Aphrodite. Mœurs Antiques/Texte entier
L’érudit Prodicos de Céos, qui florissait vers la fin du Ve siècle avant notre ère, est l’auteur du célèbre apologue que St Basile recommandait aux méditations chrétiennes, Héraclès entre la Vertu et la Volupté. Nous savons qu’Héraclès opta pour la première, ce qui lui permit d’accomplir un certain nombre de grands crimes, contre les Biches, les Amazones, les Pommes d’Or et les Géants.
Si Prodicos s’était borné là, il n’aurait écrit qu’une fable d’un symbolisme assez facile ; mais il était bon philosophe, et son recueil de contes, les Heures, divisé en trois parties, présentait les vérités morales sous les divers aspects qu’elles comportent, selon les trois âges de la vie. Aux petits enfants, il se plaisait à proposer en exemple le choix austère d’Héraclès ; sans doute aux jeunes gens il contait le choix voluptueux de Pâris ; et j’imagine qu’aux hommes mûrs il disait à peu près ceci :
— Odysseus errait un jour à la chasse au pied des montagnes de Delphes, quand il rencontra sur sa route deux vierges qui se tenaient par la main. L’une avait des cheveux de violettes, des yeux transparents et des lèvres graves ; elle lui dit : « Je suis Arêtè. » L’autre avait des paupières faibles, des mains délicates et des seins tendres ; elle lui dit : « Je suis Tryphê. » Et tous deux reprirent : « Choisis entre nous. » Mais le subtil Odysseus répondit sagement : « Comment choisirais-je ? Vous êtes inséparables. Les yeux qui vous ont vues passer l’une sans l’autre n’ont surpris qu’une ombre stérile. De même que la vertu sincère ne se prive pas des joies éternelles que la volupté lui apporte, de même la mollesse irait mal sans une certaine grandeur d’âme. Je vous suivrai toutes deux. Montrez-moi la route. » — Aussitôt qu’il eut achevé, les deux divisions se confondirent, et Odysseus connut qu’il avait parlé à la grande déesse Aphrodite.
Le personnage féminin qui occupe la première place dans le roman qu’on va feuilleter est une courtisane antique ; mais, que le lecteur se rassure : elle ne se convertira pas.
Elle ne sera aimée ni par un saint, ni par un prophète, ni par un dieu. Dans la littérature actuelle, c’est une originalité.
Courtisane, elle le sera avec la franchise, l’ardeur et aussi la fierté de tout être humain qui a vocation et qui tient dans la société une place librement choisie ; elle aura l’ambition de s’élever au plus haut point ; elle n’imaginera même pas que sa vie ait besoin d’excuse ou de mystère : ceci demande à être expliqué.
Jusqu’à ce jour, les écrivains modernes qui se sont adressés à un public moins prévenu que celui des jeunes filles et des jeunes normaliens ont usé d’un stratagème laborieux dont l’hypocrisie me déplaît : « J’ai peint la volupté telle qu’elle est, disent-ils, afin d’exalter la vertu. » En tête d’un roman dont l’intrigue se déroule à Alexandrie, je me refuse absolument à commettre cet anachronisme.
L’amour, avec toutes ses conséquences, était pour les Grecs le sentiment le plus vertueux et le plus fécond en grandeurs. Ils n’y attachèrent jamais les idées d’impudicité et d’immodestie que la tradition israélite a importées parmi nous avec la doctrine chrétienne. Hérodote (I, 10) nous dit très naturellement : « Chez quelques peuples barbares c’est un opprobre que de paraître nu. » Quand les Grecs ou les Latins voulaient outrager un homme qui fréquentait les filles de joie, ils l’appelaient moïchos ou mœchas, ce qui ne signifie pas autre chose qu’adultère. Un homme et une femme qui, sans être engagés d’aucun lien par ailleurs, s’unissaient, fût-ce en public et quelle que fût leur jeunesse, étaient considérés comme ne nuisant à personne et laissés en liberté.
On voit que la vie des anciens ne saurait être jugée d’après les idées morales qui nous viennent aujourd’hui de Genève.
Pour moi, j’ai écrit ce livre avec la simplicité qu’un Athénien aurait mis à la relation des mêmes aventures. Je souhaite qu’on le lise dans le même esprit.
À juger les Grecs anciens d’après les idées actuellement reçues, pas une seule traduction exacte de leurs plus grands écrivains ne pourrait être laissée aux mains d’un collégien de seconde. Si M. Mounet-Sully jouait son rôle d’Œdipe sans coupures, la police ferait suspendre la représentation. Si M. Leconte de Lisle n’avait pas expurgé Théocrite, par prudence, sa version eût été saisie le jour même de la mise en vente. On tient Aristophane pour exceptionnel ? mais nous possédons des fragments importants de quatorze cent quarante comédies, dues à cent trente-deux autres poètes grecs dont quelques uns, tels qu’Alexis, Philétaire, Strattis, Euboule, Cratinos nous ont laissé d’admirables vers, et personne n’a encore osé traduire ce recueil impudique et charmant.
On cite toujours, en vue de défendre les mœurs grecques, l’enseignement de quelques philosophes qui blâmaient les plaisirs sexuels. Il y a là une confusion. Ces rares moralistes réprouvaient les excès de tous les sens indistinctement, sans qu’il y eût pour eux de différence entre la débauche du lit et celle de la table. Tel, aujourd’hui, qui commande impunément un dîner de six louis pour lui seul dans un restaurant de Paris eût été jugé par eux aussi coupable, et non pas moins, que tel autre qui donnerait en pleine rue un rendez-vous trop intime et qui pour ce fait serait condamné par les lois en vigueur à un an de prison. — D’ailleurs, ces philosophes austères étaient regardés généralement par la société antique comme des fous malades et dangereux : on les bafouait sur toutes les scènes ; on les rouait de coups dans la rue ; les tyrans les prenaient pour bouffons de leur cour et les citoyens libres les exilaient quand ils ne les jugeaient pas dignes de subir la peine capitale.
C’est donc par une supercherie consciente et volontaire que les éducateurs modernes, depuis la Renaissance jusqu’à l'heure actuelle, ont représenté la morale antique comme l'inspiratrice de leurs étroites vertus. Si cette morale fut grande, si elle mérite en effet d’être prise pour modèle et d’être obéie, c’est précisément parce que nulle n’a mieux su distinguer le juste de l'injuste selon un critérium de beauté, proclamer le droit qu'a tout homme de rechercher le bonheur individuel dans les limites où il est borné par le droit semblable d'autrui, et déclarer qu’il n’y a sous le soleil rien de plus sacré que l'amour physique, rien de plus beau que le corps humain.
Telle était la morale du peuple qui a bâti l’Acropole ; et si j’ajoute qu’elle est restée celle de tous les grands esprits, je ne ferai que constater la valeur d’un lieu commun, tant il est prouvé que les intelligences supérieures d'artistes, d’écrivains, d'hommes de guerre ou d'hommes d’état n’ont jamais tenu pour illicite sa majestueuse tolérance. Aristote débute dans la vie en dissipant son patrimoine avec des femmes de débauche ; Sapho donne son nom à un vice spécial ; César est le mœchus calvus ; — mais on ne voit pas non plus Racine se garder des filles de théâtre, ni Napoléon pratiquer l'abstinence. Les romans de Mirabeau, les vers grecs de Chénier, la correspondance de Diderot et les opuscules de Montesquieu égalent en hardiesse l’œuvre même de Catulle. Et, de tous les auteurs français, le plus austère, le plus saint, le plus laborieux, Buffon, veut-on savoir par quelle maxime il entendait conseiller les intrigues sentimentales : « Amour ! pourquoi fais-tu l’état heureux de tous les êtres et le malheur de l’homme ? — C’est qu’il n’y a dans cette passion que le physique qui soit bon, et que le moral n’en vaut rien. »
D’où vient cela ? et comment se fait-il qu’à travers le bouleversement des idées antiques la grande sensualité grecque soit restée comme un rayon sur les fronts les plus élevés ?
C’est que la sensualité est la condition mystérieuse, mais nécessaire et créatrice, du développement intellectuel. Ceux qui n’ont pas senti jusqu’à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont par là même incapables de comprendre toute l’étendue des exigences de l’esprit. De même que la beauté de l’âme illumine tout un visage, de même la virilité du corps féconde seule le cerveau. La pire insulte que Delacroix sût adresser à des hommes, celle qu’il jetait indistinctement aux railleurs de Rubens et aux détracteurs d’Ingres, c’était ce mot terrible : eunuques !
Mieux encore : il semble que le génie des peuples, comme celui des individus, soit d’être, avant tout, sensuel. Toutes les villes qui ont régné sur le monde, Babylone, Alexandrie, Athènes, Rome, Venise, Paris, ont été, par une loi générale, d’autant plus licencieuses qu’elles étaient plus puissantes, comme si leur dissolution était nécessaire à leur splendeur. Les cités où le législateur a prétendu implanter une vertu artificielle, étroite et improductive, se sont vues, dès le premier jour, condamnées à la mort totale. Il en fut ainsi de Lacédémone, qui, au milieu du plus prodigieux essor qui ait jamais élevé l’âme humaine, entre Corinthe et Alexandrie, entre Syracuse et Milet, ne nous a laissé ni un poète, ni un peintre, ni un philosophe, ni un historien, ni un savant, à peine le renom populaire d’une sorte de Bobillot qui se fit tuer avec trois cents hommes dans un défilé de montagnes sans même réussir à vaincre. Et c’est pour cela qu’après deux mille années, mesurant le néant de la vertu spartiate, nous pouvons, selon l’exhortation de Renan, « maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus ».
Verrons-nous jamais revenir les jours d’Éphèse et de Cyrène ? Hélas ! le monde moderne succombe sous un envahissement de laideur. Les civilisations remontent vers le nord, entrent dans la brume, dans le froid, dans la boue. Quelle nuit ! un peuple vêtu de noir circule dans les rues infectes. À quoi pense-t-il ? on ne sait plus ; mais nos vingt-cinq ans frissonnent d’être exilés chez des vieillards.
Du moins, qu’il soit permis à ceux qui regretteront pour jamais de n’avoir pas connu cette jeunesse enivrée de la terre, que nous appelons la vie antique, qu’il leur soit permis de revivre, par une illusion féconde, au temps où la nudité humaine, la forme la plus parfaite que nous puissions connaître et même concevoir puisque nous la croyons à l’image de Dieu, pouvait se dévoiler sous les traits d’une courtisane sacrée, devant les vingt mille pèlerins qui couvrirent les plages d’Éleusis ; où l’amour le plus sensuel, le divin amour d’où nous sommes nés, était sans souillure, sans honte, sans péché ; qu’il leur soit permis d'oublier dix-huit siècles barbares, hypocrites et laids, de remonter de la mare à la source, de revenir pieusement à la beauté originelle, de rebâtir le Grand Temple au son des flûtes enchantées et de consacrer avec enthousiasme aux sanctuaires de la vraie foi leurs cœurs toujours entraînés par l'immortelle Aphrodite.
I
CHRYSIS
Couchée sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes écartées et la joue dans la main, elle piquait de petits trous symétriques dans un oreiller de lin vert, avec une longue épingle d’or.
Depuis qu’elle s’était éveillée, deux heures après le milieu du jour, et toute lasse d’avoir trop dormi, elle était restée seule sur le lit en désordre, couverte seulement d’un côté par un vaste flot de cheveux.
Cette chevelure était éclatante et profonde, douce comme une fourrure, plus longue qu’une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur. Elle couvrait la moitié du dos, s’étendait sous le ventre nu, brillait encore auprès des genoux, en boucle épaisse et arrondie. La jeune femme était enroulée dans cette toison précieuse, dont les reflets mordorés étaient presque métalliques et l’avaient fait nommer Chrysis par les courtisanes d’Alexandrie.
Ce n’étaient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux bruns et noirs des filles d’Égypte. C’étaient ceux d’une race aryenne, des Galiléennes d’au delà des sables.
Chrysis. Elle aimait ce nom-là. Les jeunes gens qui venaient la voir l’appelaient Chrysé comme Aphrodite, dans les vers qu’ils mettaient à sa porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas à Aphrodite, mais elle aimait qu’on lui comparât la déesse, et elle allait quelquefois au temple, pour lui donner, comme à une amie, des boîtes de parfums et des voiles bleus.
Elle était née sur les bords du lac de Génézareth, dans un pays d’ombre et de soleil, envahi par les lauriers roses. Sa mère allait attendre le soir, sur la route d’Iérouschalaïm, les voyageurs et les marchands, et se donnait à eux dans l’herbe, au milieu du silence champêtre. C’était une femme très aimée en Galilée. Les prêtres ne se détournaient pas de sa porte, car elle était charitable et pieuse ; les agneaux du sacrifice étaient toujours payés par elle ; la bénédiction de l’Éternel s’étendait sur sa maison. Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse était un scandale (car elle n’avait point de mari), un homme, qui était célèbre pour avoir le don de prophétie, dit qu’elle donnerait naissance à une fille qui porterait un jour autour de son cou « la richesse et la foi d’un peuple ». Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, mais elle nomma l’enfant Sarah, c’est-à-dire princesse, en hébreu. Et cela fit taire les médisances.
Chrysis avait toujours ignoré cela, le devin ayant dit à sa mère combien il est dangereux de révéler aux gens les prophéties dont ils sont l’objet. Elle ne savait rien de son avenir. C’est pourquoi elle y pensait souvent.
Elle se rappelait peu son enfance, et n’aimait pas à en parler. Le seul sentiment très net qui lui en fût resté, c’était l’effroi et l’ennui que lui causait chaque jour la surveillance anxieuse de sa mère qui, l’heure étant venue de sortir sur la route, l’enfermait seule dans leur chambre pour d’interminables heures. Elle se rappelait aussi la fenêtre ronde par où elle voyait les eaux du lac, les champs bleuâtres, le ciel transparent, l’air léger du pays de Gâlil. La maison était environnée de lins roses et de tamaris. Des câpriers épineux dressaient au hasard leurs têtes vertes sur la brume fine des graminées. Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide où l’on trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleur ; et il y avait des fleurs sur l’eau et des fleurs dans toute la prairie et de grands lys sur les montagnes.
Elle avait douze ans quand elle s’échappa pour suivre une troupe de jeunes cavaliers qui allaient à Tyr comme vendeurs d’ivoire et qu’elle aborda devant une citerne. Ils paraient des chevaux à longue queue avec des houppes bigarrées. Elle se rappelait bien comment ils l’enlevèrent, pâle de joie, sur leurs montures, et comment ils s’arrêtèrent une seconde fois pendant la nuit, une nuit si claire qu’on ne voyait pas une étoile.
L’entrée à Tyr, elle ne l’avait pas oubliée non plus : elle, en tête, sur les paniers d’un cheval de somme, se tenant du poing à la crinière, et laissant pendre orgueilleusement ses mollets nus, pour montrer aux femmes de la ville qu’elle avait du sang le long des jambes. Le soir même, on partait pour l’Égypte. Elle suivit les vendeurs d’ivoire jusqu’au marché d’Alexandrie.
Et c’était là, dans une petite maison blanche à terrasse et à colonnettes, qu’ils l’avaient laissée deux mois après, avec son miroir de bronze, des tapis, des coussins neufs, et une belle esclave hindoue qui savait coiffer les courtisanes. D’autres étaient venus le soir de leur départ, et d’autres le lendemain.
Comme elle habitait le quartier de l’extrême Est où les jeunes Grecs de Brouchion dédaignaient de fréquenter, elle ne connut longtemps, comme sa mère, que des voyageurs et des marchands. Elle ne revoyait pas ses amants passagers ; elle savait se plaire à eux et les quitter vite avant de les aimer. Pourtant elle avait inspiré des passions interminables. On avait vu des maîtres de caravanes vendre à vil prix leurs marchandises afin de rester où elle était et se ruiner en quelques nuits. Avec la fortune de ces hommes, elle s’était acheté des bijoux, des coussins de lit, des parfums rares, des robes à fleurs et quatre esclaves.
Elle était arrivée à comprendre beaucoup de langues étrangères, et connaissait des contes de tous les pays. Des Assyriens lui avaient dit les amours de Douzi et d’Ischtar ; des Phéniciens celles d’Aschthoreth et d’Adôni. Des filles grecques des îles lui avaient conté la légende d’Iphis en lui apprenant d’étranges caresses qui l’avaient surprise d’abord, mais ensuite charmée à ce point qu’elle ne pouvait plus s’en passer tout un jour. Elle savait aussi les amours d’Atalante et comment, à leur exemple, des joueuses de flûte encore vierges épuisent les hommes les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept années, lui avait enseigné jusqu’aux derniers détails l’art complexe et voluptueux des courtisanes de Palibothra.
Car l’amour est un art, comme la musique. Il donne des émotions du même ordre, aussi délicates, aussi vibrantes, parfois peut-être plus intenses ; et Chrysis, qui en connaissait tous les rhythmes et toutes les subtilités, s’estimait, avec raison, plus grande artiste que Plango elle-même, qui était pourtant musicienne du temple.
Sept ans elle vécut ainsi, sans rêver une vie plus heureuse ni plus diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtième année, quand de jeune fille elle devint femme et vit s’effiler sous les seins le premier pli charmant de la maturité qui va naître, il lui vint tout à coup des ambitions.
Et un matin, comme elle se réveillait deux heures après le milieu du jour, toute lasse d’avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine à travers son lit, écarta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une longue épingle d’or perça de petits trous symétriques son oreiller de lin vert.
Elle réfléchissait profondément.
Ce furent d’abord quatre petits points qui faisaient un carré, et un point au milieu. Puis quatre autres points pour faire un carré plus grand. Puis elle essaya de faire un cercle… Mais c’était un peu difficile. Alors, elle piqua des points au hasard et commença à crier :
« Djala ! Djala ! »
Djala, c’était son esclave hindoue, qui s’appelait Djalantachtchandratchapalâ, ce qui veut dire : « Mobile-comme-l’image-de-la-lune-sur-l’eau. » — Chrysis était trop paresseuse pour dire le nom tout entier.
L’esclave entra et se tint près de la porte, sans la fermer tout à fait.
« Djala, qui est venu hier ?
— Est-ce que tu ne le sais pas ?
— Non, je ne l’ai pas regardé. Il était bien ? Je crois que j’ai dormi tout le temps ; j’étais fatiguée. Je ne me souviens plus de rien. A quelle heure est-il parti ? Ce matin de bonne heure ?
— Au lever du soleil, il a dit…
— Qu’est-ce qu’il a laissé ? Est-ce beaucoup ? Non, ne me le dis pas. Cela m’est égal. Qu’est-ce qu’il a dit ? Il n’est venu personne depuis son départ ? Est-ce qu’il reviendra ? donne-moi mes bracelets. »
L’esclave apporta un coffret, mais Chrysis ne le regarda point, et levant son bras si haut qu’elle put :
« Ah ! Djala, dit-elle, ah ! Djala !… je voudrais des aventures extraordinaires.
— Tout est extraordinaire, dit Djala, ou rien. Les jours se ressemblent.
— Mais non. Autrefois, ce n’était pas ainsi. Dans tous les pays du monde, les dieux sont descendus sur la terre et ont aimé des femmes mortelles. Ah ! sur quels lits faut-il les attendre, dans quelles forêts faut-il les chercher, ceux qui sont un peu plus que des hommes ? Quelles prières faut-il dire pour qu’ils viennent, ceux qui m’apprendront quelque chose ou qui me feront tout oublier ? Et si les dieux ne veulent plus descendre, s’ils sont morts, ou s’ils sont trop vieux, Djala, mourrai-je aussi sans avoir vu un homme qui mette dans ma vie des événements tragiques ? »
Elle se retourna sur le dos et tordit ses doigts les uns sur les autres.
« Si quelqu’un m’adorait, il me semble que j’aurais tant de joie à le faire souffrir jusqu’à ce qu’il en meure ! Ceux qui viennent chez moi ne sont pas dignes de pleurer. Et puis, c’est ma faute, aussi : c’est moi qui les appelle, comment m’aimeraient-ils ?
— Quel bracelet, aujourd’hui ?
— Je les mettrai tous. Mais laisse-moi. Je n’ai besoin de personne. Va sur les marches de la porte, et si quelqu’un vient, dis que je suis avec mon amant, un esclave noir, que je paie… Va.
— Tu ne sortiras pas ?
— Si. Je sortirai seule. Je m’habillerai seule. Je ne rentrerai pas. Va-t’en. Va-t’en ! »
Elle laissa tomber une jambe sur le tapis et s’étira jusqu’à se lever. Djala était doucement sortie.
Elle marcha très lentement par la chambre, les mains croisées autour de la nuque, toute à la volupté d’appliquer sur les dalles ses pieds nus où la sueur se glaçait. Puis elle entra dans son bain.
Se regarder à travers l’eau était pour elle une jouissance. Elle se voyait comme une grande coquille de nacre ouverte sur un rocher. Sa peau devenait unie et parfaite ; les lignes de ses jambes s’allongeaient dans une lumière bleue ; toute sa taille était plus souple ; elle ne reconnaissait plus ses mains. L’aisance de son corps était telle qu’elle se soulevait sur deux doigts, se laissait flotter un peu et retomber mollement sur le marbre sous un remous léger qui heurtait son menton. L’eau pénétrait dans ses oreilles avec l’agacement d’un baiser.
L’heure du bain était celle où Chrysis commençait à s’adorer. Toutes les parties de son corps devenaient l’une après l’autre l’objet d’une admiration tendre et le motif d’une caresse. Avec ses cheveux et ses seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois même, elle accordait à ses perpétuels désirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de repos ne s’offrait aussi bien à la lenteur minutieuse de ce soulagement délicat.
Le jour finissait : elle se dressa dans la piscine, sortit de l’eau et marcha vers la porte. La marque de ses pieds brillait sur la pierre. Chancelante, et comme épuisée, elle ouvrit la porte toute grande et s’arrêta, le bras allongé sur le loquet, puis rentra et, près de son lit, debout et mouillée, dit à l’esclave :
« Essuie-moi. »
La Malabaraise prit une large éponge à la main, et la passa dans les doux cheveux d’or de Chrysis, tout chargés d’eau et qui ruisselaient en arrière ; elle les sécha, les éparpilla, les agita moelleusement, et plongeant l’éponge dans une jarre d’huile, elle en caressa jusqu’au cou sa maîtresse avant de la frotter avec une étoffe rugueuse qui fit rougir sa peau assouplie.
Chrysis s’enfonça en frissonnant dans la fraîcheur d’un siège de marbre et murmura :
« Coiffe-moi. »
Dans le rayon horizontal du soir, la chevelure encore humide et lourde brillait comme une averse illuminée de soleil. L’esclave la prit à poignée et la tordit. Elle la fit tourner sur elle-même, telle qu’un gros serpent de métal que trouaient comme des flèches les droites épingles d’or, et elle enroula tout autour une bandelette verte trois fois croisée afin d’en exalter les reflets par la soie. Chrysis tenait, loin d’elle, un miroir de cuivre poli. Elle regardait distraitement les mains obscures de l’esclave se mouvoir dans les cheveux profonds, arrondir les touffes, rentrer les mèches folles et sculpter la chevelure comme un rhyton d’argile torse. Quand tout fut accompli, Djala se mit à genoux devant sa maîtresse et rasa de près son pubis renflé, afin que la jeune fille eût, aux yeux de ses amants, toute la nudité d’une statue.
Chrysis devint plus grave et dit à voix basse :
« Farde-moi. »
Une petite boîte de bois rose, qui venait de l’île Dioscoride, contenait des fards de toutes les couleurs. Avec un pinceau de poils de chameau, l’esclave prit un peu d’une pâte noire, qu’elle déposa sur les beaux cils courbes et longs, pour que les yeux parussent plus bleus. Au crayon deux traits décidés les allongèrent, les amollirent ; une poudre bleuâtre plomba les paupières ; deux taches de vermillon vif accentuèrent les coins des larmes. Il fallait, pour fixer les fards, oindre de cérat frais le visage et la poitrine : avec une plume à barbes douces qu’elle trempa dans la céruse, Djala peignit des traînées blanches le long des bras et sur le cou ; avec un petit pinceau gonflé de carmin, elle ensanglanta la bouche et toucha les pointes des seins ; ses doigts, qui avaient étalé sur les joues un nuage léger de poudre rouge, marquèrent à la hauteur des flancs les trois plis profonds de la taille, et dans la croupe arrondie deux fossettes parfois mouvantes ; puis avec un tampon de cuir fardé elle colora vaguement les coudes et aviva les dix ongles. La toilette était finie.
Alors Chrysis se mit à sourire et dit à l’Hindoue :
« Chante-moi. »
Elle se tenait assise et cambrée dans son fauteuil de marbre. Ses épingles faisaient un rayonnement d’or derrière sa face. Ses mains appliquées sur sa gorge espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints, et ses pieds blancs étaient réunis sur la pierre.
Djala, accroupie près du mur, se souvint des chants d’amour de l’Inde :
« Chrysis… »
Elle chantait d’une voix monotone.
« Chrysis, tes cheveux sont comme un essaim d’abeilles suspendu le long d’un arbre. Le vent chaud du sud les pénètre, avec la rosée des luttes de l’amour et l’humide parfum des fleurs de la nuit. »
La jeune fille alterna, d’une voix plus douce et lente :
« Mes cheveux sont comme une rivière infinie dans la plaine, où le soir enflammé s’écoule. »
Et elles chantèrent l’une après l’autre.
« Tes yeux sont comme des lys d’eau bleus sans tiges, immobiles sur des étangs.
— Mes yeux sont à l’ombre de mes cils comme des lacs profonds sous des branches noires.
— Tes lèvres sont deux fleurs délicates où est tombé le sang d’une biche.
— Mes lèvres sont les bords d’une blessure brûlante.
— Ta langue est le poignard sanglant qui a fait la blessure de ta bouche.
— Ma langue est incrustée de pierres précieuses. Elle est rouge de mirer mes lèvres.
— Tes bras sont arrondis comme deux défenses d’ivoire, et tes aisselles sont deux bouches.
— Mes bras sont allongés comme deux tiges de lys, d’où se penchent mes doigts comme cinq pétales.
— Tes cuisses sont deux trompes d’éléphants blancs, qui portent les pieds comme deux fleurs rouges.
— Mes pieds sont deux feuilles de nénufar sur l’eau ; mes cuisses sont deux boutons de nénufar gonflés.
— Tes seins sont deux boucliers d’argent dont les pointes ont trempé dans le sang.
— Mes mamelles sont la lune et le reflet de la lune dans l’eau.
— Ton nombril est un puits profond dans un désert de sable rose, et ton bas-ventre un jeune chevreau couché sur le sein de sa mère.
— Mon nombril est une perle ronde sur une coupe renversée, et mon giron est le croissant clair de Phœbé sous les forêts. »
Il se fit un silence. — L’esclave éleva les mains et se courba.
La courtisane poursuivit :
« Elle est comme une fleur de pourpre, pleine de miel et de parfums.
« Elle est comme une hydre de mer, vivante et molle, ouverte la nuit.
« Elle est la grotte humide, le gîte toujours chaud, l’Asile, où l’homme se repose de marcher à la mort. »
La prosternée murmura très bas :
« Elle est effrayante. C’est la face de Méduse. »
Chrysis posa son pied sur la nuque de l’esclave et dit en tremblant :
« Djala... »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Peu à peu la nuit était venue ; mais la lune était si lumineuse que la chambre s’emplissait de clarté bleue.
Chrysis nue regardait son corps où les reflets étaient immobiles et d’où les ombres tombaient très noires.
Elle se leva brusquement :
« Djala, cesse, à quoi pensons-nous ! Il fait nuit, je ne suis pas sortie encore. Il n’y aura plus sur l’heptastade que des matelots endormis. Dis-moi, Djala, je suis belle ?
» Dis-moi, Djala, je suis plus belle que jamais, cette nuit ? Je suis la plus belle des femmes d’Alexandrie, tu le sais ? N’est-ce pas qu’il me suivra comme un chien, celui qui passera tout à l’heure dans le regard oblique de mes yeux ? N’est-ce pas que j’en ferai ce qu’il me plaira, un esclave si c’est mon caprice, et que je puis attendre du premier venu la plus servile obéissance ? Habille-moi, Djala. »
Autour de ses bras, deux serpents d’argent s’enroulèrent. A ses pieds, on fixa des semelles de sandales qui s’attachaient à ses jambes brunes par des lanières de cuir croisées. Elle boucla elle-même sous son ventre chaud une ceinture de jeune fille qui du haut des reins s’inclinait en suivant la ligne creuse des aines ; à ses oreilles elle passa de grands anneaux circulaires, à ses doigts des bagues et des sceaux, à son cou trois colliers de phallos d’or ciselés à Paphos par les hiérodoules.
