Art et Politique
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(1re partie.)
Texte établi par (Jules Guilliaume), Imprimerie de J. Sannes.


ART


ET


POLITIQUE


PAR


RICHARD WAGNER.


(1re PARTIE)






BRUXELLES,
IMPRIMERIE DE J. SANNES,
rue Montagne des Aveugles, 15.
1868


ART ET POLITIQUE




I


Dans ses excellentes Recherches sur l’équilibre européen, Constantin Frantz termine en ces termes son exposé de l’influence qu’exerce sur le système européen la politique française, telle qu’elle se manifeste dans la propagande napoléonienne :

« Cette propagande ne repose sur rien autre chose que sur la puissance de la civilisation française, sans laquelle elle serait elle-même tout à fait impuissante. Aussi, la seule digue efficace qu’on puisse lui opposer consiste-t-elle à se soustraire à l’empire de cette civilisation matérialiste. Or, c’est là précisément la mission de l’Allemagne, parce que, parmi tous les pays du continent, l’Allemagne seule possède les dispositions, la vigueur d’esprit et la force d’âme requises pour faire prévaloir une culture plus élevée, contre laquelle la civilisation française n’aura plus aucun pouvoir. Ce serait là la véritable propagande allemande qui contribuerait très-essentiellement au rétablissement de l’équilibre européen. »

Nous plaçons cette sentence de l’un des penseurs les plus clairvoyants et les plus originaux, d’un écrivain politique dont la nation allemande devrait être fière, si elle était d’abord en état de le comprendre, à la tête d’une série d’études auxquelles nous sollicite le problème, qui n’est certes pas dépourvu d’intérêt, des rapports entre l’art et la politique en général, et particulièrement entre les tentatives de l’art allemand et les prétentions de l’Allemagne à une plus haute importance politique.

À ceux qui considéraient surtout la renaissance de l’art moderne au milieu des circonstances politiques de la période de déclin du moyen-âge, et qui ne pouvaient concilier la décadence de l’Église romaine et le règne des intrigues dynastiques dans les États d’Italie, ainsi que l’oppression par l’inquisition ecclésiastique en Espagne, avec la floraison inouïe de l’art dans ces deux pays à la même époque, il dut sembler que l’art et la science suivaient une voie tout à fait spéciale de développement, d’efflorescenee et de dépérissement, absolument indépendante de la vie politique des peuples. Une nouvelle contradiction apparaît dans ce fait que la France d’aujourd’hui se trouve à la tête de la civilisation européenne, et en même temps trahit le plus complet épuisement dans la production vraiment intellectuelle : là où l’éclat, la puissance et la domination reconnue surpassent incontestablement toutes les formes imaginables de la vie publique de la plupart des pays et des peuples, les meilleurs esprits de la nation qui se croit si supérieurement intelligente désespèrent de la possibilité de s’élever, des égarements du matérialisme le plus dégradant, à une conception quelconque du beau. S’il faut donner raison aux plaintes incessantes à propos de la restriction de la liberté politique de la nation (et l’on se flatte que c’est là l’unique cause de la corruption du goût public) on peut opposer, et non sans fondement, à ces plaintes, le souvenir de ces périodes de floraison de l’art, en Italie et en Espagne, où le lustre extérieur et l’influence décisive sur la civilisation de l’Europe coïncidaient avec une absence de liberté politique qui n’était pas sans analogie avec la situation actuelle de la France. Il doit y avoir une raison particulière pour laquelle les Français, à aucune époque de leur splendeur, n’ont pu produire un art comparable, même de loin, à celui des Italiens, ni une littérature poétique qui approchât de celle des Espagnols. Peut-être l’explication de ce phénomène résultera-t-elle d’une comparaison entre l’Allemagne et la France à une époque du plus grand éclat pour celle-ci et du plus profond abaissement pour celle-là : d’une part, Louis XIV, de l’autre, un philosophe allemand qui se croyait obligé de considérer le brillant despote de la France comme le Messie envoyé au monde, ce qui était sans contredit l’expression de l’abjection la plus profonde de la nation allemande !

C’est alors aussi que Louis XIV et ses courtisans érigèrent les règles de ce qui passerait pour beau, règles dont, en allant au fond des choses, les Français n’ont pu encore se débarrasser sous Napoléon III ; de là datent l’oubli de leur propre histoire, l’extirpation des germes d’une poésie nationale, la corruption de la poésie et de l’art importés d’Italie et d’Espagne, la transformation de la beauté en élégance, de la grâce en convenance. Il nous est impossible de reconnaître ce qu’auraient pu produire d’elles-mêmes les véritables facultés du peuple français ; il s’est tellement dépouillé de ses aptitudes, au moins dans ce qui passe pour sa civilisation, que nous ne sommes plus en état de déterminer ce qu’il serait sans cette métamorphose. Et cela arriva à ce peuple quand il se trouvait à un haut degré de gloire et de puissance, quand il s’oubliait lui-même pour se refléter dans son prince ; cela arriva avec une énergie si irrésistible, sa forme civilisée s’imprima si profondément sur tous les peuples de l’Europe, qu’aujourd’hui encore, quand on porte les regards vers l’affranchissement de ce joug, on croit voir le chaos dans lequel le Français pense avec raison être retombé, en pleine barbarie, dès qu’il cherche à sortir de la sphère de sa civilisation.

Si l’on sonde ce qu’il y a de véritablement liberticide dans cette influence qui domina le génie souverain le plus essentiellement allemand des temps modernes, Frédéric-le-Grand, au point qu’il regardait le système germanique avec un mépris franchement passionné, il faut avouer qu’une délivrance de cet abâtardissement manifeste de l’humanité européenne n’a pas moins d’importance que n’en eut le renversement du monde romain avec sa civilisation niveleuse et enfin délétère. De même qu’alors un renouvellement complet du sang européen des peuples était nécessaire, de même aujourd’hui une résurrection de l’esprit populaire pourrait être requise, et la même nation d’où sortit autrefois cette régénération semble vraiment destinée à accomplir aussi cette résurrection ; car il est à peine dans l’histoire une donnée aussi évidemment démontrable que la régénération propre du peuple allemand par l’esprit allemand, en opposition ouverte avec l’autre Renaissance des peuples modernes de l’Europe, chez lesquels ou pont prouver tout aussi clairement, au moins pour le peuple français, que la résurrection s’est bornée à une simple transformation, opérée d’en haut par des moyens purement mécaniques et avec un arbitraire inouï.

Cette régénération, sans exemple dans l’histoire, du peuple allemand par son propre esprit, s’effectuait précisément à l’époque où le souverain allemand le plus génial ne pouvait regarder qu’avec horreur au-delà de l’atmosphère de la civilisation française. C’est d’elle que Schiller a chanté :


Nul Auguste n’ouvrit son ère,
Aucun Médicis débonnaire
Ne sourit à l’art allemand ;
Ce n’est pas à l’éclat des trônes ,
À leurs faveurs, à leurs aumônes.
Qu’il doit son resplendissement.


À ces rimes si éloquentes du grand poète, si nous ajoutons encore en simple prose qu’au moment de la régénération de l’art, le peuple allemand n’existait pour ainsi dire que dans ses maisons princières ; qu’après la destruction de toute culture civile en Allemagne par la guerre de Trente Ans, toute autorité, toute faculté même de se mouvoir dans une sphère quelconque d’activité, se trouvait exclusivement au pouvoir des princes, et que les cours princières, dans lesquelles seules s’exprimait la puissance, l’existence même de la nation allemande, s’ingéniaient, avec une conscience presque scrupuleuse, à imiter mesquinement la cour de France, nous aurons à la strophe de Schiller un commentaire qui provoque assurément de sérieuses réflexions. Si, pendant ces méditations, nous sentions avec orgueil, la force intarissable de l’esprit allemand, et si, dirigés par ce sentiment, nous pouvions nous enhardir jusqu’à admettre qu’au fond, et malgré l’influence encore presque absolue de la civilisation française sur l’esprit public des peuples européens, à présent déjà l’esprit allemand se dresse comme son rival tout aussi puissamment armé, nous pourrions dire en deux mots, pour indiquer ce contraste d’après son importance politique, celle qui nous intéresse surtout ici : La civilisation française est née sans le peuple, l’art allemand sans les princes; la première ne peut arriver à aucune profondeur, parce qu’elle recouvre seulement le peuple, mais ne lui entre pas au cœur ; le second, au contraire, manque de puissance et de perfection aristocratique, parce qu’il n’a pas encore pénétré dans les cours des princes et n’a pas encore pu ouvrir les cœurs des souverains à l’esprit allemand. C’est pourquoi la persistance de la domination de la civilisation française correspond avec la persistance d’un véritable antagonisme entre l’esprit du peuple allemand et l’esprit des princes ; maintenir et compléter cet antagonisme serait par conséquent le triomphe de la politique française qui aspire depuis Richelieu à l’hégémonie européenne. De même que Richelieu profita des différends religieux et des conflits entre les princes et l’empire pour établir la souveraineté de la France, de même, au milieu d’autres circonstances, d’intelligents despotes français ont dû prendre constamment à tâche d’employer la civilisation française, sinon à asservir les peuples de l’Europe, du moins à soumettre à leur pouvoir l’esprit des cours allemandes.

Ce moyen d’asservissement réussit complètement au siècle dernier, où nous voyons en rougissant que des princes allemands furent captivés et éloignés du peuple allemand par des danseuses françaises et des chanteurs italiens, à peu près comme, aujourd’hui encore, des princes nègres sont séduits par des verroteries et des grelots. Une lettre du grand Napoléon à son frère qu’il avait institué roi de Hollande, nous apprend comment il fallait procéder à l’égard du peuple à qui l’on finit par enlever tout à fait les princes qui lui étaient devenus indifférents : Napoléon reprochait à son frère de faire trop de concessions à l’esprit national de ses sujets, tandis que, si le pays avait été mieux francisé, il aurait pu ajouter à son royaume un morceau du nord de l’Allemagne : puisque, dit la lettre, c’eût été un noyau de peuple, qui eût dépaysé davantage l’esprit allemand, ce qui est le premier but de ma politique. — Voilà donc en présence, dans toute leur nudité, cet esprit allemand et la civilisation française ; puis, entre eux, les princes allemands dont parle la strophe de Schiller.

Il n’est certes pas sans profit d’examimer de près ces rapports entre l’esprit allemand et les princes du peuple allemand ; cet examen pourrait bien nous conduire à une grave question. Car nous serons nécessairement amenés au point où, dans la lutte entre la civilisation française et l’esprit allemand, il s’agira de la question du maintien des princes allemands. Si les princes ne sont pas les représentants fidèles de l’esprit allemand ; s’ils aident, sciemment ou non, au triomphe de la civilisation française sur l’esprit allemand encore si tristement méconnu et dédaigné par eux, leurs jours sont comptés, que le coup vienne d’un côté ou de l’autre. Une question décisive pour l’histoire du monde se présente donc à nous ; une étude plus attentive nous montrera si nous nous sommes trompés lorsque, en la considérant de notre point de départ, l’art allemand, nous lui avons donné une importance si haute et si sérieuse.

II

C’est pour nous un sujet d’orgueil et d’encouragement de voir que l’esprit allemand, quand il se releva de son profond affaissement au milieu du siècle dernier, n’eut pas besoin d’une nouvelle naissance, mais seulement d’une régénération : il put tendre la main, par-dessus deux siècles perdus, au même esprit qui naguère avait répandu ses germes vigoureux en longues ramifications sur le Saint-Empire romain de nation allemande, et dont nous serons loin de dédaigner l’action, même sur la constitution plastique de la civilisation européenne, si nous nous rappelons que le beau costume allemand, si docile aux caprices de l’imagination individuelle, fut alors adopté par tous les peuples de l’Europe. Considérez deux portraits : ici Durer, là Leibnitz ; comme cette comparaison éveille en nous l’affreuse image de notre époque de décadence ! Gloire aux généreux esprits qui en ont les premiers senti toute l’horreur et qui ont reporté leurs regards au-delà des siècles pour pouvoir se reconnaître eux-mêmes ! Alors, il se trouva que ce n’était pas la mollesse qui avait plongé le peuple allemand dans sa misère : il avait soutenu sa guerre de Trente Ans pour la liberté d’esprit ; cette victoire était remportée, et si le corps était épuisé par ses blessures et la perte de son sang, l’esprit restait libre, même sous la perruque d’allonge française. Honneur à vous, Winkelmann et Lessing, qui, au-delà des siècles de votre propre splendeur nationale, avez découvert et reconnu les divins Hellènes, vos parents primitifs, et avez révélé le pur idéal de la beauté humaine aux regards aveuglés de l’humanité civilisée à la française ! Honneur à toi, Gœthe, qui parvins à marier Hélène à Faust, l’idéal grec à l’esprit allemand ! Honneur à toi, Schiller, pour avoir donné à l’esprit régénéré la forme de l’adolescent allemand qui regarde avec mépris la suffisance britannique et les séductions parisiennes ! Qui était cet adolescent allemand ? A-t-on jamais entendu parler d’un adolescent français ou anglais ? Et pourtant, comme nous le comprenons sur-le-champ, de la manière la plus claire et la plus saisissante, cet adolescent qui, dans la chaste mélodie de Mozart, faisait rougir de honte le castrat italien, et, dans la symphonie de Beethoven, acquérait un courage viril pour accomplir des hauts faits rédempteurs du monde ! C’est lui qui, au moment où ses princes avaient tout perdu, l’État, le pays, l’honneur, se précipita enfin sur le champ de bataille pour reconquérir au peuple sa liberté, aux princes eux-mêmes leurs trônes disparus. Et comment cet adolescent fut-il récompensé ? Jamais il n’y eut de plus noire ingratitude que la trahison des princes allemands envers l’esprit de leur peuple, et, pour l’expier, il faudra plus d’un acte de bonté, de noblesse et de dévouement de leur part. Nous comptons sur ces actes, et c’est pourquoi nous montrons la faute sans ménagement.

Comment a-t-il été possible aux princes de ne tenir aucun compte de cette glorieuse régénération de l’esprit allemand ? Comment n’a-t-elle exercé aucune influence sur l’opinion qu’ils avaient du caractère de leur peuple ? De quelle façon s’expliquer cet aveuglement incroyable qui les empêcha même de tirer parti du mouvement, au profit de leur politique dynastique ?

