Arthur et Marie - Le Faux-Pont

Arthur et Marie[1].

Oh ! lui dit-il en mourant, oh ! mon Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux, qui ressemblent tant aux tiens…

— Au moins, dit à part la douce fille, je pourrai donner des bagues à mes amans sans dégarnir ma chevelure.

— Ils me suivront au tombeau…, qui, je te le jure, est entr’ouvert, mon adoré… — reprit-elle tout haut…

— Une larme brilla dans les yeux ardens du moribond.

(Historique.)


Ils auraient dû vivre invisibles dans l’épaisseur des bois, comme les rossignols mélodieux ; ils n’auraient jamais dû habiter ces vastes solitudes appelées sociétés, où tout est vice et haine : chaque créature née libre se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les plus doux ne nichent qu’avec une compagne ; l’aigle prend seul son essor, la mouette et les corbeaux se réunissent en troupes sur les cadavres, comme font les mortels.
Byron, Don Juan, chant IV, 29


Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédens, vrais ou faux, attribués à Brulart, nous rapportons ici une anecdote qui, sans se rattacher précisément à son histoire, a trait, en ce sens que le héros de l’aventure porte aussi ce nom ancien, historique, déjà illustre sous François Ier, ce nom dont quelques-uns honoraient Brulart, ainsi qu’on l’a fait observer ailleurs.

— À peine âgé de vingt-sept ans, le comte de *** avait déjà mené une existence passablement orageuse : doué par la nature d’une puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il s’était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches, et conséquemment avait beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui avait légué son père.

— Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille fort belle, mais sans fortune…

— Par hasard aussi il en devint éperdument amoureux ; c’était son premier amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c’est, on le sait, la passion la plus frénétique, la plus violente qu’on puisse imaginer.

— La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique ; mais comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l’avait élevée, s’était mariée quatre fois, et possédait naturellement une prodigieuse expérience de ce bas monde, on n’accorda ni un baiser ni un serrement de main avant l’union civile et religieuse.

— Le comte de *** avait remarqué dans Marie une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du confortable qui n’attendait que la jouissance d’une fortune brillante pour se développer.

— Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci :

— « Marie, j’ai des vices, des défauts, et même des ridicules… »

— La jeune fille sourit… en montrant deux rangées de petites perles blanches.

— « Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et, jusqu’à présent, malheureux en duels comme en amour… »

— La jeune fille soupira, en le regardant avec un air de compassion touchant et sincère.

— Mais il fallait voir quels yeux !… et comme les soupirs allaient bien à cette gorge de vierge !

— « Marie, j’avais beaucoup d’argent, beaucoup ; les chevaux, les chiens, la table et les femmes m’en ont absorbé une furieuse quantité… »

— La jeune fille sourit avec indifférence… en levant ses jolies épaules rondes…

— « Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs ; vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire ; la vie est neuve pour vous ; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant d’une grande ville, vous sont inconnus… et par conséquent doivent vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j’ai peu d’argent et beaucoup de défauts ; mais enfin voulez-vous de moi ? »

La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.

— Le comte de *** l’épousa donc ;

— De quoi ses amis rirent beaucoup.

— Sa femme, jusqu’alors froide et réservée, se livra à tout le délire d’une première passion ; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l’âme brûlante, le caractère fougueux de son mari.

Chose étrange ! la possession n’affaiblit pas leur ivresse, et les plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.

On l’a dit : quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du mariage.

Mais comme avant tout le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie, son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le cachemire, et n’aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues ou la poussière des promenades.

— Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d’œil, que c’était pitié !

— Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur mariage, et le lendemain du retour du comte, qui s’était absenté quelque temps, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs traits fatigués. « Arthur, » disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu’elle avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris, « Arthur… encore un mois de pareil bonheur… et puis mourir… Dis, mon ange, nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase jusqu’au spasme nerveux et convulsif ; fait envier notre luxe, notre ivresse toujours renaissante… Nous sommes trop heureux… il est impossible que cela dure… devançons l’heure des regrets qui viendrait peut-être. Veux-tu ? dis, mon amour !… veux-tu mourir bientôt ?… Un charbon parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme toujours… ensemble… »

Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son mari.

Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard flamboyait, et une incroyable expression d’étonnement et de joie rayonnait sur son front… Il était plongé dans une ravissante béatitude… cette idée lui était venue à lui… cinq jours avant, et au fait :

À vingt-huit ans il avait vécu autant qu’il est possible de vivre avec un corps de fer, une âme de feu et des tonnes d’or. – Cette passion qu’il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car il l’aimait de tout l’amour qu’il avait eu pour les chevaux, les chiens, le jeu, le vin, et les filles d’opéra ou d’ailleurs.

Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si souffreteux, si chétif, si diaphane, qu’on voyait la misère au travers.

Et puis aussi, l’accord parfait qui avait existé jusque là entre pouvoir et volonté (eût dit Scudéry) avait disparu… Qu’aurait-il eu à regretter ?…

Aussi Arthur ne répondit rien ; il est de ces sensations qu’aucune langue humaine ne peut exprimer. – Deux grosses largmes roulèrent sur ses joues flétries… Ce fut sa seule, son unique réponse…

Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet être énergique, qu’il l’exalta pour quelque temps encore à un degré de puissance inouie et presque surnaturelle… Il faut avouer que cette influence magique ne s’étendit pourtant pas jusqu’au patrimoine ; car, quinze jours après, il était défunt le patrimoine ! oh, bien défunt !… et lui donc… Bone Deus ! pauvre Arthur !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— « C’est donc aujourd’hui, disait Marie, toujours belle, quoique amincie ; car, avant son mariage, elle était un peu grasse, un peu colorée…

— » C’est ce soir !… répondit-il tendrement.

— » As-tu écrit ?… demanda-t-elle.

— » Sois tranquille, on n’inquiétera personne, chère et bonne Marie. » Et ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d’Avray ; car ils avaient abandonné l’idée de l’asphyxie, c’est commun. Au lieu qu’avec un bon poison rapide on peut quitter la vie sous un bel ombrage frais et riant ; justement on était en juillet.

— « Ce n’est pas une femme, c’est un ange, » disait Arthur, en voyant Marie déboucher, toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal mince comme une feuille de papier, et rempli d’une belle liqueur limpide, verte comme l’émeraude.

Ils s’étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais taillis désert et reculé ; l’air était tiède, le ciel bleu, le soleil à son déclin.

« Devine, cher adoré… comment nous allons partager cette douce liqueur ? dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour du cou de son mari, et le baisant au front.

— » Je ne sais, mon ange, répondit Arthur avec insouciance, en comptant avec ses lèvres les palpitations du cœur de Marie…

— » Eh bien ! dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu’un frisson voluptueux courait par tout son corps ; eh bien ! mon Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents… et nous le briserons au milieu d’un de ces baisers délirans… tu sais !…

— » Oh ! viens !… viens donc !… » dit Arthur…

Le soleil se coucha.

Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d’un affreux sommeil, la langue rude et sèche… le gosier brûlant, et des battemens d’artères à lui rompre le crâne…

Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes aiguës lui déchirer les entrailles.

Pour lors, il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des douleurs atroces…

Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.

— Elle n’y était plus.

Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si bien, qu’un honnête garde-chasse le recueillit, l’emmena dans sa maison et le soigna comme un fils.

L’incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.

Mais qu’était devenue Marie, c’est ce qu’il ne put savoir.

Un matin, le brave garde-chasse apporta, avec sa petite note pour les bons soins donnés à Monsieur (ce qui cotait l’humanité du garde-chasse à 10 francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de l’honnête Journal de Paris.

Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien étrange.

— « Deux cents francs de récompense à qui ramènera à M. M***, rue ***, un lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles, fort méchant, et mordant au nom de Vairdaw. »

Ce n’est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les dents du comte les unes contre les autres… continuons :

— « Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main armée, cinq choux et un lapin blanc ; mais vu les circonstances atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d’une bonne réputation, et veuf, père de cinq petits enfans, vivait d’une industrie qui venait d’être détruite par l’invention d’une nouvelle machine à vapeur fort économique, employée par un banquier millionnaire.)

» Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc. etc. »

Ce n’était pourtant pas non plus cette conséquence d’une civilisation avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglans dans leur orbite ; voyons autre chose, nous y sommes, je crois :

— « Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son domicile, il y a tout lieu de croire qu’un suicide a mis fin à ses jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques l’auront poussé à cette extrémité, d’autant plus que l’on assure que madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de la disparition de son mari, avec un des plus riches seigneurs de la capitale ; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille. »

C’est cela, pour sûr, qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant comme un cauchemar par une nuit d’été lourde et chaude, il lui sembla voir des êtres fantastiques, hideux, et flamboyans, qui, en se rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s’ils eussent été les signes animés d’une langue inconnue.

