Art d’enseigner aux sourds-muets/Éloge historique de Charles-Michel de l’Épée, fondateur de l’Institution des sourds-muets



ÉLOGE HISTORIQUE

DE
CHARLES-MICHEL DE L’ÉPÉE,
FONDATEUR
DE L’INSTITUTION DES SOURDS-MUETS.


Le plus beau privilége de l’homme, c’est sans doute de pouvoir communiquer ses pensées et ses sentimens. Cette faculté par laquelle les esprits se touchent et les cœurs se confondent, fut le premier comme elle est le plus doux nœud de la société. Nos jouissances perdraient tout leur prix, et bientôt suivrait le dégoût, si nous ne trouvions un attrait toujours plus vif à faire passer dans le sein d’un ami les émotions qui nous agitent. Le plaisir partagé est plus doux, la peine plus légère. Les larmes de la pitié coulent au cœur du malheureux, comme un baume qui en cicatrise les plaies, et elles ne sont pas sans charmes pour celui qui les répand. Ce commerce des âmes est pour nous plus qu’un plaisir ; c’est un besoin. Brisez ce lien qui attache l’homme à l’homme, et sa vie n’est plus un présent du ciel ; c’est un fardeau dont toutes ses forces pourront à peine soutenir le poids. Sans souvenir, comme sans espérance, son existence, qui ne se rattache ni au passé ni à l’avenir, s’arrête pour ainsi dire au besoin du moment, et ne se fait plus sentir que par l’ennui ou la douleur.

Tel et plus déplorable encore était l’état des sourds-muets, avant que la charité, fille du ciel, eût renversé la barrière que la privation d’un sens avait élevée entre ces malheureux et le reste des hommes.

Un préjugé aussi absurde qu’il est humiliant pour l’espèce humaine, représentait le sourd-muet comme une sorte d’automate, sensible aux impressions physiques, mais dont aucune étincelle de raison n’éclairait l’esprit, dont aucun sentiment n’échauffait le cœur. Étranger au sein même de sa famille, cet enfant délaissé du ciel et des hommes, était relégué, par l’amour-propre de ses parens, loin de la société où il n’inspirait qu’une pitié humiliante ! Vainement brillait dans tous ses traits son âme tendre et expansive ; aucune autre âme ne s’ouvrait à ses effusions. Son esprit curieux cherchait partout la lumière, et partout ne rencontrait qu’un voile impénétrable, qu’aucune main ne tentait de soulever. Lorsqu’autour de lui tout respirait le bonheur, le malheureux n’avait en partage que de vains désirs et des regrets superflus. Tous les sentimens les plus vifs, refoulés dans son sein, allumaient ses yeux d’un feu sombre, qui, imprimant à son aspect une sorte d’effroi, achevait de lui fermer les cœurs, et faisait taire à son égard tous les sentimens, jusqu’à la tendresse maternelle. On le regardait presque comme un être d’une espèce différente. Il restait confondu avec les insensés ; d’autant plus à plaindre, qu’il sentait toute l’horreur de son sort.

On rencontrait alors peu de sourds-muets ; et il semble que le nombre de ces infortunés se soit accru depuis que leur sort s’est amélioré. Une philosophie chagrine ne manquerait pas d’en trouver la cause, dans la dépravation des mœurs toujours croissante, dirait-on, et qui, corrompant, à sa source même, le principe de la vie, fait porter aux enfans la peine de l’inconduite de leurs parens. Mais il s’en faut qu’une cause si déplorable ait réellement exercé cette funeste influence ; il est même douteux que le nombre des sourds-muets soit aujourd’hui beaucoup plus grand que par le passé. Mais depuis que les succès obtenus dans leur éducation ont prouvé qu’ils ne diffèrent des autres hommes que par les préjugés qu’ils n’ont point, et dont notre enfance est imbue, les parens n’ont plus rougi de leur avoir donné le jour, et les sourds-muets ont paru sans honte, et même avec quelqu’honneur, dans la société, pour partager les jouissances qu’elle offre et les charges qu’elle impose.

Ainsi l’art d’instruire les sourds-muets, qui achève l’œuvre imparfaite du Créateur, réhabilite dans toute la dignité de l’homme ces infortunés que l’opinion plaçait en quelque sorte au-dessous de la brute, et rend à la religion et à la société tant d’êtres qui semblaient pour toujours condamnés à ignorer les consolations de l’une et les douceurs de l’autre ; cet art si touchant dans son but, si brillant dans ses résultats, ne fait pas seulement le bonheur de ceux qu’elle éclaire du flambeau de l’instruction ; ses effets bienfaisans se sont étendus sur tous les sourds-muets, en arrachant à la proscription la plus injuste, cette classe intéressante par son infirmité, et le plus ordinairement aussi par la réunion de toutes les qualités du cœur, comme si la nature eût voulu réparer ou compenser par-là un oubli trop cruel.

C’est sur le prix du bienfait que se mesure la reconnaissance. Or, Messieurs, quel bien comparable pour l’homme à ce rayon divin qui le caractérise entre tous les êtres de la création ! Vainement le sourd-muet eût reçu la plus sublime intelligence ; cette flamme céleste s’éteignait faute d’alimens, et l’abrutissement où le replongeaient le malheur et le désespoir, semblait justifier l’état d’abjection où il gémissait. Vous ne manquerez donc pas de croire, Messieurs, que, du moment qu’aura paru cette invention si belle, si honorable, si utile à l’humanité, on l’aura accueillie avec transport, on se sera empressé d’en rassembler les principes, de former des établissemens pour en perpétuer le bienfait. Détrompez-vous : reçu avec une stérile admiration, et plus souvent encore avec ce doute obstiné qui repousse l’évidence, l’art d’instruire les sourds-muets, successivement découvert, en Espagne, par P. Ponce ; en Angleterre, par Grégory et Wallis ; en Allemagne, par Vanhelmont ; en Hollande, par Amman, retomba toujours dans l’oubli, et serait peut-être encore aujourd’hui à inventer, s’il ne se fût rencontré un homme dont le génie aussi profond que hardi, puisait encore une nouvelle vigueur dans une charité toujours active, toujours infatigable ; qui, s’élevant au-dessus des idées reçues, parvint à se frayer, loin des communs sentiers, une route toute nouvelle, qu’il parcourut avec gloire. Quand son cœur lui montrait le bien à faire, on ne le vit jamais reculer devant les obstacles ; il détournait ses regards de la faiblesse des moyens, pour les porter tout entiers sur les heureux résultats que le succès promettait à ses efforts. Il consacra au bien de l’humanité ses talens, sa fortune et toute son existence ; et ne cherchant pas hors de son cœur le prix de tant de vertus, ne se laissa effrayer ni par l’injustice des hommes, ni par l’autorité si puissante des préjugés, dont la voix s’élevait de toutes parts pour étouffer son invention naissante ; ni enfin par la perspective des peines, des privations, des travaux qu’allait exiger de lui cette vaste entreprise, où il lui fallait tout découvrir, tout créer, sans autre guide que son génie, sans autre appui que sa confiance en Dieu, et son amour pour l’humanité. Ses succès prouvèrent au monde qu’il n’est point de miracles que ne puisse opérer la charité jointe au génie. Cet homme, digne par ses talens de tous nos hommages, digne presque d’un culte par ses vertus, dont la mémoire sera toujours en vénération aux amis de l’humanité… déjà vous l’avez reconnu ; vous avez nommé M. l’abbé de l’Épée. Pour retracer sa gloire, il n’est pas besoin d’une brillante éloquence ; son plus bel éloge sera l’exposé le plus naïf de sa vie, dont tout le cours fut la continuité d’une bonne action.

Michel de l’Épée naquit à Versailles, le 25 novembre 1712. Son père, qui était architecte du Roi, et joignait à des talens distingués une piété éclairée, s’était attaché à inspirer à ses enfans, dès l’âge le plus tendre, la modération des désirs, la crainte de Dieu, l’amour du prochain. Ces heureux principes, échauffés des exemples paternels, germant de bonne heure dans le cœur du jeune de l’Épée, y enracinèrent si profondément l’habitude de la vertu, que la pensée du mal lui devint pour ainsi dire étrangère ; et lorsque dans un âge avancé il reportait ses regards sur sa longue carrière, où, comme il le disait quelquefois, il ne se souvenait d’avoir eu qu’un seul combat à soutenir, il craignait de n’avoir point assez fait pour le ciel, et regardait comme sans mérite une vertu qui lui paraissait acquise sans efforts. Sa piété fervente, toutes ses actions, dont l’Évangile était le guide constant, annoncèrent, dès sa plus tendre jeunesse, sa vocation pour le ministère des autels. Ses parens, qui avaient d’abord résisté à ses désirs, cédèrent enfin à ses instances réitérées.

Mais ses premiers pas dans cette carrière furent marqués par des contrariétés qui purent l’armer, de bonne heure, contre les persécutions qui, plus tard, devaient mettre sa vertu à de si fréquentes épreuves. Lorsqu’il se présenta pour être admis au premier degré du sacerdoce, on lui proposa, selon l’usage alors établi dans le diocèse de Paris, de signer une formule de foi contraire à ses principes. Mais il était incapable de trahir sa pensée, et sa main refusa d’approuver ce que désavouait sa conscience. On consentit cependant à le revêtir de la dalmatique, mais en le condamnant, en quelque sorte, à ne jamais prétendre aux ordres sacrés. Malgré toute l’humilité qui le caractérisait, il pensa que ses humbles services aux pieds des autels, dans les derniers rangs du ministère, ne pourraient acquitter sa dette envers la société. C’était trop peu pour cette charité ardente qui échauffait son cœur, et qui fut en lui le flambeau du génie. Il porta donc ses regards vers le barreau, auquel il avait été d’abord destiné. En peu de temps il eut fait les études prescrites, et il prêta le serment d’usage.

