Art d’enseigner aux sourds-muets/Observation préliminaire



L’ART
D’ENSEIGNER À PARLER
AUX SOURDS-MUETS DE NAISSANCE.

OBSERVATION PRÉLIMINAIRE.



Apprendre à des sourds-muets à parler n’est point une œuvre qui demande de grands talens ; elle exige seulement beaucoup de patience. Tout père ou mère, maître ou maîtresse qui aura lu avec attention ce que je vais exposer sur cette matière, peut espérer de réussir dans cette entreprise, pourvu qu’il ne se rebute pas des premières difficultés qu’il éprouvera infailliblement de la part de son élève : il doit s’y attendre, mais surtout ne se livrer à aucun mouvement d’impatience, ce qui déconcerterait ce novice, et lui ferait bientôt abandonner une instruction dont il ne connaît pas tout le prix, et qui d’ailleurs n’offre rien d’agréable dans ses premières leçons.

J’ai averti, dans mon Institution méthodique, imprimée en 1776, que je n’étais point auteur de cette espèce d’instruction ; et lorsque je me chargeai de deux sœurs jumelles, sourdes-muettes, il ne me vint pas même à l’esprit de chercher des moyens pour leur apprendre à parler ; mais je n’avais pas oublié que dans une conversation, à l’âge de seize ans, avec mon répétiteur de philosophie, qui était un excellent métaphysicien, il m’avait prouvé ce principe incontestable, qu’il n’y a pas plus de liaison naturelle entre des idées métaphysiques et des sons articulés qui frappent nos oreilles, qu’entre ces mêmes idées et des caractères tracés par écrit qui frappent nos yeux.

Je me souvenais très-bien, qu’en bon philosophe, il en tirait cette conclusion immédiate, qu’il serait possible d’instruire des sourds-muets par des caractères tracés par écrit, et toujours accompagnés de signes sensibles, comme on instruit les autres hommes par des paroles et des gestes qui en indiquent la signification. (Je ne pensais point, à ce moment, que la Providence mettait dès-lors les fondemens de l’œuvre à laquelle j’étais destiné.)

Je concevais d’ailleurs que, dans toute nation, les paroles et l’écriture ne signifiaient quelque chose que par un accord purement arbitraire entre les personnes du même pays, et que partout il avait fallu des signes qui donnassent aux paroles, comme à l’écriture, et à l’écriture aussi parfaitement qu’aux paroles, la vertu de rappeler à l’esprit les idées des choses, dont on avait prononcé ou écrit, écrit ou prononcé les noms, en les montrant par quelque signe des yeux ou de la main.

Plein de ces principes, fondés sur une exacte métaphysique, je commençai l’instruction de mes deux élèves, et je reconnus bientôt qu’un sourd-muet, guidé par un bon maître, est un spectateur attentif qui se donne à lui-même (ipse sibi tradit spectator) le nombre et l’arrangement des lettres d’un mot qu’on lui présente, et qu’il le retient mieux que les autres enfans, tant qu’ils ne les ont pas entendus répéter par un usage quotidien.

Je vis d’ailleurs, par expérience, que, dès le commencement de son instruction, tout sourd-muet, doué d’une certaine activité d’esprit, apprend, en trois jours environ, quatre-vingts mots qu’il n’oublie point, et dont il n’est pas nécessaire de lui rappeler la signification. Le nombre et l’arrangement des lettres de chacun de ces mots est tellement gravé dans sa mémoire, que si quelqu’un, en l’écrivant, fait une faute d’orthographe, aussitôt le sourd-muet l’en avertit.

Je jouissais donc avec plaisir de la facilité que me présentaient l’écriture et les signes méthodiques pour l’instruction des sourds-muets, et ne pensais aucunement à délier leur langue, lorsqu’un inconnu vint, un jour d’instruction publique, m’offrir un livre espagnol, en me disant que si je voulais bien l’acheter, je rendrais un vrai service à celui qui le possédait : je répondis qu’il me serait totalement inutile, parce que je n’entendais pas cette langue ; mais en l’ouvrant au hasard, j’y aperçus l’alphabet manuel des Espagnols, bien gravé en taille douce. Il ne m’en fallut pas davantage ; je le retins, et donnai au commissionnaire ce qu’il désirait.