Et il lut les mots suivans qui étincelaient et tournaient rapides, rapides comme la roue d’un moulin :

— « Une jeune et jolie femme ne renonce jamais au luxe et aux plaisirs…

— » Pour se tuer, surtout…

— » Elle t’a joué, sot…

— » Elle a aimé ton or, quand tu avais de l’or…

— » Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et de la beauté…

— » L’orange est sucée, adieu l’écorce…

— » Elle en aime un autre qui a de l’or, comme tu avais de l’or ; de la beauté, comme tu avais de la beauté…

— » Elle a voulu se débarrasser de toi…

— » Elle a compté sur ta niaise exaltation…

— » Et puis sur ta ruine…

— » Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrais à un dernier transport frénétique et convulsif…

— » Et elle rit de toi avec son amant, — son amant, — son amant…

— » Car elle te croit mort, — mort, — mort… »

Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses pieds, tout d’une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers du lit, les yeux grands ouverts, fixes ; presque sans pouls, et faisant entendre un râlement sourd et étouffé…

Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise, qui le combla de nouveaux soins, toujours à 10 francs la journée d’affection et d’attachement.

Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un brillant pour aller le vendre, le paya sur le prix, et s’en fut.

Onc depuis le bon garde-chasse n’en entendit parler.

S’il eût pourtant lu le Sémaphore de Marseille, il eût peut-être été frappé de ce qui suit :

« Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs : depuis quelque temps, madame la comtesse veuve de ***, était arrivée ici avec M. de ***, parent de notre archevêque ; cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé, et voyait toute notre grande société, lorsqu’hier, au coucher du soleil, des cris affreux partent de l’appartement de cette dame, qui est logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte, et on la trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard ; elle n’a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage : Je le croyais mort, il ne l’est pas… il vient de m’assassiner… crains tout de lui… je n’ai aimé que toi… amour… — Et elle expira.

» Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l’église de Saint-Joseph. On est à la recherche de l’assassin, qui est, dit-on, le mari de cette dame, le comte Arthur de ***, qu’on avait cru mort ; mais on n’espère pas le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir, peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite, se dirigeant vers le port, et dans la soirée, on sait qu’un mistic sous pavillon sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots ; voici le signalement affiché à la préfecture : taille, cinq pieds dix pouces ; très-maigre ; figure longue et pâle ; sourcils noirs, barbe noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs ; dents blanches ; menton carré ; vêtu d’une redingotte verte et d’un chapeau rond. »

Nous n’aurions pas fatigué le lecteur de ces longs et fastidieux extraits de journaux, si la coïncidence de noms ne nous avait frappés comme on l’a déjà dit.

Quoique le signalement précité offre quelques points de ressemblance avec celui du commandant Brulart, nous n’oserions prendre sur nous d’affirmer l’identité, nous laissons à la perspicacité du lecteur le soin d’éclaircir ce doute.

Toujours est-il que Brulart (comte ou non) monta sur le pont, laissant l’honnête Benoît maugréer à son aise, étendu sur le grand coffre

Le Faux-Pont.


Le mal dès lors régna dans son immense empire

Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire

Commença de souffrir.

Et la terre, et le ciel, et l’ame et la matière,

Tout gémit, et la voix de la nature entière

Ne fut qu’un long soupir.
De Lamartine, Méditations.


L’homme est un animal bizarre et fait un singulier usage de sa nature et des arts qu’il invente… Il se tue, il se vend ; l’un fabrique des nez artificiels, l’autre invente la guillotine. Celui-ci vous casse les os, celui-là les remet en place, mais la vaccine a été certainement un excellent antidote des fusées à la congrève.
Byron, Don Juan, chant 1, 129.


On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de la Catherine tout son mobilier, c’est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin, son vieux coffre où il n’y avait rien du tout, la chemise bleue sale et trouée qu’il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d’étain qui tenait trois pintes.

Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut émerveillé des richesses qu’elle contenait. Il s’empara d’abord du chapeau de paille et de la vieille couronne de bleuets qu’il planta sur sa tête, puis d’une veste et d’un pantalon dont il se revêtit insolemment ; tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort étroit, aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre l’ancien propriétaire. Après tout il n’y regardait pas de si près, et s’en trouva fort bien ; aussi le lendemain matin à son réveil il dit, en se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette : « Il n’y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme. »

Puis il déjeûna de bon appétit d’une dalle de morue sèche, d’un fromage de Hollande, et de trois galons d’eau-de-vie, et après boire fut inspecter les nègres et descendit dans le faux-pont.

Les grands Namaquois avaient été un peu négligés, un peu oubliés depuis la veille, mais que voulez-vous ? il s’était passé tant d’événemens, tant de choses, qu’on ne pouvait penser à tout.

