Articles sur le Parnasse contemporain (Barbey d’Aurevilly, 1866)

LE PARNASSE CONTEMPORAIN


(premier article.[1])




I


C’est ainsi qu’en 1810, de lointaine mémoire, ils auraient nommé un pareil livre s’ils l’avaient fait, mais je ne l’en aime que davantage sous ce titre-là. C’est un livre curieux, une bonne pièce… Je ne le connaissais pas, il y a seulement quelques jours, mais à présent je le connais et je dois vous en parler. Je ne peux pas décemment vous laisser ignorer cet Almanach des Muses de 1866, lesquelles sont trente-sept, ici, ni plus ni moins ; pourquoi pas quarante ? car peut-être étiez-vous comme moi. Peut-être étiez-vous, vous aussi, en retard avec toute cette gloire… avec ces trente-sept Muses de notre temps. Le Parnasse contemporain, c’est typographiquement un beau livre, bien établi, bien conditionné par l’éditeur Lemerre, qui me l’a envoyé avec beaucoup de politesse, ce dont ici, publiquement, je le remercie, m’ayant, ainsi faisant, procuré un de ces plaisirs — honnêtes — que je vais essayer de vous faire partager. Littérairement, c’est autre chose. C’est un livre, sinon beau, au moins qui se croit tel, sûr de lui, tranquille, immodeste, sans préface, nu comme la main, avec ses propres charmes, et se présentant devant le public, comme Phryné devant ses juges. Encore Phryné, si j’en crois le tableau de Gérôme, faisait-elle des façons, et ce Parnasse n’en fait pas ! La Phryné du tableau a deux bras dans lesquels elle s’entortille le nez avec une honte — archéologiquement absurde, — mais assez gracieuse et honorable. Le livre que voici n’a point lui cette absurdité. Il n’a point la moindre pudeur de s’intituler lui-même de ce grand diable de nom classique embarrassant : « Le Parnasse contemporain. » Il ne s’en excuse, ni ne s’en explique. Une préface ! pas même une épigraphe ! Ni feuille de figuier, ni feuille de vigne, ni feuille de rien du tout. Seules, la splendeur du beau et la hardiesse du vrai ! Le titre sur la première page… On la tourne, et le défilé des trente-sept Muses contemporaines commence… Vous vous imaginez que c’est à M. Viennet, ou à M. Lebrun, ou à M. de Pongerville, qu’il commence. Eh bien ! pas du tout. Charmante surprise ! C’est à M. Théophile Gautier.

Comment ?… Oui, c’est à M. Gautier, à M. Théophile Gautier, le Jeune France, le Romantique à tout crin, l’Issu de la cuisse turbulente et puissante de M. V. Hugo, aux jours de lutte, mais moins jeune France maintenant, moins à tout crin, moins turbulent que ne le serait aujourd’hui encore la cuisse à papa, — c’est à M. Gautier enfin, devenu mûr et sage, presque officiel, presque académique, presque Académicien, car qui est déjà d’un Parnasse peut bien être d’une Académie ! Parnasse, Académie, même langue et mêmes gens. Certes, malgré le temps qui amène tout, l’affreux coquin ! j’avoue que M. Gautier sur un Parnasse quelconque, M. Gautier commençant un recueil qui ose s’appeler de ce vieux nom ridicule et qu’entre romantiques nous avons assez sifflé, le Parnasse, me fait un effet singulier. Je le trouve là sous une drôle de rubrique. Je le trouve là, qu’il me permette de le lui dire, légèrement enviennettisé. Et ce que j’écris là du reste pour M. Gautier en particulier, qui est en tête de ce recueil, je ne l’écris pas moins pour les trente-six Muses qui le suivent. Tous les poètes du Parnasse contemporain sont, en fin de compte, tous, plus ou moins romantiques, ne fût-ce que d’origine, — qu’ils le veuillent ou non, de fait, ils le sont tous. Ils sont tous progressifs, modernes, individuels, croyant et prétendant engager la poésie dans les voies nouvelles, l’appeler à de plus hautes destinées ; et tous, à trente-sept qu’ils étaient, quand il s’est agi de s’exprimer eux et leurs idées, ils n’ont rien trouvé de mieux que cette vieille expression prud’hommesque : « Le Parnasse », auquel les plus spirituels d’entre eux ont ajouté pour toute invention l’adjectif : contemporain !!!

II


Et ceci — qu’on ne s’y méprenne pas ! n’est point la critique, microscopique et vaine, d’un chercheur de petite bête jusque dans le titre, non pas ! mais c’est le signe du reste ; c’est le signe du livre et du temps, de ce mal du temps que je retrouve partout — l’absence absolue d’invention, le manque radical d’originalité. N’avoir d’idées sur rien, tel est le caractère du livre qui n’a pas su même se nommer. Tel aussi le caractère de l’époque à laquelle appartient ce livre, laquelle non plus n’a pas plus d’idées en haut qu’en bas, dans les plus grandes choses que dans les plus petites, dans les poésies de ses poètes, par exemple, puisque aujourd’hui nous parlons poésie, que dans les plus frivoles ajustements de ses femmes, cette poésie inférieure, je le veux bien, mais encore pourtant cette poésie ! Les chapeaux du dix-huitième siècle, les robes de l’Empire, montrent autant de sécheresse d’esprit de la part des sottes modistes qui y reviennent, que le titre de Parnasse donné à un recueil de vers par des poètes vides qui reviennent aux mêmes métaphores, cette mode passée des mots ! Cela pourrait n’être qu’un titre manqué, mais c’est mieux et voilà pourquoi je m’y appesantis. C’est une révélation tout entière. Vous n’avez qu’à les lire, ces poètes du Parnasse contemporain, et vous verrez s’ils ne sont pas attestés tout entiers dans la pénurie de ce titre dont ils ont cru étoiler leur recueil ! Ils ne sont pas plus neufs que lui. Ils n’expriment pas plus d’idées nouvelles, ils n’ont pas une inspiration qui, en propre, leur appartienne. Ils n’ont pas plus de force à eux que d’inspiration. Ils n’existent vraiment ni par le fond, ni par la forme. Eux ! pour parler comme eux, « un Parnasse », mais tout au plus un Carnaval ! Masques derrière lesquels point de visages ! Arlequins bâtis et bariolés de mille centons arrachés, coupés à d’autres poètes, ils ne sont là en somme et sans exception qu’un troupeau servile ou naïf d’imitateurs, — et d’imitateurs ingrats, qui font pis que de renier les maîtres qu’ils imitent, car pour renier il faut encore un certain courage, et ils se contentent de n’en pas parler !

