Architecture funéraire contemporaine

Paris : Ducher (p. 7-12).

DE LA SOCIÉTÉ
ET
DE L’ARCHITECTURE
À PROPOS
DE NOTRE ARCHITECTURE FUNÉRAIRE

I.

La joie et la douleur, à des degrés divers, se partagent notre existence ; tantôt l’homme rit et tantôt il pleure, manifestant ainsi physiquement, par une loi de sa nature, les sentiments de gaieté ou de chagrin qui le dominent ; et l’art, ce miroir magique où l’âme humaine rendue visible se révèle successivement dans ses états divers d’émotion et de passion, l’art aussi s’offre à nous, alternativement, comme l’expression du bonheur ou de la tristesse.

En littérature, la comédie rit, la tragédie pleure ; et si l’architecture a ses opéras, ses cirques et ses colonnes, édifices de fête et de triomphe, elle a aussi ses sanglots, ses monuments de douleur ou de deuil : ses tombeaux. De là une nécessité pour l’architecte d’apprendre à exprimer par des combinaisons de lignes et de couleurs — de lignes surtout — les deux grands caractères essentiels de la sensibilité humaine.

De tous les monuments le tombeau est le plus propre à mettre aisément en lumière le talent plastique et le sentiment poétique de l’architecte ; car il n’y en a pas où l’imagination puisse prendre un essor plus noble et plus élevé, où la nécessité de l’expression soit plus impérieuse, et qui échappe davantage à la tyrannie physique de la matière. Entre les mains d’un architecte maître des ressources esthétiques de la forme et sensible à la poésie de son art, une stèle, une simple dalle de pierre peut devenir un chef-d’œuvre d’expression funéraire ; et il est bon de faire remarquer ici, en présence des préoccupations utiles mais trop exclusives du rationalisme moderne, que la science du constructeur n’a à jouer qu’un rôle de bien peu d’importance dans l’exécution d’un monument sortant tout entier d’un seul bloc de matière. L’ingénieur, constructeur et savant, fera concurrence à l’architecte, constructeur et poëte, à propos d’une usine ou de tout autre édifice de pure utilité, jamais pour un tombeau.

II.

Trouver l’expression, marquer le caractère, parler avec la pierre et le métal un langage intelligible et tout animé du frémissement de l’émotion humaine, c’est là, paraît-il, une suprême difficulté pour nos contemporains, à en juger par le petit nombre de nos récents monuments funéraires vraiment dignes d’éloge. À la plupart il manque la clarté d’une pensée nette ; parfois on y cherche en vain même l’émotion d’un cœur aimant ou le sentiment d’une foi sincère. C’est que l’habitude d’imiter sans comprendre et de suivre les ornières d’une routine vulgaire a trop souvent engourdi l’imagination et la sensibilité, c’est-à-dire les deux grandes facultés, active et passive, de l’artiste. Et le public, loin de se choquer de cette servilité envers le passé, l’acclame au contraire, l’exige même : vivant, on veut habiter une maison gothique ou une villa Louis XIII, avec salon Louis XIV et boudoir Pompadour ; mort, on repose à l’ombre d’une stèle grecque, marquée ou non de la croix chrétienne, ou comme le grand peintre Delacroix, on décide, après mûre réflexion, qu’on se couchera dans le tombeau classique de Scipion[1].

Il est possible d’expliquer ces défaillances : elles appartiennent à la phase de civilisation que nous traversons en ce moment, et l’on ne saurait en rendre les architectes responsables sans déraison et injustice. Il y a là un phénomène social, et non pas un accident individuel ou corporatif.

III.

Dans la vie de l’humanité, il existe en effet des phases pendant lesquelles l’architecture a un sens aisément appréciable pour tous, et d’autres pendant lesquelles les formes qui constituent comme l’alphabet de notre art, semblent avoir perdu leur sens précis, ou du moins n’avoir plus la même signification pour tout le monde.

Aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, nous n’avons pas un style d’architecture qui soit exclusivement nôtre, qui soit né au milieu de nous, sortant de nous, de notre intelligence et de notre cœur, comme la fleur sort de la tige qui la porte. Nous n’avons pas un style d’architecture fondé sur l’emploi dominant d’une forme géométrique particulière — ligne droite, arc de cercle, ogive, etc., — devenue, en vertu d’une sympathie générale spontanée et d’une conviction raisonnée, le principe constructif et esthétique universellement adopté par les architectes et aimé des populations. Pourquoi ? Nous allons le dire.