Donc, vers midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux-pont, singulièrement espacé aux dépens de la cale ; car, de l’étrave à l’étambot le faux-pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit trente-cinq pieds de long sur quinze de large ; la hauteur était de dix. La lumière ne pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.

Brulart commença son inspection par tribord.

Oh ! de ce côté ce n’étaient que des enfans, de frêles et pauvres créatures qui, servant d’appoint dans ces marchés de chair humaine, formaient, pour ainsi dire, la monnaie de ce trafic.

Ces enfans jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et ombragés du fleuve Rouge.

Mon Dieu, pour eux, rien n’était changé ; seulement, au lieu du ciel pur qui leur souriait la veille, c’était le lourd plafond du brick ; au lieu du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c’était le panneau carré du faux-pont qui suintait à travers ses barreaux un jour faux et un air épais. Seulement ils se demandaient, en montrant le plafond et le panneau, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid… ; et puis pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds déjà endoloris et gonflés ; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à elle seule que tous les cailloux de la rivière Rouge.

Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se battaient entre eux, pour attendre plus patiemment sans doute l’heure de manger, car depuis deux jours on les avait un peu oubliés, et ils avaient bien faim.

Brulart passa, et sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la jambe d’un de ces enfans sous son pied large et massif.

C’est qu’il faisait si sombre dans ce faux-pont !

Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant, je vous assure.

— « Mets des sabots, mauvais rat d’Afrique, » dit Brulart…

Et il continua sa promenade jusqu’au milieu du brick, fort mécontent de voir ces négrillons que l’on vend si mal… Par exemple, arrivé là, sa mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses lèvres.

Car là commençait la section des mâles, comme il disait.

La clarté du grand panneau tombant d’aplomb sur cet endroit, il put facilement les examiner.

C’étaient, sur ma parole, des hommes forts et vigoureux ; aussi le négrier contemplait-il avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et encore, enchaînés qu’ils étaient, on ne pouvait juger de toute la puissance de ces êtres, sains et jeunes, car le plus vieux n’avait pas trente ans.

Ces nègres, par exemple, n’imitaient pas l’heureuse et naïve insouciance des enfans, car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation.

Souvent dans leur kraal, assis autour d’un bon feu de palmier et d’aloès qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le nord, quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux hommes blancs, qui les emmenaient dans leur pays… bien loin… bien loin… Ici les renseignemens s’arrêtaient et la crainte s’augmentait de cette ignorance ; aussi, nous l’avons dit, les Namaquois de feu (hélas ! on peut bien, je crois, dire de feu) le capitaine Benoît, étaient sombres et tristes.

Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un état d’immobilité parfaite…

D’autres roidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents et faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur ; mais de temps en temps leurs joues s’enflaient, leurs yeux devenaient sanglans, et on entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s’échapper de leur poitrine haletante.

Ils cherchaient ceux-là, ou peut le présumer du moins, à avaler leur langue ; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages.

D’autres, couchés en long, semblaient fort calmes, mais de temps en temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse, comme pour les arracher de l’anneau qui les étreignait ; ce qui était absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages, car ces anneaux, rivés avec la barre, n’avaient, comme on le pense bien, aucune élasticité…

Ceux-ci enfin, et c’était le plus grand nombre, tournés sur le côté, dormaient… dormaient très-profondément, mais d’un sommeil souvent interrompu par quelques mouvemens convulsifs, quelques tiraillemens de l’estomac, ou quelque joyeux souvenir des rivages du fleuve Rouge !

Comme le souvenir d’une bonne danse namaquoise, si vive et si preste, au son du jnoum-jnoum, sous des mimosas qui secouent leurs pétales roses, et font mystérieusement bruire la verte dentelle de leurs feuilles, alors que le soleil couchant mine le sommet des arbres, alors que les oiseaux du ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri plaintif, et que le ramage des didrik et des moineaux du Cap se mêle aux sourds et lointains rugissemens des lions et des panthères…

Alors que le monstrueux hippopotame, comme la vieille divinité de ce fleuve africain, fendant l’onde bouillonnante, montre son corps noir et cuirassé, tout ruisselant d’eau, de joncs verts et de nénuphars, dont les fleurs bleues se détachent sur les larges plis d’argent de la rivière.

Alors enfin que c’est fête au kraal, et que le chef a promis pour le lendemain une grande chasse à l’éléphant.

Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache est luisante et ton arc est verni ; danse, car le soleil se couche, mais la lune brille, et Narina l’aime tant ! la pâle clarté de la lune !

