Au-dessus de la mêlée/De deux maux le moindre

V

DE DEUX MAUX, LE MOINDRE :
PANGERMANISME, PANSLAVISME ?


Je ne suis pas de ceux qui, suivant l’avis d’un saint roi, jugent qu’avec un hérétique (et à l’heure présente, est nommé hérétique, qui ne pense pas comme vous) il ne faut pas discuter : casser la tête, suffit. J’ai besoin de comprendre les raisons de mon adversaire. Il me déplaît de croire à la mauvaise foi. Je le crois passionné, comme moi, et sincère, comme moi. Pourquoi ne ferions-nous pas effort pour nous comprendre ? Cela ne supprimera pas le combat entre nous ; mais cela supprimera peut-être la haine. Et elle est mon ennemie, plus que mes ennemis.

Quoi que je pense de la valeur inégale des causes qui sont aux prises, la lecture, depuis deux mois, des journaux et des lettres qui nous arrivent à Genève de tous les pays, m’a amené à cette conviction que l’ardeur de la foi patriotique est partout à peu près la même et que chacun des peuples qui prend part à cette Iliade croit combattre pour la liberté du monde contre la barbarie. Mais liberté et barbarie n’ont pas le même sens, ici et là.

Le pire ennemi de la liberté, le despotisme barbare, pour nous, Français, Anglais, hommes de l’Occident, c’est l’impérialisme prussien ; et j’ose dire que ses états de service sont largement écrits sur la route dévastée de Liège à Senlis, par Louvain, Malines et Reims. Pour l’Allemagne, « le monstre » Ungeheuer (comme dit le vieux Wundt) qui menace la civilisation, c’est la Russie ; et le grief le plus âpre que les Allemands expriment contre la France est de s’être faite l’alliée de l’empire des tsars. Que de lettres j’ai reçues, qui nous le reprochaient ! Je lisais hier encore, dans une revue de Munich, Das Forum, un appel de Wilhelm Herzog, me sommant de m’expliquer au sujet de la Russie. — Eh bien, parlons-en donc ! Rien ne me convient mieux. Car cela nous permettra de peser, une fois, le danger russe et le danger allemand et de montrer qui des deux nous semble le plus menaçant.

Des faits de la guerre présente entre Allemagne et Russie, je ne parlerai pas. Tout ce que nous en savons provient de sources allemandes ou russes également suspectes. Si l’on devait y croire, la férocité serait la même dans un camp et dans l’autre. Les Allemands à Kalisch sont dignes de donner la main aux cosaques de Grodtken et de Zorothowo. — C’est de l’esprit de la Russie et de l’esprit de l’Allemagne que je parlerai ici, car il est l’essentiel, et nous le connaissons mieux.

Mes amis allemands, (car ceux de vous qui furent mes amis le restent, malgré les sommations que les fanatiques des deux partis nous adressent de rompre nos liens), vous savez combien j’aime votre vieille Allemagne et tout ce que je lui dois. Je suis fils de Beethoven, de Leibnitz et de Goethe, au moins autant que vous. Mais à votre Allemagne d’aujourd’hui, dites-moi, que dois-je, que devons-nous, en Europe ? Quel art avez-vous bâti, depuis les monuments de Wagner, qui marquent la fin d’une époque et sont déjà du passé ? Quelle pensée neuve et forte, depuis la mort de Nietzsche, dont la géniale folie a par malheur laissé son empreinte sur vous, mais ne nous a pas marqués ? Où avons-nous cherché, depuis plus de quarante ans, notre nourriture d’esprit et notre pain de vie, lorsque notre grasse terre ne suffisait pas à satisfaire notre faim ? Qui ont été nos guides, sinon les écrivains russes ? Qui pouvez-vous opposer, Allemands, à ces colosses de génie poétique et de grandeur morale, Tolstoï, Dostoievsky ? Ce sont eux qui m’ont fait mon âme ; en défendant la race qui fut leur source, c’est ma dette que j’acquitte envers eux, envers elle. Le mépris que j’éprouve pour l’impérialisme prussien, — si je ne l’avais puisé dans mon cœur de Latin, — je l’eusse puisé en eux : il y a vingt ans que Tolstoï l’exprima contre votre Kaiser. En musique, l’Allemagne, si fière de sa gloire ancienne, n’a que des épigones de Wagner, des virtuoses exaspérés de l’orchestre, comme Richard Strauss, mais pas une seule œuvre sobre et virile, de la trempe de Boris Godunov ; pas un chemin nouveau n’a été ouvert par les maîtres allemands. Il y a plus d’avenir, plus d’originalité vraie dans une page de Moussorgsky ou de Strawinsky que dans toutes les partitions de Mahler, de Reger… Dans nos universités, dans nos hôpitaux, dans nos Instituts Pasteur, nos étudiants, nos savants travaillent fraternellement avec ceux de Russie. Les révolutionnaires russes réfugiés à Paris mêlent leurs aspirations à celles des socialistes.