Lorsqu’il existe au sein d’une civilisation un goût esthétique social ou général, c’est-à-dire lorsqu’un même sentiment d’art est partagé par tous les peuples d’une même civilisation, cette uniformité de goût ou de sentiment se traduit en architecture, l’histoire le démontre, par l’adoption d’un même style. Chacun des styles historiques de l’architecture est né au sein d’une civilisation spéciale, et s’est développé sous l’influence active de cette phase ou période particulière de son évolution, que caractérise une constante et puissante tendance à l’accord entre les principes et les sentiments, en matière de religion, de philosophie, de politique, de droit, de science et d’art.

Chaque fois que dans un coin du monde s’est réalisé, plus ou moins complètement, un accord entre la raison et le sentiment des hommes, toujours il en est résulté :

Socialement, une forme spéciale de civilisation, fondée sur une synthèse religieuse particulière.

Et, esthétiquement, la naissance et l’adoption universelle, au sein de cette civilisation, d’un nouveau style d’architecture, caractérisé par une ligne géométrique définie.

Chaque civilisation a eu son style propre d’architecture.

De notre temps, il n’existe pas un goût esthétique commun à la grande majorité de la population ; jamais, au contraire, le public n’a présenté le spectacle d’un désaccord plus complet dans les matières du goût. Et c’est un fait qui atteint l’artiste, l’architecte surtout, dans son génie, qui le frappe d’une sorte d’impuissance et contre lequel il ne peut absolument rien. Aussi notre architecture emprunte-t-elle beaucoup au passé, et comme le Dieu du jugement solennel et dernier, qu’on représente réveillant les morts de leur sommeil séculaire et les retirant de leurs tombeaux, afin qu’ils entendent le redoutable arrêt qui leur donnera la vie ou la mort éternelle, voit-on l’architecte contemporain, lui aussi, arracher du tombeau les formes et les styles d’architecture des civilisations disparues, pour rechercher s’ils retiennent encore quelque chose de cette mystérieuse puissance de poésie par laquelle ils remuaient autrefois le cœur des hommes, pour rechercher enfin si leurs mérites les rendent dignes de sortir de l’oubli et de retrouver un moment de nouvelle jeunesse, ou si les sources de la vie sont taries en eux à ce point qu’ils doivent disparaître à jamais.

Ces résurrections, ces renaissances, loin d’être pour l’architecture moderne les preuves d’un grand pouvoir, ne sont, au contraire, que des aveux de stérilité et d’impuissance. L’artiste véritable, complet, n’existe qu’à cette condition : que ses œuvres seront comme le libre rayonnement des émotions de son âme, et non pas seulement les manifestations laborieuses d’une érudition plus ou moins péniblement acquise. La sensibilité humaine, voilà la mère féconde et unique de l’art. La science et l’érudition, si utiles, si nécessaires même à l’élaboration du germe créé, sont absolument impuissantes à remplacer la moindre des inspirations qui naissent de l’émotion. Mais un style d’architecture envisagé au point de vue de l’art, étant l’expression de la sensibilité collective d’une civilisation, une société ne peut avoir un style propre d’architecture qu’à la condition que ses membres accordent spontanément et sous la seule impulsion d’un sentiment commun, une même signification aux mêmes formes architecturales. Les exemples qui justifient cette proposition abondent, ils remplissent l’histoire.

Chez un peuple où règne une tendance à l’accord sur tous les principes fondamentaux de la vie collective, cette harmonie profonde des âmes exerce une invincible influence sur l’architecture, qui se présente alors sous la forme d’un style visiblement organique, l’architecture en effet étant, par excellence, le symbole ou l’expression sensible de l’état spécial, étant une dans son style et absorbant en elle les autres formes de l’art plastique, lorsque la société est une dans sa foi, dans sa science et sa philosophie.

Mais la société contemporaine, loin d’offrir le tableau d’un accord général sur les principes fondamentaux de la croyance, etc., présente, au contraire, l’aspect de la contradiction, du tumulte et de la lutte. La discorde y semble régner et gouverner. Aucune croyance religieuse, aucun système philosophique, aucun régime politique ou économique n’a la puissance de conquérir l’adhésion générale ; aussi n’y a-t-il aucun sentiment esthétique commun à tout le monde, et ne peut-il y avoir, par conséquent, un style moderne d’architecture.