En effet, ils ont écrit Parnasse contemporain au frontispice de leur livre qui a pour prétention d’être le livre d’or de la poésie française à ce moment du dix-neuvième siècle et non seulement ils ont oublié les plus illustres et les plus grands contemporains de cet âge, mais les contemporains sans lesquels, eux, les greffiers sans droit de ce Livre d’Or, les Inscripteurs qui n’y ont inscrit qu’eux, n’auraient jamais existé ! Ils y ont oublié, — c’est à peine croyable — Victor Hugo, leur père à tous, Victor Hugo qu’ils imitent tous ; Lamartine qui a l’honneur, le fier honneur de n’être plus populaire parmi eux, Alfred de Musset, qui l’est, lui, Alfred de Musset cette étoile d’amour charmante dont ils cherchent à refléter et à retenir la lueur épuisée sur leur dos de caméléons ; Alfred de Vigny, ce mort vivant, Auguste Barbier, ce vivant mort ; Sainte-Beuve, qui fit Joseph Delorme ; Amédée Pommier, l’infatigable qui vient d’écrire ce poème de Paris, en cinq mille vers dont nous parlions hier, et si vous y trouvez Théophile Gautier, ce contemporain des grands Oubliés qu’on n’y trouve pas, Théophile Gautier digne d’y être oublié comme eux, on se demande si c’est pour lui un honneur ou une injure ! On se demande ce qu’il a fait ou ce qu’il est devenu pour ne s’être pas arraché à une telle compagnie et à un tel hommage !… À l’exception de deux ou trois dont les noms, dans ces derniers temps, ont un peu retenti, et grâce encore à l’écho plus distinct qu’ils ont été de ces grandes voix, exilées par eux de leur « Parnasse », que sont-ils tous en cette populace de poètes obscurs, pour dire à Théophile Gautier, par exemple : « Vous nous appartenez, vous ! vous êtes, vous, de notre Parnasse ! Mais Victor Hugo, Lamartine, de Musset, Barbier, Sainte-Beuve, Pommier n’en sont pas ! » Eux, pour la plupart, je ne dis pas poëtes, non ! mais écrivains en vers, infiniment petits encore, talent de troisième ou de cinquième ou de nul degré, les uns jeunes, ce qui n’est pas un mal, les autres vieux, ce qui n’est pas un bien, et ce qui serait égal si la flamme du génie était en ces jeunesses et en ces vieillesses, qu’ont-ils fait en définitive, pour se constituer de leur pleine autorité en Parnasse du dix-neuvième siècle et pour étaler dans ce livre, qui est leur livre collectif, chacun d’eux, non une œuvre quelconque, mais quelques pleutres vers, rares et choisis, et qui sait ? peut-être pondus tout exprès pour cette Exposition publique qui ressemble à la Gloire, comme l’espalier ressemble au plein vent !

III


Ce qu’ils ont fait ?… Lisez ce livre ! Voilà justement la question que j’ai posée et que je veux débattre ! Ce qu’ils ont fait ?… Ah ! s’ils n’avaient fait que du mauvais !… le mauvais est parfois respectable, quand il trahit un rude effort, quelque enragé martèlement, une nature violente, emportée, indomptée, capable un jour de faire mieux ! Le mauvais dans les choses de l’esprit, — dans les choses de la poésie, — est comme la laideur dans les choses physiques : il peut avoir son expression, son intérêt, son originalité. J’ai vu des femmes laides, — et qui n’en a pas aimé ? — qui avaient leur charme, souvent étrange de profondeur. Mais ce mauvais-là n’a pas été leur besogne. Ils n’ont point fait de ce mauvais, mais — écoutez-moi bien et pesez mes paroles que je justifierai — ils n’ont absolument rien fait, ils ont répété. Parmi les trente-sept Muses de ce Parnasse contemporain et… inconnu, qui ne sont pas même des Musettes, il n’y en a pas une qui ne soit cette chose sans face qu’on appelle un écho et qui ne serait pas, si quelqu’un — une personne — n’avait pas changé ! Ils ont répété, en l’amoindrissant, ou en le changeant, ou en le dépravant ce que d’autres avaient dit mieux qu’eux, plus simplement qu’eux, plus fortement qu’eux ! Ils ont été enfin… j’ai déjà dit ce mot terrible à l’amour-propre des hommes qu’il frappe… des imitateurs. Et ils l’ont été tellement qu’ils n’ont pas uniquement imité des esprits originaux, des génies personnels, les seuls qui comptent, après tout, dans les littératures, mais qu’ils ont imité des imitants, qu’ils ont été des imitateurs d’imitateurs. Ils ont offert aux esprits gais, à ceux qui aiment encore à rire, des généalogies d’imitateurs des plus plaisantes. M. Catulle Mendès, qui fera, lorsque nous vous en parlerons, votre bonheur comme il a fait le nôtre, a imité, par exemple, mais jusqu’à la fureur, M. Leconte de L’Isle, lequel a imité M. Victor Hugo, puis Ossian, façon Macpherson, puis tous les poètes indiens, et c’est ainsi qu’ont lieu, en ce Parnasse d’imitation, les plus comiques enfilades d’imitateurs, les uns par les autres ! Imitateurs compromettant l’imité toujours, comme les valets compromettent leurs maîtres en mettant leurs habits, caudataires écourtés de gens riches en queue, en porteurs de traînes, petits négrillons de la littérature qui s’imaginent aller tout seuls et ne rien porter et qui ne vont que par derrière et qui portent, ils sont là tous dans ce Parnasse, — ennuyeux si vous les prenez tous ensemble : dur bloc, difficile à avaler et à digérer ; mais si vous les prenez un à un et comme ils sont, sans importance, — légers, gentils et amusants, quelquefois à vous désopiler ! Or, c’est ainsi que nous les prendrons, s’il vous plaît. Nous ne vous ferons pas tort d’un seul. Nous les évoquerons tous, les uns après les autres… Nous ne nous bornerons pas à des considérations générales sur ce livre d’échantillons du génie français en poésie au dix-neuvième siècle, et que ces Messieurs viennent de publier. À ces considérations générales qui ne touchent personne, parce qu’elles s’adressent à tout le monde, ils répondraient si elles étaient seules, qu’en matière de goût, surtout, une opinion ne fait pas loi ; que des idées générales ne serrent pas d’assez près l’individualité pour qu’ils s’en émeuvent ; et ils opposeraient à nos affirmations le contentement et la sécurité des leurs ! Eh bien ! il ne nous convient pas qu’il en soit ainsi et que le débat soit si rapidement enterré ! Le fait d’avoir publié un livre collectif sur la poésie du dix-neuvième siècle, et de l’avoir appelé de ce nom ridicule, mais exclusif de Parnasse contemporain, est un fait grave, qui mérite que la critique s’arrête devant et le contrôle, mais un tel fait, injurieux pour la poésie française, en général, puisqu’il dit : « Hors de mon Parnasse, point de Parnasse » et outrageant pour chaque poète qui ne se trouve pas dans ce Parnasse contemporain en particulier, nous en prétendons égayer la gravité en montrant un par un, ceux qui l’ont commis ! Nous voulons que chacun des imitateurs, qui se croient des maîtres, passent devant vous comme ils passent dans le Parnasse contemporain, mais avec le nom de l’homme qu’ils imitent, écrit en regard de leur propre nom ! Nous voulons enfin que cette armée de singes qui se croient des hommes et qui défilent en tambourinant eux-mêmes leur gloire sur la peau d’âne du Parnasse contemporain, la critique ne s’oppose nullement à leur défilé de parade, mais que tout doucettement sans se fâcher, de l’extrémité de ses doigts délicats, joyeux, inoffensifs, — extremi digiti — elle leur passe au cou un joli petit collier sur lequel elle aura gravé le nom de ceux à qui ils appartiennent, car tout imitateur appartient à celui qu’il imite, afin que nous soyons fixés sur la valeur de ces grimaces poétiques, accumulées dans le Parnasse dit contemporain et qu’on ne puisse désormais confondre avec les vrais poètes leurs magots !