Mais pouvait-il se plaire aux tableaux de la violence, de la ruse, de la cupidité, qui provoquent journellement la rigueur des lois ? Les haines, les divisions que les arrêts de Thémis compriment, mais ne calment point ; les rugissemens de la chicane en fureur devaient trop profondément affliger cette âme douce et tranquille, faite pour la paix des autels. C’est là qu’aspiraient tous ses désirs ; c’est là que se reportaient tous ses regrets ; enfin ses vœux furent comblés.

Un digne prélat, neveu du grand Bossuet, qui édifiait, par son exemple, le diocèse de Troye, et qui appelait auprès de lui tout ce qu’il pouvait rencontrer d’hommes d’une piété austère, jaloux de rendre à l’Église un sujet aussi précieux que M. de l’Épée, lui fit offrir un modeste canonicat dans son diocèse. C’est des mains de ce vertueux évêque qu’il reçut le sacerdoce, où tendaient tous ses vœux. Il put se livrer alors, avec toute l’ardeur de son zèle, à la prédication de l’Évangile. La douce persuasion coulait de ses lèvres ; il savait rendre aimables, par son exemple, les préceptes dont son éloquence, simple et pleine d’onction, pénétrait les cœurs les plus endurcis. L’amour du prochain était le sentiment qui dominait en lui, et ses paroles produisirent des fruits abondans. Mais, hélas ! ce bonheur ne devait pas être de longue durée. M. de Bossuet mourut ; et la Providence, dont les voies sont impénétrables, voulut soumettre M. de l’Épée à de nouvelles épreuves.

Vers cette époque, M. de Soanen était persécuté, parce qu’il partageait les principes religieux des grands hommes de Port-Royal. M. l’abbé de l’Épée, qui entretenait des relations intimes avec ce vertueux prélat, fut frappé de la même interdiction.

Nous n’arrêterons pas votre attention, Messieurs, sur ces querelles maintenant oubliées. Eh ! qui s’occupe aujourd’hui des questions sur le formulaire ? Qui songe à prendre parti entre les jansénistes et les molinistes ?

Mais vous remarquerez (et je pourrais ici trouver l’occasion d’un heureux rapprochement avec son digne successeur) que, malgré la sévérité des principes que professait M. de l’Épée, jamais on ne vit une dévotion moins ombrageuse. Il parlait rarement, aux personnes d’une opinion différente, des objets de leur croyance ; et quand il y était entraîné, jamais ses discussions ne dégénéraient en disputes ; il avait le talent de les maintenir sur le ton de ces entretiens aimables où règne la confiance.

Un protestant vint de la Suisse pour apprendre de lui l’art d’instruire les sourds-muets : M. de l’Épée l’accueillit avec la plus douce bienveillance.

Bientôt leurs cœurs, faits pour s’entendre, s’unirent des liens de la plus tendre amitié. Le protestant abjura la croyance où il était né, pour embrasser celle d’un homme aussi vertueux.

Cette tolérance dont M. de l’Épée offrait un si heureux exemple, on ne l’observa pas toujours à son égard. Son talent créateur avait donné une nouvelle existence aux sourds-muets, en leur révélant les célestes destinées de l’homme racheté par le sang divin ; il s’agissait de recevoir leur confession ; lui seul pouvait l’entendre. La nécessité lui en dictait la loi ; il crut pouvoir en obtenir, sans peine, l’autorisation de ses supérieurs ecclésiastiques ; mais ses sollications réitérées ne recevant pas même de réponse, il écrivit à M. l’archevêque de Paris ; et en se plaignant de ce silence obstiné, il lui déclarait, en termes respectueux, mais pleins de dignité, qu’il croyait devoir enfin l’interpréter en sa faveur, et le regarder au moins comme une autorisation indirecte. Ce fut aussi la seule qu’il put obtenir.

Dans cette circonstance du moins, il ne lui fallut que de la patience ; mais combien de fois n’eut-il pas besoin de toute la résignation que donnent la religion et la vertu !

S’étant un jour présenté dans sa paroisse pour recevoir, avec les fidèles, les cendres, qu’au commencement du carême, la religion répand, en signe de pénitence, sur le front du chrétien ; le prêtre chargé de cette cérémonie, le repoussa publiquement avec outrage ; mais M. de l’Épée, avec cette douceur qui ne l’abandonnait jamais : « Monsieur, lui dit-il, j’étais venu, comme pécheur, m’humilier à vos pieds : votre refus ajoute à ma mortification ; mon intention est remplie devant Dieu ; je n’insiste pas, pour ne point tourmenter votre conscience. »

Mais, pour l’honneur de la religion chrétienne, dont l’esprit est si contraire à toute espèce d’intolérance, de cette religion toute d’amour, dont le premier précepte est la charité universelle, il faut ajouter que cet homme exalté donna plus tard des signes manifestes de la démence, dont nous devons croire qu’il était déjà atteint à cette époque.

M. l’abbé de l’Épée n’avait qu’une passion, mais ardente comme l’est toute passion exclusive : c’était de se rendre utile à l’humanité. La prédication de la parole divine, dans les temples, lui était défendue, de même que la direction des consciences, au tribunal de la pénitence. L’interdiction dont il était frappé ôtant tout aliment à cette ardeur du bien qui le tourmentait, la rendait encore plus vive et plus dévorante. Il semble que la Providence ménageait ses forces, et les concentrait toutes à dessein, pour la grande œuvre à laquelle il était appelé, et qu’il pouvait seul accomplir.

Le hasard le conduisit dans une maison où il ne trouva que deux jeunes personnes occupées à un travail d’aiguille qui paraissait captiver toute leur attention. Il leur adresse la parole : elles ne répondent point, leurs yeux restent fixés sur leur ouvrage ; il les interroge encore : pas plus de réponse. Son étonnement était extrême ; ces deux sœurs étaient sourdes-muettes, et M. de l’Épée l’ignorait. La mère arrive : tout s’explique, elle lui apprend avec larmes son malheur et ses regrets. Le père Vanin, prêtre de la doctrine chrétienne, avait commencé, par le moyen des estampes, l’éducation de ces deux enfans ; mais la mort leur ayant enlevé cet homme charitable, elles étaient restées sans secours, personne n’ayant voulu continuer une tâche aussi pénible, et dont les résultats paraissaient si incertains. « Croyant donc, ajoute M. de l’Épée, que ces deux enfans vivraient et mourraient dans l’ignorance de leur religion, si je n’essayais quelques moyens de la leur apprendre, je fus touché de compassion pour elles, et je dis qu’on pouvait me les amener, que j’y ferais tout mon possible. » Telles sont ses expressions.

Ainsi, Messieurs, son zèle ne lui laissa pas même le temps de mesurer la carrière inconnue où il allait s’engager. La théologie et la morale avaient occupé jusqu’alors tous ses momens ; il n’avait pas même eu connaissance des faibles essais tentés avant lui en faveur des sourds-muets. Mais d’ailleurs, quels secours y aurait-il trouvés ? Les efforts presqu’infructueux de ses prédécesseurs n’étaient-ils pas, au contraire, bien propres à porter le découragement dans son âme ? Les estampes du père Vanin (ressource faible et incertaine) ne pouvaient être de son goût ; les succès apparens, obtenus en faisant parler les sourds-muets, n’avaient pas assez de solidité pour séduire un esprit aussi juste ; mais il n’avait pas oublié, comme il nous l’apprend lui-même, que, dans une conversation qu’il avait eue, à l’âge de seize ans, avec son répétiteur, excellent métaphysicien, celui-ci lui avait prouvé ce principe incontestable, qu’il n’y a pas plus de liaison naturelle entre des idées métaphysiques et les sons articulés qui frappent nos oreilles, qu’entre ces mêmes idées et les caractères tracés par écrit qui frappent nos yeux. De là se déduisait cette conclusion immédiate, qu’il serait possible d’instruire des sourds-muets par des caractères tracés par écrit, et toujours accompagnés de signes sensibles, comme on instruit les autres hommes par les paroles et par des gestes qui en indiquent la signification. « Je ne pensais pas en ce moment, ajoute M. l’abbé de l’Épée, que la Providence mettait dès-lors le fondement de l’œuvre à laquelle j’étais destiné. »

Voilà, Messieurs, comme un grain jeté par hasard dans une terre fertile, produisit la moisson la plus abondante pour le bien de l’humanité.

C’est par la parole ou par l’écriture, qui est la peinture de la parole, que les hommes se transmettent ordinairement leurs pensées. Parce que ce moyen de communication est général, on était porté à le regarder comme le seul possible.

On croyait même (et cette opinion vient tout à l’heure d’être reproduite par un de nos littérateurs les plus distingués) que la parole était indispensable à l’exercice de la pensée ; et le seul but qu’on se proposait dans l’éducation des sourds-muets, avant M. de l’Épée, était de leur rendre l’usage de cette faculté, à laquelle on supposait qu’était attaché, pour ainsi dire, le secret de l’intelligence humaine.

Loin de nous la pensée de rabaisser le mérite des hommes généreux qui conçurent, les premiers, l’idée de faire parler les sourds-muets. Il a fallu un grand esprit d’analyse pour décomposer tous les sons d’une langue, et en expliquer le mécanisme.

M. l’abbé de l’Épée n’a pas dédaigné de cultiver et de perfectionner cet art, aujourd’hui bien facile, et qui n’est pas sans utilité pour les sourds-muets ; mais dont il importe d’apprécier les résultats à leur juste valeur, parce que le charlatanisme s’en est déjà servi pour séduire des esprits inattentifs.

