Au-dessus de la mêlée/Les Idoles

Au-dessus de la mêléeLibrairie Paul Ollendorff (p. 84-96).

IX

LES IDOLES


Depuis plus de quarante siècles, l’effort des grands esprits parvenus à la liberté a été de faire jouir leurs frères de ce bienfait, d’affranchir l’humanité, de lui apprendre à voir la réalité d’un œil sans peur et sans erreur, de regarder en soi sans faux orgueil et sans fausse humilité, de connaître ses faiblesses et ses forces pour les diriger, de se voir à sa place dans l’univers ; et sur sa route ils ont fait luire, comme l’étoile des mages, afin de l’éclairer, la lumière de leur pensée ou celle de leur vie.

Leur effort a échoué. Depuis plus de quarante siècles, l’humanité n’a point cessé de rester asservie — je ne dis pas à des maîtres (ils sont de l’ordre de la chair, je n’en parle pas ici ; et ces chaînes d’ailleurs se brisent tôt ou tard) — mais aux fantômes de son esprit. Sa servitude est en elle. On s’épuise à trancher les liens qui l’enserrent. Elle les renoue aussitôt pour mieux se ligoter. De chaque libérateur elle se fait un maître, et de chaque idéal qui devait l’affranchir elle fabrique aussitôt une idole grossière. L’histoire de l’humanité est l’histoire des idoles et de leurs règnes successifs. Et l’on dirait qu’à mesure que l’humanité vieillit, le pouvoir de l’idole est plus vaste et plus meurtrier.

D’abord, ce furent les divinités de bois, de pierre ou de métal. Celles-là n’étaient pas du moins à l’abri de la hache ou du feu. D’autres vinrent ensuite que rien ne pouvait atteindre, car elles étaient sculptées dans l’esprit invisible ; et toutes aspiraient pourtant au royaume matériel. Pour leur domination, les peuples ont répandu le meilleur de leur sang. Idoles des religions, idoles des patries, idole de la liberté que les armées sans-culottes firent régner sur l’Europe à coups de canon !… Les maîtres ont changé, les esclaves sont les mêmes. Notre siècle a fait connaissance avec deux espèces nouvelles : l’idole de la race, qui, sortie de rêves généreux est devenue dans les laboratoires de savants à lunettes le Moloch que l’Allemagne de 1870 a lancé contre la France, et que ses adversaires semblent vouloir reprendre contre l’Allemagne d’aujourd’hui ; — et la dernière venue, le produit authentique de la science germanique fraternellement unie aux labeurs de l’industrie, du commerce et de la maison Krupp : l’idole de la Kultur, entourée de ses lévites, les penseurs de l’Allemagne.



Le trait commun au culte de toutes les idoles est l’adaptation d’un idéal aux mauvais instincts de l’homme. L’homme cultive les vices qui lui sont profitables ; mais il a besoin de les légitimer ; il ne veut pas les sacrifier : il faut qu’il les idéalise. C’est pourquoi le problème auquel il n’a cessé de travailler, au cours des siècles, a été de mettre d’accord son idéal avec sa médiocrité. Il y est toujours arrivé. La foule n’y a point de peine ; elle juxtapose l’un à l’autre ses vertus et ses vices, son héroïsme et sa méchanceté. La force de ses passions et le flot rapide des jours qui l’emporte lui font oublier son manque de logique.

Mais l’élite intelligente ne peut se satisfaire à aussi bon compte. Non pas qu’elle soit, comme on le dit, moins passionnée. (C’est une grave erreur. Plus une vie est riche, plus elle offre d’aliment où la passion peut mordre ; et l’histoire montre assez le paroxysme effrayant où a atteint parfois celle des grands religieux et des grands révolutionnaires). Mais ces ouvriers de l’esprit aiment l’ouvrage soigné et répugnent à la forme de pensée populaire, qui saute à tout instant des mailles du raisonnement. Il leur faut refaire un tricot plus serré, où instincts et idées, coûte que coûte, s’enroulent en un tissu sans trous. Ils en viennent ainsi à de monstrueux chefs-d’œuvre. Donnez à un intellectuel n’importe quel idéal et n’importe quelle mauvaise passion, il trouvera toujours moyen de les ajuster ensemble. L’amour de Dieu, l’amour des hommes, ont été invoqués pour brûler, tuer, piller. La fraternité de 93 fut sœur de la sainte guillotine. Nous avons vu, de notre temps, des hommes d’Église chercher, trouver dans l’Évangile la légitimation de la banque ou celle de la guerre. Il n’y a pas un mois qu’un pasteur wurtembergeois établissait que ni Jean-Baptiste, ni Jésus, ni les apôtres n’avaient entendu supprimer le militarisme[1]. Un intellectuel habile est un prestidigitateur de la pensée… Rien dans les mains, rien dans les manches !… Le glorieux est de faire sortir d’une pensée son contraire, la guerre entre les hommes du Sermon sur la Montagne, ou, comme le professeur Ostwald, du rêve d’un internationalisme intellectuel la dictature militaire du Kaiser. Pour ces Robert-Houdin, ce n’est qu’un jeu d’enfants.