Et quand je dis « leurs magots » il est bien entendu que je parle la langue des poëtes et que je serai compris de ceux qui croient l’être… Ces Messieurs du Parnasse contemporain qui, pour la plupart, me sont inconnus, peuvent donner beaucoup de vanité à Mesdames leurs mères. Ils peuvent être dans leur personnes de très jolis et séduisants garçons, et pour en finir je mettrai, si cela leur fait plaisir, qu’ils sont tous… oui, des Alcibiades, mais depuis qu’il y a une langue française et des métaphores dans le monde, imitation a toujours eu pour synonyme singerie. Le peuple singe, depuis qu’il existe, a toujours passé pour le peuple souverainement imitateur. Quand je dis donc les singes du Parnasse contemporain, je ne les prends que sur leur Parnasse. Je ne veux, en aucune manière, porter atteinte au succès dans le monde de ces messieurs et empêcher le mariage d’aimables jeunes gens, et je n’entends parler que des singes poétiques et de leur succès dans les livres, hélas ! Je n’entends parler que de cette grimerie en talents supérieurs, pratiqués par des talents médiocres, qui réussit parfois en littérature comme au théâtre ! J’ai vu de mauvaises actrices se grimer en Rachel et lui ressembler… J’ai vu des acteurs de néant oser ressembler à Frédéric-Lemaître, l’acteur de génie ! Cela dit suivons le défilé de ce volume, le Parnasse contemporain et dans l’ordre de ce volume, mais en le suivant, croquons en quelques mots au fur et à mesure, tous ces profils de babouins et de ouistitis poétiques qui vont passer. Un jour dans ce même Nain Jaune dont le bonnet à sonnettes m’a toujours été une coupole favorable, j’écrivis les Médaillons de l’Académie. Eh bien ! Les poètes que voici ne sont pas encore Académiciens. Au talent qu’ils ont, laissez faire, ils le seront, je n’en doute pas, je le leur prédis… mais enfin, ils ne le sont pas encore. Ils ne sont encore que des parnassiens. Ils ne commencent qu’à brouter l’herbe dont ils auront le foin plus tard, et le sentiment de la hiérarchie me défend de les traiter avec une importance explicite et égale à celle que je mis à graver le profil de leurs devanciers, ces gros personnages… Parnassiens et Académiciens ! Respectons les distances. Les Académiciens eurent leurs médaillons. Les Parnassiens vont avoir leurs médaillonnets !

J. Barbey d’Aurevilly.


CORRESPONDANCE[2]




Mon cher rédacteur en chef,

Vous me communiquez la lettre que M. de Ricard vous a écrite sur le Parnasse contemporain. Je l’ai lue, et suis, comme vous, d’avis de la publier dans votre prochain numéro.

Les poëtes se remuent, mais ils ne me stupéfient point.

Je vous envoie pour le même numéro mes Médaillonnets.

Tout à vous.

Barbey d’Aurevilly.

CORRESPONDANCE[3]




Voici une lettre que le Nain Jaune a non pas la justice, comme dit son signataire, M. Louis-Xavier de Ricard, mais la générosité d’insérer, nulle obligation de droit strict ne pouvant être invoquée à cet égard.

Cette lettre, en effet, n’est pas une réponse à notre premier article sur le Parnasse contemporain, que nous avons jugé en donnant nos raisons, bonnes ou mauvaises. Les compétents apprécieront… Non, c’est tout simplement un petit raconto istorico qu’on aurait pu mettre en préface, mais dont on s’est abstenu, on ne dit pas pourquoi… C’est l’histoire de la cuisine du Parnasse contemporain, dans lequel, à ce qu’il paraît, M. de Ricard tenait la queue de la poêle. C’est surtout celle des provisions qu’on n’a pas faites. En quoi le détail de toute cette cuisine peut-il intéresser le public et nous ? Nous, nous avons trouvé la chose qu’on a servie détestable. Est-ce là une raison pour que ceux qui l’ont faite se fâchent plus que ceux qui l’ont avalée ?

Mais les poëtes seront toujours les mêmes ! Genus irritabile vatum ! Éternelle comédie !


— Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons !
— Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons.


Et la suite… Nous avions compté là-dessus, du reste. Des prosateurs, jugés aussi durement que les poëtes du Parnasse contemporain, n’auraient pas sourcillé. Mais la vanité des poëtes n’a d’égale que dans la vanité des femmes… qui en ont. M. de Ricard dit aigrement et d’un ton contraint qu’il ne se plaint pas, au contraire ! Mais avec sa lettre, nous en avons reçu une autre anonyme et du style de ces lettres-là, signée simplement : « Un des trente-sept, » ce qui nous a fait plaindre les trente six autres d’avoir si mauvaise compagnie avec eux !

Quant à M. Amédée Pommier que M. de Ricard juge, comme nous avons jugé les Parnassiens, mais qui a, lui, quoique poëte, le cœur trop mâle et l’esprit trop haut pour récriminer petitement contre une critique littéraire, nous ne nous sentons pas le moins du monde entamés dans notre admiration par les opinions de M. de Ricard. Et pour le prouver à ce dernier, nous le prions de vouloir bien faire tenir au Nain Jaune le manuscrit qu’il a depuis trois mois oublié de rendre à M. Amédée Pommier.

Nous y publierions volontiers la pièce refusée par messieurs les délicats et les pudiques du Parnasse contemporain, en nous en rapportant toujours aux compétents, — qui sont les seuls juges !

J. Barbey d’Aurevilly.
30 octobre 1866.
Monsieur le rédacteur,

Avant d’entrer dans le sujet de cette lettre, il convient de vous apprendre à quel titre je vous écris. Ayant fondé le Parnasse contemporain avec M. Mendès, je pense avoir le droit de rétablir quelques faits inexactes qui se trouvent dans l’article que M. Barbey d’Aurivilly a publié sur ce recueil. Je ne viens pas point réclamer contre la brutalité du critique : je sais que certains hommes de lettres s’arrogent, à l’égard des écrivains et des poètes surtout, des prérogatives qui peuvent sembler excessives pour nous en inquiéter outre mesure. Qu’il plaise à M. Barbey d’Aurivilly de nous prodiguer des épithètes bien ou mal séantes, nous en laissons juge le bon goût du public, et nous ne prétendons nullement détourner M. Barbey d’Aurivilly de certaines habitudes de style qu’il a tort de croire littéraire. Il s’en trouve satisfait ; nous n’avons rien à dire. Mais nous avons à dire quelque chose quand il affirme des faits absolument erronés. — Voici ces faits :

Il nous repproche d’avoir oublié les contemporains, « sans lesquels, assure-t-il, nous n’aurions jamais existé. » Et ces contemporains sont Victor Hugo, Lamartine, Musset, de Vigny, Auguste Barbier, Sainte-Beuve et Amédée Pommier. — Or, je réponds ceci : en ce qui concerne Victor Hugo, l’éditeur Lemerre possède une lettre du grand poëte, où celui-ci lui dit que par suite d’engagements avec ses éditeurs, il lui est difficile de publier des vers dans le Parnasse Contemporain, que, cependant, l’année prochaîne, il tâchera de lui en donner. Il est vrai que nous n’avons rien demandé à M. de Lamartine, qui selon M. Barbey d’Aurivilly, « a le fier honneur de n’être plus populaire parmi nous. » Il est vrai aussi que nous n’avons rien demandé non plus à Alfred de Vigny et à Alfred de Musset, par cette raison qu’ils sont morts et que le Parnasse contemporain n’est point une collection de poésies choisies parmi les œuvres de tous les poëtes du siècle, mais simplement, comme l’indique son sous-titre, un Recueil de vers nouveaux. Continuons ! M. Antony Deschamps à bien voulu nous présenter, nous et M. de Hérédia, à M. Auguste Barbier, qui, ayant publié un volume tout récemment, n’avait plus rien dans ses portefeuilles. Enfin, M. de Sainte-Beuve, sollicité, nous a répondu, dans une lettre fort bienveillante, qu’il avait vainement cherché dans ses papiers pour y retrouver quelques vers inédits. — Tels sont les faits que j’oppose à M. Barbey d’Aurevilly. Mais, ici, l’affaire devient plus amusante, car je suis bien obligé de parler de M. A. Pommier. Je ferai observer d’abord à M. Barbey d’Aurivilly que sa phrase est si singulièrement construite, qu’on croirait vraiment qu’il range M. Pommier parmi les poëtes, sans lesquels nous n’aurions jamais existé ; or, quelques singulières que soient parfois les opinions de M. Barbey d’Aurevilly, celle-là est si formidable et si fantastique, qu’il y aurait de la mauvaise foi à la lui opposer. — M. Amédée Pommier, à une époque où il méprisait moins les poëtes du Parnasse contemporain, a daigné nous envoyer un long poëme qui a été refusé tout net, et refusé non pas sur le nom seul de M. Amédée Pommier, — homme distingué qui joue à la rime non pas précisément avec habileté, mais avec quelque désinvolture, comme un autre jouerait aux quilles ; versificateur diffus et incorrect, mais qui, en somme, n’est guère plus éloigné d’un vrai poëte qu’un acrobate vulgaire ne l’est d’un grand comédien. Non, ce n’est pas sur le nom seul de M. Amédée Pommier que son poëme a été refusé, mais bien à cause des vers eux-mêmes, et surtout de son sujet.