Faire parler les muets, dit-on souvent encore, n’est-ce pas une sorte de prodige ? Ce prétendu prodige n’a rien cependant qui soit si digne d’admiration. Les organes de la parole ne sont pas autrement conformés dans le sourd-muet que dans les autres hommes : il ne parle point parce qu’il n’a pas entendu, et que sa langue ne peut imiter des sons qui ne sont point parvenus jusqu’à son oreille. Mais vous pouvez lui faire voir la position et le mouvement qu’il faut donner à la langue, aux lèvres et à la gorge : ces organes une fois convenablement disposés, la voix qui les traverse en sortant du poumon, produit toujours le son désiré ; que celui qui le profère s’entende ou ne s’entende pas, c’est un instrument de musique qui répond fidèlement aux doigts de l’artiste. Le maître est si puissamment secondé par un organe naturellement imitateur, que j’ai vu des sourds-muets qui, sans leçon préliminaire, n’avaient besoin que de regarder attentivement le mouvement des lèvres, pour articuler un grand nombre de syllabes ; et j’ai sous mes yeux plusieurs de ces enfans, qui répètent passablement tous les mots qu’ils voient prononcer ; et ce sont leurs mères qui le leur ont appris, sans autre art, sans autre secours que la patience que donne l’amour maternel.

Mais quelques soins que l’on ait pris jusqu’ici pour former les sourds-muets à la parole, leurs discours sont toujours fatigans et monotones[1].

D’un autre côté, leur habileté à lire les mots dans le mouvement des lèvres, ne va jamais jusqu’à leur faire comprendre un discours suivi. Aussi les voyons-nous toujours (et d’autant plus qu’ils sont plus instruits) préférer de s’entretenir par gestes ou même par écrit. Ce serait donc bien peu de chose que l’éducation des sourds-muets, s’il ne s’agissait que de leur rendre la faculté purement mécanique de la parole. Mais de quelle utilité leur serait-ce, dans le commerce de la vie, de prononcer les mots et les phrases confiés à leur mémoire, s’ils n’en avaient une parfaite intelligence ? et comment leur en faire connaître la valeur exacte ? Les noms des objets sensibles n’offrent point de difficultés, puisqu’en donnant le mot, on peut indiquer l’objet qu’il représente ; mais ce qu’on ne peut montrer du doigt, ce qui ne tombe pas sous les sens, comment le leur enseigner ? comment franchir l’espace qui sépare les idées physiques des notions purement intellectuelles ? Sera-ce avec des définitions ? Mais pour comprendre une définition, il faut déjà un esprit exercé et la connaissance de la langue. Toute définition est composée de mots qui, à leur tour, ont besoin d’être définis. Pour saisir la pensée que ces mots réunis renferment, il faut non seulement connaître leur valeur absolue, mais encore leur valeur relative, et l’influence qu’ils exercent, les uns sur les autres, dans la composition de la phrase.

Ainsi on s’égare dans un labyrinthe de difficultés toujours renaissantes.

Si, à force de soins, de temps et de patience, quelques maîtres habiles se consacrant exclusivement à l’éducation d’un ou de deux sourds-muets, ont obtenu des résultats assez satisfaisans, mais toujours plus brillans que solides, ils en ont été exclusivement redevables à l’emploi, même irrégulier, qu’ils ont fait du langage des signes, seul moyen de communication qui existe, dans le principe, entre le maître et le sourd-muet.

En effet, le mot n’a en soi aucun rapport avec l’idée ; il ne peut donc la faire naître ; mais il sert à la rappeler, quand une convention préliminaire l’a lié à cette idée antérieurement bien saisie. Par quel moyen s’est opérée en nous cette liaison des mots et des idées ? C’est par les signes naturels : c’est-à-dire par tous ces mouvemens de la physionomie et des gestes, résultats de notre organisation, et par lesquels se peint au dehors tout ce qui se passe au dedans de nous.

Quand une mère tient son fils dans ses bras, et qu’elle lui fait prononcer les premiers mots que l’enfant peut articuler, et qui, par cela même, sont devenus les noms des premiers objets de ses affections ; par exemple, le mot papa ne réveille d’abord aucune idée dans son esprit ; mais si, en le prononçant, la mère étend le bras pour lui montrer son père, l’enfant le reconnaît et sourit : le geste a interprété le mot, qui dès-lors s’unissant à l’idée, en devient le signe de rappel. Quand ensuite la mère dit à son fils : Maman t’aime ; son regard plein de tendresse, ses doux baisers ont porté le sens de ses paroles au fond du cœur de l’enfant, dont les petits bras caressans répondent à sa mère qu’elle est comprise, et que son fils lui rend amour pour amour.

Ce procédé si simple, si facile, est pourtant si certain, qu’il est sans exemple qu’un homme, à moins d’une imbécillité absolue, n’ait pas appris la langue de son pays. Telle est aussi, à peu près, la marche que doit suivre l’instituteur des sourds-muets. Mais tout est à faire avec ses élèves, tandis que tout ce qui entoure l’enfant qui parle, concourt si heureusement à son instruction, qu’à l’âge de huit ans, comme on l’a remarqué, il a déjà ordinairement plus d’idées, qu’il n’en pourra acquérir encore dans tout le cours de sa vie.

Si le désir de connaître est un besoin pour l’homme, c’est surtout dans le premier âge. Lorsque l’enfant nous paraît tout occupé de ses jeux, il ne perd rien de tout ce qui se passe autour de lui ; son oreille, toujours attentive, ne laisse échapper aucune parole ; son coup-d’œil rapide suit tous nos mouvemens et pénètre notre pensée. Comme il triomphe ensuite de notre étonnement, quand il nous redit l’objet de nos discours et nos propres expressions ! Ainsi, à mesure que les circonstances font naître une idée, le mot, prononcé, en même temps, s’attache à cette idée, et la rappelle ensuite chaque fois qu’on l’entend, comme, à son tour, l’idée rappelle le mot.

Mais ces circonstances, qui contribuent si puissamment au développement de notre esprit et à la formation de notre langage, sont perdues pour le sourd-muet. Toutes les scènes de la vie sont, à ses yeux, enveloppées d’un voile mystérieux. L’enfant qui parle, marche dans un chemin facile et agréable dont toutes les sinuosités sont bordées de fleurs ; l’autre, au contraire, ne peut être conduit que par une route escarpée ; mais cette route est, en même temps, plus directe et plus sûre. Et ceci, Messieurs, vous paraîtra peut-être digne de quelqu’attention.

Comme dans notre enfance nous sommes réduits à juger de la signification des mots par les circonstances où nous les entendons prononcer[2], si nous rencontrons juste, c’est par hasard ; le plus souvent, nous n’entendons qu’à peu près, et nous nous contentons de cet à peu près, toute notre vie. C’est ensuite sur ces notions si incertaines que s’appuie et s’élève tout l’orgueil de nos connaissances. Nos maîtres ne s’embarrassent point de redresser les erreurs de notre enfance ; et nous-mêmes, dans un âge plus mûr, nous ne nous avisons guère de revenir à ces premières idées, pour en apprécier la justesse et la solidité, et régler avec notre esprit, au moins une fois dans la vie. Aussi faut-il s’étonner si la vie intellectuelle de tant d’hommes ressemble à cet état d’assoupissement qui précède le sommeil, et où la pensée, près de s’évanouir, semble flotter vaguement, au sein d’un mobile nuage. De là sans doute une des principales causes de ces querelles interminables qui divisent le monde, et font douter si l’homme a un moyen certain de découvrir la vérité.

Quelle supériorité ne remarquerons-nous pas dans les procédés de l’abbé de l’Épée, qui, par une analyse scrupuleuse, ramène toutes les notions les plus composées comme les plus abstraites, à ces idées premières, simples, précises, que son élève a apprises sans maître, qu’il exprime sans le secours de l’art, par des gestes que personne ne lui a enseignés, et qui sont toujours clairs, parce qu’ils sont l’expression naturelle et immédiate de la pensée.

« Tout sourd-muet qu’on nous adresse, dit-il, a déjà un langage qui lui est propre, et ce langage est d’autant plus expressif, que c’est celui de la nature même, et qui est commun à tous les hommes. Ce sont les différentes impressions qu’il éprouve au-dedans de lui-même qui le lui ont fourni. Il a contracté l’habitude de s’en servir, pour se faire entendre des personnes chez qui il demeure, et il entend lui-même tous ceux qui en font usage. Or ce langage est le langage des signes. » Ces signes, donnés par l’élève, sont fidèlement recueillis par le maître, qui, à son tour, en fait un heureux usage, quand de ce point de départ commun à tous deux, il va marcher en avant, et développer de nouvelles idées. Celles-ci provoquent de nouveaux signes auxquels, comme aux premiers, il ne faut que substituer les mots correspondans dans la langue du pays.

Telle est la base de la vraie méthode d’instruire les sourds-muets. Cette idée est si claire, si simple, si naturelle, qu’elle semble devoir commander la conviction ; et cependant, à peine fut-elle mise au jour, que, du fond des ténèbres du préjugé, s’élevèrent mille voix pour la condamner.

L’auteur, qui n’aurait dû trouver que des admirateurs, rencontra des détracteurs de toute espèce. Les plus indulgens le prenaient en pitié, et ne voyaient en lui qu’un aveugle qui se fait illusion à lui-même.

Mais lui, pour toute réponse, appelait le public à ses leçons, où il développait ses principes avec une modestie et une candeur égales à son génie. Bien différent en cela de son rival, M. Perreire, qui avait porté d’Espagne en France l’alphabet-manuel, décoré du grand nom de dactylogie, et l’art de faire parler les sourds-muets, art dont il a constamment cherché à faire un secret. C’est, au contraire, en initiant tout le monde, avec le plus sincère abandon, aux mystères de sa méthode ; c’est en exposant à tous les yeux les heureux fruits de ses procédés, que M. de l’Épée opérait la conviction.