De là les troubles de l’architecture contemporaine et le cercle vicieux où se débattent les architectes, auxquels une critique mal éclairée reproche pourtant de n’avoir pas su créer un style d’architecture donnant satisfaction à tout le monde. Ce qu’il est possible de faire, en présence des idées et des sentiments contradictoires qui se heurtent au sein de la vie moderne, les architectes le font, et nombre d’entre eux consacrent à l’accomplissement de cette tâche ingrate, des efforts d’intelligence et de dévouement que la critique devrait pour le moins reconnaître et encourager. À la diversité des goûts du public, à ses fantaisies multiples, éphémères et contradictoires, les architectes répondent en évoquant, avec une science dont la critique apprécie mal l’étendue, tour à tour tous les styles à peu près qui ont jamais existé dans le monde, tantôt les présentant dans leur pureté historique, tantôt les soumettant à une sorte de fusion éclectique, et souvent y introduisant toute la part d’invention personnelle compatible avec les goûts discordants des contemporains.

IV.

Les périodes sociales caractérisées par un accord général dans les matières de religion et de philosophie, et qui ont su, par suite, se créer un style propre d’architecture, constituent essentiellement les périodes évolutives de l’histoire, c’est-à-dire les périodes où le développement de la vie sociale n’a été que le déroulement naturel et graduel des conséquences logiques de l’ensemble des principes alors universellement acceptés[2]

La période sociale que nous traversons en ce moment est, au contraire, une période de transition entre deux évolutions successives : elle rattache l’évolution future dont nous touchons le seuil, à l’évolution du moyen âge dont les ruines couvrent le sol immédiatement derrière nous et à nos côtés. Aussi, depuis la Renaissance ou la Réforme, assistons-nous à un combat perpétuel à propos de tout ce qui tient de près ou de loin à la religion, à la politique, à la philosophie et à l’art, à l’architecture surtout.

Pendant l’Évolution, la toute-puissance est aux principes. Pendant la Transition, c’est l’habileté qui gouverne : on vit de transactions.

V.

C’est au sein de ces luttes que l’architecte moderne exerce sa profession. C’est en présence d’une condition sociale si confuse et si complexé que l’architecte compose ses projets d’édifices, s’efforçant de donner à chacune de ses créations le caractère individuel de sa fonction, et d’y réaliser un idéal de beauté qu’il sait d’avance ne pouvoir répondre aux goûts divers de tous ses contemporains. La situation est certainement des plus ingrates : aussi bon nombre d’architectes, fatigués des tiraillements dont ils sont les victimes, et désespérant de donner jamais satisfaction à des goûts si opposés, se décident à prendre leur sentiment personnel pour unique loi de l’art. D’autres, plus modestes, en tous cas plus éclairés ou mieux inspirés, tout en ne voulant aucunement renoncer à ce sentiment d’individualité intime sans lequel l’artiste n’existerait pas, comprennent cependant que l’artiste est réellement d’autant plus grand, et que son œuvre sera d’autant plus franchement acclamée, que cette expression spontanée de ses propres sentiments sera aussi celle d’un groupe plus nombreux de ses contemporains, et que, au lieu d’être la parole d’un seul homme, son œuvre sera devenue comme la parole d’une nation. Ceux-là éprouvent le besoin de sortir de l’isolement de la personnalité ; ils cherchent attentivement les liens par lesquels ils peuvent rattacher leurs propres sentiments aux sentiments des autres ; ils-écoutent même la critique, le plus souvent si imparfaitement éclairée, avec le vague espoir d’apprendre par quelle voie il est possible d’arriver au cœur du public ; et ils demandent quelle règle, quelle boussole peut servir à guider l’artiste avec quelque sécurité à travers les conflits du goût moderne. Cette recherche persévérante permet-elle de compter sur une heureuse issue ?

VI.

Eh bien ! oui, il est possible, dans une certaine mesure, d’autoriser cette confiance, et nous la justifierons en éclairant la route si encombrée de ruines où tout artiste moderne doit s’engager ; car au-dessus des variations du goût public, il y a des vérités qui tiennent à la nature des choses, et que l’architecte peut et doit atteindre par sa pensée et exprimer dans ses œuvres. Pour plus de précision et de clarté, nous prendrons un exemple, celui de l’architecture funéraire contemporaine, et après avoir mis en lumière les idées ou sentiments dont elle relève, nous montrerons ce que devient l’expression architecturale de ces idées ou sentiments à travers les deux périodes : de l’évolution ou période des principes, et de la transition ou période des transactions. Ce livre sur l’Architecture funéraire est né lui-même des méditations que nous allons livrer à l’appréciation publique. C’est un recueil de tombeaux et d’édifices funéraires, choisis avec une grande attention, principalement parmi les œuvres les mieux réussies et les plus récentes des cimetières de Paris ; et l’analyse de la pensée qui a présidé à sa composition montrera, comment, dans le cas particulier à l’architecture funéraire, il est possible de dégager, du sein de la confusion générale des idées modernes, les vérités qui ressortent de la nature des choses et que l’architecte est tenu de voir avec une parfaite clarté s’il ambitionne de donner à ses œuvres un sens défini.