Ce sujet, je vais vous l’exposer sommairement, monsieur le rédacteur ; car je vous établis vous-même juge dans la question, et je me promets de vous demander ce que vous feriez d’une œuvre pareille, si on vous l’apportait. Les femmes peuvent passer ces lignes ; ou si elle les lisent, je leur souhaite de ne pas les comprendre. Voici donc ce sujet triomphant : M. Amédée Pommier est dans un bal ; (ici, pour commencer, une description, ou plutôt une énumération de tous les bijoux, de toutes les fleurs, de toutes les étoffes et de toutes les femmes). Au milieu de ce luxe éblouissant, qui lui inspire les adjectifs les plus enthousiastes, M. A. Pommier se sent gai, content et disposé à apprécier convenablement la beauté des dames ; ici, on voit des divines mappemondes, des yeux, des mains, des regards, des cous, des attraits et bien d’autres choses qui feraient perdre la tête à un plus sage que M. A. Pommier. Mais ce bal ayant lieu en automne, on est forcé d’ouvrir la croisée pour adoucir la température trop pesante et trop voluptueuse. C’est l’heure où Paris se livre aux soins de propreté les plus nécessaires ; voici donc que de lourdes voitures, bruyantes et redoutées, dégagent, du fond de la rue, un réalisme pur, odorant, parmi toutes ces femmes et toutes ces fleurs dépoétisées. Cet incident désagréable suscite dans l’esprit profond de M. Amédée Pommier des réflexions philosophiques d’une très-haute portée et d’une subtilité très-pénétrante.

Telle est, monsieur le rédacteur, la seule réponse que je crois devoir faire à M. Barbey d’Aurevilly. Mais comme cette réponse a pour but de rectifier des erreurs commises par ce critique, j’ai assez de confiance en votre justice pour espérer que vous voudrez bien accorder à ma lettre la publicité de votre journal.

Agréez, je vous prie, monsieur le rédacteur, l’assurance de ma plus parfaite considération.

Louis-Xavier de Ricard.

Les trente-sept médaillonnets du Parnasse contemporain[4]



(deuxième article)


M. THÉOPHILE GAUTIER


Commençons par retourner celui-ci contre le mur — ou par le voiler, comme le portrait de ce doge de Venise, décapité pour crime de trahison. Je l’ai déjà dit, M. Théophile Gautier ne devrait pas être ici. Ce n’est point sa place. Il n’est pas de proportion avec ces Médaillonnets. S’il avait eu la juste fierté de son talent, de son passé et de son âge, on ne l’eût pas vu à la tête de ce volume de Parnassiens, mais roi débonnaire, indolent et un peu… populacier de cette jeunesse qui l’appelle son maître, il s’est laissé jucher, sans résistance, sur le sommet de ce Parnasse contemporain, qu’on voudrait dorer de son nom. Tous ces bâtards de la poésie avaient besoin d’un père, et ils l’ont pris pour s’en faire un. Mais, en réalité, ce n’est pas M. Théophile Gautier qui pouvait être le chef de la troupe imitatrice que voici… C’était bien plutôt M. Théodore de Banville — et par-dessus tout, M. Leconte de Lisle, bien plus fort que M. de Banville, et que j’estime autrement râblé.

M. THÉODORE DE BANVILLE


La poésie de M. Théodore de Banville n’est, en effet, rien de plus qu’une décoction fade dans un verre de Bohême vide, de la poésie d’André Chénier et de M. Victor Hugo, le grand genuine, mais de M. Hugo, faisant, hélas ! aussi de la mythologie et de l’archaïsme Renaissance, car il a de ces tristes jours… L’imitation est tellement dans l’air de ce temps sans idées et sans cœur, qu’elle monte parfois, comme une mauvaise herbaille, jusqu’au front du génie… Grec pleurant sur Vénus défunte, qu’il appelle Aphrodite avec un accent grave sur l’e pour toute invention, M. de Banville qui a soutiré à André Chénier son enjambement, et qui en abuse jusqu’au déhanchement et au déboitement le plus insupportable, n’est au fond qu’un superbe modèle de creux. Sa flûte a plus de sept trous — ou plutôt elle n’en a qu’un seul dans lequel la flûte disparaît ! On a dit de lui, avec une brutalité assez heureuse, qu’il n’était littérairement qu’une cruche qui se croyait une amphore. Or, M. Leconte de L’Isle est mieux que cela…

M. LE CONTE DE L’ISLE


M. Leconte de L’Isle ne se contente pas, lui, de se suspendre et de se balancer éternellement comme Sarah la Baigneuse entre deux imitations. Il en a trente-six pour trapèzes. C’est un vigoureux et c’est un varié. Il imite aussi M. Hugo, — M. Hugo, leur fatalité, leur ananké à tous ! — mais baste ! il en imite bien d’autres. Qui le croirait ? Il va jusqu’à imiter Ossian ; il se coule le menton dans cette barbe postiche. Il est Scandinave. Il est barbare. Il est grec. Il est persan. Il peut être persan ! Il étonnerait Montesquieu ! Il est tout enfin plutôt que d’être français, un poète du dix-neuvième siècle, un homme pour son propre compte d’humanité… tout simplement ! M. Leconte de L’Isle a choisi d’être un maître dans l’imitation systématique. C’est dommage. Il aurait pu avoir peut-être de l’originalité. Disons-lui la vérité dans la langue symbolique qu’il adore. M. Leconte de L’Isle est le véritable Hanouman de ce Parnasse contemporain. Hanouman, il le sait, est le dieu singe de la Mythologie indienne, fils de Pavana, le dieu des vents (et des poètes creux !) qu’on représente avec une longue queue, suivi d’une troupe de singes et tenant une lyre ou un éventail… Un éventail ! ce n’est pas toujours contre la chaleur de ses vers !

M. JOSÉ-MARIA DE HÉRÉDIA


Mais pardon… j’oubliais ! Entre M. Théodore de Banville et M. Leconte de L’Isle, le Parnasse contemporain a introduit, comme de la paille entre deux cristaux, un poëte inconnu, mais dont la poésie n’a pas cet avantage. On la connaît trop… Chaque époque a son lieu commun poétique, et nous n’écrivons ces Médaillonnets que pour le prouver. Le lieu commun de cet instant du siècle est la poésie façon Hugo. M. Victor Hugo a présentement l’ubiquité qu’eut vingt ans M. de Lamartine… Je ne sais pas si M. de Hérédia est espagnol comme son nom, mais ce que je sais bien, c’est qu’il est Banvillien de langage. Donc imitateur de M. Hugo… par ricochet et à la seconde… impuissance !


M. LOUIS MÉNARD


Indien par amour du néant qu’il implore, — et que, ma foi il n’implorera pas en vain, M. Louis Ménard va très bien ici après M. Leconte de L’Isle, dont il n’a pourtant ni l’ampleur de verbe ni l’image. C’est un faiseur de sonnets. Il cultive cette forme écourtée, chère aux asthmatiques du temps… Nous aurons peut-être un jour des faiseurs de distiques comme nous avons maintenant des faiseurs de sonnets. Ceux de M. Ménard n’ont pas la précision tranchée, le mordant de cette forme où tout doit être sonore et net comme le mot le dit : « le sonnet ! » Charpie prise à la forte étoffe Hugo, la poésie de M. Louis Ménard est molle, brumeuse, emphatique, et d’un ennui !… sa seule manière d’être idéale !


