Architecture rurale, second cahier, 1791/De la massivation de la terre, ou du pisé

De la massivation de la terre, ou du pisé.

La maſſivation de la terre ſeule, ou le piſé ſans matériaux, ni aucun agent, c’eſt-à-dire, ſans pierres, ni mortier, conſiſte ſimplement & uniquement dans la main-d’œuvre.

Mais comment concevra-t-on que la conſtruction, qui n’eſt faite qu’avec la terre, qu’avec ce ſeul agent, ce ſeul élément, puiſſe prendre aſſez de conſiſtance pour faire des maiſons fort hautes ?

Il m’eſt arrivé de voir des entrepreneurs de Lyon, le plus au fait du piſé, grandement ſurpris d’un bâtiment de cette eſpèce, que j’avois élevé à 40 pieds de hauteur. Un entr’autres, le plus habile dans cet art, en toiſant des yeux la grande élévation de mes murs de piſé, auxquels je n’avois donné au bas que 18 pouces d’épaiſſeur, reſtoit dans l’extaſe & diſoit que j’avois été bien hardi ; mais lorſqu’il eut bien examiné & reconnu comment je m’y étois pris, il convint avec ſes confrères de la ſolidité de ma maiſon, & avoua ma ſupériorité dans ce genre de conſtruction. Il n’eſt aucun de ces entrepreneurs qui ne fût bien charmé que j’enſeignaſſe toute la ſcience que j’ai acquiſe par une longue expérience & par une théorie qui m’eſt particulière ; & il ſeroit bien à ſouhaiter que les perſonnes en place en ſentiſſent toute la conſéquence.

Il m’eſt auſſi arrivé de voir les habitans de la Picardie, qui n’avoient jamais vu ni entendu parler de cette ſingulière conſtruction, n’oſer s’approcher d’une maiſon de piſé que je leur faiſois pour modèle, quoiqu’elle fût bien baſſe, ſeulement d’un étage, de peur, diſoient-ils, d’être écraſés par la chute des murs qui n’étoient que de terre, à l’inſtant qu’ils en ſeroient près.

Je puis aſſurer que la maſſivation bien faite de la terre & les diverſes reſſources qu’on peut employer dans ce genre de conſtruction, procurent la plus grande ſolidité & toute la ſécurité qu’on peut deſirer dans des logemens qu’exigera l’économie. On n’emploie, cependant, pour le piſé qu’une terre preſque sèche, puiſqu’on ne la prend, pour avoir un peu de fraîcheur, qu’au-deſſous de deux à trois pieds de profondeur dans le ſol ; cette humidité naturelle paroît ſuffire pour lier intimement, par l’effort du piſoir, toutes les particules de cet élément : mais cette opération manuelle n’eſt pas la ſeule cauſe qui produit des corps ſolides imitant la denſité des pierres blanches ; il faut croire à une opération inviſible qui ne provient ſans doute que d’une eſpèce de gluten que le créateur a donné à la terre. Le piſé, par ces deux agens, l’un manuel, l’autre divin, acquiert aſſez de conſiſtance dans peu de jours pour ſupporter les plus grands fardeaux : le lecteur en va juger.

Le premier pan d’un mur A, (voy. les planches 5 & 6 du premier cahier) ſupporte tout le poids des autres pans de piſé placés ſur lui, mais encore les planchers & le toit. Ainſi qu’on ſe figure une maiſon de trois étages, telle que celle qui eſt repréſentée ſur la couverture de ce ſecond cahier, où la première aſſiſe de piſé ſoutient toutes les autres qui montent à la hauteur de 30 à 40 pieds ; ſoutient de plus les planchers & le toit avec tous les meubles, effets & toutes les marchandiſes qu’on place dans les différens étages ; qu’on y ajoute, que cette première aſſiſe ſoutient encore tous les ébranlemens des familles qui exercent leurs métiers, fabriquent & danſent ſur les planchers de ces maiſons de terre, & on trouvera d’après ce poids énorme & toutes les ſecouſſes que les fabricans, fermiers & locataires donnent journellement aux maiſons, qu’il faut que le piſé ſoit d’une nature bien compacte pour réſiſter à tant d’efforts, ſur-tout en ne perdant pas de vue que les premiers pans ou le premier cours d’aſſiſe A, placés au deſſus de la fondation du bâtiment ſupportent généralement tout.

Nous avons vu que la maçonnerie faite par blocage dans un encaiſſement & par la preſſion du piſoir, imite les procédés que la nature emploie pour la formation des pierres, le piſé auſſi fait avec un moule & avec cet outil, copie de même d’autres procédés de la nature. C’eſt avec la terre ou avec cette ſeule matière terreuſe que les hommes peuvent faire une infinité de nouveaux ouvrages utiles à leurs beſoins & à leurs plaiſirs : l’art précieux du piſé eſt pour une nation éclairée un moyen sûr de faire fleurir ſes campagnes, ſon commerce & ſon induſtrie ; ce travail manuel contribuera à détruire efficacement la mendicité en y occupant les mendians à des ouvrages majeurs que j’indiquerai dans le cours de cette inſtruction publique.

