comptaient les esprits les plus purs, les plus idéalistes, les plus épris du rêve de fraternité universelle. Dirai-je que pour beaucoup d’entre eux la guerre a été un déchirement, « une horreur, un échec, un renoncement à tout idéal, une abdication de l’esprit, » comme l’écrivait l’un d’eux, à la veille de mourir ? Dirai-je que la mort de Péguy a été un deuil pour beaucoup de jeunes Allemands ? On ne le croira pas. Il le faudra bien pourtant, le jour où je publierai les documents amassés.

Ce qu’on sait un peu mieux en France, c’est comment cette nation allemande, enveloppée dans la nasse des mensonges de son gouvernement, s’abandonnant à lui avec un loyalisme aveugle et entêté, en est arrivée à la croyance profonde qu’elle était attaquée, traquée par l’envie du monde, et qu’il lui fallait se défendre à tout prix, ou mourir. Il est dans les traditions chevaleresques de la France de rendre hommage au courage d’un adversaire. On doit à celui-ci de reconnaître qu’à défaut d’autres vertus l’esprit de sacrifice est, chez lui, presque illimité. Ce serait une grave faute de le pousser à bout. Au lieu d’acculer à la grandeur d’une défense désespérée ce peuple aveuglé, tachez de lui ouvrir les yeux. Ce n’est pas impossible. Un patriote alsacien, qu’on ne peut taxer d’indulgence pour l’Allemagne, le Dr  Bucher, de Strasbourg, me disait naguère que si l’Allemand est plein de préjugés orgueilleux, soigneusement cultivés par ses éducateurs, du moins on a toujours cette ressource avec lui de pouvoir discuter et que son esprit docile est accessible aux arguments. Je vous en donnerai un exemple : l’évolution secrète que je vois se produire dans la pensée de certains Allemands. Nombre de lettres allemandes que j’ai lues depuis un mois commencent à émettre des doutes angoissés sur la légitimité des actes accomplis par l’Allemagne en Belgique. J’ai vu ces inquiétudes se former peu à peu dans des consciences qui d’abord reposaient en la certitude de leur droit. La vérité lentement se fait jour. Qu’arrivera-t-il si sa lumière gagne et s’étend ? Portez-la dans vos mains ! Qu’elle soit notre meilleure arme ! Comme les soldats de la Révolution, dont l’âme revit dans nos troupes, combattons non pas contre, mais pour nos ennemis. Et, délivrant le monde, délivrons-les aussi. La France ne brise pas de chaînes pour en imposer d’autres.

Vous pensez à la victoire. Je pense à la paix qui suivra. Car les plus belliqueux d’entre vous ont beau dire et, comme dans tel article, nous offrir la régalante promesse d’une guerre perpétuelle, « d’une guerre qui dure après la guerre, indéfiniment[2] »… (elle finira pourtant, faute de combattants !)… il faudra bien un jour que vous vous donniez la main, vous et vos voisins d’outre-Rhin, ne fût-ce que pour toper dedans, pour vos affaires ; il faudra bien que vous repreniez ensemble des relations supportables et humaines : arrangez-vous donc de façon à ne pas les rendre impossibles ! Ne brisez pas tous les ponts, puisqu’il nous faudra toujours traverser la rivière. Ne détruisez pas l’avenir. Une belle blessure bien franche, bien propre, se guérit ; mais ne l’envenimez pas. Défendons-nous de la haine. S’il faut dans la paix préparer la guerre, comme dit la sagesse des nations, il faut aussi dans la guerre préparer la paix. C’est une tâche qui ne me semble pas indigne de ceux d’entre nous qui se trouvent en dehors du combat et qui par la vie de l’esprit, ont des liens plus étendus avec l’univers, — cette petite église laïque qui, mieux que l’autre aujourd’hui, garde sa foi en l’unité de la pensée humaine et croit que tous les hommes sont les fils du même Père. En tous cas, si une telle foi nous vaut d’être injuriés, ces injures sont un honneur, que nous revendiquons devant l’avenir.

  1. Le Directeur d’un grand journal parisien m’ayant offert de publier une réponse aux attaques, je lui ai envoyé cette lettre, qui ne parut jamais.
  2. Paul Bourget.