Vous nous parlez toujours des crimes du tsarisme. Nous les dénonçons aussi. Le tsarisme est notre ennemi. Je l’ai écrit récemment. Je le répète encore. Mais il est également l’ennemi de l’élite intellectuelle de la Russie elle-même. On n’en peut dire autant, Allemands, de la vôtre qui suit servilement les ordres de vos maîtres. — J’ai reçu, ces jours-ci, votre étonnante Adresse aux Nations civilisées, dont l’impérial corps d’armée des intellectuels allemands a bombardé l’Europe, en même temps que le corps d’armée du commerce allemand (Bureau des Deutschen Handelstages) mitraillait le marché du monde de ses circulaires ornées de l’effigie de Mercure, dieu du mensonge. Cette mobilisation des régiments de la plume et du caducée, avec laquelle aucun autre pays ne pourrait certes rivaliser, a, je pense, apporté quelques raisons nouvelles de craindre la puissance d’organisation de l’Empire, aucune de l’estimer plus. Les Nations civilisées ont lu, non sans stupeur, sous l’attestation authentique des noms les plus illustres de la science, de l’art, de la pensée d’Allemagne, — Behring, Ostwald, Rœntgen, Eucken, Haeckel, Wundt, Dehmel, Hauptmann, Sudermann, Hildebrand, Klinger, Liebermann, Humperdinck, Weingartner, etc., — peintres et philosophes, musiciens, théologiens, chimistes, économistes, poètes, professeurs de vingt Universités, — « qu’il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué la guerre, — qu’il n’est pas vrai que l’Allemagne ait violé criminellement la neutralité belge, — qu’il n’est pas vrai que l’Allemagne ait porté atteinte à la vie ou aux biens d’un seul citoyen belge, sans y être forcée, — qu’il n’est pas vrai que l’Allemagne ait détruit Louvain », (détruit ? elle l’a sauvée !…) — « qu’il n’est pas vrai que l’Allemagne »… qu’il n’est pas vrai que le jour soit le jour, ni que la nuit soit la nuit !… — Je l’avoue, je n’ai pu aller jusqu’au bout de ma lecture, sans cette confusion que j’éprouvais, enfant, quand j’entendais un homme âgé que je respectais énoncer certains faits que je savais faux. Je détournais les yeux et rougissais pour lui… Grâce à Dieu, les crimes du tsarisme n’ont jamais, en Russie, trouvé pour les défendre la plume des grands artistes, des penseurs, des savants ! Qui les a dénoncés au monde, sinon un Kropotkine, un Tolstoï, un Dostoievsky, un Gorki, tout ce qui a un nom dans la littérature !

La domination russe s’est faite cruellement lourde souvent pour les petites nationalités qu’elle a englouties. Mais comment se fait-il donc, Allemands, que les Polonais la préfèrent encore à la vôtre ? Croyez-vous que l’Europe ignore la façon monstrueuse dont vous anéantissez la race polonaise ? Pensez-vous que n’arrivent pas jusqu’à nous les confidences de ces peuples de la Baltique, qui, ayant à choisir entre deux conquérants, préfèrent encore le russe, parce qu’il est plus humain ? Lisez cette lettre, que je viens de recevoir encore, ces jours derniers, d’un Letton (Lithuanien), qui, bien qu’ayant souffert des exactions des Russes, prend parti ardemment avec eux contre vous.