La nature nous indique le piſé par toutes ſes œuvres ; & l’induſtrie humaine nous rappelle ſans ceſſe ſes merveilles.

Les premiers hommes n’ont-ils pas ſouvent creuſé pour leur habitation, dans la terre, des antres & cavernes pour ſe garantir des intempéries & des cruels animaux ? ces demeures ſe ſoutenoient ſans murs & ſans voûte : la maſſivation naturelle en faiſoit donc toute la conſiſtance.

La terre ſuperficielle de ce globe, toujours preſſée par les pluies, les vents & ſon propre poids, a été comprimée de telle manière que dans les cantons où les hommes n’ont jamais fouillé ou n’ont fait aucun rapport de terre, il eſt difficile de la rompre avec les fers les plus aigus & les plus tranchans ; c’eſt une vérité que tout le monde reconnoît dans les pays ſauvages que l’on défriche : voilà encore le principe reconnu de la maſſivation ou de l’art du piſé, & la raiſon pour laquelle on a beaucoup de peine à percer un mur de piſé lorſqu’il eſt bien fait & la terre qu’on a employée de bonne qualité ; c’eſt ce dont chacun ſe convaincra lorſqu’il fera rompre un mur de piſé pour y pratiquer après coup une porte ou une fenêtre qu’on aura oublié de faire à une maiſon.

Les montagnes & les côteaux, les vallées & les collines, les tertres ou éminences de terre qui ſont depuis des ſiècles battus par les orages, ſur leſquels les eaux ont continuellement coulé, ou été pompées par les ardeurs du ſoleil, & dont le poids énorme n’a ceſſé de comprimer la terre, ont été, dans des milliers d’occaſions & pour une infinité de beſoins, creuſés pour y pratiquer des ſouterreins ſans qu’on ait été obligé d’y faire aucune maçonnerie pour les ſupporter.

Combien eſt-il de nos lecteurs qui connoiſſent des caves ainſi exécutées ſous terre & qui ſervent aux générations des familles, ſans avoir été obligé d’y faire aucune réparation, ſur-tout lorſque l’adreſſe des terraſſiers ou pionniers a fait fouiller ces caves ou ſouterreins dans la forme d’un arc fort bombé ? Pour moi je vais raconter ce que j’ai vu dans ma jeuneſſe ; je ne m’attendois pas alors que j’en duſſe faire un jour une ſi bonne application.

« J’ai été élevé à Lyon au pied de la montagne de Fourvière & dans une maiſon à côté de laquelle ſe trouvoit une très-grande & très-haute cave ſous cette montagne ; mon parent s’en ſervoit pour y fermer & pour y faire vendre ſon vin. Un architecte fut appelé pour des réparations, & voyant cet appartement ſouterrein, ſans murs, ſans voûte, ſans aucun pilier, ni aucune maçonnerie, il ne pouvoit ſe raſſaſier de l’admirer ; j’étois à ſes côtés ; (les jeunes gens comme l’on ſait ſont curieux) & je me ſouviens très-bien qu’il attribua la ſolidité de cette cave, qui ſervoit en même tems de cabaret, à la nature du terrein, qu’il dit être un gord ; c’eſt ainſi qu’il nomma la qualité de la terre qui étoit rougeâtre & farcie de petits graviers ou caillous ; c’eſt auſſi pourquoi le piſé de terrein graveleux devient exceſſivement dur. »

On ſait que les terres mouvantes ne peuvent ſe ſoutenir que lorſqu’elles ont 45 degrés de pente ; mais quel eſt celui qui n’a pas remarqué dans ſa vie des terreins coupés à angle droit ou à plomb, ſoit pour les grands chemins, ſoit pour gagner l’emplacement d’une maiſon ou agrandir une cour au pied d’une colline ? ces terres ainſi coupées depuis nombre d’années, ſe ſoutiennent toujours lorſqu’elles ſont d’une qualité compacte, forte & graveleuſe.

On creuſe des puits, mais on ne les mure pas toujours, on en a mille exemples & il s’en trouve pluſieurs à Paris : M. Vilmorin, marchand grainier & fleuriſte, ſe ſert depuis ſix années de deux puits d’environ douze toiſes de profondeur, qu’il a fait creuſer dans ſon jardin, près la barrière du Trône, & malgré la grande quantité d’eau qu’il fait tirer journellement, ſes puits tout nuds, puiſqu’ils ne ſont revêtus d’aucune maçonnerie, ne ſe ſont point dégradés : à l’autre côté oppoſé au fauxbourg St. Antoine, dans le Roule, il exiſte quantité d’autres puits très-profonds, creuſés tout ſimplement dans le ſol ſans maçonnerie ; ceux-ci ſont percés dans le tuf, par conſéquent plus ſolides que ceux de M. Vilmorin.