Au fond, les cours ne comprenaient plus autre chose, sous le nom de culture des arts, que l’inti’oduction d’un ballet français ou d’un opéra italien, et, à le bien prendre, elles en sont encore là aujourd’hui : Dieu sait où et comment Gœthe et Schiller se seraient consumés, si le premier, né avec de la fortune, n’avait eu pour ami personnel un petit prince allemand, le prodige de Weimar, et si, finalement, il n’avait pu, dans cette position, faire aussi quelque chose pour Schiller. Il est probable qu’ils n’auraient pas échappé au sort de Lessing, de Mozart et de tant de nobles ! Seulement, l’adolescent allemand n’était pas homme à avoir besoin de la faveur des princes dans le sens d’un Racine ou d’un Lully ; il était appelé à secouer « le joug des règles ». Un homme d’État intelligent reconnut cette vocation au moment de la détresse la plus pressante ; et, lorsque toutes les troupes mercenaires des monarques, régulièrement dressées, eurent été entièrement défaites par le chef de l’armée française, lequel ne se présentait plus en civilisateur, mais en foudre de guerre, on invoqua le secours de l’adolescent, afin qu’il montrât, les armes à la main, de quelle nature était cet esprit allemand qui était ressuscité en lui. Il prouva sa noblesse au monde. Il gagna ses batailles au son de la lyre et de l’épée. Le César gaulois dut se demander avec surprise pourquoi il ne parvenait plus à vaincre les Cosaques et les Croates, les soldats de la garde impériaux et royaux. Peut être n’y a-t-il sur les trônes de l’Europe que son neveu qui puisse répondre à cette question avec une véritable sagesse : il connaît et craint l’adolescent allemand.

En quoi donc consista la grande ingratitude dont les princes payèrent les exploits libérateurs de l’esprit allemand ? — Ils étaient débarrassés du despote français ; mais ils replacèrent la civilisation française sur le trône, pour se laisser gouverner par elle seule, après comme avant. On avait voulu seulement restituer le pouvoir aux petils-fils de Louis XIV ; il semblait que, pour le reste, il se fut agi simplement de se faire représenter de nouveau le ballet et l’opéra.

Ils n’ajoutèrent qu’une chose à leur rentrée en possession : la crainte de l’esprit allemand. L’adolescent qui les avait sauvés dut porter la peine d’avoir montré une puissance qu’on ne lui soupçonnait pas. On trouverait difficilement dans l’histoire un plus triste malentendu que celui-ci, qui se poursuivit désormais pendant tout un demi-siècle entre le peuple et les princes ; et pourtant, ce malentendu est tout ce qu’on peut invoquer comme piteuse excuse de l’ingratitude commise. L’esprit allemand avait été autrefois dédaigné par inertie et par corruption du goût seulement; ti présent qu’il avait fait connaître son énergie sur le champ de bataille, on le confondit avec l’esprit dompté de la révolution française ; car tout devait être regardé sous le jour et selon le goût français. L’adolescent qui avait dépouillé l’uniforme et s’était borné à prendre l’ancien habit allemand au lieu du frac français, passa bientôt pour un Jacobin qui, dans les universités, ne s’adonnait à rien moins qu’à l’étude du régicide universel, et l’on finit par confier aux tribunaux criminels le soin de mettre un terme à la Burschenschaft, cette ligue de démagogues.

La Prusse seule conserva une organisation militaire, issue de la période d’essor de l’Allemagne ; avec ce dernier reste de l’esprit allemand, extirpé partout ailleurs, la couronne de Prusse, un demi-siècle plus tard, gagna la bataille de Kœniggrætz, à l’étonnement du monde entier. L’effroi que cette armée inspira dans tous les conseils de guerre de l’Europe fut si grand, que le général le plus puissant de France dut concevoir le désir soucieux de former, de son armée à bon droit fameuse, quelque chose comme cette landwehr. Nous avons vu récemment combien tout le peuple français se raidissait contre cette idée. La civilisation française n’est donc pas parvenue à faire ce que l’Allemagne foulée aux pieds a créé d’une manière si prompte et si durable : une véritable armée populaire. Elle a recours, en compensation, à des inventions de nouveaux fusils se chargeant par la culasse et de canons d’infanterie. Comment la Prusse y répondra-t-elle ? Par un perfectionnement analogue des fusils, ou par la mise en œuvre de forces vives dont nul autre peuple d’Europe ne peut tirer parti en ce moment ? — Depuis cette mémorable bataille, livrée le surlendemain du jour où l’on avait célébré le cinquantième anniversaire de la fondation de la Burschenschaft, un grand changement s’est opéré, un problème d’une importance incommensurable s’est posé ; on dirait presque que l’empereur des Français en comprend la gravité mieux que les gouvernements des princes allemands. Un mot du vainqueur de Kœniggrætz, et une nouvelle force entre dans l’histoire, une force devant laquelle la civilisation française pâlira pour toujours.

Étudions de plus près les suites de la trahison des princes envers l’esprit allemand ; voyons ce que sont devenus en un demi-siècle les germes d’une floraison si pleine de promesses, de quelle façon la science et l’art, qui avaient autrefois provoqué les plus belles manifestations de la vie populaire, ont agi sur le développement des nobles facultés de ce peuple, depuis qu’ils ont été regardés et, par suite, traités comme des ennemis de la sécurité, ou tout au moins de la commodité des trônes allemands.

III

Il est incontestable que l’action la plus décisive de l’esprit de régénération en Allemagne fut exercée par la poésie dramatique, par le théâtre sur la nation. Quiconque (comme cela se voit souvent aujourd’hui de la part de gens de lettres impuissants) conteste ou méconnaît l’importance capitale du théâtre quant à l’influence de l’esprit artistique sur l’esprit moral d’une nation, prouve qu’il se trouve tout à fait en dehors de ce véritable commerce d’échange et ne mérite d’être compté ni dans la littérature ni dans l’art. C’est en faveur du théâtre que Lessing avait commencé la lutte contre la domination française ; c’est pour le théâtre que Schiller l’avait couronnée de la plus belle victoire. Nos grands poètes ne trouvant pas devant eux une organisation technique du théâtre, assez perfectionnée pour seconder la haute tendance de la régénération allemande, furent obligés de la devancer sans en tenir compte, et leur testament nous fut remis avec la condition préalable de nous approprier réellement le théâtre. Si, depuis lors, il ne nous est plus né de génies comme Gœthe et Schiller, la tâche de l’esprit populaire régénéré consistait précisément à préparer, par la bonne culture de leurs œuvres, une longue floraison que la nature aurait nécessairement suivie par la production de nouveaux génies créateurs : l’Italie et l’Espagne ont éprouvé cette action réciproque. Il n’aurait fallu pour cela que mettre le théâtre en état de célébrer dignement les hauts faits des luttes de Lessing et des victoires de Schiller. Mais, avec un instinct qui ne peut appartenir aux gouvernants qu’en présence de la grande sottise des gouvernés, on s’empara précisément de la scène pour soustraire à l’influence de l’esprit allemand l’admirable srène de ses plus nobles exploits libérateurs. Comment un général habile prépare-t-il la défaite de l’ennemi ? Il lui coupe le terrain, les transports de vivres. Le grand Napoléon dépaysa l’esprit allemand. On prit le théâtre aux héritiers de Gœthe et de Schiller. Ici l’opéra, là le ballet. Rossini, Spontini : les dioscures devienne et de Berlin qui attiraient après eux la pléiade de la Restauration allemande. Mais cette fois encore, le génie allemand devait chercher à se donner carrière ; si le vers se taisait, la mélodie résonna. Le souffle de l’adolescent allemand respira dans les magnifiques mélodies de Weber ; le peuple accueillit son Freischütz avec acclamation ; il sembla vouloir de nouveau pénétrer en vainqueur dans les fastueuses salles, restaurées à la française, des théâtres de cour administrés par une intendance. Nous connaissons les lentes tortures au milieu desquelles le noble maître populaire expia son crime de la mélodie des chasseurs de Lutzow ; nous savons comment il traîna son existence mortellement brisée. La cruauté la mieux calculée n’aurait pu agir plus ingénieusement pour démoraliser et tuer l’esprit artistique de l’Allemagne ; mais il n’est pas moins horrible d’admettre que peut-être la pure stupidité des souverains et leur soir triviale de plaisirs ont causé tous ces ravages. Après un demi-siècle, on en voit assez clairement les résultats dans la situation de la vie intellectuelle du peuple allemand.

Le Français dégoûté de sa propre civilisation a lu le livre de Mme  de Staël sur l’Allemagne, le rapport de Benjamin Constant sur le théâtre allemand ; il étudie Gœthe et Schiller, entend Beethoven, et croit qu’il lui est désormais impossible de se tromper, lorsque, en prenant réellement et exactement connaissance de la vie allemande, il cherche à y trouver une consolation et une espérance pour l’avenir de son propre peuple. Notre hôte se tourne donc vers l’art et remarque tout d’abord que, sous ce nom, les Allemands comprennent seulement la peinture et la sculpture, parfois aussi l’architecture : il connaît, de cette époque de la régénération, les belles productions destinées à la culture de ce côté de l’esprit artistique allemand ; mais il s’aperçoit que ce qui était traité alors avec un sérieux vraiment grand, par le noble P. Cornelius, par exemple, n’est plus à présent qu’un plaisant prétexte pour viser à l’effet ; or, en ce qui concerne l’effet, notre Français sait qu’on s’y entend supérieurement chez lui. Il regarde ensuite du côté de la littérature ; ici, du moins, on doit trouver de l’esprit allemand ; quoique la plupart des livres ne soient que des traductions, on doit enfin voir ici ce qu’est l’Allemand en dehors d’Alexandre Dumas et d’Eugène Sue ? Vraiment oui ; il est encore quelque chose ; il est l’exploiteur de la gloire et de la réputation de l’Allemagne. — Maintenant, entrons au théâtre ! Là, dans le commerce journalier, immédiat du public avec les génies de sa nation, doit assurément s’exprimer l’esprit du peuple allemand, de ce peuple si intelligent et si moral, que Benjamin Constant a pu affirmer aux Français que les Allemands n’ont pas besoin des règles françaises, parce que la bienséance est inhérente à la pureté et à l’intimité de leur être. Nous espérons qu’au théâtre notre hôte ne se rencontrera pas tout d’abord avec notre Schiller ou notre Gœthe ; car alors, il lui serait impossible de concevoir pourquoi nous avons élevé récemment au premier des statues sur les places de toutes nos villes, à moins de supposer que nous l’avons fait uniquement pour en finir une bonne fois d’une manière très-convenable avec ce brave homme dont les services étaient incontestables. En voyant nos grands poètes sur la scène, il serait frappé surtout du rhythme singulièrement traînant de la récitation ; il se croirait obligé d’en chercher une raison de style, jusqu’au moment où il découvrirait que cette lenteur d’articulation provient uniquement de la difficulté pour l’acteur de suivre le souffleur ; car cet artiste mimique n’a évidemment pas le temps d’apprendre ses vers par cœur ; il est engagé pour présenter, dans le courant de l’année, au public abonné du théâtre allemand, à peu près tous les produits de la littérature dramatique de tous les temps et de tous les peuples, de tous les genres et de tous les styles. La tâche du mime allemand ayant une extension si démesurée, il ne peut naturellement être question de savoir comment il la remplit ; la critique et le public passent aussi parfaitement làdessus. C’est pourquoi l’acteur est obligé de fonder son succès sur un tout autre terrain : l’actualité lui amène toujours quelque chose où il se trouve dans son propre élément ; et ici, comme dans la littérature, les rapports modernes entre l’esprit allemand contemporain et la civilisation française nous viennent encore une fois en aide. De même que là A. Dumas est germanisé, de même ici la carricature de théâtre parisienne est localisée, et selon que la nouvelle pièce locale se comporte à Paris, elle se maintient au répertoire du théâtre allemand. En outre, une étrange lourderie des Allemands produit une confusion qui doit faire supposer à notre hôte français que l’Allemand renchérit encore en frivolité sur le Parisien ; car il voit représenter, et avec une grossière maladresse, dans les brillants théâtres de cour, devant la partie privilégiée de la société, sans le moindre scrupule, crûment et naïvement, comme la polissonnerie la plus nouvelle, ce qu’on ne montre à Paris que dans de petits théâtres borgnes, à l’écart de la bonne société. Nous avons vu dernièrement Mlle  Rigolboche, un être qui ne se comprend qu’à Paris, appelée à reproduire, sur un théâtre de Berlin dont l’affiche la désignait en gros caractères comme danseuse de cancan, les danses qu’elle exécute dans sa patrie, en vertu d’un engagement spécial avec les entrepreneurs de bals publics, pour animer les lieux de divertissement les plus décriés ; un haut personnage de l’aristociatie prussienne, habitué à avoir des attentions pour le monde artistique, a eu l’insigne honneur d’aller la prendre en voiture ! Pour le coup, la presse française nous a donné quelque peu sur les ongles ; car le sentiment français se révoltait à bon droit de voir comment la civilisation française se produisait sans les convenances françaises. Nous devons avouer que c’est le simple sentiment des convenances des peuples autrefois influencés par l’esprit allemand qui les a totalement détournés de nous et les a livrés à la civilisation française : les Suédois, les Danois, les Hollandais, nos voisins et nos frères, qui jadis étaient en parfaite communauté d’idées avec nous, vont aujourd’hui faire leurs provisions d’art et d’esprit directement à Paris ; car ils préfèrent très-judicieusement la denrée loyale à la marchandise frelatée.

Quelle impression notre hôte français emportera-t-il, quand il se sera repu de ce spectacle de la civilisation allemande ? Assurément, il éprouvera un mal du pays désespéré, un besoin de retourner au moins aux convenances françaises. À le bien prendre, la domination française y aura gagné un nouveau moyen de puissance, contre lequel nous parviendrions difficilement à nous défendre. Si nous voulons pourtant le tenter, examinons sans vaine présomption les ressources dont nous pouvons encore disposer.