Mes amis d’Allemagne, ou vous êtes étrangement ignorants de l’état d’esprit des peuples qui vous entourent, ou vous nous croyez bien naïfs et bien mal informés, Votre impérialisme, sous des dehors plus civilisés, ne me paraît pas moins féroce que le tsarisme, pour tout ce qui peut s’opposer à son rêve cupide de domination universelle. Mais tandis que l’immense et mystérieuse Russie, qui regorge de forces jeunes et révolutionnaires, nous laisse l’espérance d’un renouvellement prochain, votre Allemagne étaye sa dureté systématique sur une trop ancienne et savante culture pour qu’il y ait grand espoir qu’un si vieux homme s’amende. Et si j’en avais eu, — (j’en avais, mes amis), — vous vous êtes bien chargés de me l’enlever, artistes et savants qui avez rédigé cette Adresse, où vous vous enorgueillissez de ne faire qu’un avec le militarisme prussien. Sachez-le, rien ne nous est plus écrasant, à nous Latins, plus impossible à respirer que votre militarisation intellectuelle. Si jamais le malheur voulait qu’un tel esprit pût triompher, avec vous, en Europe, je la quitterais pour toujours. J’aurais le dégoût d’y vivre.

Voici quelques extraits de l’intéressante lettre que j’ai reçue d’un représentant de ces petites nationalités qui se trouvent disputées entre Russie et Allemagne et, tout en souhaitant de sauvegarder leur indépendance entre l’une et l’autre, se voient forcées de choisir, et choisissent la Russie. Il est bon de les entendre. Nous prêtons trop uniquement l’oreille aux grandes puissances aux prises. Songeons aux petites barques qu’entraînent dans leur sillage les grands vaisseaux. Partageons, un moment, l’angoisse avec laquelle ces petits peuples, trop oubliés par l’égoïsme de l’Europe, attendent l’issue du combat gigantesque qui décidera de leur sort. Que l’Angleterre et la France voient ces yeux suppliants qui se tournent vers elles, et que la jeune Russie, qui aspire à la liberté, pense généreusement à en faire rayonner les bienfaits !

10 octobre 1914.

Lettre à Romain Rolland

30 septembre 1914,
Monsieur,

Je vous remercie de votre article : Au dessus de la Mêlée… Quoique je sois, par mon éducation, plus près de la culture germanique et de la culture slave que de la culture française, j’ai pourtant plus d’estime pour l’esprit français, car j’ai la conviction, aujourd’hui plus que jamais, que c’est lui qui donnera au monde la solution si nécessaire des problèmes de la liberté des nations et du droit des peuples.

« Vous citez, dans votre article, les mots d’un de vos amis, écrivain et soldat, qui dit que les Français ne combattent pas seulement pour défendre leur territoire, mais pour sauver les libertés du monde… Vous ne pouvez vous imaginer quel retentissement ont des mots comme ceux-ci dans le cœur des nations opprimées, et quels courants de sympathie affluent, en ce moment, de tous les coins de l’Europe, vers la France, que d’espoirs s’attachent à sa victoire !

« Pourtant, bien des doutes ont été exprimés à l’égard de ces affirmations françaises et anglaises, parce que ces deux peuples sont alliés de la Russie, dont la politique est contraire aux idées de droit et de liberté. Et l’Allemagne elle-même prétend que ce sont ces idées qu’elle défend contre la Russie.

« Il serait intéressant d’apprendre qu’est-ce que ces écrivains et ces professeurs allemands, qui parlent d’une guerre sainte contre la Russie sauvage, entendent par là, dans la pratique. — Voudraient-ils venir en aide aux partis révolutionnaires pour détrôner le tsar ? Mais tous ces partis refuseraient hautement d’accepter un secours de la Prusse militaire. — Voudraient-ils libérer les nations voisines opprimées par les Russes, les Polonais par exemple, en les incorporant à l’empire allemand ? Mais tout le monde sait que les Polonais, sujets allemands, ont subi de la part du gouvernement allemand un traitement beaucoup plus ignoble que celui dont se plaignent, avec raison, les Polonais russes.