M. ALEXANDRE COPPÉE


Très vanté pour l’heure ! Mais M. Victor Hugo encore ! M. Victor Hugo toujours ! Non plus en charpie, mais très tenu, très travaillé, très tricoté, très distinct, trop distinct, tellement Hugo que c’en est honteux d’intellectuelle dépendance. De M. Victor Hugo tout y est : le rythme et la couleur et les expressions (voir les pièces Vers le passé et Rédemption), et l’antithèse (voir Innocence), et par-dessus, mettez le couronnement d’une pirouette que nous avons déjà vu faire à M. de Banville (V. Le Jongleur), laquelle démontre que si M. Coppée, ce Janus poétique, est un Hugo par-devant, il n’est qu’un Banville par-derrière… Mais le vrai poète n’existe pas, dans l’entre-deux !


M. AUGUSTE VACQUERIE


Ah ! pour celui-là, il est Hugo des deux côtés, — de tous les côtés et du centre ! C’est plus M. Hugo que M. Hugo lui-même. C’est même trop M. Hugo. On voudrait que ce le fût moins. Même M. Hugo le voudrait, il est trop dérobé vraiment ! Il doit se sentir trop volé, trop escamoté… Que diable ! On n’est pas une muscade, surtout quand on se croit le globe de Charlemagne ! On tient à son identité. Un autre peut donc être nous tout à fait ! Ça finit par être malhonnête… L’auteur de Profils et Grimaces ne nous a pas donné qu’un profil, mais une face tout entière. Il nous a fait aujourd’hui une grimace accomplie comme celle du Quasimodo de son patron, dans la Notre-Dame de Paris. Mercure volait Sosie. Sosie l’a rendu à Mercure, et plus nul moyen de savoir qui est le Dieu ou le valet ! Seulement le visage de M. Vacquerie, je le demande ! qu’on me le dise : où le met-il ?…

M. CATULLE MENDÈS


Lui ! ce bel enfant ! c’est le Vacquerie de M. Leconte de L’Isle. M. Catulle Mendès est un Indien pur, un fakir, un nid d’hirondelles dans les cheveux. Ses vers ont le hasard (qui me contrarie, moi, car ils doivent être drôles au fond) de n’être pas compréhensibles sans un dictionnaire Pelvi et une grammaire de Burnouf. Peut-être n’y a-t-il que M. Leconte de L’Isle qui puisse jouir de cela à Paris… Indiani ambo, — non plus : Arcades ! L’un grimpe magistralement les éléphants ; l’autre monte — en jockey — les vaches :

Les vaches aux poils roux qui portent les Aurores !

M. Catulle Mendès s’en croit peut-être une — une aurore. Dans tous les cas, si c’est celle de la poésie future, nous n’avons plus qu’à faire comme Basile. Allons nous coucher !

M. CHARLES BAUDELAIRE


Je sais bien aussi d’où il est sorti, ce patte-pelu et ce félin, encore plus chat que singe. Je connais toutes les lucarnes et toutes les gouttières par lesquelles il a passé et est venu jusqu’à nous. Artiste d’un talent retors, artificiel, jouant à froid la bête scélérate, M. Ch. Baudelaire est très supérieur aux petits jeunes gens qui l’entourent dans ce Parnasse contemporain. Mais soyons justes. Sans M. Hugo, le Père à Tous, — sans M. Théophile Gautier, l’oncle à tous, pour lequel il a montré une admiration orientale incompréhensible aux gens d’esprit européen, presque un sentiment de nègre à blanc, — sans Edgar Poë qu’il a traduit et dont il s’est teint jusque dans les profondeurs de sa pensée — et même sans M. Sainte-Beuve et son terrible carabin de Joseph Delorme, — que serait-il ?

M. LÉON DIERX


Monter de M. Catulle Mendès à M. Baudelaire pour trébucher de M. Baudelaire à M. Léon Dierx, c’est un de ces cahots comme le Parnasse contemporain, ce livre sans ordre, sans hiérarchie, sans distribution, nous en donne dans sa confuse absurdité. Dégradation et embrouillement des couleurs et des nuances de ces quatre descriptifs : M. Léon Dierx appartient à M. Hugo, à M. de Banville, à M. Leconte de L’Isle, et même un peu à M. Baudelaire. Imitateur à quatre faces, mais qui, comme la plupart des poëtes de ce recueil, dont le caractère est d’être magistralement ennuyeux, répand l’ennui, par plus de dix !

M. SULLY PRUDHOMME


Sacré poëte de l’année dernière, mais né de deux pères, — comme tant d’autres, quand ce n’est pas de plus, — M. Sully Prudhomme procède de M. Victor Hugo et d’André Chénier, auquel il s’en vient mêler (qu’on s’en voile la face !) des reflets Ponsard, peut-être pour ne pas mentir à son nom de Prudhomme ! S’appeler Prudhomme et en même temps Sully, cela fait un effet singulier, n’est-ce-pas ? mais M. Sully Prudhomme n’en est pas responsable, tandis que mêler du Ponsard à André Chénier, ce n’est pas singulier, mais affreux, et M. Prudhomme en répond !

M. ANDRÉ LE MOYNE


Tous les turlututus entendus déjà, — et qui sont éternels dans ce malheureux livre ! M. André Le Moyne, descriptif, élégiaque, amoureux et modiste, continue la trivelaine des imitateurs de M. Hugo et de M. Gautier, ces deux étoiles fixes qui se réfléchissent dans toutes les petites mares poétiques contemporaines et qui n’y trouvent même pas assez de place pour s’y mirer…

M. LOUIS XAVIER DE RICARD


Louis Xavier, c’est princesque, mais en poésie, M. Louis Xavier de Ricard n’est qu’un simple mortel. Emphatique, sans avoir l’énergie qui soutient l’emphase ; quand il imite M. Victor Hugo, c’est quand M. Hugo tombe dans le Gongora et le Dubartas (V. La Mer des yeux), et quand il imite M. Baudelaire (V. La Mort), c’est dans une langue, trouble et lourde, que M. Baudelaire mépriserait…

M. ANTONY DESCHAMPS


Cabinet des Antiques, — momifiable à l’Académie, — C’est le premier véritable Antique de toutes les manières, que je rencontre dans ce recueil, consacré aux jeunes gens, ces roses en bouton… qui, au lieu de devenir rose, le bouton, pourrait bien devenir blanc. Vieux de rhétorique — que font les années en littérature ? Voltaire a toujours été jeune, — mais maigre, sec, anguleux, dès sa jeunesse. M. Antony Deschamps, le Classique du Romantisme, n’a-t-il pas pour prétention dernière de nous faire de l’André Chénier, cet Alcibiade de la poésie, d’une si pure et si suave beauté ?… Dans mon enfance, j’ai vu passer Vestris décrépit, qui faisait le jeune, mais du moins avait-il été Vestris !

M. PAUL VERLAINE


Un Baudelaire puritain, — combinaison funèbrement drolatique, — sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. Hugo et d’Alfred de Musset, ici et là. Tel est M. Paul Verlaine. Pas un zeste de plus ! Il a dit quelque part, en parlant de je ne sais qui : cela, du reste, n’importe guère :

…Elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues !

Quand on écoute M. Verlaine, on désirerait qu’il n’eût jamais d’autre inflexion que celle-là.

M. ARSÈNE HOUSSAYE


C’est tout le monde, lui, et tout le monde depuis trente ans ! faisant toujours, avec les souplesses d’un esprit qui, après tout, n’est ni vulgaire ni disgracieux, du de Musset, du Victor Hugo, du Théophile Gautier, du Banville de la passion, du madrigal, de la philosophie, du trumeau, et même du christianisme, pourvu qu’il ait les hanches de la Madelaine. Il fait tout cela l’un après l’autre ou tout à la fois. C’est un système complet de clairs de lune… Exemple frappant à proposer aux jeunes imitateurs du Parnasse contemporain qui débutent dans la réminiscence, et qui leur prouve qu’on n’est pas un poëte de cela seul qu’on se frotte avec plus ou moins d’amour à tous les poëtes et qu’on prend un peu de leur poussière dans tous ses plis !