Reprenons, pour le dévoiler, les paroles de ce docteur Ostwald, qui s’est révélé, depuis quelques mois, comme le Baptiste du Messianisme au casque à pointe.

Voici l’idole d’abord, la Kultur (made in Germany) « avec un K majuscule, rectiligne et de quatre pointes, comme un cheval de frise », ainsi que me l’écrit Miguel de Unamuno. Tout autour, les petits dieux, qui sont issus de ses flancs : Kulturstaat, Kulturbund, Kulturimperium

« Je vais — (c’est le docteur Ostwald qui parle)[2]je vais maintenant vous expliquer le grand secret de l’Allemagne. Nous, ou plutôt la race germanique, avons découvert le facteur de l’organisation. Les autres peuples vivent sous le régime de l’individualisme, alors que nous sommes sous celui de l’organisation. L’étape de l’organisation est une étape de civilisation plus élevée… »

Il est évident, n’est-ce pas ? que comme tels missionnaires qui, pour porter la foi du Christ chez les peuples païens, se font suivre par une escadre et une colonne de débarquement qui installe aussitôt dans le pays idolâtre des comptoirs entourés d’une ceinture de canons, — l’intelligence allemande ne peut sans égoïsme garder ses trésors pour elle : elle est tenue d’en faire profiter l’univers…

« L’Allemagne veut organiser l’Europe, car l’Europe jusqu’ici n’a pas été organisée… Chez nous, tout tend à tirer de chaque individu un maximum de rendement dans le sens qui est le plus favorable pour la société. C’est là pour nous sa forme la plus élevée. »

Admirez cette façon de parler de la « culture » humaine, comme s’il s’agissait d’asperges et d’artichauts ! — C’est ce bonheur et ces profits, ce « maximum de rendement », cette culture maraîchère, cette liberté des artichauts soumis à un savant forçage, dont le professeur Ostwald entend ne pas priver les autres peuples d’Europe. Et puisqu’ils sont assez peu éclairés pour ne pas s’y prêter avec enthousiasme

«… La guerre les fera participer, sous la forme de cette organisation, à notre civilisation plus élevée. »

Là-dessus, le chimiste-philosophe, qui est aussi politique et stratège à ses heures, brosse à grands traits un tableau des victoires de l’Allemagne et de l’Europe remaniée : États-Unis d’Europe sous la houlette du Kaiser cuirassé ; l’Angleterre écrasée, la France désarmée, la Russie dépecée… (Son collègue Haeckel complète ce riant exposé, en partageant la Belgique, l’Empire Britannique et la France du Nord : — ainsi bavardait Perrette, avant son pot cassé). Ni Haeckel, ni Ostwald ne nous disent (c’est dommage) si leur plan comportait, pour l’établissement de « leur civilisation plus élevée », la ruine des halles d’Ypres, de la bibliothèque de Louvain et de la cathédrale de Reims. Retenons seulement, après toutes ces conquêtes, partages, dévastations, ce mot prodigieux, dont certainement Ostwald n’a pas senti la sinistre bouffonnerie digne d’un Molière :

« Vous savez que je suis un pacifiste… »

Si exaltés que soient les grands pontifes d’un culte, l’expression de leur foi conserve encore une certaine retenue diplomatique, dont ne s’inquiète plus le reste du clergé. Ainsi, des Kulturmenschen. Le zèle des lévites doit plus d’une fois gêner, par sa franchise intempérante, Moïse et Aaron, — Haeckel et Ostwald. Je ne sais ce qu’ils pensent de l’article de Thomas Mann, paru dans le numéro de novembre de la Neue Rundschau : « Gedanken im Kriege ». Mais je sais bien ce qu’en penseront les intellectuels français : l’Allemagne ne pouvait leur offrir d’arme plus terrible contre elle.

Mann, dans un accès de délire d’orgueil et de fanatisme irrité, s’acharne à parer l’Allemagne des pires accusations qu’on ait portées contre elle. Alors qu’un Ostwald essaie d’identifier la cause de la Kultur et celle de la civilisation, Mann proclame : « Il n’y a rien de commun entre elles : la guerre qui se livre est celle de la Kultur (c’est-à-dire de l’Allemagne) contre la civilisation » ; et poussant la forfanterie d’orgueil jusqu’à la démence, il définit la civilisation par la raison Vernunft, Aufklärung, la douceur Sanftigung, Sitligung, l’esprit Auflösung, Geist, — et la Kultur par « une organisation spirituelle du monde », qui n’exclut pas « la sauvagerie sanglante. » La Kultur est « la sublimation du Démoniaque » (die Sublimierung des Dämonischen). Elle est « au-dessus de la morale, de la raison, de la science ».