« Restent les provinces baltiques de la Russie, où les Allemands ont depuis des siècles leurs pionniers parmi les grands propriétaires et les commerçants des grandes villes. Ceux-ci, étant de nationalité allemande, quoique sujets russes, accepteront sans doute les armées allemandes à bras ouverts. Mais ils ne forment qu’une caste de nobles et de gros bourgeois, qui ne compte que quelques milliers d’hommes, tandis que tout le reste de la population, les nations lettone (ou lette) et esthe, considéreraient l’incorporation de ces provinces à l’Allemagne comme la pire calamité. Nous savons ce que c’est que la domination allemande ; et je puis en parler, car je suis un Letton, et je crois connaître à fond les sentiments et les espoirs de mon peuple.

« Les Lettons sont consanguins aux Lithuaniens. Ils habitent la Courlande, la Livonie, et une partie du gouvernement de Vitebsk. Riga est leur centre intellectuel. Des colonies lettones se trouvent dans toutes les villes principales de Russie. L’an passé, les Annales des Nationalités à Paris, ont consacré deux numéros à ces deux nations sœurs. La situation géographique, trop enviable, du pays, a causé aux Lettons la singulière malchance de subir, avant le joug des Russes, celui des Allemands. Pour caractériser d’un mot ce que ce dernier a été pour nous, il suffit de dire que les Russes nous apparaissent, en comparaison des Allemands, comme des libérateurs. Pendant des siècles, les Allemands nous ont maintenus par la force brutale dans un état pareil à l’esclavage. Il n’y a qu’une cinquantaine d’années que le gouvernement russe a brisé cet asservissement, en nous faisant libres, mais en commettant en même temps la grave injustice de laisser toutes nos terres dans les mains des propriétaires allemands. En dépit de tout, nous avons réussi en quelque vingt ou trente ans à racheter des Allemands une partie de nos terres et à atteindre un certain niveau de culture, grâce auquel nous sommes considérés, à côté des Finlandais et des Esthes, comme la nation la plus avancée de l’empire russe.

« Les journaux allemands nous reprochent souvent d’être ingrats et de ne pas assez leur savoir gré des bienfaits de la culture qu’ils se vantent d’avoir apportée chez nous. C’est avec un sourire amer que nous écoutons ces revendications, et nous faisons suivre le mot allemand : Kulturträger (porteurs de civilisation) d’un point d’exclamation, parce que les actes des Allemands ont fait de ce terme une dérision. Nous avons acquis notre culture, malgré eux et contre leur volonté. Même aujourd’hui encore, ce sont les représentants des Allemands dans la Douma russe qui s’opposent aux rares intentions du gouvernement d’apporter quelques réformes dans les Provinces Baltiques. Ces provinces sont administrées d’une manière différente (différente dans le pire sens) des autres gouvernements de Russie : nous subissons encore des lois et règlements qu’on ne retrouve plus nulle part en Europe et qui, établis à l’époque féodale, ont été maintenus rigoureusement chez nous, grâce aux efforts des grands propriétaires allemands, qui ont été toujours trop écoutés à la cour impériale de Pétersbourg.