Elle se regarda quelque temps, ainsi nue entre ses bijoux ; puis tirant du coffre où elle l’avait pliée une vaste étoffe transparente de lin jaune, elle la fit tourner tout autour d’elle et jusqu’à terre s’en drapa. Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu’on voyait de son corps à travers le tissu léger ; un de ses coudes saillait sous la tunique serrée, et l’autre bras, qu’elle avait laissé nu, portait relevée la longue queue, afin d’éviter qu’elle traînât dans la poussière.
Elle prit à la main son éventail de plumes, et sortit nonchalamment.
Debout sur les marches du seuil, la main appuyée au mur blanc, Djala seule regarda la courtisane s’éloigner.
Elle marchait lentement, le long des maisons, dans la rue déserte où tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait derrière ses pas.
II
SUR LA JETÉE D’ALEXANDRIE
Sur la jetée d’Alexandrie, une chanteuse debout chantait. A ses côtés, étaient deux joueuses de flûte, assises sur le parapet blanc.
Les satyres ont poursuivi dans les bois
Les pieds légers des oréades.
Ils ont chassé les nymphes sur les montagnes,
Effarouché leurs sombres yeux,
Saisi leurs chevelures comme des ailes,
Pris leurs seins de vierge à la course,
Et courbé leurs torses chauds à la renverse
Sur la mousse verte humectée,
Et les beaux corps, les beaux corps demi-divins
S’étiraient avec la souffrance...
Erôs fait crier sur vos lèvres, ô femmes
Le Désir douloureux et doux.
Les joueuses de flûte répétèrent :
« Erôs !
— Erôs ! »
et gémirent dans leurs doubles roseaux.
Cybèle a poursuivi à travers la plaine
Attys, beau comme l’Apollon.
Erôs l’avait frappée au cœur, et pour lui,
O totoï ! mais non lui pour elle,
Pour être aimée, dieu cruel, mauvais Erôs,
Tu n’as de secret que la haine…
À travers les prés, les vastes champs lointains,
La Cybèle a chassé l’Attys
Et parce qu’elle adorait le dédaigneux,
Elle a fait entrer dans ses veines
Le grand souffle froid, le souffle de la mort.
O Désir douloureux et doux !
« Erôs !
— Erôs ! »
Des cris aigus issirent des flûtes.
Le Chèvre-Pieds a poursuivi jusqu’au fleuve
La Syrinx, fille de la source.
Le pâle Erôs qui aime le goût des larmes
La baisait au vol, joue à joue ;
Et l’ombre frêle de la vierge noyée
A frémi, roseaux, sur les eaux ;
Mais Erôs possède le monde et les dieux,
Il possède même la mort.
Sur la tombe aquatique il cueillit pour nous
Tous les joncs, et d’eux fit la flûte...
C’est une âme morte qui pleure ici, femmes,
Le Désir douloureux et doux.
Tandis que les flûtes continuaient le chant lent du dernier vers, la chanteuse tendit la main aux passants qui faisaient cercle autour d’elle, et recueillit quatre oboles qu’elle glissa dans sa chaussure.
Peu à peu, la foule s’écoulait, innombrable, curieuse d’elle-même et se regardant passer. Le bruit des pas et des voix couvrait même le bruit de la mer. Des matelots tiraient, l’épaule courbée, des embarcations sur le quai. Des vendeuses de fruits passaient, leur corbeille pleine dans les bras. Des mendiants quêtaient, d’une main tremblante. Des ânes chargés d’outres emplies trottaient devant le bâton des âniers. Mais c’était l’heure du coucher du soleil ; et plus nombreuse que la foule active, la foule désœuvrée couvrait la jetée. Des groupes se formaient de place en place, entre lesquels erraient les femmes. On entendait nommer les silhouettes connues. Les jeunes gens regardaient les philosophes, qui contemplaient les courtisanes.
Celles-ci étaient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus célèbres, vêtues de soies légères et chaussées de cuir d’or, jusqu’aux plus misérables, qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n’étaient pas moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et l’attention des sages se fixait de préférence sur celles dont la grâce n’était pas altérée par l’artifice des ceintures et l’encombrement des bijoux. Comme on était à la veille des Aphrodisies, ces femmes avaient toute licence de choisir le vêtement qui leur seyait le mieux, et quelques-unes des plus jeunes s’étaient même risquées à n’en point porter du tout. Mais leur nudité ne choquait personne, car elles n’en eussent pas ainsi exposé tous les détails au soleil, si l’un d’eux se fût signalé par le moindre défaut qui prêtât aux railleries des femmes mariées.
« Tryphèra ! Tryphèra ! »
Et une jeune courtisane d’aspect joyeux bouscula quelques passants pour rejoindre une amie entrevue.
« Tryphèra ! es-tu invitée ?
— Où cela, Séso ?
— Chez Bacchis.
— Pas encore. Elle donne un dîner ?
— Un dîner ? un banquet, ma chère. Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia, le second jour de la fête.
— Enfin ! elle a fini par s’apercevoir qu’on ne venait plus chez elle que pour sa servante.
— Je crois qu’elle n’a rien vu. C’est une fantaisie du vieux Chérès, l’armateur du quai. Il a voulu acheter la fille dix mines ; Bacchis a refusé. Vingt mines ; elle a refusé encore.
— Elle est folle.
— Que veux-tu ? c’était son ambition d’avoir une esclave libérée. D’ailleurs, elle a eu raison de marchander. Chérès donnera trente-cinq mines, et, pour ce prix-là, la fille s’affranchit.
— Trente-cinq mines ? Trois mille cinq cents drachmes ? Trois mille cinq cents drachmes pour une négresse !
— Elle est fille de blanc.
— Mais sa mère est noire.
— Bacchis a déclaré qu’elle ne la donnerait pas à meilleur marché, et le vieux Chérès est si amoureux qu’il a consenti.
— Est-il invité, lui, au moins ?
— Non ! Aphrodisia sera servie au banquet comme dernier plat, après les fruits. Chacun y goûtera selon son gré, et c’est le lendemain seulement qu’on doit la livrer à Chérès ; mais j’ai peur qu’elle ne soit fatiguée…
— Ne la plains pas ! Avec lui elle aura le temps de se remettre. Je le connais, Séso. Je l’ai regardé dormir. »
Elles rirent ensemble de Chérès. Puis elles se complimentèrent.
« Tu as une jolie robe, dit Séso. C’est chez toi que tu l’as fait broder ? »
La robe de Tryphèra était une mince étoffe glauque entièrement brochée d’iris à larges fleurs. Une escarboucle montée d’or la plissait en fuseau sur l’épaule gauche ; la robe retombait en écharpe entre les deux seins, en laissant nu tout le côté droit du corps jusqu’à la ceinture de métal ; une fente étroite qui s’entrouvrait et se refermait à chaque pas révélait seule la blancheur de la jambe.
« Séso ! dit une autre voix, Séso et Tryphèra, venez, si vous ne savez que faire. Je vais au mur Céramique pour y chercher mon nom écrit.
— Mousarion ! d’où viens-tu, ma petite ?
— Du Phare. Il n’y a personne là-bas.
— Qu’est-ce que tu dis ? Il n’y a qu’à pêcher, tellement c’est plein.
— Pas de turbots pour moi. Aussi je vais au mur. Venez. »
En chemin, Séso raconta de nouveau le projet de banquet chez Bacchis.
« Ah ! chez Bacchis ! s’écria Mousarion. Tu te rappelles le dernier dîner, Tryphèra : tout ce qu’on a dit de Chrysis ?
— Il ne faut pas le répéter. Séso est son amie. »
Mousarion se mordit les lèvres ; mais déjà Séso s’inquiétait :
« Quoi ? qu’est-ce qu’on a dit ?
— Oh ! des méchancetés.
— On peut parler, déclara Séso. Nous ne la valons pas, à nous trois. Le jour où elle voudra quitter son quartier pour se montrer à Brouchion, je connais de nos amants qui ne nous reverront plus.
— Oh ! Oh !
— Certainement. Je ferais des folies pour cette femme-là. Il n’y en a pas de plus belle ici, croyez-le. »
Les trois jeunes filles étaient arrivées devant le mur Céramique. D’un bout à l’autre de l’immense paroi blanche, des inscriptions se succédaient, écrites en noir. Quand un amant désirait se présenter à une courtisane, il lui suffisait d’écrire leurs deux noms avec le prix qu’il proposait ; si l’homme et l’argent étaient reconnus dignes, la femme restait debout sous l’affiche en attendant que l’amateur revînt.
« Regarde, Séso ! dit en riant Tryphèra. Quel est le mauvais plaisant qui a écrit cela ? »
Et elles lurent en grosses lettres :
« Il ne devrait pas être permis de se moquer ainsi des femmes. Pour moi, si j’étais le rhymarque, j’aurais déjà fait une enquête. »
Mais plus loin, Séso s’arrêta devant une inscription plus sérieuse.
Elle pâlit légèrement.
« Je reste, » dit-elle.
Et elle s’adossa au mur, sous les regards envieux des passantes.
Quelques pas plus loin, Mousarion trouva une demande acceptable, sinon aussi généreuse. Tryphèra revint seule sur la jetée.
Comme l’heure était avancée, la foule se trouvait moins compacte. Cependant les trois musiciennes continuaient de chanter et de jouer de la flûte.
Avisant un inconnu dont le ventre et les vêtements étaient un peu ridicules, Tryphèra lui frappa l’épaule.
« Eh bien ! petit père ! je gage que tu n’es pas un Alexandrin, hé !
— En effet, ma fille, répondit le brave homme. Et tu l’as deviné. Tu me vois tout surpris de la ville et des gens.
— Tu es de Boubaste ?
— Non. De Cabasa. Je suis venu ici pour vendre des graines et je m’en retournerai demain, plus riche de cinquante-deux mines. Grâces soient rendues aux dieux ! l’année a été bonne. »
Tryphèra se sentit soudain pleine d’intérêt pour ce marchand.
« Mon enfant, reprit-il avec timidité, tu peux me donner une grande joie. Je ne voudrais pas retourner demain à Cabasa sans dire à ma femme et à mes trois filles que j’ai vu des hommes célèbres. Tu dois connaître des hommes célèbres ?
— Quelques-uns, dit-elle en riant.
— Bien. Nomme-les moi s’ils passent par ici. Je suis sûr que j’ai rencontré depuis deux jours dans les rues les philosophes les plus illustres et les fonctionnaires les plus influents. C’est mon désespoir de ne pas les connaître.
— Tu seras satisfait. Voici Naucratès.
— Qui est-ce, Naucratès ?
— C’est un philosophe.
— Et qu’enseigne-t-il ?
— Qu’il faut se taire.
— Par Zeus, voilà une doctrine qui ne demande pas un grand génie et ce philosophe-là ne me plaît point.
— Voici Phrasilas.
— Qui est-ce, Phrasilas ?
— C’est un sot.
— Alors, que ne le laisses-tu passer ?
— C’est que d’autres le tiennent pour éminent.
— Et que dit-il ?
— Il dit tout avec un sourire, ce qui lui permet de faire entendre ses erreurs pour volontaires et ses banalités pour fines. Il y a tout avantage. Le monde s’y est laissé tromper.
— Ceci est trop fort pour moi, et je ne te comprends pas bien. D’ailleurs le visage de ce Phrasilas est marqué d’hypocrisie.
— Voici Philodème.
— Le stratège ?
— Non. Un poète latin, qui écrit en grec.
— Petite, c’est un ennemi. Je ne veux pas l’avoir vu. »
Ici, toute la foule fit un mouvement, et un murmure de voix prononça le même nom.
« Démétrios… Démétrios… »
Tryphèra monta sur une borne et à son tour elle dit au marchand :
« Démétrios… Voilà Démétrios. Toi qui voulais voir des hommes célèbres…
— Démétrios ? l’amant de la reine ? Est-il possible ?
— Oui, tu as de la chance. Il ne sort jamais. Depuis que je suis à Alexandrie, voici la première fois que je le vois sur la jetée.
— Où est-il ?
— C’est celui-ci qui se penche pour voir le port.
— Il y en a deux qui se penchent.
— C’est celui qui est en bleu.
— Je ne le vois pas bien. Il nous tourne le dos.
— Tu sais ? c’est le sculpteur à qui la reine s’est donnée pour modèle quand il a sculpté l’Aphrodite du temple.
— On dit qu’il est l’amant royal. On dit qu’il est le maître de l’Égypte.
— Et il est beau comme Apollon.
— Ah ! le voici qui se retourne. Je suis content d’être venu. Je dirai que je l’ai vu. On m’avait dit bien des choses sur lui. Il paraît que jamais une femme ne lui a résisté. Il a eu beaucoup d’aventures, n’est-ce pas ? Comment se fait-il que la reine n’en soit pas informée ?
— La reine les connaît comme nous. Elle l’aime trop pour lui en parler. Elle a peur qu’il ne retourne à Rhodes, chez son maître Phérécratès. Il est aussi puissant qu’elle et c’est elle qui l’a voulu.
— Il n’a pas l’air heureux. Pourquoi a-t-il l’air si triste ? Il me semble que je serais heureux si j’étais lui. Je voudrais bien être lui, ne fût-ce que pour une soirée… »
Le soleil s’était couché. Les femmes regardaient cet homme, qui était leur rêve commun. Lui, sans paraître avoir conscience du mouvement qu’il inspirait, se tenait accoudé sur le parapet, en écoutant les joueuses de flûte.
Les petites musiciennes firent encore une quête ; puis, doucement, elles jetèrent leurs flûtes légères sur leurs dos ; la chanteuse les prit par le cou et toutes trois revinrent vers la ville.
A la nuit close, les autres femmes rentrèrent par petits groupes, dans l’immense Alexandrie, et le troupeau des hommes les suivait ; mais toutes se retournaient, en marchant, vers le même Démétrios. La dernière qui passa lui jeta mollement sa fleur jaune, et rit. Le silence envahit les quais.
III
DÉMÉTRIOS
A la place laissée par les musiciennes, Démétrios était resté seul, accoudé. Il écoutait la mer bruire, les vaisseaux craquer lentement, le vent passer sous les étoiles. Toute la ville était éclairée par un petit nuage éblouissant qui s’était arrêté sur la lune, et le ciel était adouci de clarté.
Le jeune homme regarda près de lui : les tuniques des joueuses de flûte avaient laissé deux empreintes dans la poussière. Il se rappela leurs visages : c’étaient deux Éphésiennes. L’aînée lui avait paru jolie ; mais la plus jeune était sans charme, et, comme la laideur lui était une souffrance, il évita d’y penser.
A ses pieds luisait un objet d’ivoire. Il le ramassa : c’était une tablette à écrire, d’où pendait un style d’argent. La cire en était presque toute usée, mais on avait dû repasser plusieurs fois les mots tracés, et la dernière fois on avait gravé dans l’ivoire.
Il n’y vit que trois mots écrits :
et il ne savait pas à laquelle des deux femmes appartenait ceci, et si l’autre était la femme aimée, ou bien quelque jeune inconnue, abandonnée à Éphèse. Alors, il songea un moment à rejoindre les musiciennes pour leur rendre ce qui était peut-être le souvenir d’une morte adorée ; mais il n’aurait pu les retrouver sans peine, et, comme il cessait déjà de s’intéresser à elles, il se retourna paresseusement et jeta le petit objet dans la mer.
Cela tomba rapidement, en glissant comme un oiseau blanc, et il entendit le clapotis que fit l’eau lointaine et noire. Ce petit bruit lui fit sentir le vaste silence du port.
Adossé au parapet froid, il essaya de chasser toute pensée et se mit à regarder les choses.
Il avait horreur de la vie. Il ne sortait de chez lui qu’à l’heure où la vie cessait, et rentrait quand le petit jour attirait vers la ville les pêcheurs et les maraîchers. Le plaisir de ne voir au monde que l’ombre de la ville et sa propre stature devenait telle volupté chez lui qu’il ne se souvenait plus d’avoir vu le soleil de midi depuis des mois.
Il s’ennuyait. La reine était fastidieuse.
A peine pouvait-il comprendre, cette nuit-là, la joie et l’orgueil qui l’avaient envahi, quand, trois ans auparavant, la reine, séduite peut-être plus par le bruit de sa beauté que par le bruit de son génie, l’avait fait mander au palais, et annoncer à la Porte du Soir par des sonneries de salpinx d’argent.
Cette entrée éclairait parfois sa mémoire d’un de ces souvenirs qui, par trop de douceur, s’aigrissent peu à peu dans l’âme, au point d’être intolérables… La reine l’avait reçu seul, dans ses appartements privés qui se composaient de trois petites pièces, moelleuses et sourdes à l’envi. Elle était couchée sur le côté gauche, et comme enfouie dans un fouillis de soies verdâtres qui baignaient de pourpre, par reflet, les boucles noires de sa chevelure. Son jeune corps était vêtu d’un costume effrontément ajouré qu’elle avait fait faire sous ses yeux par une courtisane de Phrygie, et qui laissait à découvert les vingt-deux endroits de la peau où les caresses sont irrésistibles, si bien que, pendant toute une nuit et dût-on épuiser jusqu’aux derniers rêves l’imagination amoureuse, on n’avait pas besoin d’ôter ce costume-là.
Démétrios, agenouillé respectueusement, avait pris en main, pour le baiser, le petit pied nu de la reine Bérénice, comme un objet précieux et doux.
Puis elle s’était levée.
Simplement, comme une belle esclave qui sert de modèle, elle avait défait son corselet, ses bandelettes, ses caleçons fendus, — ôté même les anneaux de ses bras, même les bagues de ses orteils, et elle était apparue debout, les mains ouvertes devant les épaules, haussant la tête sous une capeline de corail qui tremblait le long des joues.
Elle était fille d’un Ptolémée et d’une princesse de Syrie qui descendait de tous les dieux, par Astarté que les Grecs appellent Aphrodite. Démétrios savait cela, et qu’elle était orgueilleuse de sa lignée olympienne. Aussi, ne se troubla-t-il pas quand la souveraine lui dit sans bouger : « Je suis l’Astarté. Prends un marbre et ton ciseau, et montre-moi aux hommes d’Égypte. Je veux qu’on adore mon image. »
Démétrios la regarda, et devinant, à n’en pas douter, quelle sensualité simple et neuve animait ce corps de jeune fille, il dit : « Je l’adore le premier, » et il l’entoura de ses bras. La reine ne se fâcha pas de cette brusquerie, mais demanda en reculant : « Te crois-tu l’Adônis pour toucher la déesse ? » Il répondit : « Oui. » Elle le regarda, sourit un peu et conclut : « Tu as raison. »
Ceci fut cause qu’il devint insupportable et que ses meilleurs amis se détachèrent de lui ; mais il affola tous les cœurs de femme.
Quand il passait dans une salle du palais, les esclaves s’arrêtaient, les femmes de la cour ne parlaient plus, les étrangères l’écoutaient aussi, car le son de sa voix était un ravissement. Se retirait-il chez la reine, on venait l’importuner jusque-là, sous des prétextes toujours nouveaux. Errait-il à travers les rues, les plis de sa tunique s’emplissaient de petits papyrus, où les passantes écrivaient leur nom avec des mots douloureux, mais qu’il froissait sans les lire, fatigué de tout cela. Lorsqu’au temple de l’Aphrodite on eut mis son œuvre en place, l’enceinte fut envahie à toute heure de la nuit par la foule des adoratrices qui venaient lire son nom dans la pierre et offrir à leur dieu vivant toutes les colombes et toutes les roses.
Bientôt sa maison fut encombrée de cadeaux, qu’il accepta d’abord par négligence, mais qu’il finit par refuser tous quand il comprit ce qu’on attendait de lui, et qu’on le traitait comme une prostituée. Ses esclaves elles-mêmes s’offrirent. Il les fit fouetter et les vendit au petit porneïon de Rhacotis. Alors ses esclaves mâles, séduits par des présents, ouvrirent la porte à des inconnues qu’il trouvait devant son lit en rentrant, et dans une attitude qui ne laissait pas de doute sur leurs intentions passionnées. Les menus objets de sa toilette et de sa table disparaissaient l’un après l’autre ; plus d’une femme dans la ville avait une sandale ou une ceinture de lui, une coupe où il avait bu, même les noyaux des fruits qu’il avait mangés. S’il laissait tomber une fleur en marchant, il ne la retrouvait plus derrière lui. Elles auraient recueilli jusqu’à la poussière écrasée par sa chaussure.
Outre que cette persécution devenait dangereuse et menaçait de faire mourir en lui toute sensibilité, il était arrivé à cette époque de la jeunesse où l’homme qui pense croit urgent de faire deux parts de sa vie et de ne plus mêler les choses de l’esprit aux nécessités des sens. La statue d’Aphrodite-Astarté fut pour lui le sublime prétexte de cette conversion morale. Tout ce que la reine avait de beauté, tout ce qu’on pouvait inventer d’idéal autour des lignes souples de son corps, Démétrios le fit sortir du marbre, et dès ce jour il s’imagina que nulle autre femme sur la terre n’atteindrait plus le niveau de son rêve. L’objet de son désir devint sa statue. Il n’adora plus qu’elle seule, et follement sépara de la chair l’idée suprême de la déesse, d’autant plus immatérielle s’il l’eût attachée à la vie.
Quand il revit la reine elle-même, il la trouva dépouillée de tout ce qui avait fait son charme. Elle lui suffit encore un temps à tromper ses désirs sans but, mais elle était à la fois trop différente de l’Autre, et trop semblable aussi. Lorsqu’au sortir de ses embrassements elle retombait épuisée et s’endormait sur la place, il la regardait comme si une intruse avait usurpé son lit en prenant la ressemblance de la femme aimée. Ses bras étaient plus sveltes, sa poitrine plus aiguë, ses hanches plus étroites que celles de la Vraie. Elle n’avait pas entre les aines ces trois plis minces comme des lignes, qu’il avait gravés dans le marbre. Il finit par se lasser d’elle.
Ses adoratrices le surent, et, bien qu’il continuât ses visites quotidiennes, on connut qu’il avait cessé d’être amoureux de Bérénice. Et autour de lui l’empressement redoubla. Il n’en tint pas compte. En effet, le changement dont il avait besoin était d’une autre importance.
Il est rare qu’entre deux maîtresses un homme n’ait pas un intervalle de vie où la débauche vulgaire le tente et le satisfait. Démétrios s’y abandonna. Quand la nécessité de partir pour le palais lui déplaisait plus que de coutume, il s’en venait à la nuit vers le jardin des courtisanes sacrées qui entourait de toutes parts le temple.
Les femmes qui étaient là ne le connaissaient point. D’ailleurs, tant d’amours superflues les avait lassées qu’elles n’avaient plus ni cris ni larmes, et la satisfaction qu’il cherchait n’était pas troublée, là du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l’énervaient près de la reine.
La conversation qu’il tenait avec ces belles personnes calmes était sans recherche et paresseuse. Les visiteurs de la journée, le temps qu’il ferait le lendemain, la douceur de l’herbe et de la nuit en étaient les sujets charmants. Elles ne le priaient pas d’exposer ses théories en statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l’Achilleus de Scopas. S’il leur arrivait de remercier l’amant qui les choisissait, de le trouver bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas croire à leur désintéressement.
Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrés du temple et s’extasiait devant la statue.
Entre les sveltes colonnes, coiffées en volutes ioniennes, la déesse apparaissait toute vivante sur un piédestal de pierre rosé, chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les couleurs de la femme ; elle tenait d’une main son miroir dont le manche était un priape, et de l’autre adornait sa beauté d’un collier de perles à sept rangs. Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, luisait entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux nuages ronds.
Démétrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le peuple, que c’étaient là les vraies perles saintes, nées des gouttes d’eau qui avaient roulé dans la conque de l’Anadyomène.
« O Sœur divine, disait-il, ô fleurie, ô transfigurée ! tu n’es plus la petite Asiatique dont je fis ton modèle indigne. Tu es son Idée immortelle, l’Ame terrestre de l’Astartè qui fut génitrice de sa race. Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brûlais dans ses lèvres sombres, tu défaillais dans ses mains molles, tu haletais dans ses grands seins, tu t’étirais dans ses jambes enlaçantes, autrefois, avant ta naissance ; et ce qui assouvit la fille d’un pêcheur te prostrait aussi, toi, déesse, toi la mère des dieux et des hommes, la joie et la douleur du monde ! Mais je t’ai vue, évoquée, saisie, ô Cythereia merveilleuse ! Je t’ai révélée à la terre. Ce n’est pas ton image, c’est toi-même à qui j’ai donné ton miroir et que j’ai couverte de perles, comme au jour où tu naquis du ciel sanglant et du sourire écumeux des eaux, aurore gouttelante de rosée, acclamée jusqu’aux rives de Cypre par un cortège de tritons bleus. »
Il venait de l’adorer ainsi quand il entra sur la jetée, à l’heure où s’écoulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les joueuses de flûte. Mais ce soir-là il s’était refusé aux courtisanes du temple, parce qu’un couple entrevu sous les branches l’avait soulevé de dégoût et révolté jusqu’à l’âme.
La douce influence de la nuit l’envahissait peu à peu. Il tourna son visage du côté du vent, qui avait passé sur la mer, et semblait traîner vers l’Égypte l’odeur des roses d’Amathonte.
De belles formes féminines s’ébauchaient dans sa pensée. On lui avait demandé, pour le jardin de la déesse, un groupe des trois Charites enlacées ; mais sa jeunesse répugnait à copier les conventions, et il rêvait d’unir sur un même bloc de marbre les trois mouvements gracieux de la femme : deux des Charites seraient vêtues, l’une tenant un éventail et fermant à demi les paupières au souffle des plumes bercées ; l’autre dansant dans les plis de sa robe. La troisième serait nue, derrière ses sœurs, et de ses bras levés tordrait sur sa nuque la masse épaisse de ses cheveux.
Il engendrait dans son esprit bien d’autres projets encore, comme d’attacher aux roches du Phare une Andromède de marbre noir devant le monstre houleux de la mer, d’enfermer l’agora de Brouchion entre les quatre chevaux du soleil levant, comme par des Pégases irrités, et de quelle ivresse n’exultait-il pas à l’idée qui naissait en lui d’un Zagreus épouvanté devant l’approche des Titans. Ah ! comme il était repris par toute la beauté ! comme il s’arrachait à l’amour ! comme il « séparait de la chair l’idée suprême de la déesse » ! comme il se sentait libre, enfin !
Or, il tourna la tête vers les quais, et vit luire dans l’éloignement le voile jaune d’une femme qui marchait.
IV
LA PASSANTE
Elle venait lentement, en penchant la tête à l’épaule, sur la jetée déserte où tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait en avant de ses pas.
Démétrios la regardait s’avancer.
Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu’on voyait de son corps à travers le tissu léger ; un de ses coudes saillait sous la tunique serrée, et l’autre bras, qu’elle avait laissé nu, portait relevée la longue queue, afin d’éviter qu’elle traînât dans la poussière.
Il reconnut à ses bijoux qu’elle était une courtisane ; pour s’épargner un salut d’elle il traversa vivement.
Il ne voulait pas la regarder. Volontairement il occupa sa pensée à la grande ébauche de Zagreus. Et cependant ses yeux se retournèrent vers la passante.
Alors il vit qu’elle ne s’arrêtait point, qu’elle ne s’inquiétait pas de lui, qu’elle n’affectait pas même de regarder la mer, ni de relever son voile par devant, ni de s’absorber dans ses réflexions ; mais que simplement elle se promenait seule et ne cherchait rien là que la fraîcheur du vent, la solitude, l’abandon, le frémissement léger du silence.
Sans bouger, Démétrios ne la quitta pas du regard et se perdit dans un étonnement singulier.
Elle continuait de marcher comme une ombre jaune dans le lointain, nonchalante et précédée de la petite ombre noire.
Il entendait à chaque pas le faible cri de sa chaussure dans la poussière de la voie.