IV

À ce Français intelligent que nous venons de voir inspecter ainsi la physionomie présente de la vie intellectuelle en Allemagne, nous devons pourtant dire finalement, en guise de consolation, que son regard n’a fait qu’effleurer l’atmosphère extérieure du véritable monde de la pensée. C’était la sphère dans laquelle on permit à l’esprit allemand d’aspirer à une apparence de pouvoir et d’activité publique ; dès qu’il renonçait complètement à cette ambition, la corruption ne pouvait naturellement prendre aucun empire sur lui. Il sera profitable, quoique affligeant, de le rechercher dans sa patrie, là où il élabora jadis le merveilleux temple de sa magnificence, sous la perruque raide d’un S. Bach, sous la coiffure poudrée d’un Lessing. S’il y a là, dans les profondeurs de l’individualité germanique aux facultés universelles, une source d’aptitudes spéciales, un trésor qui ne rapporte point d’intérêts à la vie publique, on aura le droit d’en tirer des conclusions, non contre la capacité de l’esprit allemand, mais seulement contre la sagacité de la politique allemande. Dans les dernières périodes décennales, nous avons fait à plusieurs reprises cette curieuse expérience qu’en Allemagne la notoriété ne s’est attachée à des esprits de premier rang que par les découvertes des étrangers. C’est là un beau trait, d’une signification profonde, si humiliant qu’il puisse être pour la politique allemande. À dire vrai, depuis la régénération du sang des peuples d’Europe, l’Allemand a été le créateur et l’inventeur, le roman, l’organisateur et l’exploiteur : l’essence germanique est restée la véritable source de rénovation permanente.

Si donc nous recherchons les manifestations de l’esprit allemand là où elles touchent encore à la publicité d’une manière reconnaissable, nous rencontrons, ici aussi, des témoignages irrécusables de la ténacité de la nature germanique à ne pas abandonner ce qu’elle a une fois saisi. L’esprit fédératif de l’Allemagne ne s’est jamais complètement démenti ; même à l’époque de la plus profonde décadence politique, il a démontré, par le maintien obstiné de ses dynasties princières en opposition avec la tendance centralisatrice de l’empire des Habsbourgs, l’impossibilité de la monarchie proprement dite en Allemagne. Depuis l’essor de l’esprit populaire dans les guerres de liberté, ce vieux penchant pour la fédération s’est réveillé sous toutes les formes ; dans les associations de la jeunesse surexcitée, où il montrait le plus de vitalité, il fut d’abord étouffé violemment, comme ennemi des commodités monarchiques ; mais on ne put l’empêcher de s’étendre à tous les ordres d’intérêts sociaux, intellectuels et pratiques. Nous sommes obligés de reconnaître et d’avouer à regret que l’admirable activité du principe d’union de l’Allemagne ne parvint jamais à acquérir une influence réelle sur la formation de l’esprit public. En fait, nous voyons que, dans le domaine de la science, de l’art, des intérêts sociaux, l’organisation du système allemand trahit la même impuissance que, par exemple, nos sociétés de gymnastique tendant à l’armement du peuple en présence des armées permanentes, ou que nos chambres des députés, imitées de celles de France ou d’Angleterre, à l’égard des gouvernements. Demandons-nous pourtant quelle richesse inouïe, vraiment incommensurable, d’organisation vivifiante la politique de l’Allemagne posséderait en elle-même si, par analogie avec l’organisation de l’armée prussienne dont nous avons cité l’exemple, les éléments disposés à la culture et à la vraie civilisation étaient attirés dans l’orbite du pouvoir où les gouvernements se tiennent aujourd’hui bureaucratiquement renfermés.

En résumé, les dispositions de l’esprit allemand pour l’art sont universelles, comme la mission du peuple allemand depuis son entrée dans l’histoire ; la renaissance qui s’est produite dans les domaines les plus importants de l’art pendant la seconde moitié du siècle dernier a fourni la preuve de cette universalité. C’est à ceux qui ont dans leurs mains les destinées politiques de la nation à donner l’exemple de l’appropriation de cette renaissance à l’ennoblissement de la vie publique intellectuelle du peuple, à la fondation d’une nouvelle civilisation vraiment germanique qui étendra ses bienfaits jusqu’au delà des frontières de l’Allemagne.

V

Déjà même, l’impulsion a été donnée. Comme nous n’avons pas l’habitude de bâtir des suppositions en l’air, nous attestons que l’idée de cette mission sublime des princes ne nous serait pas venue, si nous n’avions sous les yeux l’expérience de cet exemple et de ses effets. Est-il besoin de nommer le roi Louis Ier de Bavière pour faire comprendre à quoi nous faisons allusion ? Faut-il rappeler avec quelle énergie peu commune, avec quelle ardeur d’initiative ce souverain éclairé démontra aux autres princes qu’il existait un art allemand, et qu’il était noble et beau de le cultiver ? Il fit célébrer dans des œuvres de l’art plastique le mariage d’Hélène avec Faust et révéla ainsi de la manière la plus palpable la haute vocation de l’esprit allemand. L’exemple ne resta pas sans fruit : d’autres princes, comme saisis de honte, prirent soin d’orner leurs résidences de nobles créations allemandes ; on fit venir les maîtres de Munich ; on leur assigna des tâches auxquelles on n’avait jamais songé auparavant, si ce n’est dans le sens d’un luxe corrupteur que les expédients frivoles de l’étranger pouvaient seuls satisfaire. Tout ce qu’on était en droit d’attendre en partant d’un seul point et en marchant dans une seule direction, fut alors réalisé ; l’exemple et l’action du roi Louis Ier n’ont rien laissé à désirer.

Le fils du régénérateur de l’art plastique allemand, le bien-aimé roi Maximilien II, dont le souvenir est impérissable, prit à tâche de compléter l’œuvre de son père ; il porta surtout sa sollicitude sur l’architecture, mais déjà du côté pratique, en cherchant à préparer un terrain favorable à l’éducation intellectuelle de son peuple. Cette intention est manifeste dans la grande entreprise, hélas ! inexécutée de la construction du Maximilianeum.Cet édifice, admirablement situé et supérieur à tout, était destiné à devenir un centre d’enseignement d’un genre entièrement nouveau : tout ce que l’art et la science avaient produit de remarquable devait y être rassemblé et disposé de façon à offrir aux élèves de cette école unique l’occasion d’acquérir les vastes connaissances nécessaires surtout, dans la pensée de cet auguste prince, aux fonctionnaires publics d’un grade élevé. L’idée de cette fondation renferme l’aveu plein de tristesse d’une misère réellement sentie pour la première fois par un monarque. Le roi Louis Ier pouvait satisfaire son amour pour les œuvres d’art qui tombent sous les sens, aussitôt qu’il trouvait des artistes de talent ; il n’avait besoin, pour l’accomplissement de sa tâche, que des matériaux dont il disposait précisément en sa qualité de souverain. Mais pour rendre l’esprit du peuple accessible aux belles œuvres de l’art, il fallait une culture dont la surveillance assidue par le monde des fonctionnaires exigeait chez ceux-ci une éducation générale, en dehors des connaissances spécifiques de leur profession. Le roi Maxiinilien II dut se dire en soupirant : À quoi nous servent ces belles productions de l’art, si elles paraissent presque antipathiques au peuple, si elles ont été appelées à la vie contre sa volonté plutôt qu’avec son assentiment ? Faut-il reculer ou marcher en avant ? — Tout son entourage de lfonctionnaires publics lui conseilla certainement de reculer. Il se tut ; mais il s’efforça judicieusement de créer d’abord des fonctionnaires vraiment instruits.

Quand le feu roi Maximilien II montrait une sollicitude incomparable pour la science et la littérature allemandes, on eût dit qu’il cherchait à combler les lacunes nécessairement laissées dans l’œuvre hardie de son père, l’abîme presque effrayant entre les créations artistiques du roi Louis Ier et l’esprit de son peuple. Moins qu’à tout autre homme intelligent, il pouvait lui échapper que la floraison de l’art plastique allemand n’était pas arrivée à une complète éclosion et qu’elle inclinait plutôt vers un dépérissement prématuré. Il dut reconnaître que la cause de cet insuccès était dans le démembrement de la tendance artistique qui n’atteignait pas encore la vie du peuple, comme dans l’exclusivisme de la culture appliquée à une seule branche de l’art.

Il est caractéristique, pour le résultat de nos recherches, d’observer que le roi Maximilien II, si sérieusement préoccupé du bien-être de son peuple, laissa de côté, peut-être avec méliance, l’art dramatique, le seul capable d’embrasser toutes les autres branches et le plus propre à se mettre en contact avec la vie populaire. Il s’efforça, à la vérité, de développer la culture littéraire au théâtre comme ailleurs ; mais il n’aboutit qu’à montrer l’impuissance de la science et de la littérature, quand elles ne sont pas déjà soutenues par un véritable et fécond esprit populaire. Une pareille expérience dut surtout être des plus sensibles à l’excellent prince qui, précisément parce qu’il était le vrai père de son peuple, songeait moins à chercher dans la science et la littérature un agrément personnel qu’un moyen d’élever l’esprit populaire, ainsi que le prouve la fondation du Maximilianeum.

La culture particulière de la science, qui ne peut être appelée à agir jamais d’une façon immédiate sur l’esprit des masses, n’a de sens, sous le rapport du développement historique, que comme couronnement d’une éducation populaire déjà florissante; mais l’art seul est l’éducateur du peuple. C’est pour ménager une transition nécessaire que le roi Maximilien apporta une ardeur visible à encourager aussi la littérature poétique et créatrice ; c’est là aussi que l’avortement fut le plus évident. Son noble exemple était donné trop tard : l’enthousiasme qui animait encore les esprits au commencement de ce siècle, était alors éteint, une autre ère venait de s’ouvrir : c’était l’époque de l’actualité. Henri Heine nous envoyait de Paris, sa patrie d’adoption, des couplets spirituels en prose poétique allemande, et son esprit devint alors le père d’une littérature dont le caractère propre consistait dans le persiflage de toute littérature sérieuse. En même temps que les caricatures de Dantan réjouissaient le cœur des épiciers parisiens, à qui, dès lors, il fut clairement démontré que tout ce qui est grand et sérieux n’existe que pour être tourné en ridicule, les saillies de Heine divertissaient le public allemand, qui put se consoler désormais de la décadence intellectuelle, en se disant, comme on le lui persuadait à l’évidence, qu’en fin de compte on n’y avait pas tant perdu. La joie que fait éprouver cette consolation, accueillie avec une complaisance particulière surtout par nos versificateurs, est devenue la tonique de presque toute la littérature poétique contemporaine. On se présente comme si l’on recommençait tout à nouveau ; on ne se laisse égarer par aucune exhortation de nos grands maîtres, et l’on revendique, au contraire, le droit tout à fait poétique de gueusailler sans souci, au jour le jour. Pour l’esprit, Heine y a pourvu ; les incursions hardies dans le domaine de l’épopée sont facilitées par une étude de précaution des poésies de Byron ; ce que les Anglais, les Français et les Russes ont déjà imité, est encore une fois imité dans un honnête allemand, et si le libraire parvient habilement à donner à l’ouvrage l’apparence d’une douzaine d’éditions, un nouvel astre luit parmi la pléiade poétique de quelque journal, et l’affaire est en règle.

Noble et déplorable prince, qui croyait avoir ici quelque chose à protéger et à encourager ! Que pouvaient ses généreuses intentions, sinon révéler enfin l’impuissance de la littérature poétique de l’Allemagne ?

Après avoir invoqué deux nobles exemples donnés par des princes allemands, et en avoir constaté, au fond, le peu de succès, qu’est-ce donc qui peut encore nous autoriser à attendre un meilleur résultat d’une nouvelle tentative faite par un prince allemand ?

VI

Assurément, le magnanime promoteur des efforts intellectuels de l’Allemagne suivit d’un regard bienveillant les essais tentés par les poètes qu’il favorisait pour se tourner enfin vers le théâtre ; il les provoqua lui-même en instituant des prix. Ce fut encore un exemple qu’il donna — et dont l’effet fut désastreux. Le théâtre resta ce qu’il était auparavant, et aujourd’hui personne ne s’imagine que, dans cet institut, réside le germe de tout développement national, poétique et moral ; que nulle autre branche de l’art ne peut arriver à une véritable floraison, à une action féconde sur l’éducation du peuple, avant que la participation toute-puissante du théâtre ait été reconnue et assurée.

Si nous entrons dans un théâtre, la moindre réflexion nous fait entrevoir aussitôt tout un abîme infernal de possibilités, depuis les plus ignobles jusqu’aux plus sublimes. Au théâtre, le Romain a ses jeux de gladiateurs, — le Grec ses tragédies, — l’Espagnol ses combats de taureaux ou ses autos, — l’Anglais les grossières plaisanteries de ses clowns ou les drames émouvants de son Shakespeare, — le Français son cancan et ses alexandrins précieux, — l’Italien ses airs d’opéra — et l’Allemand ?… Que pourrait bien célébrer l’Allemand dans son théâtre ? Nous chercherons à nous l’expliquer clairement. Pour le moment, il y célèbre — naturellement à sa façon — tout à la fois, et il y ajoute, pour être complet et produire plus d’effet, Schiller, Gœthe, et récemment Offenbach. Et tout cela se passe au milieu de circonstances de communauté et de publicité qui ne se reproduisent jamais dans la vie réelle. Au sein des assemblées populaires, les intérêts qui se débattent avec passion peuvent provoquer une certaine animation ; à l’église, le fidèle peut se recueillir et s’élever à une piété fervente ; mais ici, au théâtre, l’homme tout entier, avec ses passions les plus viles et les plus sublimes, est confronté avec lui-même dans une effrayante nudité ; il est poussé à frémir de plaisir, à ressentir des douleurs impétueuses, à entrer dans le ciel ou dans l’enfer ; ce qui est, pour l’homme ordinaire, en dehors de toutes les conditions de sa propre expérience, il l’éprouve ici, il l’éprouve sur lui-même, dans sa sympathie puissamment éveillée par une merveilleuse illusion. On peut affaiblir cette impression par un abus insensé, par une répétition quotidienne (qui, d’ailleurs, amène une grande corruption du sentiment) ; mais on ne peut jamais l’étouffer complètement ni l’empêcher de servir aux fins les plus funestes, selon l’intérêt de la tendance du temps. Les plus grands poëtes des peuples ne se sont approchés de cet abîme redoutable qu’en frissonnant d’épouvante et d’horreur ; ils ont découvert les lois profondes, les formules sacrées qui permettent au Génie de conjurer les démons qui s’y cachent ; Eschyle conduisit lui-même avec une solennité sacerdotale les Erinnyes domptées, comme des Euménides divines et vénérables, au siège de leur rédemption de funestes malédictions. C’est sur cet abîme que le grand Calderon jeta l’arc-en-ciel comme un pont qui conduisait vers le pays des saints ; c’est de ses profondeurs que l’énorme Shakespeare conjura le démon avec une puissance surhumaine et, aux yeux du monde étonné, le vainquit par sa force athlétique ; c’est dans ses abords que Gœthe érigea le temple de son Iphigénie et que Schiller planta l’arbre miraculeux de sa Pucelle d’Orléans. Les enchanteurs mélodieux de la musique s’avancèrent aussi vers l’abîme et versèrent un baume céleste dans les plaies béantes de l’humanité ; là Mozart créa ses chefs d’œuvre, et Beethoven, plein de pressentiments, brûla du désir d’éprouver ses forces suprêmes.