M. LÉON VALADE


Descriptif et Banvillien, voulant devenir Naïade, désir si vrai d’un poëte du dix-neuvième siècle ! S’il le devenait, du reste, je lui conseillerais de mettre à tremper sa poésie dans l’eau de sa source pour la nettoyer de choses comme celles-ci :

Il est de fins ressorts dont la marche ignorée
Va dans un coin du cœur éveiller brusquement
Le parfum d’une fleur, — autrefois respirée.

Un fin ressort qui éveille, — non pas la sonnette derrière la porte, — mais le parfum d’une fleur dans un coin de notre âme ! Ah ! Monsieur Valade, Num vales, Valade ? Non ! Non vales ! Cela ne vaut rien, portez-vous mieux, et nous, passons ! Mais pour nous arrêter un moment à cette place, car nous voici au plus intéressant de ces Médaillonnets rapides !

M. STÉPHANE MALLARMÉ


M. Stéphane Mallarmé est certainement de tout ce volume du Parnasse contemporain, le contemporain le plus surprenant, et pour les amateurs de haute-bouffonnerie, le plus inespéré. Original ? Non — pas plus que les autres ! mais dans la violence de l’imitation, transcendant ! Il a évidemment pour générateur M. Baudelaire, mais l’effréné Baudelaire n’est qu’une perruque d’Académie, correcte, peignée, ratissée, en comparaison de ce poulain sauvage, à tout crin, échevelé, emmêlé, dont la bouche

… Est fiévreuse d’ardeur et d’azur bleu vorace (sic)


et, qui a positivement le tintouin de l’azur, car, par l’azur, ce Baudelaire ténébreux et enragé, plus ténébreux que l’autre noir Baudelaire, touche à M. Victor Hugo et s’en va criant dans les steppes vides de ses vers fous :

Je suis hanté. L’azur, l’azur, l’azur !

Malheureux, — assez malheureux — serait-ce pas le fait de ses confrères du Parnasse contemporain ? pour que

Le vomissement infect de la bêtise
Le force à se boucher le nez devant l’azur !

Oui, même devant l’azur ! Dernière de toutes les catastrophes ! qui produit cet effet d’un autre ordre, dans l’être du poète :

En qui le sang morne préside ;

(Que j’aime cette présidence ! et vous ?)

L’impuissance s’étire en un long bâillement.

Bonne épigraphe pour le volume ! Il faut lire dans le Parnasse contemporain, sans en omettre une seule toutes les poésies de M. Stéphane Mallarmé, dont nous voulons, s’il continue, faire le portrait de pied en cap, morbleu, et non plus comme aujourd’hui le Médaillonnet.


(troisième article.[5])




M. HENRI CAZALIS


On tombe à pic, de l’azur brûlant dans une flaque de neige, quand on passe de M. Stéphane Mallarmé, le plus enragé de ces Parnassiens imitateurs, au doux et mélancolique M. Cazalis, qui nous parle du corps lilial de sa maîtresse, à nous donner froid dans le dos. Comme M. Valade (le Valade semblable au pouls d’Argan, le Valade qui ne se porte pas bien), voudrait être Naïade, M. Henri Cazalis voudrait être sirène… Mon Dieu ! c’est bien innocent un pareil désir ! J’ai connu un vieux juge, très compétent dans sa jugerie, qui mourait de chagrin de n’être pas cocher de fiacre, mais, au moins, c’était là un désir du temps, — un regret moderne ! M. Cazalis imite M. Hugo quand M. Hugo le tendu, se détend, comme M. de Ricard l’imite, quand il se gonfle. L’un le boursouffle, et l’autre aplatit encore davantage ; mais c’est toujours le nom de M. Hugo qu’on trouve gravé sur l’épaule de ces Forçats de l’admiration et du souvenir qui rament sur ses œuvres complètes !



M. PHILOXÈNE BOYER


Il est devenu orateur pour se faire pardonner d’avoir été poëte ; et il a bien fait ! car M. Victor Hugo l’avait tellement timbré qu’il n’y a pas un atome, un élément en lui qui s’appelle « Philoxène Boyer » quand il écrit en vers. Il est alors Hugo de pied en cap, et le cap n’est pas haut… Il est Hugo jusque dans la moelle de ses os. Il l’est spongieusement, — comme l’éponge est le liquide qu’elle boit. Il l’est à la Vacquerie. C’est un Vacquerie no 2, et c’est un phénomène no 1er que ces deux messieurs. Parmi les pièces de M. Philoxène Boyer insérées au Parnasse contemporain, il y en a une adressée précisément à M. Victor Hugo, dans laquelle je sens presque passer le tremblement religieux, et qui semble justifier la légende célèbre de M. Boyer entrant autrefois dans le salon de M. Hugo, non plus dévotement, sur les genoux, mais en nageant jusqu’aux pieds du Maître ! Certes, M. Boyer s’est relevé depuis ce temps-là, — mais portera-t-il toute sa vie la poussière des tapis de M. Hugo à ses genoux ?…

M. EMMANUEL DESESSARTS


Deux clairs de lune, — la grande lune Hugo, — et la petite, le croissant Banville, noyés dans une agréable vapeur d’aprilée, pour parler comme lui, Renaissance et platonicienne, tel M. Emmanuel Desessarts qui serait poëte, si les poëtes se faisaient à l’École Normale, comme les professeurs ! Malheureusement, ou plutôt heureusement, les poëtes ne se font que dans la vérité de la douleur ou de l’ivresse de la vie, puisque le bonheur n’existe pas… M. Emmanuel Desessarts a fait du Hugo presque réussi dans ses Vierges… mais il vaudrait mieux être soi et ne pas réussir !



M. ÉMILE DESCHAMPS


Le second ou plutôt le premier du nom. M. Émile Deschamps eut son jour dans un temps… de gloire. Aimable, spirituel, très femme par le talent, il est comme les femmes qui sont restées très femmes, en cessant d’être femmes, il aime la jeunesse, et voilà pourquoi il s’est compromis avec ces lycéens ! Talent souple et de reflet, — même en ses plus beaux jours — le croira-t-on ? il a choisi, lui, le gracieux à son déclin, pour modèle, le poëte le plus opposé à son imagination naturelle. La sylphidette a aimé le portefaix ! M. Émile Deschamps, Parnassien déplacé, a imité M. Auguste Barbier, et il nous a fait du Barbier, non pas en tendant ses petits muscles, — mais ses petits nerfs, et il a crevé à cela, de l’effort :

Tourne-toi sur le flanc et crève comme un chien !

Le chien, ici, est un bichon de marquise, — plus fort que Munito, — car Munito ne jouait qu’au domino et au piquet, et ce Munito-ci poétique traduit les vers de mademoiselle Rostopchine — et je crois — avec fidélité.



M. ALBERT MÉRAT


Un jeune homme — et qui serait charmant de talent s’il était quelqu’un d’autre qu’Alfred de Musset, Théophile Gautier et M. Soulary — combinés.

M. HENRI WINTER


Quant à celui-ci, est-il Anglais comme son nom pourrait le faire croire et le choix des poëtes qu’il imite aussi ?… En effet, c’est Baudelaire le Noir ou le Sinistre, et M. Sainte-Beuve qui, comme poëte, doit plaire immensément aux imaginations anglaises, car M. Sainte-Beuve, dans Joseph Delorme, son chef-d’œuvre, est le poëte de la profondeur et de la profondeur qui saigne ! Sa vraie gloire dans la postérité sera cela ! Deux pièces de vers ne suffisent pas pour juger absolument un homme, et M. Winter n’a obtenu dans le Parnasse contemporain que la place de deux pièces de vers, quand tant d’autres qu’il vaut bien, si j’en juge seulement par ces deux pièces, s’y prélassent et s’y carrent dans beaucoup plus. Mais, destinée commune à tous les malheureux de cet incroyable recueil ! il a fallu que M. Winter n’eût pas plus de personnalité à lui, dans ces deux pièces, que les Turcarets du recueil, qui en ont fastueusement étalé six !