Elle marcha jusqu’à l’île du Phare et monta dans les rochers.
Tout à coup, et comme si de longue date il eût aimé l’inconnue, Démétrios courut à sa suite, puis s’arrêta, revint sur ses pas, trembla, s’indigna contre lui-même, essaya de quitter la jetée ; mais il n’avait jamais employé sa volonté que pour servir son propre plaisir, et quand il fut temps de la faire agir pour le salut de son caractère et l’ordonnance de sa vie, il se sentit envahi d’impuissance et cloué sur la place où pesaient ses pieds.
Comme il ne pouvait plus cesser de songer à cette femme, il tenta de s’excuser lui-même de la préoccupation qui venait le distraire si violemment. Il crut admirer son gracieux passage par un sentiment tout esthétique et se dit qu’elle serait un modèle rêvé pour la Charite à l’éventail qu’il se projetait d’ébaucher le lendemain…
Puis, soudain, toutes ses pensées se bouleversèrent et une foule de questions anxieuses affluèrent dans son esprit autour de cette femme en jaune.
Que faisait-elle dans l’île à cette heure de la nuit ? Pourquoi, pour qui sortait-elle si tard ? Pourquoi ne l’avait-elle pas abordé ? Elle l’avait vu, certainement elle l’avait vu pendant qu’il traversait la jetée. Pourquoi, sans un mot de salut, avait-elle poursuivi sa route ? Le bruit courait que certaines femmes choisissaient parfois les heures fraîches d’avant l’aube pour se baigner dans la mer. Mais on ne se baignait pas au Phare. La mer était là trop profonde. D’ailleurs, quelle invraisemblance qu’une femme se fût ainsi couverte de bijoux pour n’aller qu’au bain ?… Alors, qui l’attirait si loin de Rhacotis ? Un rendez-vous, peut-être ? Quelque jeune viveur, curieux de variété, qui prenait pour lit un instant les grandes roches polies par les vagues ?
Démétrios voulut s’en assurer. Mais déjà la jeune femme revenait, du même pas tranquille et mou, éclairée en plein visage par la lente clarté lunaire et balayant du bout de l’éventail la poussière du parapet.
V
LE MIROIR, LE PEIGNE ET LE COLLIER
Elle avait une beauté spéciale. Ses cheveux semblaient deux masses d’or, mais ils étaient trop abondants et bourrelaient son front bas de deux profondes vagues chargées d’ombres, qui engloutissaient les oreilles et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d’une bouche épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du corps ondulait à chaque pas, et s’animait du balancement des seins libres, ou du roulis des belles hanches, sur qui la taille pliait.
Quand elle ne fut plus qu’à dix pas du jeune homme, elle tourna son regard vers lui. Démétrios eut un tremblement. C’étaient des yeux extraordinaires, bleus, mais foncés et brillants à la fois, humides, las, en pleurs et en feu, presque fermés sous le poids des cils et des paupières. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent. Qui passait dans leur lumière était invinciblement pris. Elle le savait bien, et de leurs effets elle usait savamment ; mais elle comptait davantage encore sur l’insouciance affectée contre celui que tant d’amour sincère n’avait pu sincèrement toucher.
Les navigateurs qui ont parcouru les mers de pourpre, au delà du Gange, racontent qu’ils ont vu, sous les eaux, des roches qui sont de pierre d’aimant. Quand les vaisseaux passent auprès d’elles, les clous et les ferrures s’arrachent vers la falaise sous-marine et s’unissent à elle à jamais. Et ce qui fut une nef rapide, une demeure, un être vivant, n’est plus qu’une flottille de planches, dispersées par le vent, retournées par les flots. Ainsi Démétrios se perdait en lui-même devant deux grands yeux attirants, et toute sa force le fuyait.
Elle baissa les paupières et passa près de lui.
Il aurait crié d’impatience. Ses poings se crispèrent : il eut peur de ne pas pouvoir reprendre une attitude calme, car il fallait lui parler. Pourtant il l’aborda par les paroles d’usage :
« Je te salue, dit-il.
— Je te salue aussi, » répondit la passante.
Démétrios continua :
« Où vas-tu, si peu pressée ?
— Je rentre.
— Toute seule ?
— Toute seule. »
Et elle fit un mouvement pour reprendre sa promenade.
Alors Démétrios pensa qu’il s’était peut-être trompé en la jugeant courtisane. Depuis quelque temps, les femmes des magistrats et des fonctionnaires s’habillaient et se fardaient comme des filles de joie. Celle-ci devait être une personne fort honorablement connue, et ce fut sans ironie qu’il acheva sa question ainsi :
« Chez ton mari ? »
Elle s’appuya des deux mains en arrière et se mit à rire.
« Je n’en ai pas ce soir. »
Démétrios se mordit les lèvres, et presque timide, hasarda :
« Ne le cherche pas. Tu t’y es prise trop tard. Il n’y a plus personne.
— Qui t’a dit que j’étais en quête ? Je me promène seule et ne cherche rien.
— D’où venais-tu, alors ? Car tu n’as pas mis tous ces bijoux pour toi-même, et voilà un voile de soie…
— Voudrais-tu que je sortisse nue, ou vêtue de laine comme une esclave ? Je ne m’habille que pour mon plaisir ; j’aime à savoir que je suis belle, et je regarde mes doigts en marchant pour connaître toutes mes bagues.
— Tu devrais avoir un miroir à la main et ne regarder que tes yeux. Ils ne sont pas nés à Alexandrie, ces yeux-là. Tu es juive, je l’entends à ta voix, qui est plus douce que les nôtres.
— Non, je ne suis pas juive, je suis galiléenne.
— Comment t’appelles-tu, Miriam ou Noëmi ?
— Mon nom syriaque, tu ne le sauras pas. C’est un nom royal qu’on ne porte pas ici. Mes amis m’appellent Chrysis et c’est un compliment que tu aurais pu me faire. »
Il lui mit la main sur le bras.
« Oh ! non, non, dit-elle d’une voix moqueuse. Il est beaucoup trop tard pour ces plaisanteries-là. Laisse-moi rentrer vite. Il y a presque trois heures que je suis levée, je meurs de fatigue. »
Se penchant, elle prit son pied dans sa main :
« Vois-tu comme mes petites lanières me font mal ? On les a beaucoup trop serrées. Si je ne les décroise pas, dans un instant, je vais avoir une marque sur le pied, et cela sera joli quand on m’embrassera ! Laisse-moi vite. Ah ! que de peines ! Si j’avais su, je ne me serais pas arrêtée. Mon voile jaune est tout froissé à la taille, regarde. »
Démétrios se passa la main sur le front ; puis, avec le ton dégagé d’un homme qui daigne faire son choix, il murmura :
« Montre-moi le chemin.
— Mais je ne veux pas ! dit Chrysis d’un air stupéfait. Tu ne me demandes même pas si c’est mon plaisir. « Montre-moi le chemin ! » Comme il dit cela ! Me prends-tu pour une fille du porneïon, qui se met sur le dos pour trois oboles sans regarder qui la tient ? Sais-tu même si je suis libre ? Connais-tu le détail de mes rendez-vous ? As-tu suivi mes promenades ? As-tu marqué les portes qui s’ouvrent pour moi ? As-tu compté les hommes qui se croient aimés de Chrysis ? « Montre-moi le chemin ! » Je ne te le montrerai pas, s’il te plaît. Reste ici ou va-t’en, mais ailleurs que chez moi !
— Tu ne sais pas qui je suis…
— Toi ? Allons donc ! Tu es Démétrios de Saïs ; tu as fait la statue de ma déesse ; tu es l’amant de ma reine et le maître de ma ville. Mais pour moi tu n’es qu’un bel esclave, parce que tu m’as vue et que tu m’aimes. »
Elle se rapprocha, et poursuivit d’une voix câline :
« Oui, tu m’aimes. Oh ! ne parle pas ; — je sais ce que tu vas me dire : tu n’aimes personne, tu es aimé. Tu es le Bien-Aimé, le Chéri, l’Idole. Tu as refusé Glycéra, qui avait refusé Antiochos. Dêmônassa la Lesbienne, qui avait juré de mourir vierge, s’est couchée dans ton lit pendant ton sommeil, et t’aurait pris de force si tes deux esclaves lybiens ne l’avaient mise toute nue à la porte. Callistion la bien-nommée, désespérant de t’approcher, a fait acheter la maison qui est en face de la tienne, et le matin elle se montre dans l’ouverture de la fenêtre, aussi peu vêtue qu’Artémis au bain. Tu crois que je ne sais pas tout cela ? Mais on se dit tout, entre courtisanes. La nuit de ton arrivée à Alexandrie on m’a parlé de toi ; et depuis il ne s’est pas écoulé un seul jour où l’on ne m’ait prononcé ton nom. Je sais même des choses que tu as oubliées. Je sais même des choses que tu ne connais pas encore. La pauvre petite Phyllis s’est pendue avant-hier à la barre de ta porte, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est une mode qui se répand. Lydé a fait comme Phyllis : je l’ai vue ce soir en passant, elle était toute bleue, mais les larmes de ses joues n’étaient pas encore sèches. Tu ne sais pas qui c’est, Lydé ? une enfant, une petite courtisane de quinze ans que sa mère avait vendue le mois dernier à un armateur de Samos qui passait une nuit à Alexandrie, avant de remonter le fleuve jusqu’à Thèbes. Elle venait chez moi. Je lui donnais des conseils ; elle ne savait rien de rien, pas même jouer aux dés. Je l’invitais souvent dans mon lit, parce que, quand elle n’avait pas d’amant, elle ne trouvait pas où coucher. Et elle t’aimait ! Si tu l’avais vue me prendre sur elle en m’appelant par ton nom !… Elle voulait t’écrire. Comprends-tu ? Je lui ai dit que ce n’était pas la peine… »
Démétrios la regardait sans entendre.
« Oui, tout cela t’est bien égal, n’est-ce pas ? continua Chrysis. Tu ne l’aimais pas, toi. C’est moi que tu aimes. Tu n’as même pas écouté ce que je viens de te dire. Je suis sûre que tu n’en répéterais pas un mot. Tu es bien occupé de savoir comment mes paupières sont faites, combien ma bouche doit être bonne et ma chevelure douce à toucher. Ah ! combien d’autres savent cela ! Tous ceux, tous ceux qui m’ont voulue ont passé leur désir sur moi : des hommes, des jeunes gens, des vieillards, des enfants, des femmes, des jeunes filles. Je n’ai refusé personne, entends-tu ? Depuis sept ans, Démétrios, je n’ai dormi seule que trois nuits. Compte combien cela fait d’amants ? Deux mille cinq cents, et davantage, car je ne parle pas de ceux de la journée. L’année dernière, j’ai dansé nue devant vingt mille personnes et je sais que tu n’en étais pas. Crois-tu que je me cache ? Ah ! pour quoi faire ! Toutes les femmes m’ont vue au bain. Tous les hommes m’ont vue au lit. Toi seul, tu ne me verras jamais. Je te refuse, je te refuse ! De ce que je suis, de ce que je sens, de ma beauté, de mon amour, tu ne sauras jamais, jamais rien ! tu es un homme abominable, fat, cruel, insensible et lâche ! Je ne sais pas pourquoi l’une de nous n’a pas eu assez de haine pour vous tuer tous deux l’un sur l’autre, toi le premier, et ta reine ensuite. »
Démétrios lui prit tranquillement les deux bras et, sans répondre un mot, la courba en arrière avec violence.
Elle eut un moment d’angoisse ; mais soudain serra les genoux, serra les coudes, recula du dos et dit à voix basse :
« Ah ! je ne crains pas cela, Démétrios ! Tu ne me prendras jamais de force, fussé-je faible comme une vierge amoureuse, et toi vigoureux comme un Atlante. Tu ne veux pas seulement ta jouissance, tu veux la mienne surtout. Tu veux me voir aussi, me voir tout entière, parce que tu me crois belle, et je le suis en effet. Or la lune éclaire moins que mes douze flambeaux de cire. Il fait presque nuit ici. Et puis ce n’est pas l’habitude de se dévêtir sur la jetée. Je ne pourrais plus me rhabiller, vois-tu, si je n’avais pas mon esclave. Laisse-moi me relever, tu me fais mal aux bras. »
Ils se turent quelques instants, puis Démétrios reprit :
« Il faut en finir, Chrysis. Tu le sais bien, je ne te forcerai pas. Mais laisse-moi te suivre. Si orgueilleuse que tu sois, c’est une gloire qui te coûterait cher, que refuser Démétrios. »
Chrysis se taisait toujours.
Il reprit plus doucement :
« Que crains-tu ?
— Tu es habitué à l’amour des autres. Sais-tu ce qu’on doit donner à une courtisane qui n’aime pas ? »
Il s’impatienta.
« Je ne demande pas que tu m’aimes. Je suis las d’être aimé. Je ne veux pas être aimé. Je demande que tu t’abandonnes. Pour cela je te donnerai l’or du monde. Je l’ai dans l’Égypte.
— Je l’ai dans mes cheveux. Je suis lasse de l’or. Je ne veux pas d’or. Je ne veux que trois choses. Me les donneras-tu ? »
Démétrios sentit qu’elle allait demander l’impossible. Il la regarda anxieusement. Mais elle se prit à sourire et dit d’une voix lente :
« Je veux un miroir d’argent pour mirer mes yeux dans mes yeux.
— Tu l’auras. Que veux-tu de plus ? Dis vite.
— Je veux un peigne d’ivoire ciselé pour le plonger dans ma chevelure comme un filet dans l’eau sous le soleil.
— Après ?
— Tu me donneras mon peigne ?
— Mais oui. Achève.
— Je veux un collier de perles à répandre sur ma poitrine, quand je danserai pour toi, dans ma chambre, les danses nuptiales de mon pays. »
Il leva les sourcils :
« C’est tout ?
— Tu me donneras mon collier ?
— Celui qui te plaira. »
Elle prit une voix très tendre. « Celui qui me plaira ? Ah ! voilà justement ce que je voulais te demander. Est-ce que tu me laisseras choisir mes cadeaux ?
— Bien entendu.
— Tu le jures ?
— Je le jure.
— Quel serment fais-tu ?
— Dicte-le-moi.
— Par l’Aphrodite que tu as sculptée.
— J’en fais serment par l’Aphrodite. Mais pourquoi cette précaution ?
— Voilà… Je n’étais pas tranquille… Maintenant je le suis. »
Elle releva la tête :
« J’ai choisi mes cadeaux. »
Démétrios redevint inquiet et demanda :
« Déjà ?
— Oui… Penses-tu que j’accepterai n’importe quel miroir d’argent, acheté à un marchand de Smyrne ou à une courtisane inconnue ? Je veux celui de mon amie Bacchis qui m’a pris un amant la semaine dernière et s’est moquée de moi méchamment dans une petite débauche qu’elle a faite avec Tryphèra, Mousarion et quelques jeunes sots qui m’ont tout rapporté. C’est un miroir auquel elle tient beaucoup, parce qu’il a appartenu à Rhodopis, celle qui fut esclave avec Æsope et fut rachetée par le frère de Sapphô. Tu sais que c’est une courtisane très célèbre. Son miroir est magnifique. On dit que Sapphô s’y est mirée, et c’est pour cela que Bacchis y tient. Elle n’a rien de plus précieux au monde ; mais je sais où tu le trouveras. Elle me l’a dit une nuit, étant ivre. Il est sous la troisième pierre de l’autel. C’est là qu’elle le met tous les soirs quand elle sort au coucher du soleil. Va demain chez elle à cette heure-là et ne crains rien : elle emmène ses esclaves.
— C’est de la folie, s’écria Démétrios. Tu veux que je vole ?
— Est-ce que tu ne m’aimes pas ? Je croyais que tu m’aimais. Et puis, est-ce que tu n’as pas juré ? Je croyais que tu avais juré. Si je me suis trompée, n’en parlons plus. »
Il comprit qu’elle le perdait, mais se laissa entraîner sans lutte, presque volontiers.
« Je ferai ce que tu dis, répondit-il.
— Oh ! je sais bien que tu le feras. Mais tu hésites d’abord. Je comprends que tu hésites. Ce n’est pas un cadeau ordinaire ; je ne le demanderais pas à un philosophe. Je te le demande à toi. Je sais bien que tu me le donneras. »
Elle joua un instant avec les plumes de paon de son éventail rond et tout à coup :
« Ah !… je ne veux pas non plus un peigne d’ivoire commun acheté chez un vendeur de la ville. Tu m’as dit que je pouvais choisir, n’est-ce pas ? Eh bien, je veux… je veux le peigne d’ivoire ciselé qui est dans les cheveux de la femme du grand-prêtre. Celui-là est beaucoup plus précieux encore que le miroir de Rhodopis. Il vient d’une reine d’Égypte qui a vécu il y a longtemps, longtemps, et dont le nom est si difficile que je ne peux pas le prononcer. Aussi l’ivoire est très vieux, et jaune comme s’il était doré. On y a ciselé une jeune fille qui passe dans un marais de lôtos plus grands qu’elle, où elle marche sur la pointe des pieds pour ne pas se mouiller… C’est vraiment un beau peigne… Je suis contente que tu me le donnes… J’ai aussi de petits griefs contre celle qui le possède. J’avais offert le mois dernier un voile bleu à l’Aphrodite ; je l’ai vu le lendemain sur la tête de cette femme. C’était un peu rapide et je lui en ai voulu. Son peigne me vengera de mon voile.
— Et comment l’aurai-je ? demanda Démétrios.
— Ah ! ce sera un peu plus difficile. C’est une Égyptienne, tu sais, et elle ne fait ses deux cents nattes qu’une fois par an, comme les autres femmes de sa race. Mais moi, je veux mon peigne demain, et tu la tueras pour l’avoir. Tu as juré un serment. »
Elle fit une petite mine à Démétrios qui regardait la terre. Puis elle acheva ainsi, très vite :
« J’ai choisi aussi mon collier. Je veux le collier de perles à sept rangs qui est au cou de l’Aphrodite. »
Démétrios bondit.
« Ah ! cette fois, c’est trop ! tu ne te riras pas de moi jusqu’à la fin ! Rien, entends-tu, rien ! ni le miroir, ni le peigne, ni le collier, tu n’auras… »
Mais elle lui ferma la bouche avec la main et reprit sa voix câline :
« Ne dis pas cela. Tu sais bien que tu me le donneras aussi. Moi, j’en suis bien certaine. J’aurai les trois cadeaux… Tu viendras chez moi demain soir, et après demain si tu veux, et tous les soirs. A ton heure je serai là, dans le costume que tu aimeras, fardée selon ton goût, coiffée à ta guise, prête au dernier de tes caprices. Si tu ne veux que la tendresse, je te chérirai comme un enfant. Si tu recherches les voluptés rares, je ne refuserai pas les plus douloureuses. Si tu veux le silence, je me tairai… Quand tu voudras que je chante, ah ! tu verras, Bien-Aimé ! je sais des chants de tous les pays. J’en sais qui sont doux comme le bruit des sources, d’autres qui sont terribles comme l’approche du tonnerre. J’en sais de si naïfs et de si frais qu’une jeune fille les chanterait à sa mère ; et j’en sais qu’on ne chanterait pas à Lampsaque, j’en sais qu’Élephantis aurait rougi d’apprendre, et que je n’oserai dire que tout bas. Les nuits où tu voudras que je danse, je danserai jusqu’au matin. Je danserai toute habillée, avec ma tunique traînante, ou sous un voile transparent, ou avec des caleçons crevés et un corselet à deux ouvertures pour laisser passer les seins. Mais je t’avais promis de danser nue ? Je danserai nue si tu l’aimes mieux. Nue et coiffée avec des fleurs, ou nue dans mes cheveux flottants et peinte comme une image divine. Je sais balancer les mains, arrondir les bras, remuer la poitrine, offrir le ventre, crisper la croupe, tu verras ! Je danse sur le bout des orteils ou couchée sur les tapis. Je sais toutes les danses d’Aphrodite, celles qu’on danse devant l’Ouranie et celles qu’on danse devant l’Astarté. J’en sais même qu’on n’ose pas danser… Je te danserai tous les amours… Quand ce sera fini, tout commencera. Tu verras ! La reine est plus riche que moi, mais il n’y a pas dans tout le palais une chambre aussi amoureuse que la mienne. Je ne te dis pas ce que tu y trouveras. Il y a là des choses trop belles pour que je puisse t’en donner l’idée, et d’autres qui sont trop étranges pour que je sache les mots pour les dire. Et puis, sais-tu ce que tu verras, qui dépasse tout le reste ? Tu verras Chrysis que tu aimes et que tu ne connais pas encore. Oui, tu n’as vu que mon visage, tu ne sais pas comme je suis belle. Ah ! Ah !… Ah ! Ah ! Tu auras des surprises… Ah ! comme tu joueras avec le bout de mes seins, comme tu feras plier ma taille sur ton bras, comme tu trembleras dans l’étreinte de mes genoux, comme tu défailleras sur mon corps mouvant. Et comme ma bouche sera bonne ! Ah ! mes baisers !… »
Démétrios jeta sur elle un regard perdu.
Elle reprit avec tendresse :
« Comment tu ne veux pas me donner un pauvre vieux miroir d’argent quand tu auras toute ma chevelure comme une forêt d’or dans tes mains ? »
Démétrios voulut la toucher… Elle recula et dit :
« Demain !
— Tu l’auras, murmura-t-il.
— Et tu ne veux pas prendre pour moi un petit peigne d’ivoire qui me plaît, quand tu auras mes deux bras, comme deux branches d’ivoire autour de ton cou ? »
Il essaya de les caresser… Elle les retira en arrière, et répéta :
« Demain !
— Je l’apporterai, dit-il très bas.
— Ah ! je le savais bien ! cria la courtisane, et tu me donneras encore le collier de perles à sept rangs qui est au cou de l’Aphrodite, et pour lui je te vendrai tout mon corps qui est comme une nacre entr’ouverte, et plus de baisers dans ta bouche qu’il n’y a de perles dans la mer ! »
Démétrios, suppliant, tendit la tête… Elle força vivement son regard et prêta ses luxurieuses lèvres…
Quand il ouvrit les yeux elle était déjà loin.
Une petite ombre plus pâle courait derrière son voile flottant.
Il reprit vaguement son chemin vers la ville, baissant le front sous une inexprimable honte.
VI
LES VIERGES
L’aube obscure se leva sur la mer. Toutes choses furent teintées de lilas. Le foyer couvert de flammes, allumé sur la tour du Phare, s’éteignit avec la lune. De fugitives lueurs jaunes apparurent dans les vagues violettes comme des visages de sirènes sous des chevelures d’algues mauves. Il fit jour tout à coup.
La jetée était déserte. La ville était morte. C’était le jour morose d’avant la première aurore, qui éclaire le sommeil du monde et apporte les rêves énervés du matin.
Rien n’existait, que le silence.
Telles que des oiseaux endormis, les longues nefs rangées près des quais laissaient pendre leurs rames parallèles dans l’eau. La perspective des rues se dessinait par des lignes architecturales que pas un char, pas un cheval, pas un esclave ne troublait. Alexandrie n’était qu’une vaste solitude, une apparence d’antique cité, abandonnée depuis des siècles.
Or, un léger bruit de pas frémit sur le sol, et deux jeunes filles parurent, l’une vêtue de jaune, l’autre de bleu.
Elles portaient toutes deux la ceinture des vierges, qui tournait autour des hanches et s’attachait très bas, sous leurs jeunes ventres. C’étaient la chanteuse de la nuit et l’une des joueuses de flûtes.
La musicienne était plus jeune et plus jolie que son amie. Aussi pâles que le bleu de sa robe, à demi noyés sous les paupières, ses yeux souriaient faiblement. Les deux flûtes grêles pendaient en arrière au nœud fleuri de son épaule. Une double guirlande d’iris autour de ses jambes arrondies ondulait sous l’étoffe légère et s’attachait sur les chevilles à deux periscelis d’argent.
Elle dit :
« Myrtocleia, ne sois pas attristée parce que tu as perdu nos tablettes. Aurais-tu jamais oublié que l’amour de Rhodis est à toi, ou peux-tu penser, méchante, que tu aurais jamais lu seule cette ligne écrite par ma main ? Suis-je une de ces mauvaises amies qui gravent sur leur ongle le nom de leur sœur de lit et vont s’unir à une autre, quand l’ongle a poussé jusqu’au bout ? As-tu besoin d’un souvenir de moi quand tu m’as tout entière et vivante ? A peine suis-je au temps où les filles se marient, et cependant je n’avais pas la moitié de mon âge le jour où je t’ai vue pour la première fois. Tu te rappelles bien. C’était au bain. Nos mères nous tenaient sous les bras et nous balançaient l’une vers l’autre. Nous avons joué longtemps sur le marbre avant de remettre nos vêtements. Depuis ce jour-là nous ne nous sommes plus quittées, et, cinq ans après, nous nous sommes aimées. »
Myrtocleia répondit :
« Il y a un autre premier jour, Rhodis, tu le sais. C’est ce jour-là que tu avais écrit ces trois mots sur mes tablettes en mêlant nos noms l’un à l’autre. C’était le premier. Nous ne le retrouverons plus. Mais n’importe. Chaque jour est nouveau pour moi, et quand tu t’éveilles vers le soir, il me semble que je ne t’ai jamais vue. Je crois bien que tu n’es pas une fille : tu es une petite nymphe d’Arcadie qui a quitté les forêts parce que Phoïbos a tari sa fontaine. Ton corps est souple comme une branche d’olivier, ta peau est douce comme l’eau en été, l’iris tourne autour de tes jambes et tu portes la fleur de lôtos comme Astarté la figue ouverte. Dans quel bois peuplé d’immortels ta mère s’est-elle endormie, avant ta naissance bienheureuse ? et quel aegipan indiscret, ou quel dieu de quel divin fleuve s’est uni à elle dans l’herbe ? Quand nous aurons quitté cet affreux soleil africain, tu me conduiras vers ta source, loin derrière Psophis et Phénée, dans les vastes forêts pleines d’ombres où l’on voit sur la terre molle la double trace des satyres mêlée aux pas légers des nymphes. Là, tu chercheras une roche polie et tu graveras dans la pierre ce que tu avais écrit sur la cire : les trois mots qui sont notre joie. Écoute, écoute, Rhodis ! Par la ceinture d’Aphrodite, où sont brodés tous les désirs, tous les désirs me sont étrangers puisque tu es plus que mon rêve ! Par la corne d’Amaltheia d’où s’échappent tous les biens du monde, le monde m’est indifférent puisque tu es le seul bien que j’aie trouvé en lui ! Quand je te regarde et quand je me vois, je ne sais plus pourquoi tu m’aimes en retour. Tes cheveux sont blonds comme des épis de blé ; les miens sont noirs comme des poils de bouc. Ta peau est blanche conme le fromage des bergers ; la mienne est hâlée comme le sable sur les plages. Ta poitrine tendre est fleurie comme l’oranger en automne ; la mienne est maigre et stérile comme le pin dans les rochers. Si mon visage s’est embelli, c’est à force de t’avoir aimée. O Rhodis, tu le sais, ma virginité singulière est semblable aux lèvres de Pan mangeant un brin de myrte ; la tienne est rose et jolie comme la bouche d’un petit enfant. Je ne sais pas pourquoi tu m’aimes ; mais si tu cessais de m’aimer un jour, si, comme ta sœur Théano qui joue de la flûte auprès de toi, tu restais jamais à coucher dans les maisons où l’on nous emploie, alors je n’aurais même pas la pensée de dormir seule dans notre lit, et tu me trouverais, en rentrant, étranglée avec ma ceinture. »
Les longs yeux de Rhodis se remplirent de larmes et de sourire, tant l’idée était cruelle et folle. Elle posa son pied sur une borne :
« Mes fleurs me gênent entre les jambes. Défais-les, Myrto adorée. J’ai fini de danser pour cette nuit. »
La chanteuse eut un haut-le-corps.
« Oh ! c’est vrai. Je les avais oubliés déjà, ces hommes et ces filles. Ils vous ont fait danser toutes deux, toi dans cette robe de Côs qui est transparente comme l’eau, et ta sœur nue avec toi. Si je ne t’avais pas défendue, ils t’auraient prise comme une prostituée, comme ils ont pris ta sœur devant nous, dans la même chambre… Oh ! quelle abomination ! Entendais-tu ses cris et ses plaintes ! Comme l’amour de l’homme est douloureux ! »
Elle se mit à genoux près de Rhodis et détacha les deux guirlandes, puis les trois fleurs placées plus haut, en mettant un baiser à la place de chacune. Quand elle se releva, l’enfant la prit par le cou et défaillit sous sa bouche.