« Je vous plaignais, lui dit un jour un respectable curé de Paris qui venait d’assister à une de ses leçons ; je vous plaignais avant de vous avoir vu. Je ne vous plains plus maintenant ; vous rendez à la société et à la religion des êtres qui étaient étrangers à l’une et à l’autre. »

Cependant les préventions s’évanouissaient, peu à peu, comme ces vapeurs légères qui, le matin, obscurcissent l’horizon, et que dissipent les premiers feux du soleil. « Enfin, écrivait-il à un de ses amis, on commence à croire à ses propres yeux ; c’est toujours beaucoup ; nous ne devions pas espérer davantage. »

Néanmoins il resta toujours des hommes d’un esprit obstiné, qui, pour ne pas rendre hommage à ce beau génie qu’ils avaient d’abord condamné sans examen, fermèrent constamment leurs yeux à la lumière de l’évidence, et repoussaient, avec un dédain mêlé de dépit, le récit des prodiges qu’opérait M. de l’Épée, et dont la renommée fatiguait leurs oreilles.

Nous ferons remarquer ici, dans quelles étranges contradictions peut quelquefois se laisser entraîner un homme d’esprit et d’un cœur droit qui, luttant contre la force de la vérité, tantôt cède à son empire, et tantôt suit la voix trompeuse de la prévention.

Déjà les plus éclatans succès, les témoignages d’estime et d’admiration des personnes les plus distinguées par leur esprit ou par leur naissance, avaient vengé M. de l’Épée de toutes les attaques dirigées contre lui, lorsque M. Deschamps, qui s’occupait aussi de l’instruction des sourds-muets, mais d’après la méthode de M. Perreire, publia son Cours d’éducation. Il avait assisté aux leçons de M. l’abbé de l’Épée ; il pouvait apprécier la solidité de ses principes, et voici comment il s’explique à ce sujet (vous verrez avec plaisir que, tout en le combattant, il sait rendre justice aux talens de son rival) : « Pour peu qu’on y fasse attention, dit M. Deschamps, on verra avec étonnement combien il lui a fallu de temps, de peines et de travaux, pour se faire un système aussi beau, aussi méthodique que le sien ; de quelle constante application il a fait usage pour trouver des signes comme racines, comme dérivés, comme modifiés. Les idées abstraites comme celles que nous avons formées par le secours des sens, tout est du ressort de la langue des signes. Pour créer une langue qui paraît à un si haut degré de perfection, il a fallu la réflexion la plus profonde, le jugement le plus sain, l’imagination la plus vive unie à la connaissance la plus parfaite de la grammaire. Il était réservé à un génie aussi vaste que le sien d’inventer une langue de signes qui peut suppléer à l’usage de la parole, être prompte dans son exécution, claire dans ses principes, sans trop de difficultés dans ses opérations. Voilà ce que M. de l’Épée a exécuté avec l’applaudissement général et le plus mérité. »

Cet éloge d’un rival est d’autant plus glorieux pour M. l’abbé de l’Épée, que M. Deschamps attaque ensuite tous ses procédés, qu’il trouve trop difficiles, doutant qu’il puisse jamais se rencontrer un homme assez ami de l’humanité pour dévorer les dégoûts de l’étude de la langue des gestes, qu’il vient cependant de peindre de si brillantes couleurs.

Ainsi, ce ne serait pas au maître à descendre jusqu’au sourd-muet pour lui tendre une main secourable ; il faudrait que ce faible enfant fît seul tout le chemin, sans appui et sans guide. M. Deschamps vit la difficulté, il en fut effrayé ; il s’arrêta devant elle, au lieu de chercher à la surmonter pour l’aplanir à ses élèves.

Mais il s’en faut de beaucoup, Messieurs, que l’étude des signes soit aussi pénible, et surtout aussi rebutante qu’on pourrait d’abord se l’imaginer.

Nous avons vu que, sans art et sans leçons, tous les sourds-muets en font usage[3]. C’est, on peut le dire, le langage propre de l’homme ; et s’il nous paraît être plus particulièrement le privilége des sourds-muets, c’est que le besoin le développe en eux, quand l’habitude de nos langues nous le fait négliger. Mais nous en portons tous le principe en nous-mêmes ; et il ne faut qu’un peu d’exercice pour le développer, et nous en rendre l’usage aussi familier que celui de la parole. La pensée tend toujours à s’épancher, comme la lumière et la chaleur ; il ne faut, pour ainsi dire, que se laisser aller à l’impulsion de la nature, pour exprimer au dehors tout ce qui se passe au dedans de nous. Il y a une foule de signes expressifs que nous faisons sans y penser. Quel voyageur a jamais péri dans une terre étrangère, faute de savoir demander des alimens pour apaiser sa faim, un lit pour reposer sa tête ? Ce langage est aussi beau qu’il est facile ; le geste rend toutes les passions avec une énergie supérieure à celle de l’éloquence même ; aucune langue n’est aussi propre à porter dans l’âme de fortes et de profondes émotions. Ce langage est l’âme des beaux-arts ; c’est par lui que l’artiste fait respirer et la toile et le marbre ; c’est du langage d’action que l’orateur emprunte ses plus sûrs moyens d’entraîner et de persuader. Enfin, si l’on peut espérer l’établissement d’une langue universelle si désirée des philosophes, et qui servirait de moyen de communication entre les peuples, le langage des gestes, comme le pensait M. de l’Épée, pourra seul remplir ce but ; surtout si l’expérience prouve qu’il peut être peint et fixé sur le papier aussi fidèlement et avec autant de facilité que la parole[4]. C’est déjà la langue universelle pour les sourds-muets ; de quelque pays éloigné qu’ils soient, ils se comprennent tous entr’eux : c’est un fait qui n’a plus besoin de preuves. Elle n’existe point pour ces enfans de la nature, la distance que la diversité des langues a mise entre les autres hommes. Comment donc a-t-on jamais pu songer à faire abandonner aux sourds-muets ce langage dont ils sentent si bien toutes les beautés, pour les contraindre à suivre péniblement, sur les mouvemens fugitifs des lèvres, des sons qui ne leur représentent rien ? L’ennui et le dégoût seraient les moindres inconvéniens d’une si cruelle tyrannie.

Avant M. l’abbé de l’Épée, Wallis, savant professeur de mathématiques au collége d’Oxford, qui avait obtenu les succès les plus éclatans en faisant parler les sourds-muets, avait aussi reconnu combien est insuffisant, dans leur éducation, ce moyen pénible pour le maître, rebutant pour l’élève, incertain dans ses résultats ; et il proposa, comme plus sûr (mais seulement en l’indiquant en quelques lignes), le moyen des signes naturels que M. de l’Épée découvrit plus tard, et dont il développa si bien la richesse et la fécondité.

Les sentiers de l’erreur se divisent en embranchemens infinis ; mais la route de la vérité est une : les esprits justes doivent nécessairement s’y rencontrer. Il ne faut donc point s’étonner si l’on retrouve quelques idées analogues dans Wallis et dans M. de l’Épée. La marche qu’ils ont suivie est en même temps la plus simple et la plus naturelle ; car c’est par notre langue que nous apprenons les autres langues ; or, les gestes constituent le langage usuel et naturel des sourds-muets.

Toute lumineuse qu’était l’idée de Wallis, elle est restée dans l’oubli ; et dans sa patrie on fait encore généralement usage de la méthode qu’il avait d’avance condamnée. C’est donc au génie véritablement inventeur de M. l’abbé de l’Épée, qu’était réservée la gloire de créer cet art si beau et si utile. Il découvrit dans le langage informe de ses élèves, encore brut comme leur esprit, borné comme le cercle étroit de leurs idées, le germe d’une langue qui pourrait se plier à toutes les combinaisons comme à toutes les modifications de la pensée ; et sur cette base, en apparence si incertaine, si rétrécie, il éleva l’édifice le plus beau, le plus solide, le plus régulier dans toutes ses parties.

Le langage des gestes, très-riche dans ses expressions, est d’une simplicité extrême dans ses formes. Il représente fidèlement la pensée ; mais il rejette tout ce qui n’est pas nécessaire à son expression. Les nombreuses formes grammaticales dont un long usage a enrichi nos langues, sont étrangères, et quelquefois tout à fait contraires au langage des sourds-muets. Cependant il fallait les leur faire connaître, ces formes grammaticales, pour les mettre en état d’en faire usage comme nous. Mais comment trouver des signes assez simples pour ne pas embarrasser la marche du discours, assez expressifs pour rendre sensibles aux yeux, ces nuances légères dont l’esprit le plus délié peut à peine quelquefois se rendre raison ? Comment exprimer ces modifications purement grammaticales, qui, de l’expression de la même idée, font, tour à tour, un verbe, un substantif, un adjectif, un adverbe, sans rien changer au fond de l’idée qui, malgré toutes ces métamorphoses, reste la même, comme la racine du mot reste invariable ? Et nos prépositions, qui expriment des rapports si subtils et si variés, mais qui, n’exprimant que des rapports, n’ont de modèle ni dans l’esprit ni dans la nature ; les conjonctions, si brèves par l’expression, si pleines par le sens, qui, toujours, sous une syllabe, ou deux, cachent une proposition entière ? Comment enseigner l’emploi si délicat de l’article, les différences si importantes des temps de la conjugaison ? Ce que les efforts réunis de plusieurs générations ont fait pour les autres langues, dont la perfection est toujours le fruit du temps et d’une longue étude, ce grand homme eut le courage d’entreprendre de le faire pour la langue de ses élèves.