Et tandis qu’un Ostwald, un Haeckel, ne voient dans le militarisme qu’un instrument, une arme, dont la Kultur se sert pour la victoire, Thomas Mann affirme que la Kultur et le militarisme sont frères, que l’idéal de l’un et l’idéal de l’autre sont une seule et même chose, qu’ils ont le même principe, que leur ennemi est le même, et que cet ennemi est la paix, cet ennemi est l’esprit. « Ja, der Geist ist zivil, ist bürgerlich. » Il ose enfin se faire et faire à sa patrie un étendard de ces vers : « La loi est l’ami des faibles, elle voudrait aplatir le monde ; mais la guerre fait surgir la force… »

 
Das Gesetz ist der Freund des Schwachen,
Mochte gern die Welt verflachen,
Aber der Krieg lasst die Kraft erscheinen…

Dans cette surenchère criminelle de violence, Thomas Mann lui-même a été dépassé. Ostwald prêchait la victoire de la Kultur, au besoin par la force. Mann démontrait que la Kultur est la force. Il devait se trouver un homme, pour rejeter les derniers voiles de la pudeur et dire : « La force seule. Silence au reste ! » — On a lu des extraits de l’article cynique où Maximilian Harden, traitant de pauvres mensonges les efforts éperdus de son gouvernement pour excuser la violation de la neutralité belge, a osé écrire :

« À quoi rime ce tapage ?… La force crée pour nous le droit… Un puissant s’est-il jamais soumis aux folles prétentions, à la sentence d’une bande de faibles ?… »

Quel symptôme de la démence où l’orgueil et la lutte ont jeté l’intelligence allemande, et de l’anarchie morale de cet Empire, dont l’organisation n’est imposante qu’aux yeux de ceux qui ne vont pas plus loin que la façade ! Car qui ne voit la faiblesse d’un gouvernement qui bâillonne sa presse socialiste et qui tolère un démenti aussi insultant ? Et qui ne voit surtout que de telles paroles diffament l’Allemagne pour des siècles, devant l’univers ?… Ces pauvres intellectuels s’imaginent qu’avec leur étalage de Nietzschéisme et de Bismarckisme forcenés ils font de l’héroïsme et en imposent au monde ! Ils ne font que le révolter. Ils veulent qu’on les croie ! On ne les croit que trop. On ne demande qu’à les croire. Et l’Allemagne tout entière sera rendue responsable du délire de quelques écrivains. L’Allemagne n’aura pas eu d’ennemis plus funestes que ses intellectuels.



Je n’y mets pas de parti pris. Je ne suis pas fier non plus des intellectuels français. L’idole de la race, ou de la civilisation, ou de la latinité, dont ils font tant abus, ne me satisfait pas. Je n’aime aucune idole, — même celle de l’humanité. Du moins, celles que servent les miens offrent moins de dangers ; elles ne sont pas agressives ; et d’ailleurs, il subsiste même chez les plus exaltés de nos intellectuels un fond de sens commun qui leur vient du terroir et dont ceux d’Allemagne dont je viens de parler semblent avoir perdu jusqu’aux dernières gouttes. Mais il faut bien le dire, ni d’un côté ni de l’autre, ils n’ont fait grand honneur à l’intelligence, ils n’ont pas su la défendre contre les souffles de violence et de folie. Une grande parole d’Emerson s’applique à leur déroute :

« Nothing is more rare in any man than an act of his own. »

( « Rien n’est plus rare dans un homme qu’un acte qui vient de lui, en propre. » )

Leurs actes et leurs écrits leur sont venus des autres, du dehors, de l’opinion publique aveugle et menaçante. Je ne veux pas faire tort à ceux qui ont dû se taire, soit qu’ils fussent à l’armée, soit que la censure qui règne dans les pays en guerre leur ait imposé silence. Mais la faiblesse inouïe avec laquelle les chefs de la pensée ont partout abdiqué devant la folie collective, a bien prouvé qu’ils n’étaient pas des caractères.