« Myrto, tu n’es pas jalouse de tous ces débauchés ? Que t’importe qu’ils m’aient vue ? Théano leur suffit, je la leur ai laissée. Ils ne m’auront pas, Myrto chérie. Ne sois pas jalouse d’eux.
— Jalouse !… Je suis jalouse de tout ce qui t’approche. Pour que tes robes ne t’aient pas seule, je les mets quand tu les as portées. Pour que les fleurs de tes cheveux ne restent pas amoureuses de toi, je les livre aux courtisanes pauvres qui les souilleront dans l’orgie. Je ne t’ai jamais rien donné afin que rien ne te possède. J’ai peur de tout ce que tu touches et je hais tout ce que tu regardes. Je voudrais être toute ma vie entre les murs d’une prison où il n’y ait que toi et moi, et m’unir à toi si profondément, te cacher si bien dans mes bras, que pas un œil ne t’y soupçonne. Je voudrais être le fruit que tu manges, le parfum qui te plaît, le sommeil qui entre sous tes paupières, l’amour qui te fait crisper les membres. Je suis jalouse du bonheur que je te donne, et cependant je voudrais te donner jusqu’à celui que j’ai par toi. Voilà de quoi je suis jalouse ; mais je ne redoute pas tes maîtresses d’une nuit quand elles m’aident à satisfaire tes désirs de petite fille ; quant aux amants, je sais bien que tu ne seras jamais à eux, je sais bien que tu ne peux pas aimer l’homme, l’homme intermittent et brutal. »
Rhodis s’écria sincèrement :
« J’irais plutôt, comme Nausithoë, sacrifier ma virginité au dieu Priape qu’on adore à Thasos. Mais pas ce matin, mon chéri. J’ai dansé longtemps, je suis très fatiguée. Je voudrais être rentrée, dormir sur ton bras. »
Elle sourit et continua :
« Il faudra dire à Théano que notre lit n’est plus pour elle. Nous lui en ferons un autre à droite de la porte. Après ce que j’ai vu cette nuit, je ne pourrais plus l’embrasser. Myrto, c’est vraiment horrible. Est-il possible qu’on s’aime ainsi ? C’est cela qu’ils appellent l’amour ?
— C’est cela.
— Ils se trompent, Myrto. Ils ne savent pas. »
Myrtocleia la prit dans ses bras, et toutes deux se turent ensemble.
Le vent mêlait leurs cheveux.
VII
LA CHEVELURE DE CHRYSIS
« Tiens, dit Rhodis, regarde ! Quelqu’un. »
La chanteuse regarda : une femme, loin d’elles, marchait rapidement sur le quai.
« Je la reconnais, reprit l’enfant. C’est Chrysis. Elle a sa robe jaune.
— Comment, elle est déjà habillée ?
— Je n’y comprends rien. D’ordinaire elle ne sort pas avant midi ; et le soleil est à peine levé. Il lui est venu quelque chose. Un bonheur sans doute ; elle a si grande chance. »
Elles allèrent à sa rencontre, et lui dirent :
« Salut, Chrysis.
— Salut. Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
— Je ne sais pas. Il faisait déjà jour quand nous sommes arrivées.
— Il n’y avait personne sur la jetée ?
— Personne.
— Pas un homme ? vous êtes sûres ?
— Oh ! très sûres. Pourquoi demandes-tu cela ? »
Chrysis ne répondit point. Rhodis reprit :
« Tu voulais voir quelqu’un ?
— Oui… peut-être… je crois qu’il vaut mieux que je ne l’aie pas vu. Tout est bien. J’avais tort de revenir ; je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Mais qu’est-ce qui se passe, Chrysis, nous le diras-tu ?
— Oh ! non.
— Même à nous ? même à nous, tes amies ?
— Vous le saurez plus tard, avec toute la ville.
— C’est aimable.
— Un peu avant, si vous y tenez ; mais ce matin, c’est impossible. Il se passe des choses extraordinaires, mes enfants. Je meurs d’envie de vous les dire ; mais il faut que je me taise. Vous alliez rentrer ? Venez coucher avec moi. Je suis toute seule.
— Oh ! Chrysé, Chrysidion, nous sommes si fatiguées ! Nous allions rentrer, en effet, mais c’était bien pour dormir.
— Eh bien ! vous dormirez ensuite. Aujourd’hui c’est la veille des Aphrodisies. Est-ce un jour où l’on se repose ? Si vous voulez que la déesse vous protège et vous rende heureuses l’an prochain, il faut arriver au temple avec des paupières sombres comme des violettes, et des joues blanches comme des lys. Nous y songerons ; venez avec moi. »
Elle les prit toutes deux plus haut que la ceinture, et refermant ses mains caressantes sur leurs petits seins presque nus, elle les emmena d’un pas pressé.
Rhodis, cependant, restait préoccupée.
« Et quand nous serons dans ton lit, reprit-elle, tu ne nous diras pas encore ce qui t’arrive, ce que tu attends ?
— Je vous dirai beaucoup de choses, tout ce qu’il vous plaira ; mais cela, je le tairai.
— Même quand nous serons dans tes bras, toutes nues, et sans lumière ?
— N’insiste pas, Rhodé. Tu le sauras demain. Attends jusqu’à demain.
— Tu vas être très heureuse ? ou très puissante ?
— Très puissante. »
Rhodis ouvrit de grands yeux, et s’écria :
« Tu couches avec la reine !
— Non, dit Chrysis en riant ; mais je serai aussi puissante qu’elle. As-tu besoin de moi ? Désires-tu quelque chose ?
— Oh ! oui ! »
Et l’enfant redevint songeuse.
« Eh bien, qu’est-ce que c’est ? interrogea Chrysis.
— C’est une chose impossible. Pourquoi la demanderais-je ? »
Myrtocleia parla pour elle :
« À Éphèse, dans notre pays, quand deux jeunes filles nubiles et vierges comme Rhodis et moi sont amoureuses l’une de l’autre, la loi leur permet de s’épouser. Elles vont toutes deux au temple d’Athêna, consacrer leur double ceinture ; puis au sanctuaire d’Iphinoë, donner une boucle mêlée de leurs cheveux, et enfin sous le péristyle de Dionysos, où l’on remet à la plus mâle un petit couteau d’or affilé et un linge blanc pour étancher le sang. Le soir, celle des deux qui est la fiancée est amenée à sa nouvelle demeure, assise sur un char fleuri entre son « mari » et la paranymphe, environnée de torches et de joueuses de flûtes. Et désormais elles ont tous les droits des époux ; elles peuvent adopter des petites filles et les mêler à leur vie intime. Elles sont respectées. Elles ont une famille. Voilà le rêve de Rhodis. Mais ici ce n’est pas la coutume…
— On changera la loi, dit Chrysis ; mais vous vous épouserez, j’en fais mon affaire.
— Oh ! est-ce vrai ! s’écria la petite, rouge de joie.
— Oui ; et je ne demande pas qui de vous deux sera le mari. Je sais que Myrto a tout ce qu’il faut pour en donner l’illusion. Tu es heureuse, Rhodis, d’avoir une telle amie. Quoi qu’on en dise, elles sont rares. »
Elles étaient arrivées à la porte, où Djala, assise sur le seuil, tissait une serviette de lin. L’esclave se leva pour les laisser passer, et entra sur leurs pas.
En un instant les deux joueuses de flûte eurent quitté leurs simples vêtements. Elles se firent l’une à l’autre des ablutions minutieuses dans une vasque de marbre vert qui se déversait dans le bassin. Puis elles se roulèrent sur le lit.
Chrysis les regardait sans voir. Les moindres paroles de Démétrios se répétaient, mot pour mot, dans sa mémoire, indéfiniment. Elle ne sentit pas que Djala, en silence, dénouait et déroulait son long voile de safran, débouclait la ceinture, ouvrait les colliers, tirait les bagues, les sceaux, les anneaux, les serpents d’argent, les épingles d’or ; mais le chatouillement de la chevelure retombée la réveilla vaguement.
Elle demanda son miroir.
Prenait-elle peur de ne pas être assez belle pour retenir ce nouvel amant — car il fallait le retenir — après les folles entreprises qu’elle avait exigées de lui ? Ou voulait-elle, par l’examen de chacune de ses beautés, calmer quelques inquiétudes et motiver sa confiance ?
Elle approcha son miroir de toutes les parties de son corps en les touchant l’une après l’autre. Elle jugea la blancheur de sa peau, estima sa douceur par de longues caresses, sa chaleur par des étreintes. Elle éprouva la plénitude de ses seins, la fermeté de son ventre, l’étroitesse de sa chair. Elle mesura sa chevelure et en considéra l’éclat. Elle essaya la force de son regard, l’expression de sa bouche, le feu de son haleine, et du bord de l’aisselle jusqu’au pli du coude, elle fit traîner avec lenteur un baiser le long de son bras nu.
Une émotion extraordinaire, faite de surprise et d’orgueil, de certitude et d’impatience, la saisit au contact de ses propres lèvres. Elle tourna sur elle-même comme si elle cherchait quelqu’un, mais, découvrant sur son lit les deux Éphésiennes oubliées, elle sauta au milieu d’elles, les sépara, les étreignit avec une sorte de furie amoureuse, et sa longue chevelure d’or enveloppa les trois jeunes têtes.
I
LES JARDINS DE LA DÉESSE
Le temple d’Aphrodite-Astarté s’élevait en dehors des portes de la ville, dans un parc immense, plein de fleurs et d’ombres, où l’eau du Nil, amenée par sept aqueducs, entretenait en toutes saisons de prodigieuses verdures.
Cette forêt fleurie au bord de la mer, ces ruisseaux profonds, ces lacs, ces prés sombres, avaient été créés dans le désert plus de deux siècles auparavant par le premier des Ptolémées. Depuis, les sycomores plantés par ses ordres étaient devenus gigantesques ; sous l’influence des eaux fécondes, les pelouses avaient crû en prairies ; les bassins s’étaient élargis en étangs ; la nature avait fait d’un parc une contrée.
Les jardins étaient plus qu’une vallée, plus qu’un pays, plus qu’une patrie : ils étaient un monde complet fermé par des limites de pierre et régi par une déesse, âme et centre de cet univers. Tout autour s’élevait une terrasse annulaire, longue de quatre-vingts stades et haute de trente-deux pieds. Ce n’était pas un mur, c’était une cité colossale, faite de quatorze cents maisons. Un nombre égal de prostituées habitait cette ville sainte et résumait dans ce lieu unique soixante-dix peuples différents.
Le plan des maisons sacrées était uniforme et tel : la porte, de cuivre rouge (métal voué à la déesse), portait un phallos en guise de marteau, qui frappait un contre-heurtoir en relief, image du sexe féminin ; et au-dessous était gravé le nom de la courtisane avec les initiales de la phrase usuelle :
De chaque côté de la porte s’ouvraient deux chambres en forme de boutiques, c’est-à-dire sans mur du côté des jardins. Celle de droite, dite « chambre exposée », était le lieu où la courtisane parée siégeait sur une cathèdre haute à l’heure où les hommes arrivaient. Celle de gauche était à la disposition des amants qui désiraient passer la nuit en plein air, sans cependant coucher dans l’herbe.
La porte ouverte, un corridor donnait accès dans une vaste cour dallée de marbre dont le milieu était occupé par un bassin de forme ovale. Un péristyle entourait d’ombre cette grande tache de lumière et protégeait par une zone de fraîcheur l’entrée des sept chambres de la maison. Au fond s’élevait l’autel, qui était de granit rose.
Toutes les femmes avaient apporté de leur pays une petite idole de la déesse, et, posée sur l’autel domestique, elles l’adoraient dans leur langue, sans se comprendre jamais entre elles. Lachmî, Aschthoreth, Vénus, Ischtar, Freia, Mylitta, Cypris, tels étaient les noms religieux de leur Volupté divinisée. Quelques-unes la vénéraient sous une forme symbolique : un galet rouge, une pierre conique, un grand coquillage épineux. La plupart élevaient sur un socle de bois tendre une statuette grossière aux bras maigres, aux seins lourds, aux hanches excessives et qui désignait de la main son ventre frisé en delta. Elles couchaient à ses pieds une branche de myrte, semaient l’autel de feuilles de rose, et brûlaient un petit grain d’encens pour chaque vœu exaucé. Elle était confidente de toutes leurs peines, témoin de tous leurs travaux, cause supposée de tous leurs plaisirs. Et à leur mort on la déposait dans leur petit cercueil fragile, comme gardienne de leur sépulture.
Les plus belles parmi ces filles venaient des royaumes d’Asie. Tous les ans, les vaisseaux qui portaient à Alexandrie les présents des tributaires ou des alliés débarquaient avec les ballots et les outres cent vierges choisies par les prêtres pour le service du jardin sacré. C’étaient des Mysiennes et des Juives, des Phrygiennes et des Crétoises, des filles d’Ecbatane et de Babylone, et des bords du golfe des Perles, et des rives religieuses du Gange. Les unes étaient blanches de peau, avec des visages de médailles et des poitrines inflexibles ; d’autres, brunes comme la terre sous la pluie, portaient des anneaux d’or passés dans les narines et secouaient sur leurs épaules des chevelures courtes et sombres.
Il en venait de plus loin encore : des petits êtres menus et lents, dont personne ne savait la langue et qui ressemblaient à des singes jaunes. Leurs yeux s’allongeaient vers les tempes ; leurs cheveux noirs et droits se coiffaient bizarrement. Ces filles restaient toute leur vie timides comme des animaux perdus. Elles connaissaient les mouvements de l’amour, mais refusaient le baiser sur la bouche. Entre deux unions passagères, on les voyait jouer entre elles assises sur leurs petits pieds et s’amuser puérilement.
Dans une prairie solitaire, les filles blondes et roses des peuples du Nord vivaient en troupeau, couchées sur les herbes. C’étaient des Sarmates à triple tresse, aux jambes robustes, aux épaules carrées, qui se faisaient des couronnes avec des branches d’arbre et luttaient corps à corps pour se divertir ; des Scythes camuses, mamelues, velues, qui ne s’accouplaient qu’en posture de bêtes ; des Teutonnes gigantesques qui terrifiaient les Égyptiens par leurs cheveux pâles comme ceux des vieillards et leurs chairs plus molles que celles des enfants ; des Gauloises rousses comme des vaches et qui riaient sans raison ; de jeunes aux yeux vert de mer et qui ne sortaient jamais nues.
Ailleurs, les Ibères aux seins bruns se réunissaient pendant le jour. Elles avaient des chevelures pesantes qu’elles coiffaient avec recherche, et des ventres nerveux qu’elles n’épilaient point. Leur peau ferme et leur croupe forte étaient goûtées des Alexandrins. On les prenait comme danseuses aussi souvent que comme maîtresses.
Sous l’ombre large des palmiers habitaient les filles d’Afrique : les Numides voilées de blanc, les Carthaginoises vêtues de gazes noires, les Négresses enveloppées de costumes multicolores.
Elles étaient quatorze cents.
Quand une femme était entrée là, elle n’en sortait plus jamais, qu’au premier jour de sa vieillesse. Elle donnait au temple la moitié de son gain, et le reste devait lui suffire pour ses repas et ses parfums.
Elles n’étaient pas des esclaves, et chacune possédait vraiment une des maisons de la Terrasse ; mais toutes n’étaient pas également aimées, et les plus heureuses, souvent, trouvaient à acheter des maisons voisines que leurs habitantes vendaient pour ne pas maigrir de faim. Celles-ci transportaient alors leur statuette obscène dans le parc et cherchaient un autel fait d’une pierre plate, dans un coin qu’elles ne quittaient plus. Les marchands pauvres savaient cela et s’adressaient plus volontiers à celles qui couchaient ainsi sur la mousse près de leurs sanctuaires en plein vent ; mais parfois ceux-là même ne se présentaient pas, et alors les pauvres filles unissaient leur misère deux à deux par des amitiés passionnées qui devenaient des amours presque conjugales, ménages où l’on partageait tout, jusqu’à la dernière loque de laine, et où d’alternatives complaisances consolaient des longues chastetés.
Celles qui n’avaient pas d’amie s’offraient comme esclaves volontaires chez leurs camarades plus recherchées. Il était interdit que celles-ci eussent à leur service plus de douze de ces pauvres filles ; mais on citait vingt-deux courtisanes qui atteignaient le maximum et s’étaient choisi parmi toutes les races une domesticité bariolée.
Au hasard des amants si elles concevaient un fils, on l’élevait dans l’enceinte du temple à la contemplation de la forme parfaite et au service de sa divinité. - Si elles accouchaient d’une fille, l’enfant naissait pour la déesse. Le premier jour de sa vie, on célébrait son mariage symbolique avec le fils de Dionysos, et l’Hiérophante la déflorait lui-même avec un petit couteau d’or, car la virginité déplaît à l’Aphrodite. Plus tard, elle entrait au Didascalion, grand monument-école situé derrière le temple, et où les petites filles apprenaient en sept classes la théorie et la méthode de tous les arts érotiques : le regard, l’étreinte, les mouvements du corps, les complications de la caresse, les procédés secrets de la morsure, du glottisme et du baiser. L’élève choisissait librement le jour de sa première expérience, parce que le désir est un ordre de la déesse, qu’il ne faut pas contrarier ; on lui donnait ce jour-là l’une des maisons de la Terrasse ; et quelques-unes de ces enfants, qui n’étaient même pas nubiles, comptaient parmi les plus infatigables et les plus souvent réclamées.
L’intérieur du Didascalion, les sept classes, le petit théâtre et le péristyle de la cour étaient ornés de quatre-vingt-douze fresques qui résumaient l’enseignement de l’amour. C’était l’œuvre de toute une vie d’homme : Cléocharès d’Alexandrie, fils naturel et disciple d’Apelles, les avait achevées en mourant. — Récemment, la reine Bérénice, qui s’intéressait beaucoup à la célèbre École et y envoyait ses jeunes sœurs, avait commandé à Démétrios une série de groupes de marbre afin de compléter la décoration ; mais un seul, jusqu’alors, avait été posé dans la classe enfantine.
À la fin de chaque année, en présence de toutes les courtisanes réunies, un grand concours avait lieu, qui excitait dans cette foule de femmes une émulation extraordinaire, car les douze prix décernés donnaient droit à la plus suprême gloire qu’elles pussent rêver : l’entrée au Cotytteion.
Ce dernier monument était enveloppé de tant de mystères qu’on n’en peut donner aujourd’hui une description détaillée. Nous savons seulement qu’il était compris dans le péribole et qu’il avait la forme d’un triangle dont la base était un temple de la déesse Cotytto, au nom de qui s’accomplissaient d’effrayantes débauches inconnues. Les deux autres côtés du monument se composaient de dix-huit maisons ; trente-six courtisanes habitaient là, si recherchées des amants riches qu’elles ne se donnaient point à moins de deux mines : c’étaient les Baptes d’Alexandrie. Une fois le mois, à la pleine lune, elles se réunissaient dans l’enceinte close du temple, affolées par des boissons aphrodisiaques, et ceintes des phallos canoniques. La plus ancienne des trente-six devait prendre une dose mortelle du terrible philtre érotogène. La certitude de sa mort prompte lui faisait tenter sans effroi toutes les voluptés dangereuses devant lesquelles les vivantes reculent. Son corps, de toute part écumant, devenait le centre et le modèle de la tournoyante orgie ; au milieu des hurlements longs, des cris, des larmes et des danses, les autres femmes nues l’étreignaient, mouillaient à sa sueur leurs cheveux, se frottaient à sa peau brûlante et puisaient de nouvelles ardeurs dans le spasme ininterrompu de cette furieuse agonie. Trois ans ces femmes vivaient ainsi, et à la fin du trente-sixième mois, telle était l’ivresse de leur fin.
D’autres sanctuaires moins vénérés avaient été élevés par les femmes, en l’honneur des autres noms de la multiforme Aphrodite. Il y avait même un autel consacré à l’Ouranienne et qui recevait les chastes vœux des courtisanes sentimentales ; un autre à l’Apostrophia, qui faisait oublier les amours malheureuses ; un autre à la Chryseïa, qui attirait les amants riches ; un autre à la Génétyllis, qui protégeait les filles enceintes ; un autre à la Coliade, qui approuvait des passions grossières, car tout ce qui touchait à l’amour était piété pour la déesse. Mais les autels particuliers n’avaient d’efficace et de vertu qu’à l’égard des petits désirs. On les servait au jour le jour, leurs faveurs étaient quotidiennes et leur commerce familier. Les suppliantes exaucées déposaient sur eux de simples fleurs ; celles qui n’étaient pas contentes les souillaient de leurs excréments. Ils n’étaient ni consacrés ni entretenus par les prêtres, et par conséquent leur profanation était irrépréhensible.
Tout autre était la discipline du temple.
Le Temple, le Grand-Temple de la Grande-Déesse, le lieu le plus saint de toute l’Égypte, l’inviolable Astarteïon, était un édifice colossal de trois cent trente-six pieds de longueur, élevé sur dix-sept marches au sommet des jardins. Ses portes d’or étaient gardées par douze hiérodoules hermaphrodites, symbole des deux objets de l’amour et des douze heures de la nuit.
L’entrée n’était pas tournée vers l’Orient, mais dans la direction de Paphos, c’est-à-dire vers le nord-ouest ; jamais les rayons du soleil ne pénétraient directement dans le sanctuaire de la grande Immortelle nocturne. Quatre-vingt-six colonnes soutenaient l’architrave ; elles étaient teintes de pourpre jusqu’à mi-taille, et toute la partie supérieure se dégageait de ces vêtements rouges avec une blancheur ineffable, comme des torses de femmes debout.
Entre l’épistyle et la corônis, le long zoophore en ceinture déroulait son ornementation bestiale, érotique et fabuleuse : on y voyait des centauresses montées par des étalons, des chèvres bouquinées par des satyres maigres, des vierges saillies par des taureaux monstres, des naïades couvertes par des cerfs, des bacchantes aimées par des tigres, des lionnes saisies par des griffons. La grande multitude des êtres se ruait ainsi, soulevée par l’irrésistible passion divine. Le mâle se tendait, la femelle s’ouvrait, et dans la fusion des sources créatrices s’éveillait le premier frémissement de la vie. La foule des couples obscurs s’écartait parfois au hasard autour d’une scène immortelle : Europe inclinée supportant le bel animal olympien ; Léda guidant le cygne robuste entre ses jeunes cuisses fléchies. Plus loin, l’insatiable Sirène épuisait Glaucos expirant ; le dieu Pan possédait debout une hamadryade échevelée ; la Sphinge levait sa croupe au niveau du cheval Pégase, — et, à l’extrémité de la frise, le sculpteur lui-même s’était figuré devant la déesse Aphrodite, modelant d’après elle, dans la cire molle, les replis d’un ctéis parfait, comme si tout son idéal de beauté, de joie et de vertu s’était réfugié dès longtemps dans cette fleur précieuse et fragile.
II
MELITTA
« Purifie-toi, Étranger.
— J’entrerai pur, » dit Démétrios.
Du bout de ses cheveux trempés dans l’eau, la jeune gardienne de la porte lui mouilla d’abord les paupières, puis les lèvres et les doigts, afin que son regard fût sanctifié, ainsi que le baiser de sa bouche et la caresse de ses mains.
Et il s’avança dans le bois d’Aphrodite.
À travers les branches devenues noires, il apercevait au couchant un soleil de pourpre sombre qui n’éblouissait plus les yeux. C’était le soir du même jour où la rencontre de Chrysis avait désorienté sa vie.
L’âme féminine est d’une simplicité à laquelle les hommes ne peuvent croire. Où il n’y a qu’une ligne droite ils cherchent obstinément la complexité d’une trame : ils trouvent le vide et s’y perdent. C’est ainsi que l’âme de Chrysis, claire comme celle d’un petit enfant, parut à Démétrios plus mystérieuse qu’un problème de métaphysique. En quittant cette femme sur la jetée, il rentra chez lui comme en rêve, incapable de répondre à toutes les questions qui l’assiégeaient. Que voulait-elle faire de ces trois cadeaux ? Il était impossible qu’elle portât ni qu’elle vendît un miroir célèbre volé, le peigne d’une femme assassinée, le collier de perles de la déesse. En les conservant chez elle, elle s’exposerait chaque jour à une découverte fatale. Alors pourquoi les demander ? pour les détruire ? Il savait trop bien que les femmes ne jouissent pas des choses secrètes et que les événements heureux ne commencent à les réjouir que le jour où ils sont connus. Et puis, par quelle divination, par quelle profonde clairvoyance l’avait-elle jugé capable d’accomplir pour elle trois actions aussi extraordinaires ?
Assurément, s’il l’avait voulu, Chrysis enlevée de chez elle, livrée à sa merci, fût devenue sa maîtresse, sa femme ou son esclave, au choix. Il avait même la liberté de la détruire, simplement. Les révolutions antérieures avaient fréquemment habitué les citoyens aux morts violentes, et nul ne se fût inquiété d’une courtisane disparue. Chrysis devait le savoir, et pourtant elle avait osé…
Plus il pensait à elle, plus il lui savait gré d’avoir si joliment varié le débat des propositions. Combien de femmes, et qui la valaient, s’étaient présentées maladroitement ! Celle-là, que demandait-elle ? ni amour, ni or, ni bijoux, mais trois crimes invraisemblables ! Elle l’intéressait vivement. Il lui avait offert tous les trésors de l’Égypte : il sentait bien, à présent, que si elle les eût acceptés, elle n’aurait pas reçu deux oboles et il se serait lassé d’elle avant même de l’avoir connue. Trois crimes étaient un salaire assurément inusité ; mais elle était digne de le recevoir puisqu’elle était femme à l’exiger, et il se promit de continuer l’aventure.
Pour ne pas se laisser le temps de revenir sur ses fermes résolutions, il alla le jour même chez Bacchis, trouva la maison vide, prit le miroir d’argent et s’en fut aux jardins.
Fallait-il entrer directement chez la seconde victime de Chrysis ? Démétrios ne le pensa pas. La prêtresse Touni, qui possédait le fameux peigne d’ivoire, était si charmante et si faible qu’il craignit de se laisser toucher s’il se rendait auprès d’elle sans une précaution préalable. Il retourna sur ses pas et longea la Grande-Terrasse.
Les courtisanes étaient en montre dans leurs « chambres exposées », comme des fleurs à l’étalage. Leurs attitudes et leurs costumes n’avaient pas moins de diversité que leurs âges, leurs types et leurs races. Les plus belles, selon la tradition de Phryné, ne laissant à découvert que l’ovale de leur visage, se tenaient enveloppées des cheveux aux talons dans leur grand vêtement de laine fine. D’autres avaient adopté la mode des robes transparentes, sous lesquelles on distinguait mystérieusement leurs beautés comme à travers une eau limpide on discerne les mousses vertes en taches d’ombre sur le fond. Celles qui pour tout charme n’avaient que leur jeunesse restaient nues jusqu’à la ceinture et cambraient le torse en avant pour faire apprécier la fermeté de leurs seins. Mais les plus mûres, sachant combien les traits du visage féminin vieillissent plus vite que la peau du corps, se tenaient assises toutes nues, portant leurs mamelles dans les mains, et elles écartaient leurs cuisses alourdies, comme s’il leur fallait prouver qu’elles étaient encore des femmes.
Démétrios passait devant elles très lentement, et ne se lassait pas d’admirer.
Il ne lui était jamais arrivé de voir la nudité d’une femme sans une émotion intense. Il ne comprenait ni le dégoût devant les jeunesses trépassées, ni l’insensibilité devant les trop petites filles. Toute femme, ce soir-là, aurait pu le charmer. Pourvu qu’elle restât silencieuse et ne témoignât pas plus d’ardeurs que le minimum exigé par la politesse du lit, il la dispensait d’être belle. Bien plus, il préférait qu’elle eût un corps grossier, car plus sa pensée s’arrêtait sur des formes accomplies, plus son désir s’éloignait d’elles. Le trouble que lui donnait l’impression de la beauté vivante était d’une sensualité exclusivement cérébrale qui réduisait à néant l’excitation génésique. Il se souvenait avec angoisse d’être resté toute une heure impuissant comme un vieillard près de la femme la plus admirable qu’il eût jamais tenue dans ses bras. Et depuis cette nuit-là il avait appris à choisir des maîtresses moins pures.