Mais dès que les grands et saints magiciens s’éloignent du gouffre, on y voit danser les furies de la trivialité, de la concupiscence la plus abjecte, des passions les plus hideuses, les gnomes grossiers de la jouissance désœuvrée la plus déshonorante. Si l’on éloigne les bons esprits — et cela coûte peu de peine, il suffit de ne pas les évoquer en toute confiance — on livre l’arène où cheminaient les dieux aux plus sales marmousets de l’enfer ; et ceux-ci viennent aussi d’eux-mêmes, sans avoir été évoqués ; car ils ne pouvaient être effarouchés que par la descente et la présence des dieux.

Et ce monstre, ce pandémonium, ce théâtre formidable, vous l’abandonnez sans réflexion au bon plaisir d’une routine mécanique, au jugement d’étudiants corrompus, au caprice de courtisons avides de plaisirs, à la direction de commis de bureau pensionnés ! — ce même théâtre que les pasteurs protestants du siècle dernier signalaient, avec un coup d’œil très- juste, comme une embûche du démon, vous vous en détournez aujourd’hui avec dédain, tandis que, d’autre part, vous le surchargez de pompe et d’éclat, et, chaque fois qu’il survient quelque grande occasion, vous ne pouvez encore rien inventer de mieux qu’une représentation, pour vous y montrer en gala.

Et vous vous étonnez de ne pas avancer avec l’art plastique, avec la littérature poétique, avec tout ce qui tend à la beauté et à l’ennoblissement dans la vie intellectuelle d’une nation ; vous vous étonnez qu’un recul suive immédiatement chaque progrès ! Comment voulez-vous donc avoir seulement une ombre de véritable action artistique sur le peuple, si vous passez devant ce théâtre en haussant les épaules, ou, pis encore, si vous vous y asseyez en clignant les yeux ?

Trêve aux questions ! Maintenant le lecteur entrevoit le but de nos études ; nous nous proposons de montrer l’importance sans égale du théâtre par son influence infiniment pernicieuse ou infiniment salutaire, et, pour assurer son action la plus bienfaisante et la plus élevée, d’invoquer le même exemple royal qui a déjà été si bien donné pour l’art plastique et la science par deux princes éclairés de Bavière.

VII

L’art européen a eu deux principales phases caractéristiques : celle de sa naissance chez les Grecs, celle de sa renaissance chez les peuples modernes. Cette dernière période ne sera parfaitement close, elle n’aura atteint l’idéal qu’après être revenue au point de départ de la naissance. La renaissance a vécu sur les œuvres retrouvées, étudiées et imitées de l’art grec, et celui-ci ne pouvait être que l’art plastique. Elle n’arrivera à la véritable force créatrice de l’art antique qu’en pénétrant jusqu’à la source où lui-même la puisait. L’art plastique primitif des Grecs est aux œuvres de sa floraison ce que les cérémonies du temple, se mouvant dans une convention symbolique, sont à la représentation d’un drame d’Eschyle. Cette floraison coïncida avec la perfection du théâtre, de telle sorte que Phidias apparaît comme le contemporain puîné d’Eschyle. L’artiste plastique ne sortit pas des chaînes de la convention symbolique avant qu’Eschyle eût transformé la danse sacerdotale en drame animé. S’il est possible que la vie moderne, réorganisée par la renaissance de l’art, ait un théâtre qui réponde à sa civilisation aussi exactement que le théâtre grec répondait à la religion grecque, alors seulement l’art plastique, comme tout autre art, sera parvenu à la source vivifiante où il s’alimentait chez les Grecs ; si cela n’est pas possible, c’en est fait aussi de l’art régénéré.

Les Italiens, chez qui l’art de la renaissance eut son origine et atteignit son apogée, ne trouvèrent pas le drame de l’Église chrétienne ; mais ils inventèrent la musique chrétienne. Cet art, aussi nouveau que le drame d’Eschyle pour les Grecs, entra dans la même corrélation avec l’art figuratif italien (notamment la peinture) que le théâtre avec l’art figuratif grec (notamment la sculpture). La tentative faite pour arriver par la musique à la reconstruction du drame antique, conduisit à l’opéra ; tentative avortée qui entraîna la ruine de la musique italienne, aussi bien que de l’art figuratif italien. Mais l’esprit populaire du protestantisme ressuscita le drame. Les troupes modernes de bateleurs se comportent envers la fête douloureusement sublime de la sainte Passion comme Thespis avec son chariot à l’égard de la fête grecque du temple : si le clergé catholique avait déjà recouru à ces saltimbanques pour donner de la vie à ses solennités par l’introduction d’un élément populaire ; si les grands Espagnols avaient réellement créé le drame moderne sur le sol ainsi préparé et si le merveilleux Anglais l’avait rempli de la substance de toutes les formes de la vie humaine, nos grands poètes allemands eurent les premiers conscience de l’importance de cette nouvelle création, pour tendre la main par dessus les siècles à Eschyle et à Sophocle.

Ainsi revenus à la source de toute rénovation et de toute fécondation de l’art véritable, éducateur du peuple, nous demandons : Voulez-vous de nouveau boucher cette source, la changer en mare croupissante pour la nourriture de la vermine ? Le seul progrès réel dans le développement de l’art régénéré a été de s’avancer jusqu’à ce théâtre de nos plus grands poètes ; ce qui l’a retardé chez les Italiens, ce qui l’a complètement détourné, l’invention de la musique moderne, est enfin devenu — grâce encore une fois aux seuls grands maîtres allemands — le dernier élément possible de la naissance d’un art dramatique, dont les Grecs ne pouvaient encore soupçonner l’expression ni l’influence. Nous avons acquis tous les moyens d’atteindre aux plus hauts sommets : nous avons une scène devant laquelle le peuple de l’Europe entière se presse chaque soir pour apprendre, là où il n’est attiré que par un simple amusement, le mot de l’énigme de toute existence, — et vous doutez encore qu’ici seulement vous puissiez arriver au but où vous tendez vainement à travers chaque labyrinthe ?

Si nous voulons essayer de découvrir des voies salutaires à ce théâtre, dont la mission excite les plus grands doutes chez des hommes intelligents comme chez d’autres, nous avons d’abord à examiner de plus près le caractère particulier de l’art mimique et de ses relations avec les autres arts proprement dits.

Ce qu’un coup-d’œil jeté sur les rapports historiques entre le théâtre et le développement des arts en général révèle si clairement, s’explique d’ailleurs d’une façon tout aussi évidente et aussi convaincante par un examen attentif de la condition théorique des facultés artistiques de l’homme qui entrent ici en relation les unes avec les autres.

Il est manifeste que tout penchant artistique a son origine dans le penchant à imiter, d’où découle ensuite le penchant à reproduire. À l’aide d’une médiation de plus en plus compliquée, le plastique et enfin le littérateur reproduisent ce que le mime imite d’une manière tout à fait immédiate, sur lui-même, et avec la précision la plus frappante. C’est par une intervention renforcée que l’écrivain acquiert le matériel des idées, qui lui sert à construire l’imitation de la vie, et l’artiste plastique le matériel des formes esthétiques : l’illusion qu’on se propose, et sans laquelle on ne peut arriver à aucun effet dans ces différents arts, ne peut donc être produite ici qu’au moyen d’une entente qui s’établit pour l’artiste sur les lois de la technique, pour le public sur un degré d’éducation artistique qui le rende capable de se prêter de son plein gré à ces lois. Maintenant, il est à remarquer que le membre le plus important de la médiation nécessaire à la représentation de l’idée par l’artiste ou le littérateur n’est pas un phénomène immédiat de la vie ; c’est pour l’artiste une circonstance ou un acte de la vie qui a d’abord été soumis à son jugement esthétique par une imitation vivante, pour le poète un phénomène qui lui a, en outre, été apporté par tradition, par conséquent un événement qui n’est pas naturel, immédiat. Or, le mime, l’action théâtrale, est pour le peuple ce que le modèle est pour l’artiste plastique, ce que l’événement rapporté est pour le poète. Le peuple reçoit immédiatement du mime ce que l’artiste et l’écrivain offrent seulement par l’entremise des lois techniques à une intelligence artistique plus abstraite. Il s’agira donc pour l’artiste plastique de savoir quelles sont les propriétés de son modèle, pour le poëte comment il représentera, à l’aide de ce modèle, les phénomènes de la vie qui flottent devant lui ; mais pour le but de nos recherches, il importe uniquement de montrer, par la nature même du mime, de quoi il a besoin à son tour, malgré son aptitude artistique si extraordinairement puissante, pour devenir d’un singe un homme.

Ce qui rabaisse tant l’art du mime aux yeux des autres artistes est ce qui rend ses productions et ses effets si généraux. Tout homme se sent parent du comédien : chaque caractère est accessible à quelque affectation, dans laquelle il imite involontairement l’air, le geste, l’attitude ou le langage d’autrui : l’art consiste uniquement à le faire sans affectation et volontairement. Dans ce sens, l’homme ordinaire qui ment parvient à se déguiser lui-même ; mais imiter aussi un autre homme, sans affectation et à dessein, l’imiter d’une manière si trompeuse qu’on croie l’avoir devant soi, c’est là ce qui plonge la foule dans un étonnement d’autant plus agréable que chacun trouve en soi-même des dispositions à un semblable talent artistique, porté ici à son plus haut degré de perfectionnement. C’est pourquoi aussi chacun s’estime capable de juger le jeu d’un comédien.— Qu’on s’imagine à présent le modèle du peintre et du sculpteur passant à une action et un mouvement continus et se produisant constamment en pose, de plus s’emparant entin de la langue et du discours de l’événement réel que le poëte s’efforce de raconter et, par la fixation de sa force de conception, de présenter à l’imagination du lecteur ; — qu’on se figure ce modèle, élevé à une si haute puissance, se formant enfin en corporation, érigeant en illusion réelle son milieu, son entourage, comme ses gestes et ses discours, — et l’on comprendra facilement que par la seulement il séduise déjà les masses, quel que soit l’événement qu’il lui plaise de représenter : le seul charme des machines, qui font illusion en imitant généralement des phénomènes animés, produit chez tout le monde cette surprise agréable qui constitue en première ligne le plaisir du théâtre. À ce point de vue, on peut comparer le théâtre au succès d’une révolte d’esclaves, au renversement des rapports de maîtres à serviteurs. Le théâtre d’aujourd’hui présente, en effet, un succès semblable : il n’a besoin ni du poëte ni du sculpteur; ou plutôt, il prend le poëte et le sculpteur à son service ; ceux-ci lui préparent ce dont il a besoin ; le critique lui donne le certificat que les nègres ont à acheter dans les états à esclaves, et en vertu duquel un noir peut se prendre pour un blanc ; l’autorité, non moins satisfaite, s’intéresse dignement à l’affaire, la majesté étend sur le tout le manteau de sa protection fastueuse — et nous avons là le théâtre de cour allemand de nos jours.

Devant ce théâtre se trouvent encore une fois le peintre, le statuaire et le littérateur, qui ne comprennent pas ce qu’ils pourraient avoir de commun avec lui. Se doutent-ils bien qu’ils doivent à présent se tourmenter à travailler sans modèle ou d’après la simple abstraction d’anciens styles jadis pleins de vie, ou, s’ils ont besoin pourtant du modèle, que celui-ci est devenu un tout autre être dans cette école universitaire des esclaves marrons, et qu’il a appris à se comporter tout autrement qu’il ne convient au but de leur art ? Que leur reste-t-il à faire, sinon de dévoiler clairement, par leurs propres créations, l’énorme influence du théâtre ? Car, ou bien le théâtre se desséchera complètement, à défaut d’une source de rénovation vraiment abondante, ou bien, s’il parvient à avoir une action, sa constitution artistique adoptera précisément cette manière à effet qu’on appelle présentement théâtrale dans un mauvais sens légitime. Et qu’indiquons-nous donc, en somme, dans la gesticulation du particulier, dans la laideur du costume, dans les discours et même dans la manière d’agir de l’étudiant comme de l’homme d’État, enfin dans l’art comme dans la littérature, qu’indiquons-nous par le terme méprisant de théâtral ? Nous désignons par là une débilitation, une défiguration du goût public, une corruption émanée du théâtre actuel ; mais en même temps, comme le théâtre, à cause de son action populaire, exerce aussi son influence irrésistible du goût sur les mœurs, nous indiquons par là une décadence profonde de la moralité publique ; l’arrêter est sans doute une tentative noble et sérieuse ; mais on ne peut compter sur le succès qu’en considérant le théâtre lui-même d’une manière sérieuse et digne.

Il est inutile d’en dire davantage pour le moment sur la puissance du théâtre ; nous ne pourrons connaître les moyens de nous en emparer qu’après en avoir saisi exactement toute l’étendue, ce que nous ferons seulement quand nous l’apprécierons sans mépris injuste de l’art mimique lui-même.

VIII

En indiquant, entre le mime qui se borne à imiter et l’artiste qui reproduit et crée réellement, un rapport analogue à celui qui existe entre le singe et l’homme, nous étions aussi éloignés que possible de vouloir jeter sur le caractère du premier une déconsidération quelconque. Si l’artiste rougissait de passer pour un mime devenu capable de reproduire la nature après l’avoir d’abord imitée, l’homme n’aurait pas moins à rougir de se retrouver dans la nature à titre de singe raisonnable ; en quoi il agirait très-sottement et prouverait qu’il n’a pas encore porté bien loin les qualités qui le distinguent du singe déraisonnable.

L’analogie qui précède devient lumineuse en ce que, notre descendance du singe étant admise, nous avons à nous demander pourquoi la nature n’a pas fait son dernier pas, de l’animal à l’homme, en passant par l’éléphant ou le chien, chez qui nous trouvons des facultés intellectuelles plus développées que chez le singe. À cette question, nous pourrions répondre, très-utilement pour notre but, par une autre question : Pourquoi d’un savant ne peut-on tirer un poète, d’un physiologiste un sculpteur ou un peintre, ou, en rappelant la réponse donnée par une jolie bouche à un czar, pourquoi ne peut-on faire d’un conseiller d’État russe une danseuse de ballet ?