Certains passages de mes livres, un peu paradoxaux, m’ont fait accuser parfois d’être un antiintellectuel : ce qui serait absurde pour qui a, comme nous, donné sa vie au culte de la pensée. Mais il est vrai que l’intellectualisme m’a paru trop souvent une caricature de la pensée, une pensée mutilée, déformée, pétrifiée, impuissante non seulement à dominer le spectacle de la vie, mais même à le comprendre ; et les événements d’aujourd’hui m’ont donné plus raison que je ne l’eusse souhaité. L’intellectuel vit trop dans le royaume des ombres, dans le royaume des idées. Les idées n’ont aucune existence par elles-mêmes, mais par les expériences ou par les espérances qui peuvent les remplir : ce sont des résumés ou bien des hypothèses, des cadres pour ce qui fut ou pour ce qui sera, des formules commodes, des formules nécessaires ; on ne peut s’en passer pour vivre et pour agir. Mais le mal est qu’on en fait des réalités opprimantes ; et nul n’y contribue autant que l’intellectuel, qui en use par métier, et qui, par déformation professionnelle, est toujours tenté de leur subordonner les choses réelles. Que vienne, par surcroît, une passion collective qui achève de l’aveugler, elle se coule dans l’idée qui peut le mieux la servir, elle lui transfuse son sang ; et l’autre la magnifie. Et rien ne subsiste plus dans l’homme qu’un fantôme de son esprit, où sont associés le délire de son cœur et celui de sa pensée. De là que les intellectuels, dans la crise actuelle, non seulement aient été plus que d’autres livrés à la contagion guerrière, mais qu’ils aient contribué prodigieusement à la répandre. J’ajoute (c’est leur punition) qu’ils en restent plus longtemps victimes : car tandis que les simples gens, soumis à l’épreuve incessante de l’action journalière et de leurs expériences, se modifient avec elles et le font sans remords, les intellectuels se trouvent liés dans le filet de leur esprit, et chacun de leurs écrits leur est un lien de plus. Aussi, quand déjà nous voyons les soldats de toutes les armées, en qui se fond de jour en jour l’âcre fumée de la haine et qui, d’une tranchée à l’autre, fraternisent, les écrivains redoublent d’arguments furieux. Prophétisons sans peine qu’alors qu’entre les peuples sera éteint le souvenir de cette guerre insensée, ses rancunes couveront encore dans le cœur des hommes de pensée…

Qui brisera les idoles ? Qui ouvrira les yeux à leurs sectateurs fanatiques ? Qui leur fera comprendre qu’aucun Dieu de leur esprit, religieux ou laïque, n’a le droit de s’imposer par la force aux autres hommes, même s’il semble le meilleur, ni de les mépriser ? En admettant que votre Kultur fasse pousser sous votre engrais germanique la plante humaine plus grasse, plus abondante, qui vous donne le droit d’en être les jardiniers ? Cultivez votre jardin, nous cultivons le nôtre. Il est une fleur sacrée, pour laquelle je donnerais tous les produits de votre flore domestiquée : c’est la violette sauvage de la liberté. Vous ne vous en souciez pas, vous la foulez aux pieds. Mais elle ne mourra point, elle durera plus longtemps que vos chefs-d’œuvre de casernes et de serres ; elle ne craint point la bise, elle a affronté d’autres tempêtes que celle d’aujourd’hui ; elle pousse sous les ronces et sous les feuilles mortes… Intellectuels d’Allemagne, intellectuels de France, labourez et semez les champs de votre esprit ; mais respectez celui des autres. Avant d’organiser le monde, vous avez beaucoup à faire d’organiser votre monde intérieur. Tâchez, s’il est possible, d’oublier un instant vos idées et voyez-vous vous-mêmes. Et surtout, voyez-nous ! Champions de la Kultur et de la civilisation, de la race germanique et de la latinité, ennemis, amis, regardons-nous dans les yeux… Mon frère, n’y vois-tu pas un cœur semblable au tien, et les mêmes souffrances et les mêmes espérances, et le même égoïsme et le même héroïsme, et ce pouvoir de rêve qui refait constamment sa toile d’araignée ? Vois-tu pas que tu es moi ? disait le vieil Hugo à un de ses ennemis…

Le vrai intellectuel, le vrai intelligent, est celui qui ne fait pas de soi et de son idéal, le centre de l’univers, mais qui, regardant autour, voit, comme dans le ciel le flot de la Voie Lactée, les milliers de petites flammes qui coulent avec la sienne, et qui ne cherche ni à les absorber, ni à leur imposer sa route, mais à se pénétrer religieusement de leur nécessité à toutes et de la source commune du feu qui les alimente. L’intelligence de la pensée n’est rien sans celle du cœur. Et elle n’est rien non plus sans le bon sens et l’esprit, — le bon sens, qui montre à chaque peuple, à chaque être son rang dans l’univers, — l’esprit, qui est le juge de la raison hallucinée, le soldat qui, derrière son char au Capitole, rappelle à César triomphant qu’il est chauve.


Journal de Genève, 4 décembre 1914.
  1. Le pasteur évangélique Schronk, dans un article sur la Guerre et le Nouveau Testament, cité avec éloges par M. le pasteur Ch. Correvon, dans le Journal religieux de Neuchâtel » 14 novembre.
  2. Déclarations faites à un rédacteur du journal suédois Dagen.