« Ami, dit une voix, tu ne me reconnais pas ? »
Il se retourna, fit signe que non et continua son chemin, car il ne déshabillait jamais deux fois la même fille. C’était le seul principe qu’il suivît pendant ses visites aux jardins. Une femme qu’on n’a pas encore eue a quelque chose d’une vierge ; mais quel bon résultat, quelle surprise attendre d’un deuxième rendez-vous ? C’est déjà presque le mariage. Démétrios ne s’exposait pas aux désillusions de la seconde nuit. La reine Bérénice suffisait à ses rares velléités conjugales, et en dehors d’elle il prenait soin de renouveler chaque soir la complice de l’indispensable adultère.
« Clônarion !
— Gnathênè !
— Plango !
— Mnaïs !
— Crôbylè !
— Ioessa ! »
Elles criaient leurs noms sur son passage, et quelques-unes y ajoutaient l’affirmation de leur nature ardente ou l’offre d’une pratique anormale. Démétrios suivait le chemin ; il se disposait, selon son habitude, à prendre au hasard dans le troupeau, quand une petite fille toute vêtue de bleu pencha la tête sur l’épaule, et lui dit doucement sans se lever :
« Il n’y a pas moyen ? »
L’imprévu de cette formule le fit sourire. Il s’arrêta.
« Ouvre-moi la porte, dit-il. Je te choisis. »
La petite, d’un mouvement joyeux, sauta sur ses pieds et frappa deux coups du marteau phallique. Une vieille esclave vint ouvrir.
« Gorgô, dit la petite, j’ai quelqu’un ; vite, du vin de Crète, des gâteaux, et fais le lit. »
Elle se retourna vers Démétrios.
« Tu n’as pas besoin de satyrion ?
— Non, dit le jeune homme en riant. Est-ce que tu en as ?
— Il le faut bien, fit l’enfant, on m’en demande plus souvent que tu ne penses. Viens par ici : prends garde aux marches, il y en a une qui est usée. Entre dans ma chambre, je vais revenir. »
La chambre était tout à fait simple, comme celles des courtisanes novices. Un grand lit, un second lit de repos, quelques tapis et quelques sièges la meublaient insuffisamment ; mais par une grande baie ouverte, on voyait les jardins, la mer, la double rade d’Alexandrie. Démétrios resta debout et regarda la ville lointaine.
Soleils couchants derrière les ports ! gloires incomparables des cités maritimes, calme du ciel, pourpre des eaux, sur quelle âme bruyante de douleur ou de joie ne jetteriez-vous pas le silence ! Quels pas ne se sont arrêtés, quelle volupté ne s’est suspendue, quelle voix ne s’est éteinte devant vous !… Démétrios regardait : une houle de flamme torrentielle semblait sortir du soleil à moitié plongé dans la mer et couler directement jusqu’à la rive courbe du bois d’Aphrodite. De l’un à l’autre des deux horizons, la gamme somptueuse de la pourpre envahissait la Méditerranée, par zones de nuances sans transitions, du rouge d’or au violet froid. Entre cette splendeur mouvante et le miroir tourbeux du lac Maréotis, la masse blanche de la ville était toute vêtue de reflets zinzolins. Les orientations diverses de ses vingt mille maisons plates la mouchetaient merveilleusement de vingt mille taches de couleur, en métamorphose perpétuelle selon les phases décroissantes du rayonnement occidental. Cela fut rapide et incendiaire ; puis le soleil s’engloutit presque soudainement, et le premier reflux de la nuit fit flotter sur toute la terre un frisson, une brise voilée, uniforme et transparente.
« Voilà des figues, voilà des gâteaux, un rayon de miel, du vin, une femme. Il faut manger les figues pendant qu’il fait jour, et la femme quand on n’y voit plus ! »
C’était la petite qui rentrait en riant. Elle fit asseoir le jeune homme, se mit à cheval sur ses genoux, et, les deux mains derrière la tête, assura dans ses cheveux châtains une rose qui allait glisser.
Démétrios eut malgré lui une exclamation de surprise : elle était complètement nue, et, ainsi dépouillée de la robe bouffante, son petit corps se montrait si jeune, si enfantin de poitrine, si étroit de hanches, si visiblement impubère, que Démétrios se sentit pris de pitié, comme un cavalier sur le point de faire porter tout son poids d’homme à une pouliche trop délicate.
« Mais tu n’es pas femme ! s’écria-t-il.
— Je ne suis pas femme ! Par les deux déesses, qu’est-ce que je suis, alors ? Un Thrace, un portefaix ou un vieux philosophe ?
— Quel âge as-tu ?
— Dix ans et demi. Onze ans. On peut dire onze ans. Je suis née dans les jardins. Ma mère est Milésienne. C’est Pythias, qu’on appelle la Chèvre. Veux-tu que je l’envoie chercher, si tu me trouves trop petite ? Elle a la peau douce, maman, elle est belle.
— Tu as été au Didascalion ?
— J’y suis encore dans la sixième classe. J’aurai fini l’année prochaine ; ce ne sera pas trop tôt.
— Est-ce que tu t’y ennuies ?
— Ah ! si tu savais comme les maîtresses sont difficiles ! Elles font recommencer vingt-cinq fois la même leçon ! des choses tout à fait inutiles, que les hommes ne demandent jamais. Et puis on se fatigue pour rien ; moi, je n’aime pas ça. Tiens, prends une figue ; pas celle-là, elle n’est pas mûre. Je t’apprendrai une nouvelle manière de les manger : regarde.
— Je la connais. C’est plus long et ce n’est pas meilleur. Je vois que tu es une bonne élève.
— Oh ! ce que je sais, je l’ai appris toute seule. Les maîtresses voudraient faire croire qu’elles sont plus fortes que nous. Elles ont plus de main, c’est possible, mais elles n’ont rien inventé.
— Tu as beaucoup d’amants ?
— Tous trop vieux ; c’est inévitable. Les jeunes gens sont si bêtes ! Ils n’aiment que les femmes de quarante ans. J’en vois passer quelquefois qui sont jolis comme des Érôs, et si tu voyais ce qu’ils choisissent ? des hippopotames. C’est à faire pâlir. J’espère bien que je ne vivrai pas jusqu’à l’âge de ces femmes-là. Je serais trop honteuse de me déshabiller. C’est que je suis si contente, vois-tu, si contente d’être encore toute jeune. Les seins poussent toujours trop tôt. Il me semble que le premier mois où je verrai mon sang couler je me croirai déjà près de la mort. Laisse-moi te faire un baiser. Je t’aime bien. »
Ici la conversation prit une tournure moins posée, sinon plus silencieuse, et Démétrios s’aperçut vite que ses scrupules n’étaient pas de mise auprès d’une petite personne déjà si bien renseignée. Elle semblait se rendre compte qu’elle n’était qu’une pâture un peu maigre pour un appétit de jeune homme, et elle déroutait son amant par une prodigieuse activité d’attouchements furtifs, qu’il ne pouvait ni prévoir, ni permettre, ni diriger, et qui ne lui laissaient jamais le repos d’une étreinte aimante. Le petit corps agile et ferme se multipliait autour de lui, s’offrait et se refusait, glissait, tournait, luttait. À la fin, ils se saisirent. Mais cette demi-heure ne fut qu’un long jeu.
Elle sauta du lit la première, trempa son doigt dans la coupe de miel et s’en barbouilla les lèvres ; puis, avec mille efforts pour ne pas rire, elle se pencha sur Démétrios en frottant sa bouche sur la sienne. Ses boucles rondes dansaient de chaque côté de leurs joues. Le jeune homme sourit et s’accouda :
« Comment t’appelles-tu ? dit-il.
— Melitta. Tu n’avais pas vu mon nom sur la porte ?
— Je n’avais pas regardé.
— Tu pouvais le voir dans ma chambre. Ils l’ont tous écrit sur mes murs. Je serai bientôt obligée de les faire repeindre. »
Démétrios leva la tête : les quatre panneaux de la pièce étaient couverts d’inscriptions.
« Tiens, c’est assez curieux, dit-il. On peut lire ?
— Oh ! si tu veux. Je n’ai pas de secrets. »
Il lut. Le nom de Melitta se trouvait là plusieurs fois répété avec des noms d’hommes et des dessins barbares. Des phrases tendres, obscènes ou comiques, s’enchevêtraient bizarrement. Des amants se vantaient de leur vigueur, ou détaillaient les charmes de la petite courtisane, ou encore se moquaient de ses bonnes camarades. Tout cela n’était guère intéressant que comme témoignage écrit d’une abjection générale. Mais, vers la fin du panneau de droite, Démétrios eut un sursaut.
« Qui est-ce ? Qui est-ce ? Dis-moi !
— Mais qui ? quoi ? où cela ? dit l’enfant. Qu’est-ce que tu as ?
— Ici. Ce nom-là. Qui a écrit cela ? »
Et son doigt s’arrêta sous cette double ligne :
« Ah ! répondit-elle, ça, c’est moi. C’est moi qui l’ai écrit.
— Mais qui est-ce, cette Chrysis ?
— C’est ma grande amie.
— Je m’en doute bien. Ce n’est pas cela que je te demande. Quelle Chrysis ? Il y en a beaucoup.
— La mienne, c’est la plus belle. Chrysis de Galilée.
— Tu la connais ! tu la connais ! Mais parle-moi donc ! D’où vient-elle ? où demeure-t-elle ? qui est son amant ? dis-moi tout ! »
Il s’assit sur le lit de repos et prit la petite sur ses genoux.
« Tu es donc amoureux ? dit-elle.
— Peu t’importe. Raconte-moi ce que tu sais, je suis pressé de tout apprendre.
— Oh ! Je ne sais rien du tout. C’est court. Elle est venue deux fois chez moi et tu penses que je ne lui ai pas demandé de renseignements sur sa famille. J’étais trop heureuse de l’avoir et je n’ai pas perdu le temps en conversations.
— Comment est-elle faite ?
— Elle est faite comme une jolie fille, que veux-tu que je te dise ? Faut-il que je te nomme toutes les parties de son corps en ajoutant que tout est beau ? Et puis, c’est une femme, celle-là ; une vraie femme… Quand je pense à elle, j’ai tout de suite envie de quelqu’un. » Et elle prit Démétrios par le cou.
« Tu ne sais rien, reprit-il, rien sur elle ?
— Je sais… je sais qu’elle vient de Galilée, qu’elle a presque vingt ans et qu’elle demeure dans le quartier des Juives, à l’est de la ville, près des jardins. Mais c’est tout.
— Et sur sa vie, sur ses goûts ? tu ne peux rien me dire ? Elle aime les femmes puisqu’elle vient chez toi. Mais est-elle tout à fait lesbienne ?
— Certainement non. La première nuit qu’elle a passée ici elle avait amené un amant, et je te jure qu’elle ne simulait rien. Quand une femme est sincère, je le vois à ses yeux. Cela n’empêche pas qu’elle soit revenue une fois toute seule… Et elle m’a promis une troisième nuit.
— Tu ne lui connais pas d’autre amie dans les jardins ? Personne ?
— Si, une femme de son pays, Chimairis, une pauvre.
— Où demeure-t-elle ? Il faut que je la voie.
— Elle couche dans le bois, depuis un an. Elle a vendu sa maison. Mais je sais où est son trou. Je peux t’y mener, si tu le désires. Mets-moi mes sandales, veux-tu ? »
Démétrios noua d’une main rapide les cordons de cuir tressé sur les chevilles frêles de Melitta. Puis il lui tendit sa robe courte qu’elle prit simplement sur le bras, et ils sortirent à la hâte.
Ils marchèrent longtemps. Le parc était immense. De loin en loin une fille sous un arbre disait son nom en ouvrant sa robe, puis se recouchait, les yeux sur sa main. Melitta en connaissait quelques-unes, qui l’embrassaient sans l’arrêter. En passant devant un autel fruste, elle cueillit trois grandes fleurs dans l’herbe et les déposa sur la pierre.
La nuit n’était pas encore sombre. La lumière intense des jours d’été a quelque chose de durable qui s’attarde vaguement dans les lents crépuscules. Les étoiles faibles et mouillées, à peine plus claires que le fond du ciel, clignaient d’une palpitation douce, et les ombres des branches restaient indécises.
« Tiens ! dit Melitta. Maman. Voilà maman. »
Une femme seule, vêtue d’une triple mousseline rayée de bleu, s’avançait d’un pas tranquille. Dès qu’elle aperçut l’enfant, elle courut à elle, la souleva de terre, la prit dans ses bras et l’embrassa fortement sur les joues.
« Ma petite fille ! mon petit amour, où vas-tu ?
— Je conduis quelqu’un qui veut voir Chimairis. Et toi ? Est-ce que tu te promènes ?
— Corinna est accouchée. Je suis allée chez elle ; j’ai dîné près de son lit.
— Et qu’est-ce qu’elle a fait ? un garçon ?
— Deux jumelles, mon chéri, roses comme des poupées de cire. Tu peux y aller cette nuit, elle te les montrera.
— Oh ! que c’est bien ! Deux petites courtisanes. Comment les appelle-t-on ?
— Pannychis toutes les deux, parce qu’elles sont nées la veille des Aphrodisies. C’est un présage divin. Elles seront jolies. »
Elle reposa l’enfant sur ses pieds, et s’adressant à Démétrios :
« Comment trouves-tu ma fille ? Ai-je le droit d’en être orgueilleuse ?
— Vous pouvez être satisfaites l’une de l’autre, dit-il avec calme.
— Embrasse maman, » dit Melitta.
Il posa silencieusement un baiser entre les seins. Pythias le lui rendit sur la bouche et ils se séparèrent.
Démétrios et l’enfant firent encore quelques pas sous les arbres, tandis que la courtisane s’éloignait en retournant la tête. À la fin, ils arrivèrent, et Melitta dit :
« C’est ici. »
Chimairis était accroupie sur le talon gauche, dans un petit espace gazonné entre deux arbres et un buisson. Elle avait étendu sous elle une sorte de haillon rouge qui était son dernier vêtement pendant le jour et sur lequel elle couchait nue à l’heure où passent les hommes. Démétrios la contemplait avec un intérêt croissant. Elle avait cet aspect fiévreux de certaines brunes amaigries dont le corps fauve semble consumé par une ardeur toujours battante. Ses lèvres musclées, son regard excessif, ses paupières largement livides composaient une expression double, de convoitise sensuelle et d’épuisement. La courbe de son ventre cave et de ses cuisses nerveuses se creusait d’elle-même, comme pour recevoir ; et Chimairis ayant tout vendu, même ses peignes et ses épingles, même ses pinces à épiler, sa chevelure s’était embrouillée dans un désordre inextricable, tandis qu’une pubescence noire ajoutait à sa nudité quelque chose de sauvage, d’impudique et de velu.
Près d’elle, un grand bouc se tenait sur ses pattes raides, attaché à un arbre par une chaîne d’or qui avait autrefois brillé à quatre tours sur la poitrine de sa maîtresse.
« Chimairis, dit Melitta, lève-toi. C’est quelqu’un qui veut te parler. »
La Juive regarda, mais ne bougea point.
Démétrios s’avança.
« Tu connais Chrysis ? dit-il.
— Oui.
— Tu la vois souvent ?
— Oui.
— Tu peux me parler d’elle ?
— Non.
— Comment, non ? Comment, tu ne peux pas ?
— Non. »
Melitta était stupéfaite :
« Parle-lui, dit-elle. Aie confiance. Il l’aime : il lui veut du bien.
— Je vois clairement qu’il l’aime, répondit Chimairis. S’il l’aime, il lui veut du mal. S’il l’aime, je ne parlerai pas. »
Démétrios eut un frisson de colère, mais se tut.
« Donne-moi ta main, lui dit la Juive. Je verrai là si je me suis trompée. »
Elle prit la main gauche du jeune homme et la tourna vers le clair de lune. Melitta se pencha pour voir, bien qu’elle ne sût pas lire les mystérieuses lignes ; mais leur fatalité l’attirait.
« Que vois-tu ? dit Démétrios.
— Je vois… puis-je dire ce que je vois ? M’en sauras-tu gré ? Me croiras-tu, seulement ? Je vois d’abord tout le bonheur ; mais c’est dans le passé. Je vois aussi tout l’amour, mais cela se perd dans le sang…
— Le mien ?
— Le sang d’une femme. Et puis le sang d’une autre femme. Et puis le tien, un peu plus tard. »
Démétrios haussa les épaules. Quand il se retourna il aperçut Melitta fuyant à toutes jambes dans l’allée.
« Elle a eu peur, reprit Chimairis. Pourtant ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, ni de moi. Laisse aller les choses, puisqu’on ne peut rien arrêter. Dès avant ta naissance, ta destinée était certaine. Va-t’en. Je ne parlerai plus. »
Et elle laissa retomber la main.
III
SCRUPULES
« Le sang d’une femme. Ensuite le sang d’une autre femme. Ensuite le tien ; mais un peu plus tard. »
Démétrios se répétait ces paroles en marchant, et, quoi qu’il en eût, la croyance en elles l’oppressait. Il ne s’était jamais fié aux oracles tirés du corps des victimes ou du mouvement des planètes. De telles affinités lui semblaient trop problématiques. Mais les lignes complexes de la main ont par elles-mêmes un aspect d’horoscope exclusivement individuel qu’il ne regardait pas sans inquiétude. Aussi la prédiction de la chiromantide demeura-t-elle dans son esprit.
À son tour il considéra la paume de sa main gauche où sa vie était résumée en signes secrets et ineffaçables.
Il y vit d’abord, au sommet, une sorte de croissant régulier, dont les pointes étaient tournées vers la naissance des doigts. Au-dessous, une ligne quadruple, noueuse et rosée se creusait, marquée en deux endroits par des points très rouges. Une autre ligne, plus mince, descendait d’abord parallèle, puis virait brusquement vers le poignet. Enfin, une troisième, courte et pure, contournait la base du pouce, qui était entièrement couvert de linéoles effilées. — Il vit tout cela ; mais n’en sachant pas lire le symbole caché, il se passa la main sur les yeux et changea d’objet sa méditation.
Chrysis, Chrysis, Chrysis. Ce nom battait en lui comme une fièvre. La satisfaire, la conquérir, l’enfermer dans ses bras, fuir avec elle ailleurs, en Syrie, en Grèce, à Rome, n’importe où, pourvu que ce fût dans un endroit où lui n’eût pas de maîtresses et elle pas d’amants : voilà ce qu’il fallait faire, et immédiatement, immédiatement !
Des trois cadeaux qu’elle avait demandés, un déjà était pris. Restaient les deux autres : le peigne et le collier.
« Le peigne d’abord, » pensa-t-il.
Et il pressa le pas.
Tous les soirs, après le soleil couché, la femme du grand-prêtre s’asseyait sur un banc de marbre adossé à la forêt et d’où l’on voyait toute la mer. Démétrios ne l’ignorait point, car cette femme, comme tant d’autres, avait été amoureuse de lui, et elle lui avait dit une fois que le jour où il voudrait d’elle ce serait là qu’il la pourrait prendre.
Donc, ce fut là qu’il se rendit.
Elle y était, en effet ; mais elle ne le vit pas s’avancer ; elle se tenait assise les yeux clos, le corps renversé sur le dossier, et les deux bras à l’abandon.
C’était une Égyptienne. Elle se nommait Touni. Elle portait une tunique légère de pourpre vive, sans agrafes ni ceinture, et sans autres broderies que deux étoiles noires pour marquer les pointes de ses seins. La mince étoffe, plissée au fer, s’arrêtait sur les boules délicates de ses genoux, et de petites chaussures de cuir bleu gantaient ses pieds menus et ronds. Sa peau était très bistrée, ses lèvres étaient très épaisses, ses épaules étaient très fines, sa taille, fragile et souple, semblait fatiguée par le poids de sa gorge pleine. Elle dormait la bouche ouverte, et rêvait doucement.
Démétrios se pencha sur elle, sans bruit. Il respira quelque temps l’odeur exotique de ses cheveux ; puis, tirant une des deux longues épingles d’or qui brillaient aux-dessus des oreilles, il l’enfonça vivement sous la mamelle gauche.
Pourtant, cette femme lui aurait donné son peigne et même sa chevelure aussi, par amour.
S’il ne le demanda pas, ce fut pur scrupule : Chrysis avait très nettement exigé un crime et non pas tel bijou ancien, piqué dans les cheveux d’une jeune femme. C’est pourquoi il crut de son devoir de consentir à quelque effusion de sang.
Il aurait pu considérer encore que les serments qu’on fait aux femmes pendant les accès amoureux peuvent s’oublier dans l’intervalle sans grand dommage pour la valeur morale de l’amant qui les a jurés, et que si jamais cet oubli involontaire devait se couvrir d’une excuse, c’était bien dans la circonstance où la vie d’une autre femme assurément innocente se trouvait dans la balance. Mais Démétrios ne s’arrêta pas à ce raisonnement. L’aventure qu’il poursuivait lui parut vraiment trop curieuse pour en escamoter les incidents violents. Il craignit de regretter plus tard d’avoir effacé de l’intrigue une scène courte mais nécessaire à la beauté de l’ensemble. Souvent il ne faudrait qu’une défaillance vertueuse pour réduire une tragédie aux banalités de l’existence normale. La mort de Casandra, se dit-il, n’est pas un fait indispensable au développement d’Agamemnon, mais si elle n’avait pas lieu, toute l’Orestie en serait gâtée.
C’est pourquoi, ayant coupé la chevelure de Touni, il serra dans ses vêtements le peigne d’ivoire historié et, sans réfléchir davantage, il entreprit le troisième des travaux commandés par Chrysis : la prise du collier d’Aphrodite.
Il ne fallait pas songer à entrer au temple par la grande porte. Les douze hermaphrodites qui gardaient l’entrée eussent sans doute laissé passer Démétrios, malgré l’interdiction qui arrêtait tout profane en l’absence des prêtres ; mais il lui était inutile de prouver aussi naïvement sa future culpabilité, puisqu’une entrée secrète menait au sanctuaire.
Démétrios se rendit dans une partie du bois déserte où se trouvait la nécropole des grands prêtres de la déesse. Il compta les premiers tombeaux, fit tourner la porte du septième et la referma derrière lui.
Avec une grande difficulté, car la pierre était lourde, il souleva la dalle funéraire sous laquelle s’enfonçait un escalier de marbre, et il descendit marche à marche.
Il savait qu’on pouvait faire soixante pas en ligne droite, et qu’après il était nécessaire de suivre le mur à tâtons pour ne pas se heurter à l’escalier souterrain du temple.
La grande fraîcheur de la terre profonde le calma peu à peu.
En quelques instants, il arriva au terme.
Il monta, il ouvrit.
IV
CLAIR DE LUNE
La nuit était claire au dehors et noire dans la divine enceinte. Lorsque avec précaution il eut refermé doucement la porte trop sonore, il se sentit plein de frissons et comme environné par la froideur des pierres. Il n’osait pas lever les yeux. Ce silence noir l’effrayait ; l’obscurité se peuplait d’inconnu. Il se mit la main sur le front, comme un homme qui ne veut pas s’éveiller, de peur de se retrouver vivant. Il regarda enfin.
Dans une grande lumière de lune, la déesse apparaissait sur un piédestal de pierre rose chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les couleurs de la femme ; elle tenait d’une main son miroir dont le manche était un priape, et de l’autre adornait sa beauté d’un collier de perles à sept rangs.
Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, brillait entre ses deux mamelles, comme un croissant nocturne entre deux nuages ronds. Et c’étaient les vraies perles saintes, nées des gouttes d’eau qui avaient roulé dans la conque de l’Anadyomène.
Démétrios se perdit dans une adoration ineffable. Il crut en vérité que l’Aphrodite elle-même était là. Il ne reconnut plus son œuvre, tant l’abîme était profond entre ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu. Il tendit les bras en avant et murmura les mots mystérieux par lesquels on prie la déesse dans les cérémonies phrygiennes.
Surnaturelle, lumineuse, impalpable, nue et pure, la vision flottait sur la pierre, palpitait moelleusement. Il fixait les yeux sur elle et pourtant il craignait déjà que la caresse de son regard ne fît évaporer dans l’air cette hallucination faible. Il s’avança très doucement, toucha du doigt l’orteil rose, comme pour s’assurer de l’existence de la statue, et, incapable de s’arrêter tant elle l’attirait à soi, il monta debout auprès d’elle et posa les mains sur les épaules blanches en la contemplant dans les yeux.
Il tremblait, il défaillait, il se prit à rire de joie. Ses mains erraient sur les bras nus, pressaient la taille froide et dure, descendaient le long des jambes, caressaient le globe du ventre. De toute sa force il s’étirait contre cette immortalité. Il se regarda dans le miroir, il souleva le collier de perles, l’ôta, le fit briller à la lune et le remit peureusement. Il baisa la main repliée, le cou rond, l’onduleuse gorge, la bouche entr’ouverte du marbre. Puis il recula jusqu’aux bords du socle, et, se tenant aux bras divins, il regarda tendrement la tête adorable inclinée.
Les cheveux avaient été coiffés à la manière orientale et voilaient le front légèrement. Les yeux à demi-fermés se prolongeaient en sourire. Les lèvres restaient séparées, comme évanouies d’un baiser.
Il disposa en silence les sept rangs de perles rondes sur la poitrine éclatante, et descendit jusqu’à terre pour voir l’idole de plus loin.
Alors il lui sembla qu’il se réveillait. Il se rappela ce qu’il était venu faire, ce qu’il avait voulu, failli accomplir : une chose monstrueuse. Il se sentit rougir jusqu’aux tempes.
Le souvenir de Chrysis passa devant sa mémoire comme une apparition grossière. Il énuméra tout ce qui restait douteux dans la beauté de la courtisane ; les lèvres épaisses, les cheveux gonflés, la démarche molle. Ce qu’étaient les mains, il l’avait oublié ; mais il les imagina larges, pour ajouter un détail odieux à l’image qu’il repoussait. Son état d’esprit devint semblable à celui d’un homme surpris à l’aube par son unique maîtresse dans le lit d’une fille ignoble, et qui ne pourrait pas s’expliquer à lui-même comment il a pu se laisser tenter la veille. Il ne trouvait ni excuse, ni même une raison sérieuse. Évidemment, pendant une journée, il avait subi une sorte de folie passagère, un trouble physique, une maladie. Il se sentait guéri, mais encore ivre d’étourdissement.
Pour achever de revenir à lui, il s’adossa contre le mur du temple, et resta longtemps debout devant la statue. La lumière de la lune continuait de descendre par l’ouverture carrée du toit ; Aphrodite resplendissait ; et, comme les yeux étaient dans l’ombre, il cherchait leur regard…
… Toute la nuit se passa ainsi. Puis le jour vint et la statue prit tour à tour la lividité rose de l’aube et le reflet doré du soleil.
Démétrios ne pensait plus. Le peigne d’ivoire et le miroir d’argent qu’il portait dans sa tunique avaient disparu de sa mémoire. Il s’abandonnait doucement à la contemplation sereine.
Au dehors, une tempête de cris d’oiseaux bruissait, sifflait, chantait dans le jardin. On entendait des voix de femmes qui parlaient et qui riaient au pied des murs. L’agitation du matin surgissait de la terre éveillée. Démétrios n’avait en lui que des sentiments bienheureux.
Le soleil était déjà haut et l’ombre du toit s’était déplacée quand il entendit un bruit confus de pas légers fouler les marches extérieures.
C’était sans doute un sacrifice qu’on allait offrir à la déesse, une procession de jeunes femmes qui venaient accomplir des vœux ou en prononcer devant la statue, pour le premier jour des Aphrodisies.
Démétrios voulut fuir.
Le piédestal sacré s’ouvrait par derrière, d’une façon que les prêtres seuls, et le sculpteur, connaissaient. C’était là que se tenait l’hiérophante pour dicter à une jeune fille dont la voix était claire et haute les discours miraculeux qui venaient de la statue le troisième jour de la fête. Par là on pouvait gagner les jardins. Démétrios y pénétra, et s’arrêta devant les ouvertures bordées de bronze, qui perçaient la pierre profonde.