La nature fait donc du piſé ; ſi tous ſes ouvrages ſont ſolides, s’ils durent des ſiècles, nous pouvons croire que le piſé fait avec plus de ſoin par la main habile de l’ouvrier doit être meilleur.

En outre le piſé fait induſtrieuſement, eſt & doit être toujours tenu à couvert ; mais ſans cette prudente précaution à laquelle les ouvriers au fait de cette bâtiſſe ſont accoutumés, il paroît que le piſé peut ſe ſoutenir très-long-tems ſans couverture, ce qui doit doublement raſſurer ſur la crainte qui paroît fondée aux perſonnes qui ne connoiſſent pas cet art, & qui par cette raiſon penſent que des familles devroient être écraſées en logeant dans des maiſons qui ne ſont bâties qu’avec la terre : en voici la preuve.

« Un pariſien étoit venu dans le Lyonnois & y avoit appris que l’on pouvoit faire des maiſons avec la terre ſeule ; il n’eut rien de plus preſſé à ſon retour que de faire exécuter le piſé ; à cet effet, il entreprit de bâtir par cette méthode une maiſon à Paris, au Gros-caillou, près de l’hôtel-des-invalides ; ſes facultés ne lui ayant pas permis d’y poſer le toit, cette maiſon en a toujours été privée ; en un mot, ce piſé n’a jamais eu de couverture.

La planche ſixième du premier cahier repréſente exactement la véritable ſituation de ce bâtiment & ſon deſſin, ſes murs découverts avec ſes pointes ou pignons pour les pentes du toit ; ainſi le lecteur, au moyen de cette planche, peut ſe figurer la forme de cette maiſon qui a ſes planchers poſés ſans toit, ainſi que les encadremens des portes & fenêtres, juſqu’aux troux du moule qui ſont à jour.

Voilà le cinquième hiver que cette conſtruction toute nue eſt expoſée à toutes les injures du tems : pluies, neiges, ſéchereſſes, vents, orages, en un mot à toutes les intempéries qu’a eſſuyée annuellement cette maiſon de terre, iſolée dans un vaſte terrein & preſque ſur le bord de la ſeine : chaque année je ne manque pas de viſiter cette bâtiſſe ; toujours je la vois dans le même état & j’attends encore ſon éboulement. »

Qui auroit jamais pu croire que des murs de terre ſans couverture & ſans enduit, puſſent réſiſter ſi longtems aux rigueurs de notre climat ? D’après ce fait, qu’il me ſoit permis d’expoſer mon idée ſur la théorie du piſé : on prend de la terre fraîche, c’eſt-à-dire, ni mouillée ni sèche, telle qu’elle ſe trouve ſur le ſol : on la tranſporte dans le moule & on n’en bat que peu à-la-fois ; voy. le premier cahier, pag. 23 & ſuiv., c’eſt là toute la ſcience.

A-t-on jamais vu au monde rien de plus ſimple ? Cette ſeule manœuvre ſi extraordinaire, ſi facile, eſt cependant la baſe de millions de travaux & de toutes les eſpèces que les nations éclairées peuvent employer pour le ſervice & pour le bonheur des hommes. Mais d’où vient que le piſé par un procédé ſi innocent renferme tant d’avantages & ſe conſolide à un degré ſuffiſant à nos beſoins ? Il ſemble que ſa dureté ne provient principalement que de la privation de l’air qui eſt chaſſé par la preſſion des coups du piſoir ; car un monceau de terre mouvante ou non piſée, eſt réduit par la maſſivation à moins de la moitié de ſon premier volume.

On a penſé que la conſiſtance du piſé ne provenoit que de l’évaporation de la petite partie d’humidité qui ſe trouve naturellement à la terre ; mais voici l’expérience que j’ai faite.