On croira sans peine qu’il n’a point porté la perfection dans toutes les parties d’un travail aussi vaste ; ce serait étrangement méconnaître la solidité de sa gloire, que de craindre d’y porter atteinte en montrant ce qu’il a laissé à faire. Du séjour des bienheureux, où il jouit de la récompense due à ses vertus, il repousserait l’éloge où l’on aurait sacrifié la vérité à de frivoles ménagemens, inutiles, injurieux même à sa gloire, et préjudiciables au sort de cette classe intéressante à laquelle sa vie fut consacrée toute entière. Ce n’est point par une servile admiration que nous voulons honorer sa mémoire, mais bien par nos efforts à marcher sur ses traces, en nous éclairant des lumières de son génie, en nous échauffant au flambeau de sa charité, en nous rendant enfin aussi utiles que nous le pourrons aux sourds-muets : voilà, nous le croyons, le culte le plus beau, le plus agréable du moins que nous puissions lui offrir.

S’il est vrai que dans l’œuvre immense qu’il eut le courage d’entreprendre, le père des sourds-muets a payé quelquefois le tribut à la faiblesse humaine, par quelques imperfections inséparables d’une première invention ; n’est-il pas à craindre que l’autorité d’un si grand nom ne maintienne dans les mêmes erreurs ceux qui voudront le suivre dans cette carrière qui exige toujours une marche si rigoureuse, et où le moindre écart entraîne après soi les plus graves conséquences, et peut même faire manquer tout à fait le but ?

Il est donc important de signaler les écueils que son inexpérience n’a pu éviter, sur cette mer inconnue qu’il venait de découvrir. Il avait lui-même un esprit trop juste pour ne pas sentir ce qui manquait encore à sa méthode, et il n’y a presque point de chapitre de son livre où il ne demande à ses lecteurs de lui indiquer, s’ils en trouvent, des signes plus expressifs que les siens.

Ô vous qui, à son exemple, vous consacrez à cette œuvre de bienfaisance, méditez sans cesse le principe découvert par ce beau génie ; pénétrez-vous avec lui de la richesse du langage des signes ; n’oubliez pas auprès de vos élèves le précepte éternel que la raison vous rappelle par sa bouche, de marcher toujours du connu à l’inconnu ; songez qu’il ne s’agit point de leur apprendre des signes : la nature sera toujours, en cela, un maître plus habile que vous ; il faut réveiller leur intelligence, échauffer, animer leur pensée. À mesure que leur jugement se développera, que de nouvelles lumières éclaireront leur esprit, et que s’étendra l’horizon de leurs idées ; les signes pour les exprimer seront facilement trouvés, les mots facilement compris.

Tels sont, Messieurs, les principes de l’art d’instruire les sourds-muets, inébranlables comme la nature, sur laquelle ils reposent. Il ne restait plus à l’inventeur qu’à poursuivre comme il avait si heureusement commencé ; il n’avait plus qu’un pas à faire, et il ne le fit point. Il n’eut pas assez de confiance en sa méthode, et en méconnut lui-même l’étendue et la fécondité.

Déplorons ici, Messieurs, la puissance de l’habitude : lorsqu’un génie hardi a déchiré le voile de l’erreur, et qu’il est près de saisir la vérité ; ou que, prenant un sublime essor, il s’élève avec gloire au-dessus des préjugés vaincus, une force aveugle l’arrête tout à coup, et le repousse dans l’ornière de la routine[5].

« Mais souvenons-nous, dit l’illustre successeur de M. l’abbé de l’Épée, souvenons-nous qu’en glanant à sa suite, ce sera toujours à lui-même qu’il faudra rapporter, comme à leur source, tous les succès qu’on pourra obtenir. » Oui, Messieurs, ce grand homme méritera à jamais le titre de bienfaiteur de l’humanité : c’est à lui que les sourds-muets de tous les pays sont redevables des établissemens qui, pour eux, s’élèvent de toutes parts. Quelque méthode que l’on y suive, c’est son institution qui en a offert le premier modèle. C’est son exemple, non moins que ses talens, qui a fixé l’attention publique sur ces infortunés ; c’est l’ardeur de son zèle qui a échauffé les cœurs en leur faveur.

Lorsque, faisant violence à sa modestie, il donnait une certaine pompe à ses exercices, et présentait, à l’admiration publique, des sourds-muets écrivant dans plusieurs langues, c’était pour mettre les étrangers à portée d’apprécier l’utilité de leur éducation, dans l’espoir que ces heureux succès engageraient quelques amis de l’humanité à fonder des établissemens semblables. S’il voit les grands et les savans s’empresser de lui porter le tribut de leur admiration, ce n’est point sa gloire personnelle qui le touche ; la bienfaisance qui remplit son cœur n’y laisse point de place à l’amour-propre ; mais il éprouve le plaisir le plus pur, en pensant que l’éclat qui rejaillit sur son art, en assurera l’existence, et en propagera les fruits.

Mais lorsque les flots de ses admirateurs se sont écoulés ; quand ce concert de louanges et de bénédictions a cessé, et qu’au bruit flatteur des applaudissemens a succédé, dans l’institution, le silence du geste ; alors, retiré au milieu de ses élèves chéris, il élève leurs cœurs à Dieu, pour le remercier, et lui rapporter la gloire des succès qu’ils ont partagés avec leur maître ; et purifie avec soin leur âme des plus légères atteintes de la vanité ; car c’est, avant tout, des chrétiens qu’il en veut faire : la patrie et la société nous demandent bien moins des savans que des hommes vertueux et de bons citoyens ; et ce n’est que par la religion qu’on peut se flatter de les former.

M. l’abbé de l’Épée n’avait reçu de son père qu’un modique héritage ; et comme toutes ses leçons étaient gratuites, ce n’était que dans la plus sévère économie qu’il pouvait trouver les moyens de payer la pension de ses élèves, et le traitement des maîtres et des maîtresses qui le secondaient dans une tâche aussi difficile.

« Les riches, dit-il quelque part, ne viennent chez moi que par tolérance ; ce n’est point à eux que je me suis consacré, c’est aux pauvres : sans ces derniers, je n’aurais jamais entrepris l’éducation des sourds-muets. Les riches ont le moyen de chercher et de payer quelqu’un pour les instruire. » Ainsi, cet homme charitable, aussi modeste que grand, ne mettait point de distinction entre lui et le vulgaire des instituteurs. Oui, les riches peuvent payer des maîtres ; mais paie-t-on le génie ? achète-t-on, avec de l’or, cet attachement, ce dévoûment parfait, cette charité active qui, dans l’instituteur des sourds-muets, peut en quelque sorte suppléer à tout, et que rien ne peut suppléer ?

En 1780, l’ambassadeur de l’impératrice de Russie vint le féliciter, et lui offrir de riches présens de la part de cette princesse, qui savait si dignement apprécier tout ce qui est vraiment beau et grand. « M. l’ambassadeur, lui répondit M. de l’Épée, je ne reçois jamais d’or ; mais dites à Sa Majesté que si mes travaux lui ont paru digne de quelque estime, je ne lui demande, pour toute faveur, que de m’envoyer un sourd-muet de naissance que j’instruirai. »

Personne n’ignore quel beau, quel grand caractère a développé M. de l’Épée, dans cette circonstance de sa vie qui, transportée sur la scène, a fait si souvent couler les larmes des spectateurs.

Un jeune sourd-muet est trouvé errant, sur le déclin du jour, dans les rues de Paris ; on le conduit à M. l’abbé de l’Épée ; il le reçoit comme envoyé par le ciel même, et le nomme Théodore. Sous les haillons de la misère, on démêlait, en cet enfant, des manières polies, et des mœurs qui contrastaient avec ses vêtemens, et semblaient trahir une toute autre origine. Ne serait-ce point quelque orphelin victime de la cupidité ? peut-être l’héritier d’une grande fortune ? peut-être l’unique rejeton de quelqu’illustre famille ? Ces soupçons, d’abord vagues, acquièrent chaque jour plus de poids dans l’esprit de M. de l’Épée, à mesure que ses soins développent et l’esprit et le caractère de son élève. Une foule d’observations lumineuses viennent les fortifier. Enfin, le jeune homme, plus instruit, retraçant les souvenirs de son enfance, achève la conviction. Aussitôt la résolution de l’abbé de l’Épée est prise ; aucun effort ne lui coûtera pour rendre à ce malheureux son nom et sa fortune. Mais, hélas ! sur quoi se fondent ses espérances ; toutes les perquisitions qu’il a faites jusqu’ici ont été sans succès ! Théodore n’a jamais entendu prononcer le nom de son père : il ne connaît ni sa patrie ni sa famille ; et si on parvient à découvrir l’une et l’autre, que d’obstacles encore à surmonter ! Il vous faudra lutter, n’en doutez point, homme trop généreux, il vous faudra lutter contre des adversaires puissans ou audacieux, dont l’autorité ou l’adresse ne vous laisseront aucune apparence de succès : attaqués à la fois dans leur honneur et dans leur fortune, ils mettront tout en œuvre pour faire rejaillir sur vos cheveux blancs, la honte dont vous voulez justement les couvrir. Ce qu’ils ont fait vous dit de quoi ils sont capables encore.

De si puissantes considérations eussent arrêté tout autre que M. de l’Épée ; mais il s’agit des droits de la justice et de l’humanité : il ne balance pas. Il part plein de confiance en la Providence. Le voilà, à soixante-seize ans, allant de ville en ville pour retrouver quelques indices plus certains. Une main invisible le soutient et le guide ; ou plutôt il est lui-même l’ange du Seigneur, qui accompagne le jeune Tobie.