Il y a, dans la décision prise par la nature de choisir le singe pour faire le dernier et le plus important de ses pas, un mystère qui provoque à de profondes réflexions : quiconque l’a sondé complétement pourrait peut-être nous expliquer pourquoi les plus sages institutions tombent en ruines, pourquoi les religions les plus sublimes survivent à elles-mêmes pour céder la place à la superstition ou à l’incrédulité, tandis que l’art, éternellement jeune et nouveau, surgit des débris de l’existence.

Après l’importance que nous avons ainsi attribuée à ce sujet, nous osons espérer que nous ne nous exposerons plus à de fâcheux malentendus, lorsque nous rattacherons très-sérieusement nos recherches ultérieures à cette analogie du singe et de l’homme. Si nous ne perdons pas de vue le rapport entre la simple imitation et la reproduction, parmi les facultés artistiques, nous aurons acquis dans cette analogie une lumière très-favorable pour éclaircir le rapport entre le réalisme et l’idéalisme dans l’art, dont on a tant parlé à la légère.

Ce qui répugne au poète et à l’artiste plastique dans leur contact avec le mime, ce qui leur cause une aversion assez semblable à celle de l’homme pour le singe, ce n’est pas la différence, mais la ressemblance entre eux et lui. Les uns reproduisent ce que l’autre imite, la nature ; la distinction réside dans la manière de s’y prendre et dans les moyens employés. Le scupteur et le poète qui ne peuvent rendre, l’un le modèle, l’autre l’événement rapporté, dans toute leur réalité, renoncent à la représentation d’autant de propriétés de leur objet, qu’il leur semble nécessaire d’en sacrifier, pour reproduire une qualité principale en l’élevant à une si haute puissance qu’on y reconnaît aussitôt le caractère du tout ; le regard embrasse ainsi, sur ce seul côté, ce qui ne peut être intelligible, par l’exposition de tous les côtés de l’objet, que pour le raisonnement esthétique, c’est-à-dire pour le jugement de l’artiste. Par cette limitation, le sculpteur et le poëte arrivent à une gradation de l’objet et de sa représentation qui correspond à la la notion de l’idéal ; par une idéalisation parfaitement réussie, c’est-à-dire par une réalisation de l’idéal, ils obtiennent un effet qui supplée à la contemplation impossible de l’objet sous toutes les faces de son apparition dans le temps et dans l’espace, en ce sens que la représentation ainsi entendue est reconnue aussitôt pour la seule heureuse, la seule praticable de l’objet réel que l’œil ne peut embrasser sous tous ses aspects à la fois.

Mais le mime à son tour s’avance vers cet art idéal et seul vrai, avec la réalité complète de l’apparition se mouvant dans le temps et dans l’espace ; à celui qui reporte ses regards de l’image sur lui, il fait l’impression effrayante d’un reflet dans un miroir, qui se mettrait à sortir de la glace et à se promener par la chambre. Au point de vue esthétique, cette apparition doit avoir quelque chose de spectral ; et si nous apprenons à connaîlre l’art du mime par ces effets que les grands comédiens produisaient à toute heure, si nous voyons, quand un Garrick est en représentation, tantôt un père au désespoir avec son enfant mort dans ses bras, tantôt un avare qui enfouit son or, ou bien un matelot ivre qui bat sa femme, nous, remplis de l’idéalité de l’art figuratif ou de l’art poétique, nous pouvons aisément manquer d’haleine et perdre en même temps l’envie de trinquer en riant à la santé de l’art avec cet homme terrible.

Le mime est-il donc incomparablement supérieur, ou bien est-il inférieur en dessous de loiito comparaison ? Ni l’un ni l’autre ; il est seulement tout à fait différent. Il se présente à vous comme le membre immédiat de la nature, au moyen duquel cette mère absolument réaliste de toute existence touche en vous l’idéal. De même qu’aucune intelligence humaine ne peut exécuter l’acte le plus ordinaire et le plus commun de la nature, tandis que celle-ci n’est pourtant jamais lasse de s’offrir avec une plénitude toujours nouvelle aux investigations de l’intelligence, ainsi le mime montre à l’artiste et au poète des possibilités de l’existence humaine, toujours nouvelles et variées à l’infini, afin d’être compris par eux qui ne pourraient inventer aucune de ces possibilités, et d’être élevé lui-même à une existence supérieure. — C’est là le réalisme dans son rapport avec l’idéalisme. L’un et l’autre appartiennent au domaine de l’art, et leur différence gît dans l’imitation ou dans la reproduction de la nature.

Nous voyons par l’art théâtral des Français, qui est parvenu de lui-même à un tel degré de virtuosité, que l’Europe moderne se dirige uniquement d’après ses lois, à quel point le réalisme de l’art peut arriver sans le moindre contact avec l’idéalisme. Un jugement de Voltaire qui désigne ses compatriotes comme un mélange de singes et de tigres, nous semble venir fort à propos pour compléter l’analogie tirée précédemment du domaine de la physiologie. Il est évident, en effet, que le peuple français s’est distingué promptement des autres peuples de l’Europe principalement par deux traits de caractère typiques : la gentillesse poussée jusqu’à une souplesse niaise, surtout en sautant et en bavardant ; d’autre part, la cruauté poussée jusqu’à la soif de sang, qui le fait bondir de fureur dans l’attaque. L’histoire nous montre un tigre semblable, bondissant et en même temps sautillant avec grâce, dans le véritable fondateur de la civilisation française moderne : Richelieu , aussi bien que son grand prédécesseur Sully, dansait le ballet avec passion, et l’on raconte qu’une danse scandaleuse le rendit si ridicule, aux yeux mêmes de la reine de France, qu’il en conçut une colère de tigre. Tel était l’homme devant lequel aucune noble tête de France n’était ferme sur son tronc, et qui fonda la toute-puissante Académie, à l’aide de laquelle il emprisonna l’esprit français dans les règles, encore en vigueur aujourd’hui, d’une convention qui lui avait été étrangère jusque-là. Ces règles permettaient tout, sauf l’idéalité ; par contre, un raffinement du réalisme, un enjolivement de la vie réelle, qui ne pouvait être obtenu que par une direction donnée à la nature simiane, signalée par Voltaire chez ses compatriotes, pour leur faire imiter les formes de la cour. Sous cette influence, toute la vie réelle se constitua dans un sens théâtral, et le véritable théâtre se distingua de la vie réelle uniquement en ce que le public et les acteurs, comme pour leur agrément réciproque, changeaient de place de temps en temps. — Il serait peut-être difficile de dire si ce perfectionnement de la vie a pour fondement un talent général des Français pour le théâtre, ou si tous les Français sont devenus des comédiens de talent par suite de ce raffinement conventionnel de la vie. Toujours est-il que chaque Français est un bon comédien ; c’est pourquoi aussi le théâtre français, avec toutes ses coutumes, ses singularités et ses exigences, est imité dans toute l’Europe. Ce résultat serait sans inconvénient, s’il avait été possible à l’art théâtral de France de se rapprocher du véritable but du théâtre, en adoptant l’idéal du sculpteur et du poète ; mais jamais on n’a écrit pour la scène française une pièce avec une tendance ou dans un sens idéal ; le théâtre, au contraire, resta toujours affecté à l’imitation immédiate de la vie réelle, ce qui lui fut d’autant plus facile que la vie même n’était qu’une convention théâtrale. Là même où, pour la représentation de sphères de la vie socialement élevées ou historiquement disparues, la tendance idéale s’est offerte d’elle-même à toutes les nations poétiques, là surtout et complètement le théâtre français a été détourné de cette tendance par un mirage de convention. Afin qu’il pût toujours se borner à l’imitation de la réalité, la cour de Versailles, qui, à son tour, était entièrement construite d’après des prétentions théâtrales à l’effet, fut présentée comme le seul type du sublime et du noble ; on aurait regardé comme une sottise et une aberration du goût de donner aux héros grecs et romains que l’on voulait représenter avec une dignité suprême, un langage plus relevé, des attitudes plus nobles, en un mot, des pensées et des actes autres que ceux du grand roi et de sa cour, la fleur de la France et du grand siècle. Le bon Dieu lui-même dut se prêter à ce qu’on l’appelât courtoisement : Vous.

Malgré tous les efforts de l’esprit français pour s’élever au-dessus de la vie ordinaire, les plus hauts horizons de son imagination furent bornés de tout côté par des formes visibles et tangibles de la vie réelle, qui pouvaient être imitées, mais non reproduites ; car la nature seule est l’objet de la reproduction esthétique, tandis que la culture ne peut être qu’un objet d’imitation mécanique ; situation funeste, dans laquelle vraiment une nature de singe pouvait seule se complaire, et contre laquelle aucune révolte de l’homme n’était possible, puisque l’homme ne sort du cercle de la nature avec la conscience du moi qu’en portant son regard sur l’idéal. Mais le tigre pouvait en arriver à la rébellion. Après que sa femelle eut dansé à plusieurs reprises autour de la guillotine (car chez les Français rien ne se passe sans danse), après que lui-même se fut enivré dans le sang des législateurs de sa civilisation (nous connaissons le vin d’honneur des septembriseurs), il n’y eut plus d’autre moyen de dompter la bête féroce que de la lâcher sur les peuples voisins. Marat le tigre, Napoléon le dompteur, voilà le symbole de la France moderne. — Mais, sans théâtre, le tigre était indomptable : le singe dut aider à l’apprivoisement. Durant des siècles jusqu’à la Révolution, le Français était connu comme le plus triste soldat, et, à ce titre, raillé surtout par les Allemands ; l’armée française passe depuis lors pour la meilleure. Nous savons que ce résultat a été acquis et qu’il est maintenu, d’une part, par une discipline qui broie tout sentiment individuel, de l’autre, par un heureux entrelacement des intérêts de la nature du tigre et de celle du singe : le nouveau mirage qui a pris la place de l’ancien nimbe de la cour de Versailles est la gloire spécifiquement française et suffisamment connue. Nous n’avons à nous en occuper ici que pour autant que nous trouvons en elle une nouvelle expression de la même convention théâtrale qui remplace la nature pour les Français, et au-delà de laquelle ils ne peuvent se transporter par la pensée, sans s’imaginer, comme nous l’avons déjà dit, qu’ils vont retomber dans le chaos.

Nous désirerions vivement qu’un historien, en se plaçant au même point de vue que nous, examinât plus amplement les remarquables changements produits chez ce grand peuple appelé à de si hautes destinées, par suite de la transformation du caractère français par la Révolution. Les mélanges et les réfractions de ce caractère populaire, que nous ne pouvons naturellement étudier que dans sa généralité typique et considérer qu’à vol d’oiseau, ne montreraient sans doute pas moins de dispositions à la culture de ce qui est purement humain, qu’on n’en rencontre chez les autres membres de la famille européenne. Mais il n’en reste pas moins vrai que le Français précisément le moins prévenu, doit désespérer de la possibilité d’une régénération complète du caractère de sa nation. Il doit convenir, quant à la situation actuelle, qu’il redoute la disparition du mirage de la gloire, parce qu’il ne sait pas si, cette brillante décoration de théâtre une fois enlevée, le tigre ne se trouve pas derrière, prêt à bondir de nouveau. Il pourrait peut-être se tranquilliser en songeant que, derrière cette coulisse peinte seulement à l’extérieur, sautille déjà maintenant le singe très-bien familiarisé avec l’envers réel de la toile. Mais serait-ce une consolation pour lui de découvrir que la vanité et la légèreté, qui sont d’un grand secours même à la bravoure militaire de son peuple, n’ont peut-être pas moins contribué que la discipline impériale à dompter le tigre, et, comme le plaisir est pour le Français au-dessus de tout, qu’il ne comprend aussi l’art que sous la rubrique de l’amusement ?

C’en est assez pour le moment. Peut-être trouverons-nous encore une autre consolation. Détournons-nous donc des Français, chez qui nous n’avions à découvrir que théâtre et virtuosité théâtrale, et retournons en Allemagne pour examiner plus attentivement de quelle façon s’y comportent ce théâtre et sa virtuosité.

IX

Schiller crie au génie allemand :

Cherche la beauté grecque et la force romaine.
Tu les soumettras à tes lois ;
Mais ne sors pas de ton domaine,
Ne tente pas le saut gaulois.

Et au fait, l’ours peut-il danser comme le singe pour gagner son pain ? — Ce serait là un spectacle repoussant, à la fois ridicule et triste.

Le mouvement allemand est la marche, l’andante qui, pour cette raison aussi, s’est développé avec tant de variété et d’expression dans la musique allemande, que des critiques y ont reconnu à bon droit son genre propre, et ont considéré comme une question esthétique vitale pour l’essence germanique de le conserver et de le cultiver soigneusement. Avec cette allure modérée, l’Allemand atteint tout à la longue ; il parvient à s’approprier énergiquement ce qui est le plus éloigné de lui. Des sculpteurs allemands étudièrent et enseignèrent en Italie ; lorsque les grands Espagnols eurent été expulsés par l’influence française de la scène de leur patrie, ils survécurent dans les poètes allemands ; et tandis que les Anglais faisaient des représentations de leur Shakespeare, des évolutions de cirque, l’Allemand se servait de leur prodige pour s’expliquer la nature. Avec cette allure, Gœthe passa de Gœtz à Egmont, ce type de noblesse germanique et de véritable distinction, en comparaison duquel le grand d’Espagne qui le dupe semble un automate graissé de poison ; pour opérer cette transformation du rude et pauvre Gœtz en un gracieux seigneur néerlandais, libre comme l’air, il n’y eut qu’à le dépouiller de la peau d’ours qui a été jetée sur nos épaules, afin de nous préserver de la rigueur du climat et du temps, et de maintenir la chaleur intérieure de ce corps robuste et svelte dont Winckelmann lui-même, si entbousiaste et si prévenu en faveur du Midi, reconnaissait vivement les éléments de beauté. L’allure noble et tranquille avec laquelle Egmont monta sur l’échafaud, conduisit l’heureux poëte vers le pays de merveilles du myrte et du laurier ; là, les cœurs angoissés dans des palais de marbre par les peines les plus tendres, lui tirent connaître et annoncer le sublime mystère de l’éternelle féminité, le symbole impérissable qui, si la religion venait un jour à disparaître de la terre, nous conserverait la notion de sa beauté la plus divine aussi longtemps que le Faust de Gœthe ne serait pas perdu.