« J’ai fait maſſiver un petit volume de piſé : en ſortant du moule, il a peſé 39 livres & demie ; quinze jours après, ſon poids a diminué de 4 livres un quart ; quinze jours enſuite, ce poids n’étoit diminué que d’une livre ; quinze jours plus loin cette diminution n’étoit plus que de demi-livre. »

Dans l’eſpace d’environ quarante-cinq jours, la deſſication a été parfaite, & le poids ne s’eſt trouvé diminué que d’environ un huitième : il n’y a donc que la huitième partie du volume qui contient l’humidité, ce qui n’eſt pas capable d’empêcher la conſiſtance du piſé : c’eſt auſſi pourquoi ce genre de bâtir eſt diamétralement oppoſé aux conſtructions que l’on fait avec la terre pétrie, celle-ci ne peut ſe préparer qu’en y ajoutant beaucoup d’eau pour pouvoir la broyer, ce qui lui ôte toute ſa conſiſtance : on en ſent la raiſon : l’eau, occupant beaucoup de place dans la terre que l’on rend comme la boue, lui laiſſe en s’évaporant une multiplicité infinie de pores, ou d’innombrables petites cavités ; cette énorme quantité de places vides, rend la terre pétrie, incapable de ſupporter pluſieurs étages & les plus grands fardeaux, comme le piſé les ſoutient.

On a penſé encore que la denſité du piſé ne ſe procuroit que par les coups du battoir qui faiſoient ſortir l’eau de la terre : j’ai la preuve du contraire ; il eſt tellement vrai que la preſſion de la terre ne chaſſe point ſon humidité naturelle, puiſqu’auſſitôt qu’un pan de mur eſt fait, on enlève le moule de bois, & jamais je n’ai vu ce moule mouillé ; j’avoue que le piſé en ſéchant ſe raffermit ; mais c’eſt plus par la cauſe de la ſuppreſſion de l’air pendant ſa maſſivation que par celle de ſon humidité.

Venons toujours aux faits : j’ai l’expérience que dans un ſeul jour on peut bâtir trois pans de mur les uns ſur les autres, ayant chacun environ trois pieds ; on éleve donc un mur de terre ſans interruption & dans une ſeule journée de 8 à 9 pieds de hauteur, c’eſt-à-dire, de la hauteur d’un étage : j’ai auſſi la preuve qu’à l’inſtant que les maçons piſeurs ſont arrivés, dans la conſtruction d’un bâtiment de piſé, à l’élévation néceſſaire pour y poſer un plancher on place les poutres les plus lourdes ſur les murs de terre tout fraîchement faits : j’ai encore la preuve qu’on peut poſer la plus groſſe charpente d’un toit auſſitôt que les murs des pignons en piſé viennent d’être parachevés. Ces manœuvres, que j’ai mille fois fait faire dans les bâtimens de terre que j’ai conſtruits, annoncent que le piſé ne tire ſa conſiſtance que du coude des ouvriers, c’eſt-à-dire, de la force du travail ou de la maſſivation bien faite de la terre.

D’après toutes ces pratiques & expériences, on peut admettre pour principes ; 1o. que le piſé n’acquiert de ſolidité que par la maſſivation dont l’effet eſt une diminution de ſon volume & de la ſuppreſſion de l’air ; 2o. que ſa durée de plus de deux cents ans ne provient que de l’évaporation parfaite de la portion de ſon humidité naturelle ; 3o. que le gluten de la terre cauſe le rapprochement intime & la criſpation de toutes ſes particules à l’inſtant que les coups redoublés du battoir opèrent artificiellement, ſemblable à cette adhéſion naturelle, qui s’opère pour la formation des pierres & que l’homme ne définira jamais ; car qui peut voir cette création des pierres, ainſi que celle des animaux & végétaux, par exemple, comment paſſent les ſucs nourriciers de la terre dans les fibres des racines infiniment menues & déliées ? C’eſt donc pour toutes les formations ou créations dans la nature un travail inviſible à l’homme, dirigé par la main du Créateur de l’univers, & c’eſt encore la nature, qui, à l’égard du piſé, nous permet ſecrétement d’élever à 30, à 40 pieds un mur fort mince, qui, non-ſeulement ſe ſupporte lui-même ſans aucun mortier, mais encore qui ſoutient toits, planchers, & toutes les charges que l’on veut mettre dans les étages de la maiſon.

La maſſivation de la maçonnerie en mortier & celle de la maçonnerie en piſé ſont véritablement un don de la Providence ; ces deux genres de conſtruction, trop peu connus, trop peu uſités, ſeront traités à fond dans le cours de cet ouvrage : on y indiquera toutes les circonſtances auxquelles on doit les appliquer, & elles ſont infinies, puiſque ces deux arts peuvent nous éviter de faire mille uſtenſiles que nous faiſons en bois ; remédier à mille incommodités que nous éprouvons dans nos habitations ; prévenir mille pertes que nous eſſuyons pour les travaux, la fabrication & la conſervation de nos récoltes ; épargner mille dépenſes que nous faiſons mal-à-propos dans nos manufactures ; diminuer des frais de double emploi que nous faiſons ſans nous en appercevoir dans nos bâtimens de la campagne : mais avant de parler de tous ces objets, je continuerai toujours l’art du piſé par lequel j’ai commencé ce cours.