— Je vous le dis, c’était le rêve de quelques-uns… car autant la figure de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d’un bon nombre de dormeurs s’épanouissait rayonnante et heureuse ; un surtout, Atar-Gull, un beau jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait son bon et franc visage que c’était plaisir de voir ses joues s’enfler, ses sourcils s’écarter, ses oreilles remuer, ses mains battre la mesure, et un inconcevable frémissement de plaisir courir par tout son corps ; de voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu’il montrait en ouvrant la bouche sans parler… le pauvre garçon, tant il était content de son rêve !

— Je vais te faire me rire au nez, f… noireau, dit Brulart, que cette gaîté hors de saison importunait ; et d’un coup de son bâton de chêne, il éveilla le dormeur en sursaut.

Alors vraiment c’était à fendre le cœur de voir cet homme, je veux dire ce nègre, tout à l’heure si gai, si content, conserver un instant encore l’expression de cette joyeuseté factice ; puis, baissant les yeux sur ses fers, s’entourer tout à coup d’un morne désespoir, et laisser couler deux grosses larmes le long de ses joues.

C’est qu’il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que, comme les autres, il avait grand faim, car depuis deux jours on les avait un peu oubliés.

Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l’avant.

C’est là que les femmes étaient parquées.

— Ah, ah ! dit le forban ; voici le sérail, mille tonnerre de diable ! il faut voir clair ici. Cartahut, va me chercher un fanal, dit-il à son mousse. La lumière vint, et Brulart regarda…

Vrai, si je n’avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Reims, un bien saint homme ! je vous révèlerais, sur ma parole, un gracieux et érotique tableau.

Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l’âge d’un vieux bœuf, non de ces Caffres rabougries d’un brun terne, sales, huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue ; non !

C’étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au nez droit et mince, au front haut, et voilé par d’épais cheveux noirs, lisses comme l’aile d’un corbeau… Et quels yeux ! des yeux d’Espagnole, longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si limpide, si transparent qu’il paraît bleuâtre… Pour la bouche, c’était de l’ébène, de l’ivoire et du corail…

Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces Namaquoises, bizarrement éclairées par le fanal de Brulart !…

Si vous aviez vu cette lumière vacillante, courir et jouer sur ces corps, tant souples, tant gracieux, qu’elle semblait dorer…

Les unes, à moitié couvertes d’une pagne aux vives couleurs, laissaient à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux bras sur une gorge ferme et bondissante ; celles-ci…

Ah ! si je n’avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Reims, un bien saint homme !

On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer un joli col blanc, d’une chevelure soyeuse et dorée, qui se joue sur des veines d’azur.

On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d’un œil bleu, doux et riant comme le ciel de mai.

On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans l’ivoire que dans l’ébène.

On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement tressaillir une robe de vierge… On aime encore à voir un petit pied au travers de la légère broderie d’un bas de soie encadré dans un satin noir et lustré.

Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une jeune tigresse…

Oh ! si vous les aviez vues parées pour le harem d’Ibrahim, avec leurs voiles rouges tressés d’argent, leurs anneaux d’or, leurs chaînes de pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau…, comme un éclair au milieu d’une obscure nuée d’orage.

Oh ! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des yeux nageans, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet de flamme…

Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de rage convulsifs… Si…

Ah ! mon Dieu ! j’oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint homme ! et le capitaine Brulart…

En somme, il s’était sans doute fait à lui-même cette comparaison (que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et des beautés blanches ; car il dit à Cartahut : « Mène là-haut, ces deux cocottes ; » et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna à chacune un coup de son bâton…

L’effet fut aussi prompt qu’il l’avait espéré, Cartahut ouvrit le cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses, et à moitié nues ; les pauvres filles ! ..

Et en les voyant monter les étroites marches de l’échelle, le regard vitreux du capitaine Brulart s’éclaira sourdement, et brilla comme une chandelle au travers de la corne transparente d’une lanterne.

Il remonta aussi ; mais en arrivant près du panneau de l’arrière, il s’arrêta tout à coup, à la vue d’un spectacle étrange et hideux…

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Eugène Sue.


  1. Nous avons annoncé dans le dernier numéro de la Revue, que l'auteur de Plik et Plok allait publier de nouvelles scènes maritimes sous le titre d’Atar-Gull, nous pouvons dès aujourd'hui en faire connaître deux fragmens inédits à nos lecteurs. M. Sue n’a pas tardé à réaliser les espérances qu’avait fait concevoir son premier ouvrage.