N’est-il pas étrange que les esthéticiens littéraires, quand ils parlent d’idéalisme et de réalisme, désignent aussitôt Gœthe comme le représentant du réalisme, tandis qu’ils considèrent Schiller comme idéaliste ? Si Gœthe lui-même a fourni, par certaines expressions, un prétexte à cette méprise, tout le caractère de ses productions, mais surtout ses rapports avec le théâtre, prouvent combien une pareille désignation est inexacte. Il est évident que, dans ses grandes créations propres, il se montra, à l’égard du théâtre, beaucoup plus idéaliste que Schiller ; car à peine eut-il mis le pied sur ce terrain, qu’il franchit sans égard les bornes imposées au poëte par l’insuffisance de l’art dramatique allemand. À la vérité, il ne tenta pas le saut gaulois ; mais l’élan du génie allemand l’entraîna dans ces régions lointaines où le comédien allemand le suit des yeux avec une indifférence à peu près semblable à celle de Méphistophélès quand il regarde le manteau enchanté d’Hélène changé en nuage flottant. Il survécut à Schiller et désespéra de l’histoire allemande : Schiller mourut assez tôt pour concevoir seulement le doute qu’il s’efforça si noblement de combattre. Jamais ami de l’humanité n’a fait pour une société abandonnée ce que Schiller fit pour le théâtre allemand. Si toute la vie idéale de l’esprit allemand se reflète dans la marche de son développement poétique, on peut reconnaître en même temps, dans la série de ses drames, l’histoire du théâtre allemand et de la tentative faite pour l’élever au rang d’un art populaire et idéal. Il serait difficile, il est vrai, d’établir un parallèle entre les Brigands ou Fiesque, déjà remplis d’une complète grandeur poétique, et l’esprit grossier qui présida aux débuts du théâtre allemand dans le système des comédiens anglais ; mais, dans chaque comparaison entre les œuvres de nos grands maîtres et les manifestations correspondantes de la vie populaire, nous nous heurterons toujours à cette triste disproportion, entièrement incompensable. L’accord se montre mieux à partir du moment où nous apercevons chez Schiller lui-même le résultat de ses observations sur les propriétés et les capacités du théâtre. Ce résultat est évident dans Intrigue et amour : cette pièce est peut-être la meilleure démonstration de ce qui a pu être effectué jusqu’à présent en Allemagne par un complet accord entre le théâtre et le poëte. Les excellents comédiens de l’heureuse époque de la régénération étaient parvenus jusqu’à l’imitation fidèle du monde bourgeois qui les entourait ; sous ce rapport, ils ne montrèrent pas moins de talent qu’aucune autre nation quelconque, et firent grand honneur au naturel allemand, pour lequel Lessing avait soutenu ses luttes énergiques. Si l’idéal de tout art leur resta inconnu, ils imitèrent, avec une exactitude réelle, une nature honnête et sans fard, dont la simplicité, la bonté de cœur et la chaleur d’âme auraient fort bien pu finir par s’élever jusqu’au beau. Ce qui a discrédité le théâtre bourgeois allemand et l’a rendu repoussant, ce qui a soulevé surtout les plaintes désespérées de Gœthe et de Schiller, ce n’était pas ce commencement honnête, mais la caricature qui en fut faite, la pièce larmoyante, œuvre de la réaction contre la tendance idéale des grands poètes.

Nous aurons occasion de revenir sur cette réaction. Pour le moment, poursuivons Schiller dans son vol puissant pour s’élever, de cette sphère bourgeoise, dans le domaine de l’idée. Avec Don Carlos il s’agissait de décider si, comme Gœthe, le poète tournerait enfin le dos au théâtre, ou s’il lui tendrait une main charitable pour l’attirer avec lui dans ces régions supérieures. Ce que l’esprit allemand réalisa ici, est et reste prodigieux. Dans quelle langue du monde, chez les Espagnols, les Italiens ou les Français, trouvons-nous des hommes des classes les plus élevées, des monarques et des grands d’Espagne, des reines et des princes, qui s’expriment, au milieu des émotions les plus violentes ou les plus tendres, avec un naturel aussi humainement noble, et en même temps aussi délicat, aussi spirituel, aussi plein de sens, et pourtant aussi extraordinairement drastique ? Combien, en comparaison, les figures royales d’un Caldéron même doivent nous paraître conventionnelles et guindées, combien les marionnettes de cour théâtrales d’un Racine doivent nous sembler complètement ridicules ! Shakespeare même, qui pouvait pourtant faire parler aux rois et aux manants un langage également juste et vrai, n’était pas ici un modèle suffisant ; car la sphère du sublime, abordée par le poète de Don Carlos, ne s’était pas encore ouverte aux regards du grand Breton. Nous insistons à dessein sur le langage et les gestes des personnages du Don Carlos, parce que nous avons immédiatement à nous demander comment il fut possible à des acteurs allemands, accoutumés jusque-là à n’imiter que la vie commune et bourgeoise, d’adopter ce langage et ces gestes ? Ce qui ne réussit pas d’abord complètement et parfaitement, arriva au moins jusqu’à un degré plein de promesses ; car les dispositions idéales de l’Allemand se montrèrent ici chez le comédien, comme elles s’étaient montrées chez le poète. Son point de départ resta l’imitation fidèle de la vie réellement intime, bourgeoise, correspondant encore une fois aux mœurs naturelles de l’Allemagne, en un mot, de l’andante ; ce qu’il y avait ensuite à gagner, c’était l’essor plus élevé, la passion plus tendre de l’allegro sublime ; on pouvait y atteindre, car les créations de Schiller n’avaient pas une distinction artificielle, contre nature ; elles avaient la distinction vraie, naturelle, purement humaine. Ces comédiens étaient si consciencieux dans la critique de leurs aptitudes, qu’ils craignaient de tomber dans l’exagérationu et l’affectation par la récitation des iambes, auxquels les pièces bourgeoises ne les avaient pas habitués ; pour demeurer fidèles à eux-mêmes dans cette voie nouvelle, ils préférèrent transcrire d’abord ces iambes en prose comme étude, et ainsi, après avoir assuré l’accent naturel du discours, marcher pas à pas dans l’appropriation du pathos rhythmique — à peu près comme il serait raisonnable que, dans l’opéra, les chanteurs apprissent d’abord à bien parler le texte, si trivial qu’il fût, avant de commencer les exercices du chant. En avançant dans cette phase de développement des comédiens allemands, le danger, qui, au fond, n’était pas sans charmes, consistait uniquement à laisser dégénérer, dans la passion, le naturel en violence grotesque, ii tomber sous les sens d’une manière par trop vraie. Gœthe, et Schiller d’intelligence avec lui, eurent recours, pour dompter ces emportements, au même moyen que les législateurs du théâtre français avaient employé continuellement pour en bannir le naturel une fois pour toutes. Il est très-instructif de voir comment Benjamin Constant s’exprime à cet égard dans ses Réflexions sur le théâtre allemand : il admire beaucoup le vrai dans le théâtre allemand, parce qu’il l’y trouve employé avec une pureté et une fidélité si grandes, avec une délicatesse si consciencieuse ; mais il croit devoir le tenir pour illicite, transplanté chez les Français, parce que, d’un côté, ceux-ci ne visent qu’à l’utile, c’est-à-dire à l’effet théâtral, et que, d’autre part, il y a dans l’emploi du vrai un si puissant moyen d’effet, que, si on le livrait à leur discrétion, ils n’appliqueraient plus que de semblables effets, et qu’au milieu de leurs exagérations dans ce sens, on verrait disparaître toute vérité et tout bon goût, voire même tout véritable naturel.

La suite du développement du théâtre français par l’affranchissement des règles a, en effet, confirmé ces prévisions : nous verrons, à notre profonde humiliation, comment, sous l’empire de la réaction contre l’esprit allemand, la dernière ruine de l’art théâtral, la ruine de tout art allemand fut aussi amenée par là. Nos grands poètes plièrent sagement ; ils laissèrent les comédiens apprendre, par l’arrangement de quelques pièces françaises conformes aux règles, à sentir les avantages de la culture pour l’art comme pour le reste ; ils comptaient conduire ainsi, dans le port de sa nouvelle patrie idéale, en le préservant de Scylla comme de Charybde, le navire du théâtre allemand qui devait porter la dernière et la plus haute gloire de la nation si longtemps patiente.

Désormais les splendides poètes composèrent et agirent constamment ensemble avec une nouvelle confiance : Gœthe ressentait tant de joie des créations de Schiller qu’il oubliait lui-même de composer et venait d’autant mieux en aide à son ami. Ainsi naquirent, dans la corrélation la plus immédiate avec le théâtre, ces drames augustes qui, depuis Wallenstein jusqu’à Tell, marquent chacun une conquête sur le domaine de l’idéal inconnu, et qui sont à présent comme les colonnes du seul véritable temple de gloire de l’esprit allemand. Et cela fut accompli avec le théâtre. Sans que de grands génies eussent surgi dans ses rangs, toute la corporation des comédiens était alors animée du souffle de l’idéal, et son succès se montra dans la puissante sympathie pour le théâtre qui saisit tous les hommes instruits de cette époque, la jeunesse et le peuple, parce qu’ils comprirent clairement l’esprit des grands poëtes et devinrent par le théâtre participants de leurs idées généreuses et civilisatrices.

Mais déjà le ver rongeait cette fleur ; elle ne pouvait porter son fruit que si l’arbre aux larges racines pénétrait puissamment et profondément dans le sol de la vie populaire tout entière, pour le former et le façonner de toutes parts. Nous avons vu combien le sein du peuple était largement ouvert pour cette conception : nous avons contemplé ses exploits — mais nous savons aussi quelle fut sa récompense. Il est très-remarquable que le ver qui rongea la fleur de l’art allemand fut le même démon qui devint funeste à l’essor politique de l’Allemagne.

Si le czar n’était pas parvenu à faire d’un conseiller d’état un danseur de ballet, il trouva moyen de changer un bouffon allemand en conseiller d’état russe. Auguste de Kotzebue suscita à Gœthe et à Schiller les premiers embarras et les premiers chagrins qu’ils eussent encore éprouvés dans ce petit centre de leur labeur gigantesque, dans cette ville paisible et microscopique de Weimar. C’était un être singulier, non sans talent à coup sûr, mais léger, vain et mauvais. La gloire des dieux l’offusquait. Toute leur œuvre était si nouvelle et si hardie ; n’y avait-il pas moyen de la renverser ? Il fit des pièces de théâtre sur tous les sujets dont on pouvait tirer parti, des pièces de chevalerie, des pièces ordurières, enfin — pour se rapprocher tout à fait du but — des pièces larmoyantes. Il excita et mit enjeu tout ce qu’il y avait de mauvais penchants, de mauvaises habitudes et de mauvaises dispositions tant chez le public que chez les acteurs. La prévision de Benjamin Constant commençait à se réaliser à Paris : le monstre du mélodrame était né ; il dut être apporté à toute force en Allemagne, ne fût-ce que pour obliger Gœthe à quitter la direction du théâtre de Weimar plutôt que de consentir à la représentation du Chien d’Aubry. Mais on voulait arriver à la souveraineté réelle de l’ignoble. On recourut à cet effet à une combinaison toute nouvelle. La verdeur avait été la première base du naturel allemand, au théâtre comme ailleurs ; aucune âme pure ne s’était scandalisée de Gœtz, des Brigands, de Shakespeare ni même de Caldéron, qui s’entendaient très-bien aussi aux crudités : cela n’avait été interdit qu’aux Français, et par la même bonne raison que le vrai-nature, parce que la verdeur ne leur est familière que comme obscénité. La nature comprimée se vengea : ce qui n’eût pas été souffert comme obscénité, se produisit comme frivolité. Kotzebue arrangea« le scabreux», c’est-à-dire le rien absolu qui se montre tellement vide de sens, qu’on cherche quelque chose partout et dans tous les cas, jusqu’à ce que l’obscène bien gardé se montre enfin à la curiosité éveillée, — mais de telle sorte que la police n’y trouve rien à redire. À partir de ce moment, on possédait le type d’un nouveau développement théâtral en Allemagne. Kotzebue envoya à Saint-Pétersbourg ses rapports de conseiller d’État sur la belle tournure des affaires allemandes, et il s’en trouva très-bien. Mais voilà que le 23 mars 1819 un jeune homme en habit vieux-allemand entre chez lui, dans sa chambre, et le tue raide. — C’était un acte inouï, plein de présages, remarquable. Tout y avait été instinctif : le czar de Russie agissait instinctivement quand il se faisait écrire les rapports — seulement inconsidérés, à vrai dire, — de son conseiller d’État ; mais Sand ne suivait pas moins son instinct, lui qui, aux preuves évidentes de l’innocuité politique de Kotzebue, ne pouvait rien opposer, sinon qu’il était le corrupteur de la jeunesse allemande, qu’il était traître envers le peuple allemand. Les tribunaux se cassèrent la tête : il devait y avoir là une terrible conspiration ; l’assassinat du conseiller d’État n’en était sans doute que le prélude ; la perte des souverains et de tout l’État était conjurée. On ne put rien tirer du jeune meurtrier, si ce n’est qu’il se glorifiait de son action, qu’il était prêt à la commettre encore à chaque instant, qu’il remerciait Dieu de l’avoir éclairé et de le conduire maintenant, tranquille et confiant, au devant d’une mort juste et expiatoire. Et il en resta là, sans chanceler un seul instant, pendant une détention de quatorze mois, déchiré par des plaies en suppuration, étendu misérablement sur son lit de douleur. — Un juif spirituel, Bœrne, fut le premier à se moquer de cet acte ; autant qu’il nous souvienne, Heine ne s’est pas fait faute non plus de plaisanteries à ce sujet. On ne sait pas clairement ce que la nation ressentit ; il est certain seulement que le théâtre allemand appartint dès lors aux héritiers de l’esprit de Kotzebue. Le moment est venu de l’examiner sérieusement d’un peu plus près encore.