M. ARMAND RENAUD


Encore Hugo, Gautier, Baudelaire ! Tous les trois mais ensemble et faisant trident pour soutenir les pas de ce faiblot poétique, qui s’appelle M. Armand Renaud. Cela devient monotone, n’est-ce pas ? Je ne fais à personne un outrage d’être obscur. Oh ! non ! certes. Le génie dans l’obscurité est plus que magnifique. Il est adorable. Est-ce qu’où le diamant est le plus beau, ce n’est pas sur du noir ?… Mais M. Armand Renaud ne s’appelle pas Renaud ; il s’appelle Hugo, Gautier, Baudelaire comme les cochers de grande maison en soirée qui s’appellent entre eux Périgord, de Luynes, Montmorency, La Rochefoucauld !

M. ERNEST LE FÉBURE


Le Fébure ! il y a, je crois, un organiste de ce nom, et j’en aime mieux la musique. M. Ernest Le Fébure ne s’appuie pas, comme M. Armand Renaud, sur le trident Hugo, Gautier, Baudelaire, mais sur la fourche Baudelaire-Hugo. Que vous dirais-je ? Je m’ennuie, et vous aussi, n’est-ce pas ? de cette longue procession de Pénitents de la Poésie identique (hélas ! non, ils ne s’en repentent pas et ils n’en font pas pénitence) à la tête enveloppée du même sac. M. Le Fébure, qui a chanté Les Pingouins, semble se comparer à eux :

D’une imbécillité calme que rien n’émeut,
Ils se laissent, en cercle, assommer sur la grève,
Et moi je sais un être abruti qui ne peut
Nager dans l’action ou planer dans le rêve,
Fixe, les bras pendants, les yeux perdus au loin,
Oh ! l’assommera-t-on bientôt…

(Misanthropie baudelairienne ! )
Ô vieux pingouin !

Eh bien, non ! ce ne sera pas moi qui l’assommerai !

J’ai toujours eu du goût pour les animaux modestes !

M. EDMOND LEPELLETIER


Écho grossi d’André Chénier, écho de M. Hugo-Renaissance, écho d’écho puisqu’il est aussi l’écho de M. de Banville, M. Edmond Lepelletier a donné deux pièces au Parnasse contemporain. La seconde, le Léthé, malheureusement, ne fait pas oublier la première, laquelle s’appelle l’Attelage, un poème grec et mythologique. L’auteur s’est mis à sonner de ce vieux cor de chasse de la mythologie grecque, pendu à la porte de tous les marchands d’habits, vieux galons poétiques de ce gai temps de carnaval. Il chante Cleobis et Biton, ce sujet digne de la main résurrectrice du peintre de Lycus et d’Homère, mais qui, tel que le voici, n’est plus que cette vieille gravure d’hôtel garni, qui empêcherait de louer la chambre.

M. AUGUSTE DE CHÂTILLON


« Tu quoque, fili ! » Eh quoi ! ici… comme M. Téophile Gautier ! « Soutiens-nous, Châtillon ! » Ils l’ont crié sans doute, et il les a exaucés d’une pièce de vers… Seulement, chose particulière à ce recueil du Parnasse contemporain ! M. Auguste Châtillon, qui a trop imité Burus quelquefois, mais qui a, pour son compte, un talent charmant de rondeur, de bonhomie, de naïveté, de tristesse vraie, s’est retrouvé imitateur parmi ces Parnassiens esclaves. Il a regardé et imité Shakespeare à travers M. Hugo, — fâcheuse lunette ! La Chanson du Fou rappelle la chanson d’Ophélie ; mais ici le délire rêveur et poignant d’Ophélie est devenu un délire un peu Triboulet et pataud !

M. JULES FORNI


M. Jules Forni est aussi, lui… n’êtes-vous pas las de ces médaillonnets dont la ressemblance vous écœure et dont il semble que, qui en a vu un, les a tous vus ?… M. Forni est, lui aussi, un Hugotin. Il imite M. Hugo, même M. Hugo tombé jusqu’à M. Bouilhet, ramolli jusqu’à cette bouillie ! Imitateur d’imitateur, Imitateur raté d’imitateur qui rate. Il faut M. Charles Coran pour faire exactement la paire avec M. Forni.

M. CHARLES CORAN


C’est un Victor Hugo, — dans l’eau ; un Hugo baigneur, qui polissonne avec la mer, non pas pour la mer, mais pour les baigneuses :

« … Pour presser d’une étreinte vague
Les frissons d’eau pris à des seins ! »


et encore :

Pour sentir d’humaines chaleurs,
Des parfums, — ceux que l’eau dérobe,

En baisant, sous leur courte robe,
Des attraits qui sentent des fleurs.

Quel nez ! — Et de même que l’imitation hugotine de M. Jules Forni finit en Bouilhet, celle de M. Coran finit en Arsène Houssaye :

Des crayons de la Tour (dit-il) je connais le manège

On ne monte pas à cheval dans celui-là… hein ?…

Et je rendrai si bleu les dessous du costume
Que l’avenir saura la belle que tu fus !

Drôle d’avenir, du reste, qui reconnaîtra les femmes aux dessous des costumes que le temps présent ne voit pas ! (les dessous.)

M. EUGÈNE VILLEMIN


Ne polissonne, lui, ni avec la mer, ni avec les dessous des costumes, ni avec les demoiselles qui les portent ! C’est une âme, et si son talent dans l’unique pièce qu’il ait en ce Parnasse contemporain (le triomphe de Rachel) a des taches d’imitation ; s’il rappelle M. Victor Hugo par le mouvement lyrique, et par certains détails descriptifs M. Théophile Gautier, il n’en a pas moins le style vibrant et un envol de strophes heureuses ! Et si je ne faisais pas la preuve aujourd’hui comme quoi ce misérable recueil n’est qu’un monument dressé à la Singerie poétique, je me détournerais des imitations de M. Villemin, que je ne peux pas ne point voir, pour le féliciter d’être le seul du moins parmi ces Parnassiens sans conviction et sans croyance, qui ait dans ses vers une élévation de fierté et une indignation de mépris vraiment dignes d’un homme, fait pour mieux que pour imiter.

M. ROBERT LUZARCHE


Sorti d’Alfred de Musset, de M. Hugo, de M. de Banville et de M. Baudelaire, M. Robert Luzarche a écrit un Carnaval dans le Parnasse contemporain, et il en est un. Il a aussi écrit des vers intitulés le Bric-à-brac, et il ne fait que cela, du bric-à-brac ; enfin d’autres vers appelés Sancta simplicitas, et il en a manqué.

M. ALEXANDRE PIEDAGNEL


Pas même Piedagnel en poésie, mais Piedagnelet ! Son talent, — bêlement de mouton qui a la clavelée, ne rappelant aucune voix connue, mais le lieu commun poétique et mélancolique de tous les temps. M. Piedagnel est un de ces Parnassiens éternels qui certainement eût été parnassien de la même manière qu’à présent, dans le Parnasse de 1810, — le modèle de celui-ci !


M. AUGUSTE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM


Il est très jeune — dit-on, et il a l’ambition du vers, mais toute ambition manque de fierté quand elle imite. Lorsqu’on a l’honneur de s’appeler Villiers de l’Isle-Adam, on n’imite pas M. Hugo, mais ses ancêtres. — Un Villiers de l’Isle-Adam doit être chef de l’Ordre de Malte, ou chef de l’Ordre du Génie, — ou ne pas se mêler de vers !