VII.

Dans un monument funéraire, on ne peut exprimer que trois idées ou sentiments :

L’idée de la mort,

L’hommage rendu au mort,

L’invocation religieuse à propos du mort.

Toutefois, ces trois idées ou sentiments ne sauraient avoir une même valeur dans tous les temps et pour tous les esprits.

La mort est ici une idée irréductible : rien ne saurait l’effacer du programme d’un tombeau ; elle peut varier dans son caractère aux yeux de chacun, suivant, par exemple, que l’on accepte ou non le principe de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des corps ; mais il est impossible d’écarter d’un tombeau l’idée de la mort.

Les deux autres idées, au contraire, celle de la glorification du mort et celle d’une invocation aux puissances célestes, sont parfois, à de certains moments que nous préciserons, entièrement écartées, ou ne sont admises que partiellement. En effet, il y a les hommes du dévouement et les hommes de l’égoïsme, il y a des génies et des intelligences inertes, comme il y a aussi des cœurs remplis d’enthousiasme religieux à côté de sceptiques déterminés ; il y a encore et surtout, entre ces termes extrêmes, les représentants de tous les degrés de la série. Pour ces hommes, si différents par leurs croyances — morts, auxquels on rend un dernier hommage, et survivants, chargés de ce pieux devoir —, la glorification du mort et l’invocation aux puissances célestes peuvent, ensemble ou isolément, être considérées comme à peu près tout ou à peu près rien dans un monument funéraire.

L’architecte, d’ailleurs, ne saurait échapper à l’action de son client. Il en reçoit les instructions : celui-ci est un fervent croyant, il veut qu’on exprime en même temps sa douleur et sa foi en la résurrection éternelle ; celui-là est libre penseur, sa volonté est d’honorer seulement la mémoire du mort, qui était peut-être un savant éminent ou un artiste illustre, c’est une apothéose qu’il demande ; l’un est catholique, et invoque l’intervention figurée des anges ; l’autre est protestant, et les formes austères lui conviennent davantage ; enfin, un dernier, fier de son opulence, veut bien laisser toute liberté à l’architecte, pourvu qu’il trouve la satisfaction de sa vanité ou de son orgueil dans le monument projeté.

Ajoutons, à regret, que les architectes, même les plus illustres, n’ont gardé que d’une façon vague devant leur pensée les trois éléments essentiels de l’expression funéraire : — la Mort, la Glorification du mort, l’Invocation céleste à l’occasion du mort. On peut même dire que cette analyse de l’expression funéraire, si simple cependant, n’a été encore faite par eux qu’instinctivement, c’est-à-dire de sentiment, et non par une vue nette et précise de l’esprit. Certains architectes ne se sont même jamais occupés que de l’effet plastique de ce genre de monument, sans y attacher d’autres idées que celles qui leur ont été suggérées par la routine ; et de là, dans leurs œuvres, une absence de clarté d’expression produisant une fatigue comparable à celle qui fait tomber des mains du lecteur un livre obscur ou mal écrit.

VIII.

Le tableau suivant résume la classification de tous les spécimens possibles de l’architecture funéraire. C’est le système adopté dans ce livre. Il se compose de trois sections : dans la première sont groupés les monuments qui représentent une seule des trois idées radicales de l’architecture funéraire, La Foi, La Mort, La Glorification ; dans la deuxième, au contraire, sont réunies les compositions exprimant la combinaison de ces idées deux à deux ou toutes les trois ensemble ; la troisième section est consacrée à des monuments qui offrent un caractère particulier, à des tombeaux de famille, des tombeaux juifs, etc. ; mais les monuments de cette dernière section ne sortent pas toutefois du cercle des trois idées principales.