X

La direction que prit désormais le théâtre allemand, sous l’empire de la réaction, ne pouvait guère être maintenue dans toute sa tendance corruptrice sans une influence immédiate et déterminée de la part du pouvoir politique. Cette influence s’exerça surtout au moyen de la nouvelle et séduisante position sociale que l’on assigna au théâtre. Les princes, en opposition complète avec l’esprit de leur peuple, n’avaient entretenu jusque-là, pour l’amusement de leurs cours, que des troupes italiennes et françaises d’opéra, de ballet et de comédie ; la pièce allemande, récitée ou chantée, n’avait été représentée que dans de misérables baraques, devant le véritable public, par des troupes besogneuses, la plupart ambulantes, dirigées par des industriels. Au sein de ces troupes se constitua le métier du théâtre, dans le bon et dans le mauvais sens. Or, comme tout prenait alors un essor plus noble et plus élevé sous l’impulsion de la régénération de l’esprit artistique allemand, les autorités communales et princières, ayant à leur tête des hommes bien disposés et amis des arts, conçurent l’idée d’étendre aussi leur sollicitude à ces troupes dans lesquelles se montraient des talents étonnamment sérieux. L’ardent empereur d’Autriche, Joseph II, avait donné un bel exemple (le plus puissant moyen d’action des grands princes !) ; le premier théâtre national de cour avait été érigé à Vienne ; dans ses deux divisions, il comprenait, conjointement avec l’opéra et le ballet, le drame allemand, joué par de bonnes troupes permanentes à la solde de l’empereur. Pendant un certain temps, l’Allemagne dut à cette première fondation son meilleur théâtre de comédie, grâce à la longue culture et à la conservation du vrai-nature particulier aux Allemands, jusqu’au moment où cette tendance qui, à la vérité, n’avait jamais été dirigée elle-même vers l’idéal, mais qui avait maintenu la base sur laquelle on peut y arriver, se relâcha et s’altéra sous l’influence universelle de l’ignoble, étrange phénomène artistique que nous aurons bientôt l’occasion de caractériser plus particulièrement. En peu de temps, cet excellent exemple fut imité presque partout. Comme on laissait sans contestation l’opéra italien et le ballet, voire même, quand c’était nécessaire, la comédie française, aux cours toutes remplies de bonnes intentions, elles abandonnèrent la direction artistique du théâtre à des hommes experts en matière d’art et la plupart gens du métier : le duc de Weimar la livra à son ami Gœthe ; à Berlin, elle échut à un grand comédien, IIffland. Ce fut une époque pleine d’espérances : une heureuse continuation aurait bientôt démontré les vices de toutes les entreprises théâtrales permanentes ; on aurait bientôt trouvé le vrai remède et découvert le moyen d’organiser le théâtre dans le sens de toutes les institutions véritablement saines de l’Allemagne, qui ont à répondre à des habitudes et à des besoins entièrement différents de ceux, par exemple, du public parisien.

Mais à présent tout cela reçut une autre signification ; Kotzebue avait été assassiné ; un étudiant en costume vieux-allemand l’avait poignardé. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il y avait évidemment quelque chose là-dessous. Dans tous les cas, on jugea à propos d’abolir les habits vieux-allemands et de faire sienne la cause de Kotzebue. Foin de la boutique allemande ! Le théâtre est pour la cour une question de point d’honneur. Arrière, hommes compétents, restez à votre rang d’humbles manœuvres. Le vrai gentilhomme de la cour comprend seul la nouvelle tendance. — Nous connaissons un hobereau de la vénerie qui, à l’âge de vingt-deux ans, fut fait intendant d’un théâtre, par la seule raison qu’il n’y entendait rien, et qui dirigea bien au-delàd’un quart de siècle l’institut placé sous ses ordres ; un jour, nous l’avons entendu dire ouvertement qu’à coup sûr Schiller n’oserait plus écrire maintenant quelque chose comme son Guillaume Tell !

Naturellement, il fallut d’abord effacer le point de contact idéal du mime avec le poète. Rien n’était plus facile. On nourrit le mime de friandises et on laissa le poète mourir de faim. On atourna le comédien et surtout la comédienne ; mais quand paraissait la chanteuse ou même la danseuse, alors l’intendant de qualité lui-même tombait à genoux pour lui rendre hommage. Pourquoi le pauvre comédien ne s’y serait-il pas prêté ? Toute la profession fut couverte d’un certain vernis brillant qui, de loin, avait l’air d’un mélange de noblesse et de demi-divinité. Ce qui n’avait été dispensé naguère qu’à des cantatrices italiennes ou à des danseuses françaises en renom, s’étendit sur la classe entière des pauvres acteurs allemands, comme une vapeur qui exhalait un parfum pour les plus aimés et les plus applaudis, et, pour les utilités inappréciées, avait toujours au moins une odeur de rôti. La vanité la plus dégoûtante et la coquetterie la plus éhontée, en un mot, tout ce que la nature du mime renfermait de mauvaises dispositions et de bassesse fut alléché et cultivé avec le plus grand empressement. Le singe, sous sa forme la plus hideuse, s’était heureusement dépouillé de la chrysalide de Gœthe et de Schiller ; il s’agissait enfin de savoir ce qu’on lui présenterait à singer. C’était facile et en même temps difficile. Pour le théâtre comme pour les habits, on s’en tint aux modes parisiennes : on les fit venir et on les imita ; jusque-là rien n’était plus simple. Mais à Paris, où chaque nouvelle pièce peut être jouée plus de cent fois de suite devant un public énorme et toujours différent, on ne représente pas autant d’ouvrages en une année que le théâtre d’une petite capitale allemande, avec son public restreint, en consomme en un seul mois. De ce vice capital et fondamental du système théâtral moderne de l’Allemagne, de l’obligation d’avoir à amuser chaque soir un seul et même public, inconvénient d’où devait résulter d’autre part le bousillage le plus ridicule, est sortie la Némésis appelée à châtier toute cette entreprise coupable, comme aussi la dernière chance de salut d’une ruine totale.

Ce qu’on attendait du théâtre en le plaçant sous l’administration immédiate et luxueuse des cours fut aussi atteint par l’influence démoralisatrice qui devait nécessairement s’étendre de là sur les théâtres communaux, plus ou moins industriels. Les directions de ces théâtres secondaires, la plupart non-subventionnés, uniquement destinés à la spéculation, avaient dû chercher à tirer parti de la fréquence des représentations en s’emparant de tout ce qui offrait seulement de la variété. De cette façon, le répertoire allemand s’accrut d’une énorme quantité de pièces appartenant à tous les temps et à toutes les nations. Or, comme à différentes époques et dans différentes langues, on a écrit beaucoup de pièces excellentes, celles-ci naturellement arrivaient au jour avec les autres. À la longue, les grands théâtres de cour se trouvèrent exactement dans la même situation. Ce spectre effroyable qu’on appelle finances, et dont Frédéric-le-Grand voyait dans l’avenir la papauté même menacée d’une façon inquiétante, apparut aussi aux intendances des théâtres de cour. Déjà l’institution de ces nouveaux théâtres n’était qu’un simple compromis entre la cour et le public de la résidence : la cour fournissait l’apparence pompeuse et la fausse direction, le public avait à pourvoir aux besoins. Ainsi se forma le deuxième pouvoir, la Chambre des Communes qui vote les impôts, l’abonné de théâtre, un phénomène des plus curieux. La guerre souterraine pendant les sièges n’offre point de péripéties plus intéressantes que la lutte de l’abonné de théâtre pour miner l’intendant. Ils ne peuvent vivre côte à côte qu’à l’aide de concessions réciproques ; l’intendant est obligé de se régler sur l’abonné, surtout quand le monarque ne s’accommode pas de prodigalités pour les chanteurs, les danseurs et le reste ; il doit finalement recourir aux mêmes expédients que le directeur de théâtre communal qui a besoin de profits, et jouer, avec autant de mauvais que possible, quelque chose de bon par ci par là ; puis, comme l’abonné voyage à l’occasion, non pas, il est vrai, à Paris, mais pourtant quelque part en Allemagne, dans le voisinage plus ou moins éloigné ; comme il rapporte, des villes où quelque circonstance favorable permet de produire par exception, avec une timidité provinciale, quelque chose de réellement remarquable, la conviction que tout ce qui brille n’est pas or, il en résulte que la tendance à l’ignoble, la principale tendance représentée jusqu’ici, se trouve de temps en temps fourvoyée, ce qui conduit, non sans chagrin, à de nouvelles concessions, et en fin de compte à la confusion la plus complète. Survient-il, par hasard, qu’un ambassadeur étranger exprime le désir de goûter du drame romantique allemand dont on parle çà et là dans le monde, — à peu près comme l’empereur de Russie demanda au grand-duc de Weimar de lui montrer les fameux étudiants d’Iéna,— ou bien arrive-t-il qu’un jeune prince ou même le souverain en personne montre un faible de quelque côté classique, voilà qu’on tombe enfin dans le chaos. On demande des conseils littéraires aux critiques, on prend des savants pour poètes, on se sert d’architectes pour décorateurs ; tous se donnent la main et se témoignent la plus haute considération réciproque ; le théâtre de cour devient le Panthéon de l’art moderne. Tous se groupent autour de l’heureux mime qui se sent maintenant autorisé à divaguer sur l’art et le classicisme. Un signe furtif, un clin-d’œil de l’intendant l’avertit, à la vérité, que tout cela n’est pas aussi dangereux que cela en a l’air : mon Dieu ! tous ceux qui bavardent sur l’art semblent ne pas se douter de quoi il s’agit au fond pour Leurs Seigneuries. Il le sait, lui ! — Mais l’abonné, le spectre, est-ce qu’on ne parviendra pas à le mettre à la raison ? — On n’a rien contre Schilleret Gœthe ; au contraire, on leur adjoint même tous les poètes classiques en remontant jusqu’à Sophocle ; seulement, il ne faut pas exiger du comédien qu’il apprenne convenablement par cœur tout ce fatras qu’en définitive on ne peut rejouer que très-rarement, comme, hélas ! tout le reste aussi, avec cette différence que le reste est plus facile à retenir et peut fort bien être joué « au souffleur ».

L’âge d’or était donc venu pour le mime ; il se sentait à couvert, il pouvait chômer et paresser. En sortant, souvent même avant la fin, de la répétition fatigante et excessivement désagréable, il se rendait au café ; avant la représentation, le billard et les quilles ; après la représentation, la taverne : tel était son véritable cercle d’action. La fréquentation des coulisses appartenait exclusivement à l’aristocratie ; en revanche, les coulisses, avec tout ce qui se trouvait derrière, furent livrées, dans le café ou la taverne, à la population de la ville. La participation à ce qu’on y apprenait chassa bientôt tout intérêt. Un mariage de théâtre, une nouvelle amourette, une contestation à propos de la distribution d’un rôle, la question de savoir si l’on serait « rappelé », une augmentation d’appointements, le chiffre de la somme accordée à l’auteur en représentation, — tels furent les objets importants sur lesquels se porta l’attention, l’intérêt passionné de la publicité et de la clandestinité générales de toutes les villes dans lesquelles le théâtre permanent avait pris pied, surtout sous la protection des cours. Alors vinrent les favoris et leurs rivaux, les luttes entre eux et les luttes pour eux. Les bons mots des cabotins passèrent pour de l’esprit ; l’argot des coulisses devint la langue du public et du journalisme. Gœthe avait déploré, au point de vue du théâtre, l’amélioration des universités, parce qu’il n’y aurait plus désormais qu’un petit nombre d’étudiants de douzième année qui, ayant été plus ou moins en contact avec une culture supérieure de l’esprit, fourniraient encore au théâtre un contingent convenable ; à présent, le commis de magasin qui possède un menton rasé et une certaine volubilité de comptoir se croit propre à réussir au théâtre. Si Gœthe avait pu prévoir dans quelles mains tomberait le commerce allemand et par suite chez quelle nationalité à part notre théâtre se recruterait un jour, il n’eût pas même laissé imprimer son Faust en volume ; car la ressemblance, même la plus éloignée, avec une pièce de théâtre l’aurait fait reculer devant la publication de son chef-d’œuvre. Or, c’est précisément sur ce Faust que l’abjection théâtrale accomplit sa vengeance

Le génie allemand s’éleva à deux points culminants dans ses deux grands poètes : l’idéaliste Schiller atteignit la perfection dans les profondeurs de la nature populaire germanique ; après avoir parcouru le cercle splendide de l’idéalité jusqu’à la glorilication du dogme catholique dans Marie Stuart, il retourna avec une bienveillance majestueuse au point d’où Gœthe était parti dans Gœtz, et, dans son Guillaume Tell, il arriva du coucher au lever plein d’espérance du soleil de la noble humanité allemande. — Du gouffre sans fond des aspirations sensuelles-immatérielles, Gœthe s’éleva jusque sur les hauteurs saintement mystiques d’où il porta son regard sur l’auréole de la Rédemption ; avec ce regard, qu’aucun visionnaire ne pouvait plonger plus fervemment dans cette région inaccessible, le poète se sépara de nous et nous laissa son testament dans Faust.

Deux points marquent également les phases de l’abaissement du théâtre allemand : ils s’appellent Guillaume Tell et Faust.

