Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Ascension

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ASCENSION



Géant ailé, géant, immense,
En rêve aux astres m’élevant,
Des soleils j’y vois la semence
Et ce que Dieu cache au savant.
Dieu donne aux anges qu’il préfère
Un instrument harmonieux,
Qui, résonnant sur chaque sphère,
La dirige à travers les cieux.

Notre soleil garde sa lyre,
Sirius marche au son du cor,
Sur Jupiter l’orgue soupire,
À Saturne la harpe d’or.
Devant ces corps, masse infinie,
J’ai crié : Gloire au Créateur !
Plus ému de leur harmonie
Qu’effrayé de leur pesanteur.

Dans mon vol, sous mes pieds, qu’entends-je ?
C’est le son triste d’un pipeau,
Qui mène au gré d’un tout jeune ange
L’un des corps nains du grand troupeau.
Petit globe, objet de risée !
On dirait, à le voir courir,
Du savon la bulle irisée
Qu’un souffle fait naître et périr.

Je demande à l’enfant céleste
Si c’est son jouet dans les cieux.
— Énorme géant, sois modeste,
Dit-il, regarde, et juge mieux.
Je me penche alors sur la boule,
Prêt à la prendre dans ma main.
Dieu ! j’y vois s’agiter la foule
Que nous nommons le genre humain.

Ma confusion est profonde.
Est-ce donc là notre séjour ?
— Oui, dit l’ange, voilà ce monde
Dont peu d’entre vous font le tour.
Ton œil y distingue sans doute
Ces monts qui sont géants pour vous,
Et votre océan, cette goutte
Qui suffit à vous noyer tous.

Quoi ! notre gloire impérissable,
Nous la bâtissons là-dessus !
Mais qu’importe ce peu de sable
Où s’entassent nos vœux déçus ?
Qu’importe en quelle étroite bière
Nos os tomberont de sommeil ;
Aux mains de Dieu, grain de poussière,
L’homme pèse plus qu’un soleil.

Espère enfin, mon âme, espère ;
Du doute brise le réseau.
Non, ce globe n’est pas ton père ;
Le nid n’a pas créé l’oiseau.
J’en juge à l’effort de ton aile,
Qui s’en va les cieux dépassant :
Pour t’engendrer, noble immortelle,
Il n’est que Dieu d’assez puissant.

Soudain je rentre imperceptible
Au lit fangeux du fleuve humain.
Mais, quand d’un accent indicible
L’ange me dit : — Frère, à demain !
La comète, horrible merveille,
De ce globe accroche l’essieu ;
Du choc il tombe ; je m’éveille,
Le jour brille, et je bénis Dieu.