Voici l’ensemble du tableau :

1re Section
exprimant essentiellement
(A) La Foi[3]
(B) La Mort
(C) La Glorification
2e Section
exprimant à la fois
(A’) La Foi et la Mort
(B’) La Foi et la Glorification
(C’) La Mort et la Glorification
(D’) La Foi, la Mort et la Glorification
3e Section
Monuments particuliers
(A’’) Tombes de famille
(B’’) Spécimens divers : tombeaux juifs, etc.

Au point de vue simplement abstrait, on eût pu distribuer tous les spécimens de l’architecture funéraire entre les deux premières sections, répartissant entre celles-ci, suivant l’idée ou les idées radicales de la composition, tous les spécimens de la troisième section, et si nous n’avons pas fait ainsi, c’est qu’un intérêt pratique, qu’apprécieront les architectes, s’attachait à la division en trois sections.

IX.

Le fréquent défaut de précision dans l’idée que les architectes ont voulu exprimer dans les tombeaux qui forment ce recueil, nous a suscité plus d’une difficulté lorsque nous avons voulu mettre en pratique la classification qui précède. Nous avons rencontré, il faut le dire, les mêmes embarras lorsque nous avons tenté de grouper, de cette façon, les nombreux spécimens de l’architecture funéraire moderne que nous avons recueillis dans nos départements et dans les pays étrangers ; et toujours par suite de la même cause : l’incertitude de l’idée exprimée. Aussi, la difficulté qu’on éprouve à classer les œuvres modernes de ce genre, constitue-t-elle, suivant nous, une des plus graves critiques qu’on puisse adresser à l’architecture funéraire de nos jours. Elle constate chez le public, et même chez l’architecte, un défaut trop habituel de clarté dans la conception de la pensée, une fâcheuse tendance à s’accommoder de mirages vagues <et indécis, une certaine aversion à serrer de près et à scruter sévèrement l’idée à exprimer. Cependant, pour le génie français surtout, la clarté est un besoin impérieux et une qualité habituelle ; la clarté dans la pensée est d’ailleurs la condition fondamentale du bien-dire dans toutes les formes si variées du langage et de l’art. Pour bien parler — que ce soit de la plume ou de la parole, du pinceau ou du ciseau, — par les riches mélodies de la musique ou les puissantes créations de l’architecture — il faut avoir une idée nette, c’est-à-dire posséder pleinement son sujet.

X.

Nous avons dégagé de la branche spéciale d’architecture qui nous occupe les trois idées qui tiennent à la nature des choses, les trois rapports constants qui existent entre la nature de l’homme en société et les monuments funéraires ; mais nous avons fait remarquer que ces rapports peuvent varier d’importance relative dans chaque monument, parce que le tombeau peut être essentiellement, pour celui-ci un monument religieux, un monument commémoratif pour celui-là, et enfin, pour tel autre, simplement la demeure dernière d’un mort, ou, tout à la fois, un édifice religieux, commémoratif et funéraire ; et que de là naît une variété de combinaisons pouvant donner naissance à des difficultés et même à des conflits. Nous allons dire sous quelles influences et dans quelles conditions sociales ces difficultés et ces conflits peuvent naître et grandir.

XI.

Chaque tombeau est la demeure d’un mort et, par suite, l’expression d’une individualité ; mais il est aussi comme une parole d’adieu adressée au mort par les survivants, c’est à-dire une expression de leurs sentiments ; et, dans cette mesure, les vivants y impriment aussi quelque chose de leur image. Aux époques d’évolution sociale, c’est-à-dire aux époques de foi commune et de principes communs, cette double expression de ce que fut le mort et des sentiments et idées des survivants, n’offrait aucun inconvénient : tout le monde avait la même foi ; pour tous un tombeau était, avant tout, un monument religieux. Mais dans les périodes de transition, sociale, périodes de doute et de recherche, où se heurtent à tout moment et à propos de tout, l’affirmation et la négation, aujourd’hui par exemple, le mort peut avoir été, jusqu’à ses derniers moments, un libre penseur, et celui qui reste pour lui rendre le dernier devoir peut être un ardent croyant. La réciproque peut aussi être vraie. Comment déterminer alors si le tombeau sera ou non essentiellement un monument religieux ? Le sceptique écartera-t-il la croix de la dernière demeure du croyant ? Le croyant l’imposera-t-il au tombeau du sceptique ?

La plupart des architectes échappent d’habitude à l’obligation de répondre à cette question, en acceptant comme bien fondée la décision de celui qui paye le monument. Il y a dans cette solution une part de raison pratique incontestable, mais elle n’est pas précisément de nature à satisfaire les âmes sérieuses.