Les deux portes d’or s’ouvrirent lourdement. Puis la procession entra.
V
L’INVITATION
Vers le milieu de la nuit, Chrysis fut réveillée par trois coups frappés à la porte.
Elle avait dormi tout le jour entre les deux Éphésiennes, et sans le bouleversement de leur lit on les eût prises pour trois sœurs ensemble. Rhodis était pelotonnée contre la Galiléenne, dont la cuisse en sueur pesait sur elle. Myrtocleia dormait sur la poitrine, les yeux sur le bras et le dos nu.
Chrysis se dégagea avec précaution, fit trois pas sur le lit, descendit, et ouvrit la porte à moitié.
Un bruit de voix venait de l’entrée.
« Qui est-ce, Djala ? qui est-ce ? demanda-t-elle.
— C’est Naucratès qui veut te parler. Je lui dis que tu n’es pas libre.
— Mais si, quelle bêtise ! certainement si, je suis libre ! Entre, Naucratès. Je suis dans ma chambre. »
Elle se remit au lit.
Naucratès resta quelque temps sur le seuil, comme s’il craignait d’être indiscret. Les deux musiciennes ouvraient des yeux encore pleins de sommeil et ne pouvaient pas s’arracher à leurs rêves.
« Assieds-toi, dit Chrysis. Je n’ai pas de coquetteries à faire entre nous. Je sais que tu ne viens pas pour moi. Que me veux-tu ? »
Naucratès était un philosophe connu, qui depuis plus de vingt ans était l’amant de Bacchis et ne la trompait point, plus par indolence que par fidélité. Ses cheveux gris étaient coupés courts, sa barbe en pointe à la Démosthène et ses moustaches au niveau des lèvres. Il portait un grand vêtement blanc, fait de laine simple à bande unie.
« Je viens t’inviter, dit-il. Bacchis donne demain un dîner qui sera suivi d’une fête. Nous serons sept, avec toi. Ne manque pas de venir.
— Une fête ? À quelle occasion ?
— Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia. Il y aura des danseuses et des aulétrides. Je crois que tes deux amies sont commandées, et même elles ne devraient pas être ici. On répète chez Bacchis en ce moment.
— Oh ! c’est vrai, s’écria Rhodis, nous n’y pensions plus. Lève-toi, Myrto, nous sommes très en retard. »
Mais Chrysis se récriait.
« Non ! pas encore ! que tu es méchant de m’enlever mes femmes. Si je m’étais doutée de cela, je ne t’aurais pas reçu. Oh ! les voilà déjà prêtes !
— Nos robes ne sont pas compliquées, dit l’enfant. Et nous ne sommes pas assez belles pour nous habiller longtemps.
— Vous verrai-je au temple, du moins ?
— Oui, demain matin, nous portons des colombes. Je prends une drachme dans ta bourse, Chrysé. Nous n’aurions pas de quoi les acheter. À demain. »
Elles sortirent en courant. Naucratès regarda quelque temps la porte fermée sur elles ; puis il se croisa les bras et dit à voix basse en se retournant vers Chrysis :
« Bien. Tu te conduis bien.
— Comment ?
— Une seule ne te suffit plus. Il t’en faut deux, maintenant. Tu les prends jusque dans la rue. C’est d’un bel exemple. Mais alors, veux-tu me dire, mais qu’est-ce qu’il nous reste, à nous, nous les hommes ? Vous avez toutes des amies, et en sortant de leurs bras épuisants vous ne donnez de votre passion que ce qu’elles veulent bien vous laisser. Crois-tu que cela puisse durer longtemps ? Si cela continue ainsi, nous serons forcés d’aller chez Bathylle…
— Ah ! non ! s’écria Chrysis. Voilà ce que je n’admettrai jamais ! Je le sais bien, on fait cette comparaison-là. Elle n’a pas de sens ; et je m’étonne que toi, qui fais profession de penser, tu ne comprennes pas qu’elle est absurde.
— Et quelle différence trouves-tu ?
— Il ne s’agit pas de différence. Il n’y a aucun rapport entre l’un et l’autre ; c’est clair.
— Je ne dis pas que tu te trompes. Je veux connaître tes raisons.
— Oh ! cela se dit en deux mots ; écoute bien. La femme est, en vue de l’amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête elle est faite uniquement, merveilleusement, pour l’amour. Elle seule sait aimer. Elle seule sait être aimée. Par conséquent : si un couple amoureux se compose de deux femmes, il est parfait ; s’il n’en a qu’une seule il est moitié moins bien ; s’il n’en a aucune, il est purement idiot. J’ai dit.
— Tu es dure pour Platon, ma fille.
— Les grands hommes, pas plus que les dieux, ne sont grands en toute circonstance. Pallas n’entend rien au commerce, Sophocle ne savait pas peindre : Platon ne savait pas aimer. Philosophes, poètes ou rhéteurs, ceux qui se réclament de lui ne valent pas mieux, et si admirables qu’ils soient en leur art, en amour ce sont des ignorants. Crois-moi, Naucratès, je sens que j’ai raison. »
Le philosophe fit un geste.
« Tu es un peu irrévérencieuse, dit-il ; mais je ne crois nullement que tu aies tort. Mon indignation n’était pas réelle. Il y a quelque chose de charmant dans l’union de deux jeunes femmes, à la condition qu’elles veuillent bien rester féminines toutes les deux, garder leurs longues chevelures, découvrir leurs seins et ne pas s’affubler d’instruments postiches, comme si, par une inconséquence, elles enviaient le sexe grossier qu’elles méprisent si joliment. Oui, leur liaison est remarquable parce que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur volupté d’autant plus raffinée. Elles ne s’étreignent pas, elles s’effleurent pour goûter la suprême joie. Leur nuit de noces n’est pas sanglante. Ce sont des vierges, Chrysis. Elles ignorent l’action brutale ; c’est en cela qu’elles sont supérieures à Bathylle, qui prétend en offrir l’équivalent, oubliant que vous aussi, et même pour cette piètrerie, vous pourriez lui faire concurrence. L’amour humain ne se distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines : la caresse et le baiser. Or ce sont les femmes dont nous parlons ici. Elles les ont même perfectionnées.
— On ne peut mieux, dit Chrysis ahurie. Mais alors que me reproches-tu ?
— Je te reproche d’être cent mille. Déjà un grand nombre de femmes n’ont de plaisir parfait qu’avec leur propre sexe. Bientôt vous ne voudrez plus nous recevoir, même à titre de pis-aller. C’est par jalousie que je te gronde. »
Ici, Naucratès trouva que l’entretien avait assez duré, et, simplement, il se leva.
« Je puis dire à Bacchis qu’elle compte sur toi ? dit-il.
— Je viendrai, » répondit Chrysis.
Le philosophe lui baisa les genoux et sortit avec lenteur.
Alors elle joignit les mains et parla tout haut, bien qu’elle fût seule.
« Bacchis… Bacchis… il vient de chez elle et il ne sait pas !… le Miroir est donc toujours là ?… Démétrios m’a oubliée… S’il a hésité le premier jour, je suis perdue, il ne fera rien… Mais il est possible que tout soit fini ! Bacchis a d’autres miroirs dont elle se sert plus souvent. Sans doute elle ne sait pas encore… Dieux ! Dieux ! aucun moyen d’avoir des nouvelles, et peut-être… Ah ! Djala ! Djala ! »
L’esclave entra.
« Donne-moi mes osselets, dit Chrysis. Je veux tirer. »
Et elle jeta en l’air les quatre petits os…
« Oh !… Oh !… Djala, regarde ! le coup d’Aphrodite ! »
On appelait ainsi un coup assez rare par lequel les osselets présentaient tous une face différente. Il y avait exactement trente-cinq chances contre une pour que cette disposition ne se produisît pas. C’était le meilleur coup du jeu.
Djala observa froidement :
« Qu’est-ce que tu avais demandé ?
— C’est vrai, dit Chrysis désappointée. J’avais oublié de faire un vœu. Je pensais bien à quelque chose, mais je n’ai rien dit. Est-ce que cela compte tout de même ?
— Je ne crois pas ; il faut recommencer. »
Une seconde fois, Chrysis jeta les osselets.
« Le coup de Midas, maintenant. Qu’est-ce que tu en penses ?
— On ne sait pas. Bon et mauvais. C’est un coup qui s’explique par le suivant. Recommence avec un seul os. »
Une troisième fois Chrysis interrogea le jeu ; mais dès que l’osselet fut retombé, elle bégaya :
« Le… le point de Chios ! »
Et elle éclata en sanglots.
Djala ne disait rien, inquiète elle-même. Chrysis pleurait sur le lit, les cheveux répandus autour de la tête. Enfin elle se retourna dans un mouvement de colère.
« Pourquoi m’as-tu fait recommencer ? Je suis sûre que le premier coup comptait.
— Si tu as fait vœu, oui. Si tu n’as pas fait vœu, non. Toi seule le sais, dit Djala.
— D’ailleurs, les osselets ne prouvent rien. C’est un jeu grec. Je n’y crois pas. Je vais essayer autre chose. »
Elle essuya ses larmes et traversa la chambre. Elle prit sur une tablette une boîte de jetons blancs, en compta vingt-deux, puis, avec la pointe d’une agrafe de perles, elle y grava l’une après l’autre les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu. C’étaient les arcanes de la Cabbale qu’elle avait appris en Galilée.
« Voilà en quoi j’ai confiance. Voilà ce qui ne trompe pas, dit-elle. Lève le pan de ta robe ; ce sera mon sac. »
Elle jeta les vingt-deux jetons dans la tunique de l’esclave, en répétant mentalement :
« Porterai-je le collier d’Aphrodite ? Porterai-je le collier d’Aphrodite ? Porterai-je le collier d’Aphrodite ? »
Et elle tira le dixième arcane, ce qui nettement voulait dire :
« Oui. »
VI
LA ROSE DE CHRYSIS
C’était une procession blanche, et bleue, et jaune, et rose, et verte.
Trente courtisanes s’avançaient, portant des corbeilles de fleurs, des colombes de neige aux pieds rouges, des voiles du plus fragile azur, et des ornements précieux.
Un vieux prêtre, barbu et blanc, enveloppé jusqu’autour de la tête dans une raide étoffe écrue, marchait devant le jeune cortège et guidait vers l’autel de pierre la file des dévotes inclinées.
Elles chantaient, et leur chant traînait comme la mer, soupirait comme le vent du midi, haletait comme une bouche amoureuse. Les deux premières portaient des harpes qu’elles soutenaient au creux de leur main gauche et qui se courbaient en avant comme des faucilles de bois grêle.
L’une d’elles s’avança et dit :
« Tryphèra, ô Cypris aimée, t’offre ce voile bleu qu’elle a tissé elle-même, afin que tu continues à lui
être bienveillante. »
Une autre :
« Mousarion dépose à tes pieds, ô déesse à la belle couronne, ces couronnes de giroflées et ce bouquet
de narcisses penchés. Elle les a portés dans l’orgie et a invoqué ton nom dans l’ivresse de leurs parfums. Ô Victorieuse, accueille ces dépouilles d’amour. »
Une autre encore :
« En offrande à toi, Cythérée d’or, Timo consacre ce bracelet en spirale. Puisses-tu enrouler la vengeance
à la gorge de qui tu sais, comme ce serpent d’argent s’enroulait au haut de ses bras nus. »
Myrtocleia et Rhodis avancèrent, se tenant par la main.
« Voici deux colombes de Smyrne, aux ailes blanches comme des caresses, aux pieds rouges comme des baisers. Ô double déesse d’Amathonte, accepte-les de nos mains unies, s’il est vrai que le mol Adônis ne te suffit pas seul et qu’une étreinte encore plus douce retarde parfois ton sommeil. »
Une courtisane très jeune suivit :
« Aphrodite Peribasia, reçois ma virginité, avec cette tunique tachée de sang. Je suis Pannychis de Pharos ; depuis la nuit dernière je me suis vouée à toi. »
Une autre :
« Dorothea te conjure, ô charitable Epistrophia, d’éloigner de son esprit le désir qu’y a jeté l’Erôs, ou d’enflammer enfin pour elle les yeux de celui qui se refuse. Elle t’offre cette branche de myrte parce que c’est l’arbre que tu préfères. »
Une autre :
« Sur ton autel, ô Paphia, Callistion dépose soixante drachmes d’argent, le superflu de quatre mines
qu’elle a reçues de Cléoménès. Donne-lui un amant plus généreux encore, si l’offrande te semble belle. »
Il ne restait plus devant l’idole qu’une enfant toute rougissante qui s’était mise la dernière. Elle ne tenait à la main qu’une petite couronne de crocos, et le prêtre la méprisait pour une aussi mince offrande.
Elle dit :
« Je ne suis pas assez riche pour te donner des pièces d’argent, ô brillante olympienne. D’ailleurs, que pourrais-je te donner que tu ne possèdes pas encore ? Voici des fleurs jaunes et vertes, tressées en couronne pour tes pieds. Et maintenant… »
Elle défit les deux boucles de sa tunique et se mit nue, l’étoffe ayant glissé à terre.
«… Me voici tout entière à toi, déesse aimée. Je voudrais entrer dans tes jardins, mourir courtisane du
temple. Je jure de ne désirer que l’amour, je jure de n’aimer qu’à aimer, et je renonce au monde, et je
m’enferme en toi. »
Le prêtre alors la couvrit de parfums et entoura sa nudité du voile tissé par Tryphèra. Elles sortirent ensemble de la nef par la porte des jardins.
La procession semblait finie, et les autres courtisanes allaient retourner sur leurs pas, quand on vit entrer en retard une dernière femme sur le seuil.
Celle-ci n’avait rien à la main, et on put croire qu’elle aussi ne venait offrir que sa beauté. Ses cheveux semblaient deux flots d’or, deux profondes vagues pleines d’ombre qui engloutissaient les oreilles et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d’une bouche épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du corps ondulait à chaque pas, et s’animait du roulis des hanches ou du balancement des seins libres sous la taille qui pliait.
Ses yeux étaient extraordinaires, bleus, mais foncés et brillants à la fois, changeants comme des pierres lunaires, à demi-clos sous les cils couchés. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent…
Le prêtre se tournait vers elle, attendant qu’elle parlât.
Elle dit :
« Chrysis, ô Chryseia, te supplie. Accueille les faibles dons qu’elle pose à tes pieds. Écoute, exauce, aime et soulage celle qui vit selon ton exemple et pour le culte de ton nom. »
Elle tendit en avant ses mains dorées
de bagues et se pencha, les jambes serrées.
Le chant vague recommença. Le murmure des harpes monta vers la statue avec la fumée rapide de l’encens que le prêtre brûlait dans une cassolette frémissante.
Elle se redressa lentement et présenta un miroir de bronze qui pendait à sa ceinture.
« À toi, dit-elle, Astarté de la Nuit, qui mêles les mains et les lèvres et dont le symbole est semblable à l’empreinte du pied des biches sur la terre pâle de Syrie, Chrysis consacre son miroir. Il a vu la cernure des paupières, l’éclat des yeux après l’amour, les cheveux collés sur les tempes par la sueur de tes luttes, ô combattante aux mains acharnées, qui mêles les corps et les bouches. »
Le prêtre posa le miroir aux pieds de la statue. Chrysis tira de son chignon d’or un long peigne de cuivre rouge, métal planétaire de la déesse.
« À toi, dit-elle, Anadyomène, qui naquis de la sanglante aurore et du sourire écumeux de la mer, à toi, nudité gouttelante de perles, qui nouais ta chevelure mouillée avec des rubans d’algues vertes, Chrysis consacre son peigne. Il a plongé dans ses cheveux bouleversés par tes mouvements, ô furieuse Adonienne haletante, qui creuses la cambrure des reins et crispes les genoux raidis. »
Elle donna le peigne au vieillard et pencha la tête à droite pour ôter son collier d’émeraudes.
« À toi, dit-elle, ô Hétaïre, qui dissipes la rougeur des vierges honteuses et conseilles le rire impudique, à toi, pour qui nous mettons en vente l’amour ruisselant de nos entrailles, Chrysis consacre son collier. Il a été donné en salaire par un homme dont elle ignore le nom et chaque émeraude est un baiser où tu as vécu un instant. »
Elle s’inclina une dernière fois plus longtemps, mit le collier dans les mains du prêtre et fit un pas pour s’en aller.
Le prêtre la retint.
« Que demandes-tu à la déesse pour ces précieuses offrandes ? »
Elle sourit en secouant la tête, et dit :
« Je ne demande rien. »
Puis elle passa le long de la procession, vola une rose dans une corbeille et la mit à sa bouche en sortant.
Une à une, toutes les femmes suivirent. La porte se referma sur le temple vide.
Démétrios restait seul, caché dans le piédestal de bronze.
De toute cette scène il n’avait perdu ni un geste ni une parole, et quand tout fut terminé, il resta longtemps sans bouger, à nouveau tourmenté, passionné, irrésolu.
Il s’était bien cru guéri de sa démence de la veille, et il n’avait pas pensé que rien, désormais, pût le jeter une seconde fois dans l’ombre ardente de cette inconnue.
Mais il avait compté sans elle.
Femmes ! ô femmes ! si vous voulez être aimées, montrez-vous, revenez, soyez là ! L’émotion qu’il avait sentie à l’entrée de la courtisane était si totale et si lourde qu’il ne fallait plus songer à la combattre par un coup de volonté. Démétrios était lié comme un esclave barbare à un char de triomphe. S’échapper était illusion. Sans le savoir, et naturellement, elle avait mis la main sur lui.
Il l’avait vue venir de très loin, car elle portait la même étoffe jaune qu’à son passage sur la jetée. Elle marchait à pas lents et souples en ondulant les hanches mollement. Elle était venue droit à lui, comme si elle l’avait deviné derrière la pierre.
Dès le premier instant, il comprit qu’il retombait à ses pieds. Quand elle tira de sa ceinture le miroir de bronze poli, elle s’y regarda quelque temps avant de le donner au prêtre et l’éclat de ses yeux devint stupéfiant. Quand, pour prendre son peigne de cuivre, elle posa la main sur ses cheveux en levant un bras plié, selon le geste des Charites, toute la belle ligne de son corps se développa sous l’étoffe et le soleil alluma dans l’aisselle une rosée de sueur brillante et menue. Enfin, quand, pour soulever et défaire son collier de lourdes émeraudes, elle écarta la soie plissée qui voilait sa double poitrine jusqu’au doux espace empli d’ombre où l’on ne peut glisser qu’un bouquet, Démétrios se sentit pris d’une telle frénésie d’y poser les lèvres et d’arracher toute la robe… mais Chrysis se mit à parler.
Elle parla, et chacun de ses mots était une souffrance pour lui. À plaisir elle semblait insister et s’étendre sur la prostitution de ce vase de beauté qu’elle était, blanc comme la statue elle-même, et plein d’or qui ruisselait en chevelure. Elle disait sa porte ouverte à l’oisiveté des passants, la contemplation de son corps abandonnée à des indignes, et le soin de mettre en feu ses joues à des enfants maladroits. Elle disait la fatigue vénale de ses yeux, ses lèvres louées à la nuit, ses cheveux confiés à des mains brutales, sa divinité labourée.
L’excès même des facilités qui entouraient son approche inclinait Démétrios vers elle, décidé du moins à en user pour lui seul et à fermer la porte derrière lui. Tant il est vrai qu’une femme n’est pleinement séduisante que si l’on a lieu d’en être jaloux.
Aussi, lorsque, ayant donné à la déesse son collier vert en échange de celui qu’elle espérait, Chrysis s’en retourna vers la ville, — elle emportait une volonté humaine à sa bouche, comme la petite rose volée dont elle mordillait la queue.
Démétrios attendit qu’il fût laissé seul dans l’enceinte ; puis il sortit de sa retraite.
Il regarda la statue avec trouble, s’attendant à une lutte en lui. Mais, comme il était incapable de renouveler à si bref intervalle une émotion très violente, il redevint étonnamment calme et sans remords prématuré.
Insouciant, il monta doucement près de la statue, souleva sur la nuque inclinée le Collier des Vraies Perles de l’Anadyomène, et le glissa dans ses vêtements.
VII
LE CONTE DE LA LYRE ENCHANTÉ
Il marchait très rapidement, dans l’espoir de trouver Chrysis encore sur la route qui menait à la ville, craignant, s’il tardait davantage, de retomber sans courage et sans volonté.
La voie blanche de chaleur était si lumineuse que Démétrios fermait les yeux comme au soleil de midi. Il allait ainsi sans regarder devant lui, et faillit se heurter à quatre esclaves noirs qui marchaient en tête d’un nouveau cortège, lorsqu’une petite voix chanteuse dit doucement :
« Bien-Aimé ! que je suis contente ! »
Il leva la tête : c’était la reine Bérénice accoudée en sa litière.
Elle ordonna :
« Arrêtez, porteurs ! »
et tendit les bras à l’amant.
Démétrios fut fort ennuyé ; mais il ne pouvait se refuser et il monta d’un air maussade.
Alors la reine Bérénice, folle de joie, se traîna sur les mains jusqu’au fond, et roula parmi les coussins comme une chatte qui veut jouer.
Car cette litière était une chambre et vingt-quatre esclaves la portaient. Douze femmes pouvaient s’y coucher aisément, au hasard d’un sourd tapis bleu, semé de coussins et d’étoffes ; et sa hauteur était telle qu’on n’en pouvait toucher le plafond, même du bout de son éventail. Elle était plus longue que large, fermée en avant et sur les trois côtés par trois rideaux jaunes très légers, qui s’éblouissaient de lumière. Le fond était de bois de cèdre, drapé d’un long voile de soie orangée. Tout en haut de cette paroi brillante, le vaste épervier d’or d’Égypte éployait sa raide envergure ; plus bas, ciselé d’ivoire et d’argent, le symbole antique d’Astarté s’ouvrait au-dessus d’une lampe allumée qui luttait avec le jour en d’insaisissables reflets. Au-dessous était couchée la reine Bérénice entre deux esclaves persanes qui agitaient autour d’elle deux panaches de plumes de paon.
Elle attira des yeux le jeune sculpteur à ses côtés et répéta :
« Bien-Aimé, je suis contente. »
Elle lui mit la main sur la joue :
« Je te cherchais, Bien-Aimé. Où étais-tu ? Je ne t’ai pas vu depuis avant-hier. Si je ne t’avais pas rencontré, je serais morte de chagrin tout à l’heure. Toute seule dans cette grande litière, je m’ennuyais tant. En passant sur le pont des Hermès, j’ai jeté tous mes bijoux dans l’eau pour faire des ronds. Tu vois, je n’ai plus ni bagues ni colliers. J’ai l’air d’une petite pauvre à tes pieds. »
Elle se retourna contre lui et le baisa sur la bouche. Les deux porteuses d’éventails allèrent s’accroupir un peu plus loin, et quand la reine Bérénice se mit à parler tout bas, elles approchèrent leurs doigts de leurs oreilles pour faire semblant de ne pas entendre.
Mais Démétrios ne répondait pas, écoutait à peine, restait égaré. Il ne voyait de la jeune reine que le sourire rouge de sa bouche et le coussin noir de ses cheveux qu’elle coiffait toujours desserrés pour y coucher sa tête lasse.
Elle disait :
« Bien-Aimé, j’ai pleuré dans la nuit. Mon lit était froid. Quand je m’éveillais, j’étendais mes bras nus des deux côtés de mon corps et je ne t’y sentais pas, et ma main ne trouvait nulle part ta main que j’embrasse aujourd’hui. Je t’attendais au matin, et depuis la pleine lune tu n’étais pas venu. J’ai envoyé des esclaves dans tous les quartiers de la ville et je les ai fait mourir moi-même quand ils sont revenus sans toi. Où étais-tu ? tu étais au temple ? Tu n’étais pas dans les jardins, avec ces femmes étrangères ? non, je vois à tes yeux que tu n’as pas aimé. Alors, que faisais-tu, toujours loin de moi ? Tu étais devant la statue ? Oui, j’en suis sûre, tu étais là. Tu l’aimes plus que moi maintenant. Elle est toute semblable à moi, elle a mes yeux, ma bouche, mes seins ; mais c’est elle que tu recherches. Moi, je suis une pauvre délaissée. Tu t’ennuies avec moi, je m’en aperçois bien. Tu penses à tes marbres et à tes vilaines statues comme si je n’étais pas plus belle qu’elles toutes, et vivante, du moins, amoureuse et bonne, prête à ce que tu veux accepter, résignée à ce que tu refuses. Mais tu ne veux rien. Tu n’as pas voulu être roi, tu n’as pas voulu être dieu, et adoré dans un temple à toi. Tu ne veux presque plus m’aimer. »
Elle ramena ses pieds sous elle et s’appuya sur la main.
« Je ferais tout pour te voir au palais, Bien-Aimé. Si tu ne m’y cherches plus, dis-moi qui t’attire, elle sera mon amie. Les… les femmes de ma cour… sont belles. J’en ai douze qui, depuis leur naissance, sont gardées dans mon gynécée et ignorent même qu’il y a des hommes… elles seront toutes tes maîtresses si tu viens me voir après elles... Et j’en ai d’autres avec moi qui ont eu plus d’amants que des courtisanes sacrées et sont expertes à aimer. Dis un mot, j’ai aussi mille esclaves étrangères : celles que tu voudras seront délivrées. Je les vêtirai comme moi-même, de soie jaune et d’or et d’argent.
« Mais non, tu es le plus beau et le plus froid des hommes. Tu n’aimes personne, tu te laisses aimer, tu te prêtes, par charité pour celles que tes yeux mettent en amour. Tu permets que je prenne mon plaisir de toi, mais comme une bête se laisse traire : en regardant autre part. Tu es plein de condescendance. Ah ! Dieux ! Ah ! Dieux ! je finirai par me passer de toi, jeune fat que toute la ville adore et que nulle ne fait pleurer. Je n’ai pas que des femmes au palais, j’ai des Éthiopiens vigoureux qui ont des poitrines de bronze et des bras bossués par les muscles. J’oublierai vite dans leurs étreintes tes jambes de fille et ta jolie barbe. Le spectacle de leur passion sera sans doute nouveau pour moi et je me reposerai d’être amoureuse. Mais le jour où je serai certaine que ton regard absent ne m’inquiète plus et que je puis remplacer ta bouche, alors je t’enverrai du haut du pont des Hermès rejoindre mes colliers et mes bagues comme un bijou trop longtemps porté. Ah ! être reine ! »
Elle se redressa et sembla attendre. Mais Démétrios restait toujours impassible et ne bougeait pas plus que s’il n’entendait pas. Elle reprit avec colère :
« Tu n’as pas compris ? »
Il s’accouda nonchalamment et dit d’une voix très naturelle :
« Il m’est venu l’idée d’un conte.
« Autrefois, bien avant que la Thrace n’eût été conquise par les ancêtres de ton père, elle était habitée par des animaux sauvages et quelques hommes effrayés.
« Les animaux étaient fort beaux ; c’étaient des lions roux comme le soleil, des tigres rayés comme le soir, et des ours noirs comme la nuit.
« Les hommes étaient petits et camus, couverts de vieilles peaux dépoilues, armés de lances grossières et d’arcs sans beauté. Ils s’enfermaient dans les trous des montagnes derrière des blocs monstrueux qu’ils roulaient péniblement. Leur vie se passait à la chasse. Il y avait du sang dans les forêts.
« Le pays était si lugubre que les dieux l’avaient déserté. Quand, dans la blancheur du matin, Artémis quittait l’Olympe, son chemin n’était jamais celui qui l’aurait menée vers le Nord. Les guerres qui se livraient là n’inquiétaient pas Arès. L’absence de flûtes et de cithares en détournait Apollon. La triple Hécate y brillait seule, comme un visage de méduse sur un paysage pétrifié.
« Or un homme y vint habiter, qui était d’une race plus heureuse et ne marchait pas vêtu de peaux comme les sauvages de la montagne.
« Il portait une longue robe blanche qui traînait un peu derrière lui. Par les molles clairières des bois il aimait à errer la nuit dans la lumière de la lune, tenant à la main une petite carapace de tortue où étaient plantées deux cornes d’aurochs entre lesquelles trois cordes d’argent se tendaient.