Après beaucoup de recherches et de courses infructueuses, ils arrivent à Toulouse. Ici les souvenirs se pressent en foule dans l’esprit du jeune sourd-muet. La rapidité de ses signes ne suffit pas à la foule des émotions qu’à chaque pas il éprouve. Il s’arrête tout à coup ; un geste expressif, accompagné d’un cri aigu, annonce à son maître qu’il a reconnu le lieu de sa naissance. Il était devant l’hôtel du comte de Solar, dont l’unique héritier, sourd-muet, était mort, disait-on, à Paris. Mille autres circonstances déposent en faveur de l’élève de M. de l’Épée. Vainement une voix intéressée crie à l’imposture ; la cause est portée au Châtelet de Paris, dont la sentence rend au jeune Théodore le titre et les biens du comte de Solar. La famille en appelle. Ne pouvant réussir à faire casser le jugement, on obtient du moins que l’exécution en soit suspendue. Cependant le jeune homme porta le nom de comte de Solar, jusqu’à la mort de M. de l’Épée et du duc de Penthièvre, ce noble appui de tous les malheureux.

Privé de son maître et de son protecteur, le jeune sourd-muet fut ramené de nouveau devant les tribunaux, pour être dépouillé du nom qu’il avait porté et de toutes ses espérances. Sans amis, sans famille, sans fortune, ce malheureux entra dans les rangs de nos braves, malgré son infirmité. « La vue de l’ennemi, se disait-il, sera pour moi le signal de la charge, et je ne veux pas connaître celui de la retraite. » Il ne tarda pas à trouver dans les combats une mort digne du titre qu’il avait perdu. Dans une charge de cavalerie, emporté par son courage, et n’entendant point la trompette qui le rappelle, il tombe frappé de mille coups, au milieu d’un gros d’ennemis qu’il avait percés, justifiant, par une mort glorieuse, une noble origine[6].

Cette conduite si généreuse, si touchante de M. de l’Épée, ne fut pas cependant à l’abri des plus noires inculpations. On chercha à le représenter, dans cette circonstance, non seulement comme la dupe, mais comme le complice et le fauteur de la trame la plus odieuse. Si son caractère connu ne repoussait une si horrible accusation, le nom du prince vertueux qui ne cessa de l’honorer de son amitié, et le jugement porté en faveur de son élève, auraient suffi pour dissiper jusqu’aux plus légers nuages dont la haine et l’intrigue ont voulu obscurcir sa mémoire.

Quelle qu’ait été l’issue de ce procès, sa gloire n’en est ni moins solide ni moins pure ; car ce sont les pensées généreuses qui font la vraie grandeur. Que l’action la plus brillante prenne sa source dans des motifs peu relevés, aussitôt son éclat se ternit, le prestige cesse ; et au lieu du héros, je ne vois plus que l’homme avec toutes ses faiblesses. Mais un noble et grand motif élève et agrandit les plus petites choses. Aussi ne craindrais-je pas de vous conduire dans l’intérieur des classes de M. l’abbé de l’Épée, et de vous montrer ce vieillard chargé d’années et de gloire, recommençant, en quelque sorte, son éducation, et se faisant enfant lui-même, pour descendre au niveau des enfans de son adoption. C’est là qu’on peut vraiment le voir dans toute la simplicité de sa grandeur.

Il n’y avait point de si dures privations qu’il ne s’imposât pour ses élèves. C’était pour fournir à leurs besoins qu’il bornait tous les siens ; c’était pour leur donner des habits, qu’il portait lui-même des vêtemens usés. Enfin, tout ce qu’il possédait était, à ses yeux, comme le patrimoine sacré de ses enfans, et il ne se réservait à lui-même que le plus strict nécessaire.

Dans l’hiver rigoureux de 1788, déjà atteint des infirmités de l’âge, il restait sans feu, et refusait d’acheter du bois, pour ne pas outrepasser la somme modique à laquelle il avait fixé sa dépense annuelle. Toutes les remontrances de ses amis à cet égard avaient été infructueuses. Ses élèves en furent avertis ; les mains jointes et tout en pleurs, ils vinrent se jeter à ses pieds, le conjurant de se conserver du moins pour eux. Ils ne voulurent point le quitter qu’il ne leur eût promis de renoncer à cette cruelle privation, qui alarmait autant qu’elle affligeait leur tendresse. Il céda, non sans peine, à leurs larmes. Long-temps encore après, il se reprochait cette condescendance ; et lorsqu’il voyait sa petite famille l’entourer avec toutes les démonstrations les plus vives d’amour et de vénération : « Mes pauvres enfans, disait-il quelquefois, je vous ai cependant fait tort de cent écus. »

Il tenait à loyer une petite maison sur les hauteurs de Montmartre. C’était là qu’aux jours de congé, il conduisait ses élèves. Il s’associait quelquefois un ou deux amis dignes de partager la simplicité de ses goûts, et l’innocence de ses plaisirs. Lorsqu’il était arrivé dans ces lieux, ses yeux et son cœur ne pouvaient se rassasier du tableau touchant que lui offraient la gaîté et le bonheur de ces enfans. Quelquefois il se mêlait à leurs amusemens ; plus souvent on les voyait se presser autour de lui, contemplant ses traits chéris, et dévorant, des yeux, tous ses gestes. Après les jeux, une longue table, servie d’une frugale collation, les rassemblait en famille, et leur père au milieu d’eux. Une concorde parfaite les unissait tous comme des frères ; toutes leurs affections venaient se confondre dans leur amour pour leur maître. L’ordre et la gaîté, le contentement général, cette transmission rapide et silencieuse de la pensée, la vivacité de leur pantomime, le feu de leur conversation, tout donnait à ces repas un charme ineffable.

C’est dans ce lieu d’innocence et de bonheur, qu’au milieu de la joie générale, M. de l’Épée jeta, un jour, sans intention, l’idée de sa mort peut-être prochaine. Soudain un cri déchirant part de tous les cœurs. La foudre, tombant au milieu d’eux, eût produit une moindre consternation. Il leur semble déjà que leur maître chéri, leur père va leur être enlevé. Les voilà qui se pressent autour de lui ; ils le retiennent par ses habits, comme pour le soustraire au coup qui le menace ; leurs sanglots les suffoquent. Ils n’ignorent point, ces pauvres enfans, la loi de la nature, et la nécessité de mourir ; mais ils ne se sont pas encore imaginé qu’un Dieu bon puisse leur enlever celui qui est pour eux sa vivante image sur la terre. M. l’abbé de l’Épée, imposant doucement silence à leurs cris, et s’efforçant de faire cesser leurs larmes, sans pouvoir lui-même retenir les siennes, qui coulent en abondance, leur parle de la résignation due aux volontés de la Providence ; leur rappelle que la mort n’est point une séparation éternelle, et qu’en sortant de ce monde il ira les attendre dans une vie meilleure, pour y être à jamais réunis. Ses gestes ont pris peu à peu un ton solennel. L’expression de sa pensée pénètre doucement jusqu’au fond de leurs âmes ; les larmes coulent encore, mais ce ne sont plus ces angoisses cruelles ; les déchiremens du cœur ont fait place à la douce mélancolie, qui est si favorable aux pensées religieuses. Ils paraissent tous profondément recueillis, et il n’en est pas un seul qui ne prenne, en ce moment, la résolution de devenir meilleur, dans le seul espoir de mériter de se réunir à ce maître chéri, dans le séjour des bienheureux.

Ce ne fut qu’après dix ans de travaux et de succès, que M. l’abbé de l’Épée sollicita du gouvernement une dotation, pour assurer, après lui, l’existence de son établissement.

Malgré la volonté de Louis XVI, bien prononcée en sa faveur, il n’obtint que des promesses sans effet.

Cependant, ce grand homme vécut assez pour avoir l’assurance que son art subsisterait après lui, et se perfectionnerait dans sa patrie comme dans toute l’Europe. L’empereur Joseph, dans son voyage à Paris, étant venu admirer ses travaux et rendre hommage à son génie, lui exprima son étonnement de ce qu’un homme aussi utile n’avait pas obtenu au moins une abbaye, dont il aurait fait tourner les revenus au bien-être des sourds-muets ; ce prince lui offrit d’en faire pour lui la demande, ou même de lui en donner une dans ses États. « Je suis déjà vieux, répondit M. de l’Épée ; si votre majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n’est pas sur ma tête déjà courbée vers la tombe, qu’il faut le placer, c’est sur l’œuvre même. Il est digne d’un grand prince de perpétuer tout ce qui est utile à l’humanité. » L’Empereur le comprit, et fit venir de ses États un ecclésiastique qui reçut des leçons de M. de l’Épée, et fonda, à Vienne, le premier établissement national institué en faveur des sourds-muets.

Mais M. de l’Épée avait aussi trouvé des cœurs sensibles en France : plusieurs maîtres[7], formés par lui, propageaient les heureux fruits de ses leçons, dans différentes villes du royaume, et spécialement à Bordeaux. L’établissement qu’y avait formé l’archevêque, M. de Cicé, devait son éclat aux soins de M. l’abbé Sicard, qui, plus tard, devait succéder à M. l’abbé de l’Épée, et déjà se montrait digne, par ses talens et par ses vertus, de recevoir cet héritage de gloire et de bienfaisance qui, sous sa main habile, a si bien fructifié. Déjà ses succès comblaient de joie son maître, qui, dans l’épanchement de ses espérances, lui dit un jour : « Mon ami, j’ai trouvé le verre, c’est à vous de faire les lunettes. » Témoignage aussi honorable à la modestie de l’un qu’aux talens de l’autre.