Si chaque tombeau est comme une parole d’adieu adressée par les survivants au mort, c’est aussi et à un titre plus élevé peut-être, le monument commémoratif du mort, et l’on peut affirmer, à ce dernier point de vue, que le tombeau est l’œuvre architecturale la plus individuelle qui existe. Envisagé ainsi, on peut même trouver au tombeau quelque analogie avec la statue personnelle en sculpture, ou avec le portrait en peinture, car le monument funéraire est bien l’expression architecturale de ce que fut tel homme ; c’est, en quelque sorte, le tableau, plus ou moins symbolique et plus ou moins idéalisé, de son caractère et de ses actes, de sa pensée et de sa foi. Aussi, les amis et les parents qui lui survivent ne devraient-ils pas perdre de vue ce fait capital ; ils devraient se garder de trop usurper sur les droits sacrés du mort et craindre d’effacer peut-être ou de voiler son image sous la leur, en se livrant à une effusion excessive et pour ainsi dire trop bruyante de leurs sentiments personnels. Mais la difficulté qui résulte d’une préoccupation trop personnelle de la part des survivants, n’est que la moindre de celles que nous avons devant nous ; il en est qui sortent de dissidences générales et profondes, et qui sont autrement graves, car elles naissent de chacune des trois racines mêmes de l’architecture funéraire ; ce sont celles-là que nous allons préciser.

XII.

La mort répond à une idée générale, et son expression, dans un monument funéraire, ne peut donner lieu à aucune dissidence. C’est seulement sur l’importance relative qu’il convient d’accorder à cette expression qu’on peut discuter : pour le croyant, mourir, c’est aussi renaître. — Question religieuse !

La glorification du mort ne sera pas contestée non plus, dans son principe, par ceux qui se sont réunis expressément pour honorer sa mémoire. Mais ici encore un débat peut être provoqué à propos de l’importance relative de cette glorification : l’humilité est une vertu chrétienne. — Encore la question religieuse !

L’invocation aux puissances célestes est forcément, pour le croyant, l’idée fondamentale de tout monument funéraire. Pour lui, tout est là. Pour le sceptique, pour celui qui repousse toutes les formes du surnaturel, cette invocation est, au contraire, ou folie ou mensonge. — Toujours la question religieuse !

XIII.

Au moyen âge — époque religieuse, évolutive, — en présence d’une foi commune, l’accord sur ces matières était facile. Aujourd’hui — époque de transition —, cet accord est souvent bien difficile. La religion a toujours été la synthèse de l’état des connaissances et de la sensibilité (morale et physique) de la société qui l’a embrassée, et l’architecture a été de tout temps, par son style, le plus complet symbole scientifique, moral et matériel de la société qui l’a cultivée.

Aussi, parmi les arts d’expression, l’architecture est-elle l’analogue de la religion parmi les forces sociales. L’architecture, aux époques évolutives, aux grandes époques de l’unité sociale, est la synthèse plastique, le grand Art de la Forme, c’est-à-dire de la ligne et de la couleur ; elle est le symbole religieux par excellence. Historiquement, en effet, toutes les fois que dans le monde une synthèse religieuse a été ébranlée, un style d’architecture s’est écroulé. Ne nous étonnons donc pas que tous les troubles de l’architecture funéraire de nos jours soient nés des contestations de la Foi ; mais comprenons, au contraire, que de la reconstitution seule d’une synthèse sociale (scientifique, morale et matérielle), dépend la reconstitution d’un goût collectif et de l’unité esthétique, et l’éclosion, par conséquent, d’un style nouveau d’architecture.

César DALY.
  1. Le grand peintre a exprimé formellement ce désir dans son testament.
  2. Voir dans la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. XXVII, col. 10, au Mémoire où le directeur de ce recueil, sous ce titre : Architecture de l’avenir, a exposé, avec de grands développements, les rapports qui ont constamment existé entre les transformations de la société et celles de l’architecture celle-ci ayant été, historiquement, le symbole constant de celle-là, s’élevant et s’abaissant avec elle, et se montrant, comme elle, une et harmonieuse dans les périodes sociales religieuses et évolutives multiple et contradictoire pendant les périodes sociales transitives.
  3. Nous avons dit plus haut que l’idée de la mon figurait nécessairement dans toute composition funéraire, et ici cependant nous ne la marquons pas. C’est que nous n’avons signalé ici que ce qu’il était dans la volonté manifeste de l’architecte de bien accuser.