« Quand ses doigts touchaient les cordes, une délicieuse musique y passait, beaucoup plus douce que le bruit des sources ou que les phrases du vent dans les arbres ou que les mouvements des avoines. La première fois qu’il se mit à jouer, trois tigres couchés s’éveillèrent, si prodigieusement charmés qu’ils ne lui firent aucun mal, mais s’approchèrent le plus qu’ils purent et se retirèrent quand il cessa. Le lendemain, il y en eut bien plus encore, et des loups, et des hyènes, des serpents droits sur leur queue.
« Si bien qu’après fort peu de temps les animaux venaient eux-mêmes le prier de jouer pour eux. Il lui arrivait souvent qu’un ours vînt seul auprès de lui et s’en allât content de trois accords merveilleux. En retour de ses complaisances, les fauves lui donnaient sa nourriture et le protégeaient contre les hommes.
« Mais il se lassa de cette fastidieuse vie. Il devint tellement sûr de son génie et du plaisir qu’il donnait aux bêtes qu’il ne chercha plus à bien jouer. Les fauves, pourvu que ce fût lui, se trouvaient toujours satisfaits. Bientôt il se refusa même à leur donner ce contentement, et cessa de jouer, par nonchalance. Toute la forêt fut triste, mais les morceaux de viande et les fruits savoureux ne manquèrent pas pour cela devant le seuil du musicien. On continua de le nourrir et on l’aima davantage. Le cœur des bêtes est ainsi fait.
« Or, un jour qu’appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près de là. Il fit un mouvement pour rentrer, comme s’il craignait des sollicitations fâcheuses. La lionne ne s’inquiéta pas de lui, et passa simplement.
« Alors il lui demanda, étonné : « Pourquoi ne me pries-tu pas de jouer ? » Elle répondit qu’elle ne s’en souciait pas. Il lui dit : « Tu ne me connais point ? » Elle répondit : « Tu es Orphée. » Il reprit : « Et tu ne veux pas m’entendre ? » Elle répéta : « Je ne veux pas. »
— « Oh ! s’écria-t-il, oh ! que je suis à plaindre. C’est justement pour toi que j’aurais voulu jouer. Tu es beaucoup plus belle que les autres et tu dois comprendre tellement mieux ! Pour que tu m’écoutes une heure seulement, je te donnerai tout ce que tu rêveras. » Elle répondit : « Je demande que tu voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que tu prennes les victimes qu’ils ont offertes à tes dieux, et que tu mettes tout à mes pieds. » Il la remercia de ne pas demander plus et fit ce qu’elle exigeait.
« Une heure durant il joua devant elle ; mais après il brisa sa lyre et vécut comme s’il était mort. »
La reine soupira :
« Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, Bien-Aimé. Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Il se leva.
« Je ne te dis pas cela pour que tu comprennes. Je t’ai conté une histoire pour te calmer un peu. Maintenant, il est tard. Adieu, Bérénice. »
Elle se mit à pleurer.
« J’en étais bien sûre ! j’en étais bien sûre ! »
Il la coucha comme un enfant sur son doux lit d’étoffes moelleuses, mit un baiser souriant sur ses yeux malheureux et descendit avec tranquillité de la grande litière en marche.
I
L’ARRIVÉE
Bacchis était courtisane depuis plus de vingt-cinq ans. C’est dire qu’elle approchait de la quarantaine et que sa beauté avait changé plusieurs fois de caractère.
Sa mère, qui pendant longtemps avait été la directrice de sa maison et la conseillère de sa vie, lui avait donné des principes de conduite et d’économie qui lui avaient fait acquérir peu à peu une fortune considérable dont elle pouvait user sans compter, à l’âge où la magnificence du lit supplée à l’éclat du corps.
C’est ainsi qu’au lieu d’acheter fort cher des esclaves adultes au marché, dépense que tant d’autres jugeaient nécessaire et qui ruinait les jeunes courtisanes, elle avait su se contenter pendant dix ans d’une seule négresse, et parer à l’avenir en la faisant féconder chaque année, afin de se créer gratuitement une domesticité nombreuse qui plus tard serait une richesse.
Comme elle avait choisi le père avec soin, sept mulâtresses fort belles étaient nées de son esclave, et aussi trois garçons qu’elle avait fait tuer, parce que les serviteurs mâles donnent aux amants jaloux des soupçons inutiles. Elle avait nommé les sept filles d’après les sept planètes, et leur avait choisi des attributions diverses, en rapport, autant que possible, avec le nom qu’elles portaient. Heliope était l’esclave du jour, Seléné l’esclave de la nuit, Arêtias gardait la porte, Aphrodisia s’occupait du lit, Hermione faisait les emplettes et Cronomagire la cuisine. Enfin Diomède, l’intendante, avait la tenue des comptes et la responsabilité.
Aphrodisia était l’esclave favorite, la plus jolie, la plus aimée. Elle partageait souvent le lit de sa maîtresse sur la demande des amants qui s’éprenaient d’elle. Aussi la dispensait-on de tout travail servile pour lui conserver des bras délicats et des mains douces. Par une faveur exceptionnelle, ses cheveux n’étaient pas couverts, si bien qu’on la prenait souvent pour une femme libre et ce soir-là même elle allait s’affranchir au prix énorme de trente-cinq mines.
Les sept esclaves de Bacchis, toutes de haute taille et admirablement stylées, étaient pour elle un tel sujet de fierté qu’elle ne sortait pas sans les avoir à sa suite, au risque de laisser sa maison vide. C’était à cette imprudence que Démétrios avait dû d’entrer si aisément chez elle ; mais elle ignorait encore son malheur quand elle donna le festin où Chrysis était invitée.
Ce soir-là, Chrysis arriva la première.
Elle était vêtue d’une robe verte brochée d’énormes branches de roses qui venaient s’épanouir sur les seins.
Arêtias lui ouvrit la porte sans qu’elle eût besoin de frapper, et, suivant la coutume grecque, elle la conduisit dans une petite pièce à l’écart, lui défit ses chaussures rouges et lava doucement ses pieds nus. Puis, en soulevant la robe ou l’écartant, selon l’endroit, elle la parfuma partout où il était nécessaire ; car on évitait aux convives toutes les peines, même celle de faire leur toilette avant de se rendre à dîner. Ensuite elle lui présenta un peigne et des épingles pour corriger sa coiffure, ainsi que des fards gras et secs pour ses lèvres et ses joues.
Quand Chrysis fut enfin prête :
« Quelles sont les ombres ? » dit-elle à l’esclave.
On appelait ainsi tous les convives, sauf un seul qui était l’Invité. Celui-ci, en l’honneur de qui le repas était donné, amenait avec lui qui lui plaisait, et les « ombres » n’avaient d’autre soin à prendre que d’apporter leur coussin de lit, et d’être bien élevées.
Àtesla original composition la question de Chrysis, Arêtias répondit :
« Naucratès a prié Philodème avec sa maîtresse Faustine qu’il a ramené d’Italie. Il a prié aussi Phrasilas et Timon, et ton amie Séso de Cnide. »
Au moment même Séso entrait.
« Chrysis !
— Ma chérie ! »
Les deux femmes s’embrassèrent et se répandirent en exclamations sur l’heureux hasard qui les réunissait.
« J’avais peur d’être en retard, dit Séso. Ce pauvre Archytas m’a retenue…
— Comment, lui encore ?
— C’est toujours la même chose. Quand je vais dîner en ville, il se figure que tout le monde va me passer sur le corps. Alors il veut se venger d’avance, et cela dure ! ah ! ma chère ! S’il me connaissait mieux ! Je n’ai guère envie de les tromper, mes amants. J’ai bien assez d’eux.
— Et l’enfant ? cela ne se voit pas, tu sais.
— Je l’espère bien ! j’en suis au troisième mois. Il pousse, le petit misérable. Mais il ne me gêne pas encore. Dans six semaines je me mettrai à danser ; j’espère que cela lui sera très indigeste et qu’il s’en ira bien vite.
— Tu as raison, dit Chrysis. Ne te fais pas déformer la taille. J’ai vu hier Philémation, notre petite amie d’autrefois, qui vit depuis trois ans à Boubaste avec un marchand de grains. Sais-tu ce qu’elle m’a dit ? la première chose ? « Ah ! si tu voyais mes seins ! » et elle avait les larmes aux yeux. Je lui ai dit qu’elle était toujours jolie, mais elle répétait : « Si tu voyais mes seins ! ah ! ah ! si tu voyais mes seins ! » en pleurant comme une Byblis. Alors j’ai vu qu’elle avait presque envie de les montrer et je les lui ai demandés. Ma chère ! deux sacs vides. Et tu sais si elle les avait beaux. On ne voyait pas la pointe tant ils étaient blancs. N’abîme pas les tiens, ma Séso. Laisse-les jeunes et droits comme ils sont. Les deux seins d’une courtisane valent plus cher que son collier. »
Tout en parlant ainsi, les deux femmes s’habillaient. Enfin, elles entrèrent ensemble dans la salle du festin, où Bacchis attendait debout, la taille serrée par des apodesmes et le cou chargé de colliers d’or qui s’étageaient jusqu’au menton.
« Ah ! chères belles, quelle bonne idée a eue Naucratès de vous réunir ce soir.
— Nous nous félicitons qu’il l’ait fait chez toi, » répondit Chrysis sans paraître comprendre l’allusion. Et pour dire immédiatement une méchanceté, elle ajouta :
« Comment va Doryclos ? »
C’était un jeune amant fort riche qui venait de quitter Bacchis pour épouser une Sicilienne.
« Je… je l’ai renvoyé, dit Bacchis effrontément.
— Est-il possible ?
— Oui ; on dit que par dépit il va se marier. Mais je l’attends le lendemain de ses noces. Il est fou de moi. »
En demandant : « Comment va Doryclos ? » Chrysis avait pensé : « Où est ton miroir ? » Mais les yeux de Bacchis ne regardaient pas en face, et on n’y pouvait rien lire qu’un trouble vague et dépourvu de sens. D’ailleurs, Chrysis avait le temps d’éclaircir cette question, et, malgré son impatience, elle sut se résigner à attendre une occasion plus favorable.
Elle allait continuer l’entretien quand elle en fut empêchée par l’arrivée de Philodème, de Faustine et de Naucratès, qui obligea Bacchis à de nouvelles politesses. On s’extasia sur le vêtement brodé du poète et sur la robe diaphane de sa maîtresse romaine. Cette jeune fille, peu au courant des usages alexandrins, avait cru s’helléniser ainsi, ne sachant pas qu’un pareil costume n’était pas de mise dans un festin où devaient paraître des danseuses à gages semblablement dévêtues. Bacchis ne laissa pas voir qu’elle remarquait cette erreur, et elle trouva des mots aimables pour complimenter Faustine de sa lourde chevelure bleue inondée de parfums brillants qu’elle portait relevée sur la nuque avec une épingle d’or pour éviter les taches de myrrhe sur ses légères étoffes de soie.
On allait se mettre à table, quand le septième convive entra : c’était Timon, jeune homme chez qui l’absence de principes était un don naturel, mais qui avait trouvé dans l’enseignement des philosophes de son temps quelques raisons supérieures d’approuver son caractère.
« J’ai amené quelqu’un, dit-il en riant.
— Qui cela ? demanda Bacchis.
— Une certaine Dêmo, qui est de Mendès.
— Dêmo ! mais tu n’y penses pas, mon ami, c’est une fille des rues. On l’a pour une datte.
— Bien, bien. N’insistons pas, dit le jeune homme. Je viens de faire sa connaissance au coin de la Voie Canopique. Elle m’a demandé de la faire dîner, je l’ai conduite chez toi. Si tu n’en veux pas…
— Ce Timon est invraisemblable, déclara Bacchis. »
Elle appela une esclave :
« Héliope, va dire à ta sœur qu’elle trouvera une femme à la porte et qu’elle la chasse dehors à coups de bâton dans le dos. Va. »
Elle se retourna, cherchant du regard :
« Phrasilas n’est pas arrivé ? »
II
LE DÎNER
À ces mots un petit homme chétif, le front gris, les yeux gris, la barbelette grise, s’avança par petits pas, et dit en souriant :
« J’étais là. »
Phrasilas était un polygraphe estimé dont on n’aurait su dire au juste s’il était philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il abordait les plus graves études avec une timide ardeur, et une curiosité volage. Écrire un traité, il n’osait. Construire un drame, il ne savait. Son style avait quelque chose d’hypocrite, de méticuleux et de vain. Pour les penseurs, c’était un poète ; pour les poètes, c’était un sage ; pour la société, c’était un grand homme.
« Eh bien, mettons-nous à table ! » dit Bacchis. Et elle s’étendit avec son amant sur le lit qui présidait le festin. À sa droite s’allongèrent Philodème et Faustine avec Phrasilas. À la gauche de Naucratès, Séso, puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en diagonale, accoudé dans un coussin de soie et la tête ceinte de fleurs. Une esclave apporta les couronnes de roses rouges et de lôtos bleus. Puis le repas commença.
Timon sentit que sa boutade avait jeté un léger froid sur les femmes. Aussi ne leur parla-t-il pas tout d’abord, mais s’adressant à Philodème, il dit avec un grand sérieux :
« On prétend que tu es l’ami très dévoué de Cicéron. Que penses-tu de lui, Philodème ? Est-ce un philosophe éclairé, ou un simple compilateur, sans discernement et sans goût ? Car j’ai entendu soutenir l’une et l’autre opinions.
— Précisément parce que je suis son ami, je ne puis te répondre, dit Philodème. Je le connais trop bien : donc je le connais mal. Interroge Phrasilas, qui, l’ayant peu lu, le jugera sans erreur.
— Eh bien, qu’en pense Phrasilas ?
— C’est un écrivain admirable, dit le petit homme.
— Comment l’entends-tu ?
— En ce sens que tous les écrivains, Timon, sont admirables en quelque chose, comme tous les paysages et toutes les âmes. Je ne saurais préférer à la plaine la plus terne le spectacle même de la mer. Ainsi je ne saurais classer dans l’ordre de mes sympathies un traité de Cicéron, une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, même si je connaissais le style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un livre en emportant le souvenir d’une ligne qui m’ait fait penser. Jusqu’ici, tous ceux que j’ai ouverts contenaient cette ligne-là. Mais aucun ne m’a donné la seconde. Peut-être chacun de nous n’a-t-il qu’une seule chose à dire dans sa vie, et ceux qui ont tenté de parler plus longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le silence irréparable des millions d’âmes qui se sont tues.
— Je ne suis pas de ton avis, dit Naucratès sans lever les yeux. L’univers a été créé pour que trois vérités fussent dites, et notre malechance a voulu que leur certitude fût prouvée cinq siècles avant ce soir. Héraclite a compris le monde ; Parménide a démasqué l’âme ; Pythagore a mesuré Dieu : nous n’avons plus qu’à nous taire. Je trouve le pois chiche bien hardi. »
Du manche de son éventail, Séso frappa la table à petits coups.
« Timon, dit-elle, mon ami.
— Qu’est-ce ?
— Pourquoi poses-tu des questions qui n’ont aucun intérêt, ni pour moi qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l’oublier ? Penses-tu éblouir Faustine de ton érudition étrangère ? Pauvre ami, ce n’est pas moi que tu tromperas par des paroles. J’ai déshabillé ta grande âme hier soir sous mes couvertures et je sais quel est le pois chiche, Timon, dont elle se soucie.
— Crois-tu ? » dit simplement le jeune homme.
Mais Phrasilas commença un deuxième petit couplet, d’une voix ironique et doucereuse.
« Séso, quand nous aurons le plaisir de t’entendre juger Timon, soit pour l’applaudir comme il le mérite, soit pour le blâmer, ce que nous ne saurions, rappelle-toi que c’est un invisible dont l’âme est particulière. Elle n’existe pas par elle-même, ou du moins on ne peut la connaître, mais elle reflète celles qui s’y mirent, et change d’aspect quand elle change de place. Cette nuit, elle était toute semblable à toi : je ne m’étonne pas qu’elle t’ait plu. À l’instant, elle a pris l’image de Philodème ; c’est pourquoi tu viens de dire qu’elle se démentait. Or elle n’a soin de se démentir puisqu’elle ne s’affirme point. Tu vois qu’il faut se garder, ma chère, des jugements à l’étourdie. »
Timon lança un regard irrité dans la direction de Phrasilas ; mais il réserva sa réponse.
« Quoi qu’il en soit, reprit Séso, nous sommes ici quatre courtisanes et nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas ressembler à des enfants roses qui n’ouvrent la bouche que pour boire du lait. Faustine, puisque tu es la nouvelle venue, commence.
— Très bien, dit Naucratès. Choisis pour nous, Faustine. De quoi devons-nous parler ? »
La jeune Romaine tourna la tête, leva les yeux, rougit, et, avec une ondulation de tout son corps, elle soupira :
« De l’amour.
— Très joli sujet ! » dit Séso, en réprimant une envie de rire.
Mais personne ne prit la parole.
La table était pleine de couronnes, d’herbages, de coupes et d’aiguières. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tressées des pains légers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait des anguilles grasses, saupoudrées d’assaisonnements, des alphestes couleur de cire et des callichtys sacrés.
On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu’on croyait né de la même écume qu’Aphrodite, des boops, des bébradones, un surmulet flanqué de calmars, des scorpènes multicolores. Pour qu’on pût les manger brûlants, on présenta dans leurs petites casseroles un tronçon de myre, des thynnis replets et des poulpes chauds dont les bras étaient tendres ; enfin le ventre d’une torpille blanche, rond comme celui d’une belle femme.
Tel fut le premier service, où les convives choisirent par petites bouchées les bons morceaux de chaque poisson, et laissèrent le reste aux esclaves.
« L’amour, commença Phrasilas, est un mot qui n’a pas de sens ou qui en a trop, car il désigne tour à tour deux sentiments inconciliables : la Volupté et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l’entend.
— Je veux, interrompit Chrysis, la volupté pour ma part et la passion chez mes amants. Il faut parler de l’une et de l’autre, ou tu ne m’intéresseras qu’à demi.
— L’amour, murmura Philodème, ce n’est ni la passion ni la volupté. L’amour c’est bien autre chose…
— Oh ! de grâce ! s’écria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir avec une éloquence douce et une persuasion toute mielleuse la supériorité du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. Nous savons aussi qu’après avoir parlé pendant une longue heure sur une matière aussi hardie, tu serais prêt à soutenir pendant l’heure suivante, avec la même éloquence douce et la même persuasion mielleuse, les raisons du contradicteur. Je ne…
— Permets… dit Phrasilas.
— Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni même l’esprit que tu y mets. Je doute de sa difficulté, et dès lors, de son intérêt. Le Banquet que tu as jadis publié au cours d’un récit moins grave, et aussi les réflexions prêtées par toi récemment à un personnage mythique qui est à la ressemblance de ton idéal, ont paru nouvelles et rares sous le règne de Ptolémée Aulète ; mais nous vivons depuis trois ans sous la jeune reine Bérénice, et je ne sais par quelle volte-face la méthode de pensée que tu avais prise de l’illustre exégète harmonieux et souriant a soudain vieilli de cent années sous ta plume, comme la mode des manches closes et des cheveux teints en jaune. Excellent maître, je le déplore, car si tes récits manquent un peu de flamme, si ton expérience du cœur féminin n’est pas telle qu’il faille s’en troubler, en revanche tu es doué de l’esprit comique et je te sais gré de m’avoir fait sourire.
— Timon ! » s’écria Bacchis indignée.
Phrasilas l’arrêta du geste.
« Laisse, ma chère. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens des jugements dont je suis le sujet que la part d’éloges où l’on me convie. Timon m’a donné la sienne ; d’autres me loueront sur d’autres points. On ne saurait vivre au milieu d’une approbation unanime, et la variété même des sentiments que j’éveille est pour moi un parterre charmant où je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes. »
Chrysis eut un mouvement de lèvres qui indiquait clairement le peu de cas qu’elle faisait de cet homme si habile à terminer les discussions. Elle se retourna vers Timon, qui était son voisin de lit, et lui mit la main sur le cou.
« Quel est le but de la vie ? » lui demanda-t-elle.
C’était la question qu’elle posait quand elle ne savait que dire à un philosophe ; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, que Timon crut entendre une déclaration d’amour.
Pourtant il répondit avec un certain calme :
« À chacun le sien, ma Chrysis. Il n’y a pas de but universel à l’existence des êtres. Pour moi, je suis le fils d’un banquier dont la clientèle comprend toutes les grandes courtisanes d’Égypte, et mon père ayant amassé par des moyens ingénieux une fortune considérable, je la restitue honnêtement aux victimes de ses bénéfices, en couchant avec elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m’ont donnée. Mon énergie, ai-je pensé, n’est susceptible de remplir qu’un seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu’il concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions contraires qu’un autre idéal supporterait moins bien. »
Tout en parlant ainsi, il avait glissé sa jambe droite derrière celles de Chrysis couchée sur le côté, et il tentait de séparer les genoux clos de la courtisane comme pour donner un but précis à son existence de ce soir-là. Mais Chrysis ne le laissait pas faire.
Il y eut quelques instants de silence ; puis Séso reprit la parole.
« Timon, tu es bien fâcheux d’interrompre dès le début la seule causerie sérieuse dont le sujet nous puisse toucher. Laisse au moins parler Naucratès, puisque tu as si mauvais caractère.
— Que dirai-je de l’amour ? répondit l’Invité. C’est le nom qu’on donne à la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n’y a que deux manières d’être malheureux : ou désirer ce qu’on n’a pas, ou posséder ce qu’on désirait. L’amour commence par la première et c’est par la seconde qu’il s’achève, dans le cas le plus lamentable, c’est-à-dire dès qu’il réussit. Que les dieux nous sauvent d’aimer !
— Mais posséder par surprise, dit en souriant Philodème, n’est-ce pas là le vrai bonheur ?
— Quelle rareté !
— Non pas, — si l’on y prend garde. Écoute ceci, Naucratès : ne pas désirer, mais faire en sorte que l’occasion se présente ; ne pas aimer, mais chérir de loin quelques personnes très choisies pour qui l’on pressent qu’à la longue on pourrait avoir du goût si le hasard et les circonstances faisaient qu’on disposât d’elles ; ne jamais parer une femme des qualités qu’on lui souhaite, ni des beautés dont elle fait mystère, mais présumer le fade pour s’étonner de l’exquis, n’est-ce pas le meilleur conseil qu’un sage puisse donner aux amants ? Ceux-là seuls ont vécu heureux qui ont su ménager parfois dans leur existence si chère l’inappréciable pureté de quelques jouissances imprévues. »
Le deuxième service touchait à sa fin. On avait servi des faisans, des attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec toutes ses plumes, qu’on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbés, des phlexides, des onocrotales, un paon blanc, qui semblait couver dix-huit spermologues rôtis et lardés, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes des reliefs qui furent laissés, quand les morceaux de choix eurent été mis à part. Mais tout cela n’était rien auprès du dernier plat.
Ce chef-d’œuvre (depuis longtemps on n’avait rien vu de tel à Alexandrie) était un jeune porc, dont une moitié avait été rôtie et l’autre cuite au bouillon. Il était impossible de distinguer par où il avait été tué, ni comment on lui avait rempli le ventre de tout ce qu’il contenait. En effet, il était farci de cailles rondes, de ventres de poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de tranches de vulve et de hachis, toutes choses dont la présence dans l’animal intact paraissait inexplicable.
Il n’y eut qu’un cri d’admiration, et Faustine résolut de demander la recette. Phrasilas émit en souriant des sentences métaphoriques ; Philodème improvisa un distique où le mot khoïros était pris tour à tour dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Séso déjà grise, mais Bacchis ayant donné l’ordre de verser à la fois dans sept coupes sept vins rares à chaque convive, la conversation dégénéra.
Timon se tourna vers Bacchis :
« Pourquoi, demanda-t-il, avoir été si dure envers cette pauvre fille que je voulais amener ? C’était une collègue cependant. À ta place, j’estimerais davantage une courtisane pauvre qu’une matrone riche.
— Tu es fou, dit Bacchis sans discuter.
— Oui, j’ai souvent remarqué qu’on tient pour aliénés ceux qui hasardent par exception des vérités éclatantes. Les paradoxes trouvent tout le monde d’accord.
— Voyons, mon ami, demande à tes voisins. Quel est l’homme bien né qui prendrait pour maîtresse une fille sans bijoux ?
— Je l’ai fait, » dit Philodème avec simplicité.
Et les femmes le méprisèrent.
« L’an dernier, continua-t-il, à la fin du printemps, comme l’exil de Cicéron me donnait des raisons de craindre pour ma propre sécurité, je fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu charmant nommé Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. C’était un simple village, où il n’y avait pas trois cents femmes, et l’une d’elles s’était faite courtisane afin de protéger la vertu des autres. On connaissait sa maison à un bouquet de fleurs suspendu sur la porte, mais elle-même ne se distinguait pas de ses sœurs ou de ses cousines. Elle ignorait qu’il y eût des fards, des parfums et des cosmétiques, et des voiles transparents et des fers à friser. Elle ne savait pas soigner sa beauté, en s’épilant avec de la résine poissée, comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour de marbre blanc. On frémit de penser qu’elle marchait sans bottines, de sorte qu’on ne pouvait baiser ses pieds nus comme on fait ceux de Faustine, plus doux que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de charmes, que près de son corps brun j’oubliai tout un mois Rome, et l’heureuse Tyr, et Alexandrie. »
Naucratès approuva d’un signe de tête et dit après avoir bu :
« Le grand événement de l’amour est l’instant où la nudité se révèle. Les courtisanes devraient le savoir et nous ménager des surprises. Or il semble au contraire qu’elles mettent tous leurs efforts à nous désillusionner. Y a-t-il rien de plus pénible qu’une chevelure flottante où l’on voit les traces du fer chaud ? rien de plus désagréable que des joues peintes dont le fard s’attache au baiser ? rien de plus piteux qu’un œil crayonné dont le charbon s’efface de travers ? À la rigueur, j’aurais compris que les femmes honnêtes usassent de ces moyens illusoires : toute femme aime à s’entourer d’un cercle d’hommes amoureux et celles-là du moins ne s’exposent pas à des familiarités qui démasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, qui ont le lit pour but et pour ressource, ne craignent pas de s’y montrer moins belles que dans la rue, voilà qui est inconcevable.
— Tu n’y connais rien, Naucratès, dit Chrysis avec un sourire. Je sais qu’on ne retient pas un amant sur vingt ; mais on ne séduit pas un homme sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La petite paysanne dont parle Philodème n’a pas eu de peine à l’attirer puisqu’elle était seule dans son village ; il y a quinze mille courtisanes ici, c’est une autre concurrence.
— Ne sais-tu pas que la beauté pure n’a besoin d’aucun ornement et se suffit à elle-même ?
— Oui. Eh bien, fais concourir une beauté pure, comme tu dis, et Gnathène qui est laide et vieille. Mets la première en tunique trouée aux derniers gradins du théâtre et la seconde dans sa robe d’étoiles aux places retenues par ses esclaves, et note leurs prix à la sortie : on donnera huit oboles à la beauté pure et deux mines à Gnathène.
— Les hommes sont bêtes, conclut Séso.
— Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de choisir leurs maîtresses. Les plus aimées sont les plus menteuses.
— Que si, insinua Phrasilas, que si d’une part je louerais volontiers… »
Et il soutint avec un grand charme deux thèses dépourvues de tout intérêt.
Une à une, douze danseuses parurent, les deux premières jouant de la flûte et la dernière du tambourin, les autres claquant des crotales. Elles assurèrent leurs bandelettes, frottèrent de résine blanche leurs petites sandales, attendirent, les bras étendus, que la musique commençât… Une note… deux notes… une gamme lydienne… et sur un rhythme léger les douze jeunes filles s’élancèrent.
Leur danse était voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que toutes les figures en fussent réglées d’avance. Elles évoluaient dans un petit espace ; elles se mêlaient comme des flots. Bientôt, elles se formèrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dénouèrent leurs ceintures et laissèrent choir leurs tuniques roses. Une odeur de femmes nues se répandit autour des hommes, dominant le parfum des fleurs et le fumet des viandes entrouvertes. Elles se renversaient avec des mouvements brusques, le ventre tendu, les bras sur les yeux. Puis elles se redressaient en creusant les reins, et leurs corps se touchaient en passant, du bout de leurs poitrines secouées. Timon eut la main caressée par une cuisse fugitive et chaude.