M. FERTIAUT & M. FRANCIS TESSON


Mettons-les ensemble pour aller plus vite. L’un est un Hugotin et l’autre un Banvillien… de la dernière catégorie, tous les deux ! Après la pluie des grosses gouttes, il y a celle des petites dans les bois. On les entend à peine tomber sur les feuilles et on va bientôt cesser de les entendre. La première la voici :


M. ALEXIS MARTIN


C’est une larme grimacée d’Alfred de Musset. Quant à M. Alexis Martin qui la verse, l’a-t-il assez travaillée ? Laissons-la sécher !

Et maintenant vous les avez tous ! Concluons…

J. Barbey d’Aurevilly.

UN DERNIER MOT SUR LE PARNASSE CONTEMPORAIN




(quatrième article.[6])


I


J’ai ri… Il y avait de quoi. Mais je sais être grave. Je voudrais donner à ce dernier mot sur le Parnasse contemporain la précision d’un syllogisme. Qu’ai-je, en effet, voulu prouver et mettre dans la plus saillante des lumières, si ce n’est le caractère exclusivement imitateur d’un livre à prétentions exorbitantes, et cette preuve, je crois l’avoir faite, non pas seulement d’un bloc, mais par le menu le plus menu, en examinant nom par nom, et pièce de vers par pièce de vers, la poésie de chacun des trente-sept poëtes de ce plaisant Parnasse ? Dans l’impossibilité où j’étais de citer tous les vers d’un livre qu’il faudrait copier tout entier pour convaincre le lecteur de l’inanité de son contenu et de l’immense ennui qui s’en épanche, j’ai signalé l’origine de chaque poésie, entassée dans ce malheureux livre et, punition juste de l’imitateur, j’ai mis à chacun de ces Parnassiens serviles le carcan du nom de l’homme qu’il avait imité. Rarement on a fait plus consciencieuse et plus détaillée la preuve qu’on voulait faire. Rarement on a vu de critique qui ait plus serré, plus vivement étreint l’objet critiqué, mais jamais non plus, jamais on n’est arrivé à une conclusion plus curieuse que celle par laquelle je vais terminer ce travail !

II


Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on fait des livres comme le Parnasse contemporain. En Angleterre, en Allemagne, partout, il s’en publie, et depuis des années. Partout on sait réunir sous la même couverture, tous les échantillons plus ou moins bien choisis de la poésie d’une époque déterminée, pitoyables publications, du reste, qui ne sont inventées que pour le besoin des natures superficielles et vaniteuses, lesquelles veulent avoir sur tout des notions d’à-peu-près, c’est-à-dire sans exactitude et sans profondeur. D’ordinaire ce sont des marchands, des spéculateurs sur la vanité, la paresse et la curiosité publiques qui éditent ces méprisables livres réputés commodes ; mais il peut se rencontrer que ce soient des Écoles, qui ne sont pas d’hier non plus dans le monde, et qui exposent parfois dans un volume commun des poésies communes entre elles par une inspiration générale ou par des procédés particuliers de composition. Si je ne me trompe, en Angleterre, l’école des Lakistes a fait de ces publications… Mais ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni nulle part, on n’a vu, dans un recueil quelconque, le phénomène qui vient de se produire dans le Parnasse contemporain, à savoir : que trente-six cervelles pouvaient n’équivaloir mathématiquement qu’à une, et que pour faire toutes ces poésies, on pouvait s’épargner l’emploi de ces trente-six cervelles — une seule suffisait !

Oui, un seul de ces Parnassiens suffisait pour nous jeter, en une fois, ces trente-six cruches d’ennui sur la tête, mais ceci est particulier à ce temps délicieux où tout le monde veut être l’égal de tout le monde, et dont nous avons bien raison d’être fiers… Les Parnassiens sont tous entre eux égaux, et, par conséquent (j’excepte toujours M. Théophile Gautier) n’ont point de raison pour être trente-six. Le mot de Piron devient une vérité. De son temps, ce n’était là qu’une épigramme. Ils sont quarante — disait-il des Académiciens — et ils ont de l’esprit comme quatre. Les Parnassiens, eux, qui sont trente-six, n’en ont pas comme un. Ces trente-six frères Siamois de la même poésie, unis, tous les trente-six, par la même longe, n’ont aucune individualité distincte l’une de l’autre. Il y a entre eux des différences de force dans le faux, mais il n’y en a point dans l’essence même. Il est évident que M. Leconte de l’Isle, par exemple, — M. Leconte de l’Isle, à qui j’en veux, parce que le système tue en lui le vrai poëte qui peut-être y est, — ne saurait jamais tomber au niveau de M. Catulle Mendès, son Vacquerie, quoiqu’ils soient Indiens tous les deux ; mais M. Leconte de l’Isle et M. Mendès — il m’en coûte de le dire — n’en sont pas moins égaux par le fond des choses, par la préoccupation, par le système, par le parti-pris, par l’absence de nature et de conviction… La conviction, il n’y en a aucune, d’aucune espèce, dans ce Parnasse contemporain et dans ces Parnassiens, et ce n’est pas seulement leur faute, mais leur crime ! Que sont-ils de croyance, de devoir, d’enthousiasme ? En qui croient-ils, si ce n’est à eux, pagodes grotesques dont ils sont eux-mêmes les grotesques adorateurs ? Croient-ils à Zeus, ces païens faux-teint, à Vénus Aphrodite (avec l’accent grave) à Dyonisos, à tous ces autres vieux coquins ou vieilles coquines du ciel antique ? Croient-ils à Bouddha, ces faux Indiens ? À Odin, ces faux Scandinaves ?… Ont-ils (excepté M. Eugène Villemin, chez qui j’ai entendu cette corde d’airain résonner) ont-ils le moindre sentiment de la moralité humaine ?… ont-ils ce sentiment moral qui fut parfois chez ces Anciens qu’ils imitent, — qui y fut, fragmenté, affaibli, souillé, — mais qui y fut comme le diamant est sous la fange, et n’en est pas moins le diamant pour cela ?… Non ! ils ne l’ont jamais eu. Et j’insiste sur ce point, j’insiste parce qu’un poëte (qui ne leur ressemble pas) m’a fait cette noble objection pendant que j’écrivais les Médaillonnets de ces Parnassiens de même visage : « que j’avais tort, au moment où la littérature est justement accusée d’abaissement d’attaquer à plaisir les poëtes qui sont l’expression de la littérature la plus élevée ». Certes ce serait la vérité si la poésie du Parnasse contemporain n’était mauvaise que par la forme, mais elle est radicalement mauvaise par l’inspiration, et c’est pour cela qu’il faut être implacable ! La poésie des Parnassiens ne pense ni ne sent. Elle n’est qu’un vil exercice à rime, à coupes de vers, à enjambements. Enjambements, ronds de jambes de danseuses, et toutes les indécences qui suivent d’ordinaire ces sortes de ronds ! Elle ne chante ni Dieu, ni la patrie, ni l’amour qui est le sacrifice, ni aucun des mérites de nos pauvres cœurs ! En cela d’autant plus coupable, en cela d’autant plus basse, d’autant plus digne de la cravache et du fouet de poste de la Critique, qu’elle ne croit qu’à la matière et aux attachements matériels ! Dans l’ordre des coupables, les plus coupables sont les sacrilèges et les poëtes sont des sacrilèges, lorsqu’ils prostituent à d’indignes ou de puérils usages les vases sacrés de leur autel !

Et, ceci, par quoi je veux finir, est plus haut, Messieurs du Parnasse, qu’une question de forme ou d’amour-propre littéraire — qu’une question de Trissotin !

J. Barbey d’Aurevilly
  1. Le Nain jaune du 27 octobre 1866
  2. Le Nain jaune du 3 novembre 1866
  3. Le Nain jaune du 7 novembre 1866
  4. Le Nain jaune du 7 novembre 1866
  5. Le Nain jaune du 10 novembre 1866
  6. Le Nain jaune du 14 novembre 1866