« Autrefois, quand nous ne savions comment concilier nos sympathies et notre admiration pour la pensée et l’art de l’Allemagne avec l’esprit borné, hautain et cruel de ses représentants chez nous, nous avions inventé l’explication que les Allemands de chez nous étaient une espèce particulière, ayant peu de traits communs avec les autres Allemands. Mais les forfaits que ceux-ci viennent d’accomplir en Belgique et en France nous ont prouvé notre erreur. Les Allemands sont partout les mêmes, quand il s’agit de conquérir et de dominer : aucun scrupule humanitaire. Et l’on voit qu’en Allemagne, de même qu’en Russie, il faut bien distinguer deux courants d’esprit : l’un, surexcité par les idées du Pangermanisme et du Panslavisme, cherche la gloire de la nation sur les champs de bataille et dans l’oppression des autres individualités nationales ; l’autre aspire au même but dans le domaine paisible de la pensée et de la création artistique. De même que la culture de Gœthe n’a rien de commun avec le militarisme prussien, Tolstoï peut être considéré comme le représentant de cette autre Russie, bien différente de celle que représente actuellement le gouvernement russe. Certes, l’abîme entre ces deux formes de l’esprit national est moins profond en Allemagne qu’en Russie ; cela résulte de l’immensité de la Russie, qui abrite tant de masses humaines, pauvres et ignorantes, sur lesquelles le gouvernement russe s’appuie dans ses actes les plus brutaux. Mais il est tout à fait injuste d’apostropher toujours les Russes du terme de barbares. Surtout les Allemands qui usent toujours de ce mot quand ils parlent des Russes, ont moins de droit à le faire que quiconque. Qui connaît le monde intellectuel d’Allemagne et de Russie ne dira pas que le premier est très supérieur au second ; ils sont différents, et voilà tout. J’ajouterai que ce qui rend le monde intellectuel de Russie plus sympathique que celui de l’Allemagne d’aujourd’hui, c’est que jamais il ne serait capable de justifier et d’approuver les sauvageries de son gouvernement, comme le font aujourd’hui les intellectuels d’Allemagne. Il a été souvent contraint à se taire, mais jamais il n’a élevé la voix pour excuser un gouvernement coupable.

« Que mon attestation en faveur des Russes ne fasse pas croire que je les idéalise, ou que mon peuple, les Lettons, a été privilégié par le gouvernement russe ! Tout au contraire : personnellement, j’ai eu plus à souffrir des Russes que des Allemands ; et quant à ma nation, elle connaît trop le lourd poing du gouvernement russe et l’haleine étouffante du Panslavisme. En 1906, ce sont les paysans et les intellectuels lettons qui ont eu le privilège d’être fouettés le plus ; c’est parmi eux que s’est trouvée la plus forte proportion de malheureux fusillés, ou pendus, ou emprisonnés pour la vie. Et depuis cette année terrible, on retrouve dans les principales villes de l’Europe occidentale des colonies lettones, formées de réfugiés ayant réussi à fuir les atrocités de l’expédition pénale du gouvernement russe dans notre pays. Mais voici qui est encore caractéristique : à la tête de la plupart des détachements militaires chargés de châtier le pays, se trouvaient des officiers de nationalité allemande, qui avaient demandé cet emploi et qui déployaient un tel zèle, en fusillant les hommes et incendiant les maisons, qu’il surpassait même les intentions du gouvernement russe. Ces jours-là, les lieux qui avaient été visités par les dragons conduits par des officiers de nationalité russe pouvaient s’estimer heureux : car pour les mêmes cas où les officiers russes infligeaient des coups de fouet, les officiers allemands ordonnaient la mort.

« Si jamais mon peuple avait le choix entre un gouvernement russe et un gouvernement allemand, il préférerait le premier, comme le moindre des maux. Je lis dans les journaux lettons que les soldats de réserve de mon pays sont partis avec enthousiasme pour la guerre actuelle. Je ne suppose pas que cet enthousiasme vienne de la pensée de combattre pour la gloire de ceux qui, par tous les moyens, entravent notre développement national, en défendant d’enseigner dans notre langue aux écoles primaires, en tâchant de coloniser nos terres avec des paysans russes, en obligeant les nôtres à émigrer en Sibérie et en Amérique, en empêchant que les places dans l’administration soient occupées par les Lettons, etc., etc. Si pourtant cet enthousiasme existe, c’est parce que la guerre est faite contre l’Allemagne, et parce que les Lettons savent que les Allemands visent depuis longtemps à la possession des provinces Baltiques : or nous serions capables de n’importe quels sacrifices pour l’empêcher. Nous qui aimons notre culture nationale, nous qui connaissons bien le panslavisme et le pangermanisme, nous estimons que, pour l’indépendance de la culture des petites nations, le panslavisme est moins dangereux que le pangermanisme. Cela résulte surtout du caractère des deux races.