Ah ! que n’a-t-il pu vivre encore quelques années, ce grand homme, pour jouir des succès qu’il avait si heureusement prédits ! Quelle joie ineffable eût rempli son cœur, en voyant les sourds-muets le disputer aux parlans pour la pureté du style, et souvent l’emporter sur eux pour la justesse des idées ! Comme il eût tendrement serré dans ses bras Clerc et Massieu, ces deux élèves dont les noms viennent se placer si naturellement auprès de celui de leur illustre maître. L’un, habile métaphysicien, descend avec une rare sagacité dans les profondeurs de l’analyse ; le jeu de sa physionomie, le caractère pittoresque et quelquefois sauvage de son style font reconnaître en lui l’homme de la nature ; l’autre n’est pas moins étonnant par la connaissance qu’il a du monde, par son aisance dans la société et par la facilité avec laquelle il écrit en anglais comme en français : tous deux saisissant les nuances les plus délicates des idées et des pensées, et répondant, sur le champ, à toutes les questions, avec une grande justesse ou une piquante originalité.

Messieurs, c’est le caractère d’une grande âme de sentir vivement l’aiguillon de la gloire : animé de ce feu sacré, il n’est rien de si difficile que l’on ne puisse entreprendre. Mais quel nom donnerons-nous à cet homme généreux qui, sans dédaigner, mais aussi sans rechercher la gloire, qui est le motif ordinaire des actions éclatantes, comme elle en est la récompense, renonce volontairement aux jouissances d’une vie paisible, et se consacre, uniquement pour le bien de l’humanité, à un travail obscur et pénible, de tous les jours et de tous les instans, et d’un succès incertain ? Un si beau dévoûment serait, sans doute, au-dessus de l’homme, s’il n’y avait, dans la bienfaisance, des attraits qui suffisent au mortel capable d’en sentir les charmes. Les promesses de la gloire sont quelquefois éloignées, et bien souvent trompeuses ; mais l’homme bienfaisant trouve toujours dans son cœur sa plus douce récompense. De quels sublimes efforts ne sera-t-il donc pas capable, lorsqu’à cet attrait déjà si puissant vient se joindre la voix plus puissante encore de la religion ? Comme toutes les tracasseries de la vie, et toutes les petites passions personnelles viennent se briser et s’anéantir devant cette grande pensée : que l’on sert Dieu et l’humanité ! Celui qui se sent cette haute destination, jouit même des privations qu’elle impose.

Aussi, Messieurs, apprendrez-vous sans étonnement, mais non sans plaisir, que M. l’abbé de l’Épée fut un des hommes les plus heureux, comme il en fut un des plus vertueux[8]. La gloire, qu’il n’avait point ambitionnée, vint couronner ses travaux. Elle n’a confié ni au marbre ni à l’airain le soin de perpétuer sa mémoire. Mais ses vertus lui ont élevé dans tous les cœurs un monument impérissable. Aussi long-temps qu’il naîtra des sourds-muets, son nom sera répété avec amour et vénération, et le récit de sa vie arrachera encore quelques larmes d’attendrissement à nos derniers neveux.

Vous aussi, Messieurs, qui lui avez décerné un tribut public d’éloges, vous avez mérité la reconnaissance des sourds-muets ; souffrez que leur ami soit ici le trop faible interprète de leurs sentimens à votre égard. Et où pourrait-on mieux parler de M. l’abbé de l’Épée que devant cette assemblée qui voit, dans son sein, le disciple de ce grand homme, l’héritier de ses talens et de son amour pour les sourds-muets ? Où pourrait-on mieux parler de ce bienfaiteur de l’humanité, qu’en présence de cette Société toute dévouée au bien, et qui se glorifie de la protection particulière de ce Prince, digne rejeton du sang des Bourbons ; en qui, parmi mille vertus, éclate surtout la bienfaisance. Un concert unanime de bénédictions s’élève à la fois de tous les points du royaume, pour célébrer les largesses qui coulent incessamment de ses augustes mains, comme d’une source toujours abondante, et vont porter la consolation partout où se font entendre les gémissemens du malheur. On admire, sans le comprendre, comment sa bonté peut ainsi multiplier ses ressources, et suffire à toutes les infortunes qu’il soulage. Il semble que la Providence ait placé dans son cœur un trésor inépuisable pour les malheureux.