J’étais dès-lors impatient de la longueur de ma leçon ; mais ensuite, quelle fut ma surprise, lorsqu’ouvrant mon livre à la première page, j’y trouvai ce titre : Arte para enseñar a hablar los mudos ? Je n’eus pas besoin de deviner que cela signifiait l’Art d’enseigner aux Muets à parler ; et dès ce moment, je résolus d’apprendre cette langue, pour me mettre en état de rendre ce service à mes élèves.

À peine étais-je en possession de cet ouvrage de M. Bonnet, qui lui a mérité en Espagne les plus grands éloges ; comme j’en parlais volontiers aux personnes qui venaient à mes leçons, un des assistans m’avertit qu’il y avait, en latin, sur cette même matière, un très-bon ouvrage, composé par M. Amman, médecin suisse en Hollande, sous ce titre : Dissertatio de loquelâ surdorum et mutorum, et que je le trouverais dans la bibliothèque d’un de mes amis.

Je ne tardai point à me le procurer ; et conduit par la lumière de ces deux excellens guides, je découvris bientôt comment je devais m’y prendre pour guérir, au moins en partie, une des deux infirmités de mes disciples ; mais je dois rendre ici à ces deux grands hommes la justice qui leur est due. On dispute aujourd’hui à M. Bonnet le mérite de cette invention, parce qu’on trouve dans l’histoire que quelques personnes avant lui avaient fait parler des sourds-muets, et on accuse M. Amman de plagiat, comme n’ayant fait que copier des auteurs plus anciens.

Pour moi, pénétré de la plus vive reconnaissance envers mes deux maîtres, je ne fais point de difficulté de croire que M. Amman ait inventé cet art en Hollande, M. Bonnet en Espagne, M. Wallis en Angleterre, et d’autres savans dans d’autres pays, sans avoir vu les ouvrages les uns des autres ; j’ajoute même qu’il n’est aucun habile anatomiste qui, en réfléchissant, pendant quelques jours, sur les mouvemens qui se passent en lui dans l’organe de la voix, et les parties qui l’environnent, à mesure qu’il prononce fortement et séparément chacune de nos lettres, et se regardant avec attention dans un miroir, ne puisse devenir, à son tour, inventeur de cet art, sans avoir lu précédemment aucun ouvrage sur cette matière. Je donnerais volontiers cet exemple pour la justification de ces deux auteurs.

J’ai voulu quelquefois parier avec des savans que, dans l’espace d’une demi-heure, je les mettrais au fait de ma méthode, tant elle est simple. Après en avoir fait l’épreuve, quelques-uns d’entr’eux sont convenus qu’ils auraient perdu la gageure s’ils l’eussent acceptée. Pourquoi ne se trouvera-t-il pas quelqu’un en France ou ailleurs, qui, sans avoir lu mon ouvrage, prendra la même route, dans laquelle il ne s’agit que de suivre la nature pas à pas ? Et ne serait-on point injuste de lui en disputer l’invention ou de l’accuser de plagiat ? M. Amman a très-bien répondu à ceux qui lui ont fait ce reproche.

Il est toujours permis de profiter des lumières de ceux qui ont écrit avant nous ; mais un plagiaire est un homme méprisable, qui cherche à s’en faire honneur, comme s’il les eût tirées de son propre fonds. Doit-on supposer cette bassesse dans des hommes d’un mérite distingué ?

Je n’entrerai point dans le détail des explications que nos deux savans auteurs ont données, tant sur la théorie que sur la pratique de la matière qu’ils traitaient. Leurs ouvrages sont deux flambeaux qui m’ont éclairé ; mais dans l’application de leurs principes, j’ai suivi la route qui m’a paru la plus courte et la plus facile pour en faire usage.