Dans les premières années qui suivirent 1830, vers le milieu de « l’actualité », l’esprit allemand, excité par la révolution de Juillet, sembla disposé à sortir un peu de sa torpeur. On faisait çà et là quelques concessions ; le théâtre voulut en avoir sa part. Le vieux Gœthe vivait encore ; des littérateurs obligeants eurent l’idée de mettre son Faust au théâtre. Cette tentative déraisonnable en elle-même, fût-ce dans de meilleures conditions scéniques, ne pouvait aboutir qu’à montrer d’autant plus clairement dans quelle décadence se trouvait déjà le théâtre ; mais la Marguerite était « un bon rôle ». Le noble poëme, mutilé et méconnaissable, se traîna tristement sur les planches ; mais la jeunesse surtout semblait flattée de pouvoir applaudir tout haut à mainte expression énergique ou spirituelle du poëte. — Les théâtres réussirent mieux, vers la même époque, avec le Guillaume Tell : on en avait fait à Paris un texte d’opéra que l’illustre Rossini lui-même avait mis en musique. Il s’agissait, il est vrai, de savoir si l’on aurait l’audace de présenter aux Allemands leur Tell sous la forme d’un opéra français traduit. Quiconque voulait être édifié une fois pour toutes sur la profondeur de l’abîme qui sépare le génie français de l’esprit allemand, n’avait qu’à comparer ce texte d’opéra avec le drame de Schiller, qui était arrivé en Allemagne à la plus grande popularité. Tous les Allemands, depuis les professeurs jusqu’aux derniers collégiens, les comédiens eux-mêmes, sentirent quelle honte c’était pour eux que cette défiguration repoussante de leur propre essence dans ce qu’elle avait de meilleur ; mais... après tout... un opéra... il ne fallait pas y regarder de si près. L’ouverture, avec l’enivrante musique de ballet à la fin, avait déjà été accueillie par des transports inouïs, dans les concerts classiques, tout à côté des symphonies de Beethoven. On ferma les yeux. En fin de compte, il y avait tout plein de patriotisme là-dedans, plus de patriotisme même que dans le drame de Schiller ; esclavage et liberté faisaient en musique un effet énorme. Rossini s’était efforcé de composer aussi sérieusement que possible ; beaucoup de morceaux ravissants faisaient vraiment oublier tout le Guillaume Tell. Cela réussit, et cela continue toujours à réussir ; et si nous y regardons maintenant de près, Guillaume Tell est devenu un événement classique dans notre répertoire d’opéra. — Dix années après, il y eut une révolution en Allemagne ; le drapeau de l’ancienne Burschenschaft flotta sur le palais fédéral de Francfort. Pour calmer les esprits, on songea, entre autres choses, à célébrer le centième anniversaire de la naissance de Gœthe. Que faire ? Le Faust était usé. Mais voilà qu’un compositeur parisien nous vient encore une fois en aide : sans la moindre ambition, il se met à faire traduire le poème de Gœthe dans le jargon à effet, qui convient à son public de boulevard, — un salmigondis nauséabond, une platitude douceâtre, dans un style affecté de lorette, avec la musique d’un talent subalterne qui voudrait arriver à quelque chose et, dans sa détresse, a recours à tous les moyens. Après l’avoir vu représenter à Paris, on devait se dire que, cette fois au moins, il serait impossible de recommencer en Allemagne avec cet opéra ce qui s’était passé avec le Guillaume Tell’ de Rossini. Le compositeur même, qui avait voulu obtenir un succès seulement devant le public spécial du boulevard du Temple, était loin d’avoir la prétention de pénétrer en Allemagne avec cet ouvrage. Mais il en fut autrement. Le Faust à son tour inonda , comme un Évangile de délices, le cœur du public de théâtre allemand ; les sages et les fous convinrent qu’il y avait vraiment du bon là-dedans, et aujourd’hui, si l’on donne encore le Faust de Gœthe comme curiosité, c’est pour montrer quels progrès le théâtre a réellement faits depuis le temps passé.

XI

Nous avons cherché à projeter une vive lumière sur la physionomie caractéristique de faits dont la description exacte exigerait toute la vie d’un écrivain intelligent. Les Français ont trouvé un semblable génie pour analyser la situation morale de leur société, — un génie qui nous semble plus qu’un démon, par l’objet de ses descriptions, la fidélité réaliste et la persévérance infatigable avec lesquelles il en fouille les détails, mais surtout par la désolation complète dans laquelle il nous laisse. Balzac, que les Français sont obligés d’admirer, mais qu’ils voudraient bien laisser dans l’ombre, nous fournit la meilleure démonstration que la France ne pouvait conserver d’illusion sur la substance horrible de sa culture et de sa civilisation qu’en s’aveuglant elle-même à plaisir. Cette culture, examinée et étudiée avec la même ardeur que les Allemands apportent à la recherche approfondie du vrai-nature, devait apparaître au poëte comme un affreux chaos de détails qui, étant étroitement connexes, s’expliquaient les uns par les autres, et dont le débrouillement, entrepris avec la patience d’un artiste réellement épris de son œuvre, a fait de cet écrivain remarquable un phénomène unique dans le domaine de la littérature. — Ce serait une mission plus que triste, une tâche lamentable, de devenir le Balzac des circonstances qui ont dominé toute la vie publique du peuple allemand par suite de l’abandon dans lequel il a laissé son théâtre. Voir imprimer à cette vie publique le théâtral qui, au contraire, dissimulait d’une façon attrayante et séductrice la laideur de la civilisation française telle que Balzac la révéla, le lui voir appliquer, comme ce fut le cas pour l’Allemagne, de manière à changer l’essence vigoureuse, naturelle et vraie que Benj. Constant nous reconnaît dans de si bons termes, en une caricature ridicule, exposée à toutes les moqueries, c’est là ce qui ne pourrait inspirer même le démon le plus méchant à écrire une Comédie humaine ; au moins devrait-il d’abord en avoir découvert le titre dans l’un des argots allemands qui ont pris cours récemment.

Nous ne voyons pour notre objet qu’un seul moyen d’élucider ce problème de la reconnaissance de notre profond abaissement en général, c’est de fournir la preuve négative, singulière en elle-même, mais seule applicable ici, que l’on ne peut en avoir conscience précisément parce que tout est engagé et compris dans cette situation dégradante. C’est pourquoi nous nous permettrons de demander à toutes les classes et à tous les membres qui constituent la vie publique en société, leur opinion sur l’influence du théâtre moderne de l’Allemagne ; en d’autres termes, s’ils lui accordent une action, de quelle nature est, d’après eux, cette action et, dans le cas où elle leur paraîtrait nuisible, s’ils connaissent un moyen de s’y opposer ?

En partant du théâtre, nous rencontrons tout d’abord les représentants des tendances idéales de l’art, les poëtes et les artistes plastiques. Nous avons déjà examiné de près leurs dispositions et l’attitude qu’ils ont prise à l’égard du théâtre ; nous croyons donc que nous n’avons plus besoin de nous arrêler longtemps auprès d’eux, à présent que nous avons en même temps à demander un conseil. — Le poëte se vit exclu du théâtre dès le début de la réaction contre l’esprit allemand : il se jeta sur le drame littéraire, non destiné à la scène, ou impropre à la représentation. C’était une première déchéance ; car Schiller était devenu notre plus grand poète dramatique par son respect des exigences théâtrales. Lorsque ensuite le dramaturge se retourna vers le théâtre, celui-ci lui était devenu étranger, et différait totalement du théâtre de Schiller ; la pièce française à effet y régnait alors ; l’imiter aussi fidèlement que possible, s’approprer avant tout et complètement la manière adroite de Scribe, telle fut désormais la règle. En outre, on transporta sur la scène des articles de journaux à propos des intérêts du jour et, comme on disait, des tendances de l’époque ; la parole incisive du tribun, tombant des lèvres de l’acteur aimé, provoquait les applaudissements immanquables du public. En somme, contrefaçon de l’étranger et falsification du drame, réagissant sur la littérature, dépenaillement théâtral-journalistique. Nous aurons à nous enquérir auprès du polilique, de l’homme d’État, des conséquences de ceci sur l’esprit du peuple, nourri de la lecture de journaux ; mais nous profitons de cette occasion pour demander encore une fois à l’artiste plastique quelle incitation il pouvait recevoir du modèle qui s’offrait à lui ainsi préparé par la scène, et de la vie publique influencée par elle ? Comment le poète qui, par ce théâtre, est dégénéré en mauvais et gauche écrivain de pièces à effet, nous dirait-il que le théâtre l’a gâté et nous indiquerait- il le moyen de remédier à la corruption théâtrale, alors que d’autre part, il continue, dans sa préoccupation, à se faire une si haute idée de son existence littéraire, qu’il considère comme une condescendance de se plier aux convenances de la scène ? Aussi, quelle est son unique plainte au sujet du théâtre ? C’est qu’il ne peut y arriver à rien de bon, parce qu’il a affaire à l’écrasanle concurrence française ; il souhaite du patriotisme au théâtre, pour qu’on écarte par des droits protecteurs les pièces françaises à effet, toujours incomparablement mieux faites que ses propres imitations. Il ne conçoit rien d’autre, quand on parle de réforme du théâtre. Avons-nous à nous tourner vers lui pour obtenir du secours ? Pourra-t-il seulement nous comprendre ?

C’est une entreprise plus difficile encore de convaincre en détail l’artiste plastique de l’influence pernicieuse qu’exerce sur son art le théâtre, dont il se croit très-éloigné : aussi le laisserons-nous de côté pour le moment et nous occuperons-nous du musicien. — De quoi se plaint le musicien allemand ? En premier lieu, de ce qu’il n’arrive à rien en dehors des salles de concerts, — en quoi il reconnaît qu’il se conduit à l’égard du théâtre exactement comme le littérateur, c’est-à-dire que, depuis qu’il a renoncé à la composition d’opéras impropres au théâtre et cherché à imiter l’opéra parisien, il reste embourbé dans la concurrence avec l’original, à cause de la maladresse de son imitation, et, par conséquent, appelle aussi de ses vœux des administrations théâtrales patriotiques ; tout alors irait autrement, et il parviendrait à quelque chose. Mais le musicien allemand a encore un bien autre sujet de plainte, qu’il pourrait s’expliquer seulement par l’abandon du théâtre allemand, s’il pouvait s’expliquer quelque chose de cette nature. D’où vient, en fait de goût musical, ce stupide manque d’assurance de la part du public allemand, qui, d’ailleurs, est réellement le public le plus musical et qui a vu les plus grands musiciens du monde sortir du peuple allemand ? Que l’on soit forcé, dans les institutions de concerts même les mieux gardées, où l’on cultive l’art dans toute sa noblesse et sa pureté, de faire les concessions les plus avilissantes aux plus vulgaires trivialités des virtuoses et de convenir, en outre, que le même public, réuni là pour entendre Bach et Beethoven, s’extasie encore bien davantage, quand une célèbre chanteuse à roulades italienne lui fait oublier toute musique, — c’est là ce qui met martel en tête à ces messieurs. Mais après y avoir assez longuement réfléchi pour croire qu’ils peuvent livrer leur jugement à l’impression, sur qui font-ils retomber la faute de l’état de choses dont ils se plaignent ? Eh mon Dieu ! précisément sur le public lui-même, qu’il faut bien prendre tel qu’il est. Quant à la tendance funeste qui a empêché le théâtre de s’élever au même niveau que la musique instrumentale allemande, quant à l’influence toute-puissante du théâtre en général, à laquelle rien, — pas même les dispositions du public, — ne peut résister, ils ne s’avisent pas d’y songer. Ils pensent bien que le théâtre pervertit le goût musical du public ; mais ils ne s’imaginent pas que ce qui est nuisible au bon goût du public est encore plus nuisible au théâtre même, et que la faute n’en est pas au théâtre, mais à la mauvaise direction qui lui a été imprimée ; ils admettent, au contraire, que le théâtre ne pourrait être autre chose que ce qu’il est devenu. Si l’on demandait un remède au musicien allemand, dans quelle perplexité risible on le mettrait ! Car, se dit-il au fond, qu’importe le théâtre à la musique ? Quoiqu’il entende dans toutes les rues retentir à ses oreilles une chanson qui se moque de lui, et que les Français soient déjà parvenus à exécuter sa meilleure musique mieux que lui, comment lui faire comprendre que, sans l’heureuse poursuite d’une tendance dramatique, foncièrement différente de la tendauce actuelle, le goût musical alemand, l’esprit même de la musique allemande doit tomber au même degré de corruption où se trouve le théâtre ?

Des classes artistiques qui agissent par une excitation indirecte sur l’esprit de la nation, tournons-nous vers les représentants de l’éducation publique, aux soins immédiats desquels cette éducation est confiée.

Comment l’école se comporte-t-elle envers le théâtre ? Au siècle passé, lorsque l’école était étouffée par le pédantisme le plus complet, par ce que nous appelons aujourd’hui « perruque », on en vit sortir un Winckelmann, un Lessing, un Wieland et un Gœthe. Lessing, lorsqu’il se jeta sur le théâtre, fut mis entièrement au ban de l’école ; et pourtant on ne peut s’imaginer Lessing sans la culture reçue précisément dans cette école. Cela s’explique : dans l’école régnait encore le principe classique des humanités, qui avait engendré les phénomènes et les mouvements de l’époque de la Renaissance et de la Réforme. Le classicisme grec et romain formait le fondement de ces écoles dans lesquelles l’utile était à peine connu et représenté. En dépit du caractère de sécheresse et d’aridité que prirent aussi les études classiques au temps du plus grand dépérissement de l’esprit allemand, les écoles conservèrent les éléments de la belle culture humaine de l’ère moderne, à peu près comme, à l’époque de la floraison de l’humanisme classique, les maîtres chanteurs de Nuremberg avaient gardé l’ancienne poésie allemande. Ce fut une belle période que celle où Gœthe, échappé à cette école de classicisme pédantesque, chantait son hymne nerveux à la louange de Hans Sachs, oublié et persiflé, et expliquait au monde la cathédrale de Strasbourg d’Erwin de Sleinbach ; où l’esprit de l’ancien classicisme se réchauffait au contact poétique de nos vieux maîtres ; où la représentation de la Fiancée de Messine faisait descendre du théâtre dans toutes les classes l’étude des Grecs sublimes. L’école alors n’avait pas honte de marcher de pair avec le théâtre : le maître savait que son élève apprendrait là, en même temps que lui, ce qu’il ne pouvait apprendre chez lui, qu’il y acquerrait une noble chaleur d’âme pour juger de haut les grands problèmes de la vie en vue desquels il était élevé.

Ici l’on comprit pleinement qu’être Allemand signifiait faire la chose dont on s’occupe pour l’amour d’elle-même et pour la joie qu’on y trouve, tandis que le système d’utilité, le principe d’après lequel on fait une chose dans un but en dehors d’elle, se présenta comme un principe étranger. Cette vertu des Allemands coïncidait, par conséquent, avec le principe le plus élevé de l’esthétique, selon lequel ce qui n’a pas début est seul beau, parce que, étant son propre but, sa nature est supérieure à tout ce qui esi vulgaire, à tout ce dont l’aspect et la connaissance valent la peine de poursuivre des buts de la vie ; tandis que tout ce qui est propre à un but est laid, parce que l’auteur comme l’observateur ne peut jamais avoir devant lui qu’un matériel fragmentaire, dont l’importance et la disposition ne dépendent que de son application à une nécessité commune, un grand peuple, qui se confiait dans sa puissance inébranlable avec une tranquillité d’esprit supérieure, pouvait seul développer dans son sein et pratiquer pour le bonheur de l’univers entier un principe qui présuppose une organisation assurée de tous les rapports secondaires, servant aux buts nécessaires de la vie, et la mission des pouvoirs politiques consistait à créer cette organisation dans ce sens sublime, rédempteur du monde, c’est-à-dire que les princes de l’Allemagne devaient être aussi allemands que l’avaient été ses grands maîtres. Si cette création manquait, l’AIIemand devait succomber précisément par sa vertu ; et c’est ce qui est arrivé, là où il est resté allemand.





FIN.