  1. Ils poussent aussi généralement des accens désagréables et pénibles ; mais ce défaut provient, le plus souvent, de la mauvaise méthode du maître.
  2. Condillac.
  3. On croirait difficilement combien il y a peu de gens qui se fassent une juste idée du langage des sourds-muets. Les uns s’imaginent que ce langage ne consiste qu’à figurer successivement avec les doigts, à l’aide de l’alphabet-manuel, les lettres qui composent les mots et les phrases. D’autres supposent que le sourd-muet reçoit tous les signes de son maître, et presque tout le monde est persuadé que ce langage ne peut guère exprimer que des notions physiques. Les sourds-muets ne font ordinairement usage de l’alphabet-manuel, que pour quelques noms propres qui ne peuvent avoir de signes caractéristiques. Mais leur véritable langue, c’est la représentation immédiate de la pensée, au moyen des signes naturels. Ces signes se tirent de la forme extérieure des objets qu’on veut représenter, de leur manière d’être, de l’usage qu’on en fait. Toutes les actions peuvent se peindre par l’imitation. Le geste exprime l’action que produit sur nous tout ce qui nous entoure ; la physionomie, l’impression que nous en recevons. L’un et l’autre, s’éclairant mutuellement, rendent sensibles aux yeux jusqu’aux nuances les plus délicates de la pensée.
  4. « Une langue universelle est-elle possible ? plusieurs savans l’ont cru ; Descartes l’a cru. Descartes pense-t-il que cette langue puisse devenir familière à tous les habitans d’une ville, à tout un peuple, à tous les peuples ? Oui, répond-il, mais dans le pays des romans.
    « Nous n’irons pas dans le pays des romans, nous n’irons pas bien loin dans le pays des réalités, pour trouver la langue universelle. Nous n’aurons pas même besoin de la chercher, car elle est partout. Elle est de tous les temps et de tous les lieux. Elle fut connue de nos premiers pères ; elle sera connue de nos derniers neveux. Savans, ignorans, tout le monde la comprend, tout le monde la parle. Que l’un de nous soit transporté aux extrémités du globe, au milieu d’une horde de sauvages, croyez-vous qu’il ne saura pas exprimer les besoins les plus pressans de la vie ? croyez-vous qu’il puisse se méprendre sur les signes d’un refus barbare ou d’une intention généreuse et compatissante ? Il ne s’agit donc pas d’inventer une langue universelle, de la faire ; elle existe : c’est la nature qui l’a faite.
    « Cette langue, vous le voyez, c’est la langue des gestes, la langue d’action ; et si vous dites qu’une pareille langue est bien pauvre, qu’elle ne peut suffire à tous les besoins de la pensée, je réponds qu’il ne tient qu’à nous de l’enrichir. Elle est pauvre, parce qu’on la dédaigne et qu’on la délaisse ; nous l’avons jugée inutile, et elle l’est devenue. Cependant elle pourrait, aussi bien qu’aucune langue parlée, recevoir et rendre tous les sentimens qui sont dans le cœur de l’homme, toutes les idées qui sont dans son esprit. Ce qu’on raconte des pantomimes qui jouaient sur les théâtres de Rome ; l’assurance avec laquelle Roscius s’engageait à traduire par des gestes les éloquentes périodes de Cicéron, et à les traduire avec la plus grande fidélité, alors même qu’il plairait à l’orateur d’en changer le caractère, en variant le tour, ou en transposant les mots ; enfin ce que font, sous nos yeux, une foule de sourds-muets, tout nous dit ce qu’il est permis d’attendre d’une telle langue. Que les grammairiens, les philosophes, les académies se réunissent pour en favoriser les développemens, les promesses de Descartes et de Leibnitz seront bientôt réalisées.
    « Mais il faut rendre cette langue à elle-même, et la ramener à sa première simplicité, à son unité primitive. On n’aura pas d’universalité avec des alphabets-manuels. Le sourd-muet de Paris parle français avec ses doigts ; celui de Vienne parle allemand ; celui de Saint-Pétersbourg parle russe. Il s’agit donc d’améliorer et de perfectionner, non pas la partie du langage d’action qui représente immédiatement la figure des lettres, et qui ne peut être qu’une langue locale, mais celle qui représente immédiatement ses idées, afin de lui faire exprimer tout à elle seule. Supposons la chose faite. Supposons, 1o qu’on ait un dénombrement suffisamment exact des idées élémentaires ; 2o qu’on ait trouvé des signes d’action pour chacune de ces idées ; 3o et enfin que, pour combiner ces signes et ces idées, on ait rédigé une grammaire bien sage, bien naturelle.
    « Maintenant, établissons, dans toutes les écoles de l’Europe, des maîtres chargés d’enseigner cette langue. Ne vous semble-t-il pas que, dans l’espace d’une année, tout le monde pourra la parler ? Les enfans n’y seront pas les moins habiles, car ils sont curieux ; et des leçons en gestes et en mouvemens ne leur paraîtront pas ennuyeuses.
    « On pourra donc voyager au Nord, au Midi, et n’être étranger nulle part. Le Parisien se fera entendre à Lisbonne ou à Archangel aussi bien que dans le faubourg Saint-Germain. Si c’est un homme du peuple, il ne dira dans cette langue, ainsi que dans la sienne, que des choses qui se rapportent aux usages communs de sa vie ; si c’est un artiste, un savant, un philosophe, un politique, comme ils auront fait sans doute une étude soignée de la partie de la langue qui les intéresse, ils communiqueront avec une grande facilité leurs théories, leurs systèmes, leurs découvertes, et ils recevront en échange d’autres théories, d’autres découvertes. Il est vrai que nous raisonnons sur des suppositions, et l’on doutera qu’on puisse les réaliser. Est-il bien facile, nous dira-t-on, de faire le recensement de toutes les idées simples, de les caractériser par des signes bien choisis, de les ordonner d’après les divers besoins de l’esprit, de les combiner suivant les lois d’une bonne logique ? Et quand on aurait surmonté toutes ces difficultés, il en resterait une encore, et la plus grande de toutes. Il faudra écrire cette langue, sans quoi l’on ne pourra pas se communiquer d’un lieu à un autre, et nos savans seront obligés, ou de revenir aux langues parlées, ou de passer leur vie en voyage, comme les anciens philosophes de l’antiquité. Or, comment écrire le langage d’action ? Quels caractères peindront la finesse ou la stupidité ? l’orgueil du regard ou sa modestie ? le doux sourire ou les convulsions des lèvres ? etc. Ne faut-il pas renvoyer aussi l’exécution de ce projet dans le pays des romans ?
    « Je conviens que ces difficultés sont effrayantes ; mais que diriez-vous si l’on vous répondait comme il fut répondu à celui qui niait la possibilité du mouvement ? on marcha devant lui. Je ne serai pas surpris qu’un disciple de l’abbé de l’Épée ou de son digne successeur se présentât à vous son livre à la main : Ouvrez et voyez, vous dira-t-il, voilà l’écriture que vous avez jugée impossible.
    « Je crois en effet, messieurs, qu’on s’occupe de ce travail à l’Institution des sourds-muets de Paris. J’ai grande confiance en ceux qui l’exécutent et en ceux qui le dirigent. » (Laromiguière, Leçons de philosophie, t. II, p. 315 et suiv., 1818.)
    Voyez Essai sur les sourds-muets et sur le langage naturel, 1817. Ce petit ouvrage est l’introduction d’un autre ouvrage que j’ai été obligé de suspendre quelque temps, à cause des occupations multipliées qui absorbent tous mes momens à l’Institution des sourds-muets, où, chargé, sous M. l’abbé Sicard, de la direction des études, j’ai de plus à instruire, à moi seul, près des trois-quarts des élèves (garçons) de l’Institution.
  5. Ce jugement pourrait paraître trop sévère, et exige que nous l’appuyions de quelques preuves.
    M. l’abbé de l’Epée, qui insiste, en vingt endroits de son livre, sur la nécessité d’instruire les sourds-muets par leur propre langage, dénature lui-même quelquefois ce langage, pour le plier aux formes de la langue française, que, d’un autre côté, il enseignait d’après les principes de la grammaire latine. Je ne m’arrêterai point à un grand nombre de ses signes, qui, tirés de la décomposition (pour ainsi dire) matérielle des mots, en étaient, en quelque sorte, une épellation syllabique par gestes, comme surprendre, prendre sur, comprendre, prendre avec (cum), etc. Qu’il me soit permis de citer deux ou trois passages qui, n’ayant rapport qu’à la grammaire, pourront être appréciés par tout le monde. « Il faut, dit-il (page 18), faire connaître les cas aux sourds-muets, et leur en apprendre les noms : nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif, sans se mettre en peine de leur expliquer ces noms. Mais ils ont chacun des signes qui leur sont propres, premier, deuxième, troisième degré, par lesquels on descend des premiers cas, jusqu’au sixième, sont des signes beaucoup plus intelligibles que ceux qu’on pourrait appliquer à ces différens noms, après en avoir donné la définition. Quant au signe du mot cas, il s’exprime en faisant rouler, l’un sur l’autre, les deux index, en déclinant, c’est-à-dire en descendant depuis le premier jusqu’au sixième. »
    Après avoir trouvé la distinction naturelle des temps en présent, passé et futur, il ne s’aperçut pas que tous les autres temps sont relatifs à ceux-là, et au lieu de les déterminer par ces rapports, il les désignait par premier, deuxième, troisième et quatrième passé, etc.
    « Nous avons, ajoute-t-il, trois temps qui, dans notre langue, ne sont point du subjonctif. Ils sont appelés, par M. Restaut, futur passé, conditionnel présent, conditionnel passé. Nous les mettrons avec le subjonctif, afin de nous accorder (en faisant ce que nous appelons les parties, en termes scholastiques) avec la disposition de la grammaire latine, qui les y place ; amarem signifiant également dans cette langue que j’aimasse, et j’aimerais. »
    Voici ce qu’il dit au sujet de l’article, dont l’emploi, en français, présente tant de difficultés.
    « Nous faisons observer aux sourds-muets les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, de l’épaule, nous les appelons articles ou jointures. Nous écrivons ensuite sur la table que le, la, les, de, du, des, joignent les mots, comme nos articles joignent nos articulations (les grammairiens nous pardonneront si cette définition ne s’accorde pas avec la leur). Dès-lors le mouvement de l’index, en forme de crochet, devient le signe raisonné que nous donnons à tout article. Nous en exprimons le genre en portant la main au chapeau pour l’article masculin, et à l’oreille, où se termine ordinairement la coiffure d’une personne du sexe, pour l’article féminin. »
    On croira sans peine que ces signes artificiels, abstraits, qui n’indiquent rien à l’esprit, jetés ainsi entre les diverses parties de la proposition, en doivent nécessairement détruire les rapports, et que par conséquent il doit être souvent fort difficile et souvent impossible au sourd-muet d’y retrouver les membres épars de la pensée. Aussi qu’en arrive-t-il ? Les mêmes élèves qui ont écrit fort correctement tout ce qu’on a voulu leur dicter, au moyen de ces signes, sont souvent embarrassés pour exprimer d’eux-mêmes la plus simple pensée.
  6. Je dois rectifier ici quelques légères inexactitudes qui étaient d’abord échappées à la rapidité avec laquelle ce discours fut composé.
    Les infirmités et les occupations de M. l’abbé de l’Épée ne lui permirent pas d’accompagner son élève à Toulouse. Il confia ce soin au maître de pension chez qui demeurait ce jeune homme, et à Didier, autre sourd-muet, plus instruit, qui lui servait d’interprète. En 1781, une sentence du Châtelet admit les prétentions de Joseph, comte de Solar. La partie adverse en appela au parlement ; et en 1792, après la destruction du parlement, l’affaire fut portée devant le nouveau tribunal de Paris. Le malheureux sourd-muet n’avait plus ses deux protecteurs, l’abbé de l’Épée et le duc de Penthièvre. Le 24 juillet 1792, un jugement définitif infirma celui du Châtelet, et défendit au jeune homme de porter à l’avenir le nom de Solar. Alors cet infortuné s’engagea dans un régiment de cuirassiers, et, selon d’autres, dans un régiment d’artillerie légère. Didier ne voulut pas l’abandonner ; il entra dans le même corps, et y resta jusqu’à la mort de son camarade ; il se retira alors du service, et c’est de lui que l’on a appris que son ami avait péri sur le champ de bataille, frappé d’une balle au front.
  7. Parmi les maîtres formés à l’école de l’abbé de l’Épée, nous citerons d’abord M. l’abbé Sicard et M. l’abbé Salvan, l’un, directeur-général, l’autre, second instituteur de l’école fondée par M. l’abbé de l’Épée ; M. Huby, de Rouen ; MM. ***, à Chartres ; M. l’abbé Storck, envoyé à Paris par l’empereur Joseph II ; M. l’abbé Sylvestre, de Rome ; M. Ulric, de Zurick ; M. Delo, de Hollande ; M. Dangulo, d’Espagne ; M. Muller, de Mayence ; M. Michel, de Tarentaise ; et M. Guyot, qui est encore à la tête du bel établissement de Groningue.
  8. « Nos contradicteurs ne savent point, dit M. l’abbé de l’Épée (Institution des sourds-muets, p. 98), et ne peuvent deviner quelle est la sollicitude de l’âme d’un prêtre, qui, n’ayant éprouvé, depuis plus de soixante ans qu’il existe, aucun des fléaux personnels auxquels les enfans des hommes sont exposés, et craignant, avec justice, de vivre trop à son aise, en ce monde, cherche du moins à gagner le ciel, en tâchant d’y conduire les autres. »
    M. l’abbé de l’Épée mourut le 23 décembre 1789, à l’âge de 77 ans. Une députation de l’Assemblée nationale, ayant à sa tête M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, vint assister à l’administration des derniers sacremens, qui lui furent donnés par le curé de Saint-Roch. Son oraison funèbre fut prononcée par M. l’abbé Fauchet, dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont, en présence d’une députation de l’Assemblée nationale, du maire de Paris, et de tous les représentans de la commune.
    M. l’abbé de l’Épée avait reçu avant sa mort l’assurance que son institution serait conservée. Elle fut en effet établie aux frais de l’État par une loi du 21 juillet 1791. Le nombre des places gratuites fut d’abord de vingt-quatre ; mais plus tard, la Convention, par un arrêté du 16 nivose an III, porta ce nombre à soixante. Le gouvernement vient d’accorder une augmentation de fonds pour soixante demi-bourses, quarts de bourses, ou trois-quarts de bourses. On reçoit aussi dans l’Institution des élèves payant pension.
    Les places gratuites sont moitié à la nomination du ministre de l’intérieur, moitié à la nomination de l’administration, qui est formée d’un conseil de cinq membres choisis dans les plus hautes classes de la société.
    La direction générale de l’instruction est confiée aux soins de M. l’abbé Sicard. M. l’abbé Salvan, second instituteur, est chargé spécialement de l’instruction des demoiselles, qui occupent un bâtiment tout à fait séparé. Il est secondé par deux répétitrices, Mlles Duler et Salmon.
    Le censeur des études est chargé, sous l’autorité de M. l’abbé Sicard, de diriger les études des garçons, pour lesquels il y a trois répétiteurs, M. Massieu, sourd-muet, M. Paulmier et M. l’abbé Huillard. Il y a de plus, dans l’Institution, des ateliers où les élèves font l’apprentissage d’un métier qui puisse assurer leur existence quand ils sont sortis de l’Institution.