Les Allemands oppriment, d’une manière systématique, et par cela même toujours efficace. De plus, leur hauteur méprisante pour tout ce qui n’est pas eux, la logique, le sang-froid avec lesquels ils exercent leurs persécutions partout où ils dominent, les rendent intolérables.

« Les Russes sont, de nature, moins conséquents ; leur esprit n’est pas aussi ordonné ; ils suivent plutôt leur cœur, et pour cela, ils sont moins redoutables comme oppresseurs. Ils frappent quelquefois, d’une façon très cruelle et douloureuse ; mais ils peuvent aussi se reprendre, de temps en temps. Ils sont, dans leurs manières, plus rudes et plus brutaux que les Allemands ; (je parle surtout des administrateurs et des officiers) ; mais ils sont, au fond, plus humains que ceux-ci, qui cachent souvent sous les dehors d’une parfaite courtoisie des intentions d’une animosité féroce. Dans cette année 1906, où l’on fit en Russie des exécutions en masse, il y eut quelques cas de suicide parmi les officiers russes, qui ne pouvaient concilier dans leur conscience le métier de soldats avec celui de bourreaux. Au contraire, les officiers de nationalité allemande l’exerçaient avec joie.

« Néanmoins, si une domination russe est préférable encore à une domination allemande, elle est encore bien lourde. C’est avec un sentiment double que j’apprends les nouvelles des victoires russes. Je m’en réjouis, car elles sont en même temps des victoires des Alliés. Mais d’autre part, je crains la Russie victorieuse. C’est après les défaites de la guerre russo-japonaise, quand le gouvernement russe était affaibli, qu’il accordait quelques libertés, — presque entièrement reprises à mesure que ses forces revenaient. Qu’avons-nous à attendre du tsarisme victorieux, surtout nous, les non-Russes, sinon un furieux réveil des idées écrasantes du panslavisme ?

« C’est, en ce moment, la question angoissante des nations assujetties à la Russie. J’ai lu dans votre article qu’après le militarisme prussien le tsarisme aurait son tour. Comment devons-nous comprendre ces mots ? Supposez-vous qu’une nouvelle guerre éclatera plus tard pour combattre le tsarisme, ou qu’il tombera sous les coups d’une révolution intérieure ? Ou, peut-être, avant de s’allier à la Russie, la France et l’Angleterre auraient-elles obtenu d’elle des promesses indiquant une nouvelle ère dans la politique intérieure de la Russie ? La proclamation aux Polonais en serait-elle un indice ? Aura-t-elle une suite réelle après la guerre ? Et les autres nations opprimées de la Russie, — les Finlandais, les Lettons, les Lithuaniens, les Esthes, les Arméniens, les Juifs, etc. — pensera-t-on aussi à leur rendre justice ?

« Ces questions sont probablement dénuées de tout sens politique. Mais sans se rendre compte comment la France et l’Angleterre pourraient être pour nous des libératrices, tous nos espoirs montent vers elles ; nous voulons croire que, d’une manière ou de l’autre, elles veilleront, à l’avenir, à ce que leur alliée, la Russie, se montre digne d’elles et des idées pour lesquelles elles combattent, afin que le sang de ceux qui meurent pour la liberté ne nourrisse pas la force des oppresseurs.

« Voilà, Monsieur, que sans que vous me l’ayez demandé, je vous ai largement exposé les peines, les espoirs et les craintes d’une nation qui s’est développée sur un étroit passage entre deux abîmes, le pangermanisme et le panslavisme. En souhaitant ardemment l’anéantissement du premier, nous avons tout à craindre de l’autre, quoique nous n’aspirions pas à une autonomie politique ; nous ne désirons que la possibilité d’un libre développement de nos forces intellectuelles, artistiques et économiques, sans l’éternelle menace de la russification ou de la germanisation. Par notre culture acquise en dépit de tous les obstacles, nous croyons être dignes des libertés et des droits de l’homme ; et nous sommes persuadés que notre individualité nationale sera capable d’apporter une note précieuse dans l’harmonie des peuples et des civilisations.


Journal de Genève, 10 octobre 1914.