« Qu’en pense notre ami ? dit Phrasilas de sa voix frêle.
— Je me sens parfaitement heureux, répondit Timon. Je n’ai jamais compris si clairement que ce soir la mission suprême de la femme.
— Et quelle est-elle ?
— Se prostituer, avec ou sans art.
— C’est une opinion.
— Phrasilas, encore un coup, nous savons qu’on ne peut rien prouver ; bien plus, nous savons que rien n’existe et que cela même n’est pas certain. Ceci dit pour mémoire et afin de satisfaire à ta célèbre manie, permets-moi d’avoir une thèse à la fois contestable et rebattue, comme elles le sont toutes, mais intéressante pour moi, qui l’affirme, et pour la majorité des hommes, qui la nie. En matière de pensée, l’originalité est un idéal encore plus chimérique que la certitude. Tu n’ignores pas cela.
— Donne-moi du vin de Lesbos, dit Séso à l’esclave. Il est plus fort que l’autre.
— Je prétends, reprit Timon, que la femme mariée, en se dévouant à un homme qui la trompe, en se refusant à tout autre (ou en ne s’accordant que de rares adultères, ce qui revient au même), en donnant le jour à des enfants qui la déforment avant de naître et l’accaparent quand ils sont nés, — je prétends qu’en vivant ainsi une femme perd sa vie sans mérite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un marché de dupe.
— Elle croit obéir à un devoir, dit Naucratès sans conviction.
— Un devoir ? et envers qui ? N’est-elle pas libre de régler elle-même une question qui la regarde seule ? Elle est femme, et en tant que femme elle est généralement peu sensible aux plaisirs intellectuels : et non contente de rester étrangère à la moitié des joies humaines, elle s’interdit par le mariage l’autre face de la volupté ! Ainsi une jeune fille peut se dire, à l’âge où elle est toute ardeur : « Je connaîtrai mon mari, plus dix amants, peut-être douze, » et croire qu’elle mourra sans avoir rien regretté ? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, le jour où je quitterai la vie.
— Tu es ambitieux, dit Chrysis.
— Mais de quel encens, de quels vers dorés, s’écria le doux Philodème, ne devons-nous pas louer à jamais les bienfaisantes courtisanes ! Grâce à elles nous échappons aux précautions compliquées, aux jalousies, aux stratagèmes, aux battements de cœur de l’adultère. Ce sont elles qui épargnent les attentes sous la pluie, les échelles branlantes, les portes secrètes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptées et les signaux mal compris. Ô chères têtes, que je vous aime ! Avec vous, point de siège à faire : pour quelques petites pièces de monnaie vous nous donnez, et au delà, ce qu’une autre saurait mal nous accorder comme une grâce après les trois semaines de rigueur. Pour vos âmes éclairées l’amour n’est pas un sacrifice, c’est une faveur égale qu’échangent deux amants ; aussi les sommes qu’on vous confie ne servent pas à compenser vos inappréciables tendresses, mais à payer au juste prix le luxe multiple et charmant dont, par une suprême complaisance, vous consentez à prendre soin, et où vous endormez chaque soir nos exigeantes voluptés. Comme vous êtes innombrables, nous trouvons toujours parmi vous et le rêve de notre vie et le caprice de notre soirée, toutes les femmes au jour le jour, des cheveux de toutes les nuances, des prunelles de toutes les teintes, des lèvres de toutes les saveurs. Il n’y a pas d’amour sous le ciel, ni si pur que vous ne sachiez feindre, ni si rebutant que vous n’osiez proposer. Vous êtes douces aux disgracieux, consolatrices aux affligés, hospitalières à tous, et belles, et belles ! C’est pourquoi je vous le dis, Chrysis, Bacchis, Séso, Faustine, c’est une juste loi des dieux qui décerne aux courtisanes l’éternel désir des amants, et l’éternelle envie des épouses vertueuses. »
Les danseuses ne dansaient plus.
Une jeune acrobate venait d’entrer, qui jonglait avec des poignards et marchait sur les mains entre des lames dressées.
Comme l’attention des convives était tout entière attirée par le jeu dangereux de l’enfant, Timon regarda Chrysis, et peu à peu, sans être vu, il s’allongea derrière elle jusqu’à la toucher des pieds et de la bouche.
« Non, disait Chrysis à voix basse, non, mon ami. »
Mais il avait glissé son bras autour d’elle par la fente large de sa robe et il caressait avec soin la belle peau brûlante et fine de la courtisane couchée.
« Attends, suppliait-elle. Ils nous découvriront. Bacchis se fâchera. »
Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu’on ne l’observait pas. Il s’enhardit jusqu’à une caresse après laquelle les femmes résistent rarement quand elles ont permis qu’on aille jusque-là. Puis, pour éteindre par un argument décisif les derniers scrupules de la pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par hasard, ouverte.
Chrysis ne se défendit plus.
Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et périlleux. Elle marchait sur les mains, la jupe retournée, les pieds pendants en avant de la tête, entre des épées tranchantes et de longues pointes aiguës. L’effort de sa posture scabreuse et peut-être aussi la peur des blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et foncé qui exaltait encore l’éclat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et se redressait. Ses jambes s’écartaient comme des bras de danseuse. Une respiration inquiète animait sa poitrine nue.
« Assez, dit Chrysis d’une voix brève ; tu m’as énervée, rien de plus. Laisse-moi. Laisse-moi. »
Et au moment où les deux Éphésiennes se levaient pour jouer, selon la tradition, la Fable d’Hermaphrodite, elle se laissa glisser du lit et sortit fébrilement.
III
RHACOTIS
La porte à peine refermée, Chrysis appuya la main sur le centre enflammé de son désir comme on presse un point douloureux pour atténuer des élancements. Puis elle s’épaula contre une colonne et tordit ses doigts en criant tout bas.
Elle ne saurait donc jamais rien !
À mesure que les heures passaient, l’improbabilité de sa réussite augmentait, éclatait pour elle. Demander brusquement le miroir, c’était un moyen bien osé de connaître la vérité. Au cas où il eût été pris, elle attirait tous les soupçons sur elle, et se perdait. D’autre part, elle ne pouvait plus rester là sans parler ; c’était par impatience qu’elle avait quitté la salle.
Les maladresses de Timon n’avaient fait qu’exaspérer sa rage muette jusqu’à une surexcitation tremblante qui la força d’appliquer son corps contre la fraîche colonne lisse et monstrueuse.
Elle pressentit une crise, et eut peur.
Elle appela l’esclave Arêtias :
« Garde-moi mes bijoux ; je sors. »
Et elle descendit les sept marches.
La nuit était chaude. Pas un souffle dans l’air n’éventait sur son front ses lourdes gouttes de sueur. La désillusion qu’elle en eut accrut son malaise et la fit chanceler.
Elle marcha en suivant la rue.
La maison de Bacchis était située à l’extrémité de Brouchion, sur la limite de la ville indigène, Rhacotis, énorme bouge de matelots et d’Égyptiennes.
Les pêcheurs, qui dormaient sur les vaisseaux à l’ancre pendant l’accablante chaleur du jour, venaient passer là leurs nuits jusqu’à l’aube et laissaient pour une ivresse double, aux filles et aux vendeurs de vin, le prix des poissons de la veille.
Chrysis s’engagea dans les ruelles de cette Suburre alexandrine, pleine de voix, de mouvement et de musique barbare. Elle regardait furtivement par les portes ouvertes, les salles empestées par la fumée des lampes, où s’unissaient des couples nus. Aux carrefours, sur des tréteaux bas rangés devant les maisons, des paillasses multicolores criaient et fluctuaient dans l’ombre, sous un double poids humain. Chrysis marchait avec trouble. Une femme sans amant la sollicita. Un vieillard lui tâta le sein. Une mère lui offrit sa fille. Un paysan béat lui baisa la nuque. Elle fuyait, dans une sorte de crainte rougissante.
Cette ville étrangère dans la ville grecque était, pour Chrysis, pleine de nuit et de dangers. Elle en connaissait mal l’étrange labyrinthe, la complexité des rues, le secret de certaines maisons. Quand elle s’y hasardait, de loin en loin, elle suivait toujours le même chemin direct vers une petite porte rouge ; et là, elle oubliait ses amants ordinaires dans l’étreinte infatigable d’un jeune ânier aux longs muscles qu’elle avait la joie de payer à son tour.
Mais ce soir-là, sans même avoir tourné la tête, elle se sentit suivre par un double pas.
Elle pressa vivement sa marche. Le double pas se pressa de même. Elle se mit à courir ; on courut derrière elle ; alors, affolée, elle prit une autre ruelle, puis une autre en sens contraire, puis une longue voie qui montait dans une direction inconnue.
La gorge sèche, les tempes gonflées, soutenue par le vin de Bacchis, elle fuyait ainsi, tournait de droite à gauche, toute pâle, égarée.
Enfin un mur lui barra la route : elle était dans une impasse. À la hâte elle voulut retourner en arrière, mais deux matelots aux mains brunes lui barrèrent le passage.
« Où vas-tu, fléchette d’or ? Dit l’un d’eux en riant.
— Laissez-moi passer !
— Hein ? tu es perdue, jeune fille, tu ne connais pas bien Rhacotis, dis donc ? Nous allons te montrer la ville. »
Et ils la prirent tous les deux par la ceinture. Elle cria, se débattit, lança un coup de poing, mais le second matelot lui saisit les deux mains à la fois dans sa main gauche et dit seulement :
« Tiens-toi tranquille. Tu sais qu’on n’aime pas les Grecs ici ; personne ne viendra t’aider.
— Je ne suis pas Grecque !
— Tu mens, tu as la peau blanche et le nez droit. Laisse-toi faire si tu crains le bâton. »
Chrysis regarda celui qui parlait, et soudain lui sauta au cou.
« Je t’aime, toi, je te suivrai, dit-elle.
— Tu nous suivras tous les deux. Mon ami en aura sa part. Marche avec nous ; tu ne t’ennuieras pas. »
Où la conduisaient-ils ? Elle n’en savait rien ; mais ce second matelot lui plaisait par sa rudesse, par sa tête de brute. Elle le considérait du regard imperturbable qu’ont les jeunes chiennes devant la viande. Elle pliait son corps vers lui, pour le toucher en marchant.
D’un pas rapide, ils parcoururent des quartiers étranges, sans vie, sans lumières. Chrysis ne comprenait pas comment ils trouvaient leur chemin dans ce dédale nocturne d’où elle n’aurait pu sortir seule, tant les ruelles en étaient bizarrement compliquées. Les portes closes, les fenêtres vides, l’ombre immobile l’effrayaient. Au-dessus d’elle, entre les maisons rapprochées, s’étendait un ruban de ciel pâle, envahi par le clair de lune.
Enfin ils rentrèrent dans la vie. À un tournant de rue, subitement, huit, dix, onze lumières apparurent, portes éclairées où se tenaient accroupies de jeunes femmes Nabatéennes, entre deux lampes rouges qui éclairaient d’en bas leurs têtes chaperonnées d’or.
Dans le lointain, ils entendaient grandir un murmure d’abord, puis un retentissement de chariots, de ballots jetés, de pas d’ânes et de voix humaines. C’était la place de Rhacotis, où se concentraient, pendant le sommeil d’Alexandrie, toutes les provisions amassées pour la nourriture de neuf cent mille bouches en un jour.
Ils longèrent les maisons de la place, entre des monceaux verts, légumes, racines de lôtos, fèves luisantes, paniers d’olives. Chrysis, dans un tas violet, prit une poignée de mûres et les mangea sans s’arrêter. Enfin ils arrivèrent devant une porte basse et les matelots descendirent avec Celle pour qui on avait volé les Vraies Perles de l’Anadyomène.
Une salle immense était là. Cinq cents hommes du peuple, en attendant le jour, buvaient des tasses de bière jaune, mangeaient des figues, des lentilles, des gâteaux de sésame, du pain d’olyra. Au milieu d’eux grouillaient une cohue de femmes glapissantes, tout un champ de cheveux noirs et de fleurs multicolores dans une atmosphère de feu. C’étaient de pauvres filles sans foyer, qui appartenaient à tous. Elles venaient là mendier des restes, pieds nus, seins nus, à peine couvertes d’une loque rouge ou bleue sur le ventre, et la plupart portant dans le bras gauche un enfant enveloppé de chiffons. Là aussi, il y avait des danseuses, six Égyptiennes, sur une estrade, avec un orchestre de trois musiciens dont les deux premiers frappaient des tambourins de peau avec des baguettes, tandis que le troisième agitait un grand sistre d’airain sonore.
« Oh ! Des bonbons de myxaire ! » dit Chrysis avec joie.
Et elle en acheta pour deux chalques à une petite fille vendeuse.
Mais soudain elle défaillit, tant l’odeur de ce bouge était insoutenable, et les matelots l’emportèrent sur leurs bras.
À l’air extérieur, elle se remit un peu :
« Où allons-nous ? supplia-t-elle. Faisons vite ; je ne puis plus marcher. Je ne vous résiste pas, vous le voyez, je suis bonne. Mais trouvons un lit le plus tôt possible, ou sinon je vais tomber dans la rue. »
IV
BACCHANALE CHEZ BACCHIS
Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle était envahie de la sensation délicieuse que donnent le répit du désir et le silence de la chair. Son front s’était allégé. Sa bouche s’était adoucie. Seule, une douleur intermittente errait au creux de ses reins. Elle monta les marches et passa le seuil.
Depuis que Chrysis avait quitté la salle, l’orgie s’était développée comme une flamme.
D’autres amis étaient entrés, pour qui les douze danseuses nues avaient été une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs le sol. Une outre de vin de Syracuse s’était répandue dans un coin, fleuve doré qui gagnait la table.
Philodème, auprès de Faustine, dont il déchirait la robe, lui récitait en chantant les vers qu’il avait faits sur elle :
« Ô pieds, disait-il, ô cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, figue fendue, hanches, épaules, seins, nuque mobile, ô vous qui m’affolez, mains chaudes, mouvements experts, langue active ! Tu es Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes pas les vers de Sapphô ; mais Persée lui aussi a été l’amant de l’Indienne Andromède[1]. »
Cependant, Séso, sur la table, couchée à plat ventre au milieu des fruits écroulés, et complètement égarée par les vapeurs du vin d’Égypte, trempait le bout de son sein droit dans un sorbet à la neige et répétait avec un attendrissement comique :
« Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois. »
Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d’hommes et fêtait sa dernière nuit de servitude par une débauche désordonnée. Pour obéir à la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle s’était livrée, tout d’abord, à trois amants à la fois ; mais sa tâche ne se bornait pas là, et jusqu’à la fin de la nuit, selon la loi des esclaves qui devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zèle incessant que sa nouvelle dignité n’était point usurpée.
Seuls, debout derrière une colonne, Naucratès et Phrasilas discutaient avec courtoisie sur la valeur respective d’Arcésilas et de Carnéade.
À l’autre extrémité de la salle, Myrtocleia protégeait Rhodis contre un convive trop pressant.
Dès qu’elles virent entrer Chrysis, les deux Éphésiennes coururent à elle.
« Allons-nous-en, ma Chrysé. Théano reste ; mais nous partons.
— Je reste aussi, » dit la courtisane.
Et elle s’étendit à la renverse sur un grand lit couvert de roses.
Un bruit de voix et de pièces jetées attira son attention : c’était Théano qui, pour parodier sa sœur, avait imaginé, au milieu des rires et des cris, de jouer par dérision la Fable de Danaé en affectant une volupté folle à chaque pièce d’or qui la pénétrait. L’impiété provocante de l’enfant couchée amusait tous les convives, car on n’était plus au temps où la foudre eût exterminé les railleurs de l’Immortel. Mais le jeu se dévoya, comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la pauvre petite, qui se mit à pleurer bruyamment.
Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratère de vermeil rempli de vin jusqu’aux bords, et quelqu’un saisissant Théano par les pieds la fit boire, la tête en bas, secouée par un éclat de rire qu’elle ne pouvait plus calmer.
Cette idée eut un tel succès que tout le monde se rapprocha, et quand la joueuse de flûte fut remise debout, quand on vit son petit visage enflammé par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gaîté si générale gagna tous les assistants que Bacchis dit à Séléné :
« Un miroir ! un miroir ! qu’elle se voie ainsi ! »
L’esclave apporta un miroir de bronze.
« Non ! pas celui-là. Le miroir de Rhodopis ! Elle en vaut la peine. »
D’un seul bond, Chrysis s’était redressée.
Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta parfaitement pâle, la poitrine heurtée par des battements de cœur, les yeux fixés sur la porte par où l’esclave était sortie.
Cet instant décidait de toute sa vie. La dernière espérance qui lui fût restée allait s’évanouir ou se réaliser.
Autour d’elle la fête continuait. Une couronne d’iris, lancée on ne savait d’où, vint s’appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lèvres l’âcre goût du pollen. Un homme répandit sur ses cheveux une petite fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l’épaule. Les éclaboussures d’une coupe pleine où l’on jeta une grenade tachèrent sa tunique de soie et pénétrèrent jusqu’à sa peau. Elle portait magnifiquement toutes les souillures de l’orgie.
L’esclave sortie ne revenait pas.
Chrysis gardait sa pâleur de pierre et ne bougeait pas plus qu’une déesse sculptée. La plainte rhythmique et monotone d’une femme en amour non loin de là lui mesurait le temps écoulé. Il lui sembla que cette femme gémissait ainsi depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque chose, se casser les doigts, crier.
Enfin Séléné rentra, les mains vides.
« Le miroir ? demanda Bacchis.
— Il est… il n’est plus là… il est… il est… volé, » balbutia la servante.
Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence effrayant suspendit brusquement le tumulte.
De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochèrent : il n’y eut plus qu’un petit espace vide où se tenaient Bacchis égarée devant l’esclave tombée à genoux.
« Tu dis !… tu dis !… » hurla-t-elle.
Et comme Séléné ne répondait pas, elle la prit violemment par le cou :
« C’est toi qui l’as volé, n’est-ce pas ? c’est toi ? mais réponds donc ! Je te ferai parler à coups de fouet, misérable petite chienne ! »
Alors il se passa une chose terrible. L’enfant, effarée par la peur, la peur de souffrir, la peur de mourir, l’effroi le plus présent qu’elle eût jamais connu, dit d’une voix précipitée :
« C’est Aphrodisia ! Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi.
— Ta sœur !
— Oui ! Oui ! dirent les mulâtresses, c’est Aphrodisia qui l’a pris ! »
Et elles traînèrent à Bacchis leur sœur qui venait de s’évanouir.
V
LA CRUCIFIÉE
Toutes ensemble elles répétèrent :
« C’est Aphrodisia qui l’a pris ! Chienne ! Chienne ! Pourriture ! Voleuse ! »
Leur haine pour la sœur préférée se doublait de leurs craintes personnelles.
Arêtias la frappa du pied dans la poitrine.
« Où est-il ? reprit Bacchis. Où l’as-tu mis ?
— Elle l’a donné à son amant.
— Qui est-ce ?
— Un matelot opique.
— Où est son navire ?
— Il est reparti ce soir pour Rome. Tu ne le reverras plus, le miroir. Il faut la crucifier, la chienne, la bête sanglante !
— Ah ! Dieux ! Dieux ! » pleura Bacchis.
Puis sa douleur se changea en une colère affolée.
Aphrodisia était revenue à elle, mais paralysée par l’effroi et ne comprenant rien à ce qui se passait, elle restait sans voix et sans larmes.
Bacchis l’empoigna par les cheveux, la traîna sur le sol souillé, dans les fleurs et les flaques de vin, et cria :
« En croix ! en croix ! cherchez les clous ! cherchez le marteau !
— Oh ! dit Séso à sa voisine. Je n’ai jamais vu cela. Suivons-les. »
Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule connaissait le coupable, et seule était cause de tout.
Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carrée, meublée de trois matelas où elles dormaient deux à deux à partir de la fin des nuits. Au fond s’élevait, comme une menace toujours présente, une croix en forme de T, qui jusqu’alors n’avait pas servi.
Au milieu du murmure confus des jeunes femmes et des hommes, quatre esclaves haussèrent la martyre au niveau des branches de la croix.
Encore pas un son n’était sorti de sa bouche, mais quand elle sentit contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux s’écarquillèrent, il lui prit un gémissement saccadé qui ne cessa plus jusqu’à la fin.
Elles la mirent à cheval sur un piquet de bois qui était fiché au milieu du tronc et qui servait à supporter le corps pour éviter le déchirement des mains.
Puis on lui ouvrit les bras.
Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire ? Elle n’aurait pu disculper l’esclave qu’en accusant Démétrios, qui était hors de toute poursuite, et se serait cruellement vengé, pensait-elle. D’ailleurs, une esclave était une richesse, et l’ancienne rancune de Chrysis se plaisait à constater que son ennemie allait ainsi détruire de ses propres mains une valeur de trois mille drachmes aussi complètement que si elle eût jeté les pièces d’argent dans l’Eunoste. Et puis la vie d’un être servile valait-elle qu’on s’en occupât ?
Héliope tendit à Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice commença.
L’ivresse, le dépit, la colère, toutes les passions à la fois, même cet instinct de cruauté qui séjourne au cœur de la femme, agitaient l’âme de Bacchis au moment où elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi perçant que celui d’Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se tordit.
Elle cloua la deuxième main. Elle cloua les pieds l’un sur l’autre. Puis, excitée par les sources de sang qui s’échappaient des trois blessures, elle cria :
« Ce n’est pas assez ! Tiens ! voleuse ! truie ! fille à matelots ! »
Elle enlevait l’une après l’autre les longues épingles de ses cheveux et les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des cuisses. Quand elle n’eut plus d’armes dans les mains, elle souffleta la malheureuse et lui cracha sur la peau.
Quelque temps elle considéra l’œuvre de sa vengeance accomplie, puis elle rentra dans la grande salle avec tous les invités.
Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas.
Après un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa main droite dans sa main gauche, leva la tête, haussa les sourcils et s’approcha de la crucifiée que secouait sans interruption un tremblement épouvantable.
« Bien que je sois, lui dit-il, en mainte circonstance, opposé aux théories qui veulent se dire absolues, je ne saurais méconnaître que tu gagnerais, dans la conjoncture où tu te trouves surprise, à être familiarisée d’une façon plus sérieuse avec les maximes stoïciennes. Zénon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses un esprit exempt d’erreur, nous a laissé quelques sophismes sans grande portée générale, mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer tes derniers moments. La douleur, disait-il, est un mot vide de sens, puisque notre volonté surpasse les imperfections de notre corps périssable. Il est vrai que Zénon mourut à quatre-vingt-dix-huit ans, sans avoir eu, disent les biographes, aucune maladie, même légère ; mais ce n’est pas une objection dont on puisse arguer contre lui, car du fait qu’il sut garder une santé inaltérable, nous ne pouvons conclure logiquement qu’il eût manqué de caractère s’il se fût trouvé malade. D’ailleurs ce serait un abus que d’astreindre les philosophes à pratiquer personnellement les règles de vie qu’ils proposent, et à cultiver sans répit les vertus qu’ils jugent supérieures. Bref, et pour ne pas développer outre mesure un discours qui risquerait de durer plus que toi-même, efforce-toi d’élever ton âme, autant qu’il est en elle, ma chère, au-dessus de tes souffrances physiques. Quelque tristes, quelque cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d’être persuadée que j’y prends une part véritable. Elles touchent à leur fin ; prends patience, oublie. Entre les diverses doctrines qui nous attribuent l’immortalité, voici l’heure où tu peux choisir celle qui endormira le mieux ton regret de disparaître. Si elles disent vrai, tu auras éclairé même les affres du passage. Si elles mentent, que t’importe ? tu ne sauras jamais que tu t’es trompée. »
Ayant ainsi parlé, Phrasilas rajusta le pli de son vêtement sur l’épaule et s’esquiva, d’un pas troublé.
Timon resta seul dans la chambre avec l’agonisante en croix.
Le souvenir d’une nuit passée sur les seins de cette malheureuse ne quittait plus sa mémoire, mêlé à l’idée atroce de la pourriture imminente où allait fondre ce beau corps qui avait brûlé dans ses bras.
Il pressait la main sur ses yeux pour ne pas voir la suppliciée, mais sans relâche il entendait le tremblement du corps sur la croix.
À la fin il regarda. De grands réseaux de filets sanglants s’entrecroisaient sur la peau depuis les épingles de la poitrine jusqu’aux orteils recroquevillés. La tête tournait perpétuellement. Toute la chevelure pendait du côté gauche, mouillée de sang, de sueur et de parfum.
« Aphrodisia ! m’entends-tu ? me reconnais-tu ? c’est moi, Timon ; Timon. » Un regard presque aveugle déjà l’atteignit pour un instant. Mais la tête tournait toujours. Le corps ne cessait pas de trembler.
Doucement, comme s’il craignait que le bruit de ses pas lui fît mal, le jeune homme s’avança jusqu’au pied de la croix. Il tendit les bras en avant, il prit avec précaution la tête sans force et tournoyante entre ses deux mains fraternelles, écarta pieusement le long des joues les cheveux collés par les larmes et posa sur les lèvres chaudes un baiser d’une tendresse infinie.
Aphrodisia ferma les yeux. Reconnut-elle celui qui venait enchanter son horrible fin par ce mouvement de pitié aimante ? Un sourire inexprimable allongea ses paupières bleues, et dans un soupir elle rendit l’esprit.
VI
ENTHOUSIASME
Ainsi, la chose était faite. Chrysis en avait la preuve.
Si Démétrios s’était résolu à commettre le premier crime, les deux autres avaient dû suivre sans délai. Un homme de son rang devait considérer le meurtre et même le sacrilège comme moins déshonorants que le vol.
Il avait obéi, donc il était captif. Cet homme libre, impassible, froid, subissait lui aussi l’esclavage, et sa maîtresse, sa dominatrice, c’était elle, Chrysis, Sarah du pays de Génézareth.
Ah ! songer à cela, le répéter, le dire tout haut, être seule ! Chrysis se précipita hors de la maison retentissante et courut vivement, droit devant elle, désaltérée en plein visage par la brise enfin rafraîchie du matin.
Elle suivit jusqu’à l’Agora la rue qui menait à la mer et au bout de laquelle se pressaient comme des épis gigantesques les mâtures de huit cents vaisseaux. Puis elle tourna à droite devant l’immense avenue du Drôme où se trouvait la demeure de Démétrios. Un frisson d’orgueil l’enveloppa quand elle passa devant les fenêtres de son futur amant ; mais elle n’eut pas la maladresse de chercher à le voir la première. Elle parcourut la longue voie jusqu’à la porte de Canope et se jeta sur la terre entre deux aloës.
Il avait fait cela. Il avait fait tout pour elle, plus qu’aucun amant n’avait fait pour aucune femme, sans doute. Elle ne se lassait pas de le redire et de s’affirmer son triomphe. Démétrios, le Bien-Aimé, le rêve impossible et inespéré de tant de cœurs féminins, s’était exposé pour elle à tous les périls, à toutes les hontes, à tous les remords volontiers. Même il avait renié l’idéal de sa pensée, il avait dépouillé son œuvre du collier miraculeux, et ce jour-là, dont l’aube se levait, verrait l’amant de la déesse aux pieds de sa nouvelle idole.
« Prends-moi ! prends-moi ! » s’écria-t-elle. Elle l’adorait maintenant. Elle l’appelait, elle le souhaitait. Les trois crimes, dans son esprit, se métamorphosaient en actions héroïques, pour lesquelles jamais, en retour, elle n’aurait assez de tendresses, assez de passion à donner. De quelle incomparable flamme brûlerait donc cet amour unique de deux êtres également jeunes, également beaux, également aimés l’un par l’autre et réunis pour toujours après tant d’obstacles franchis !
Tous les deux ils s’en iraient, ils quitteraient la ville de la Reine, ils feraient voile pour des pays mystérieux, pour Amathonte, pour Épidaure ou même pour cette Rome inconnue qui était la seconde ville du monde après l’immense Alexandrie, et qui entreprenait de conquérir la Terre. Que ne feraient-ils pas, où qu’ils fussent ! Quelle joie leur serait étrangère, quelle félicité humaine n’envierait pas la leur et ne pâlirait point devant leur passage enchanté !
Chrysis se releva dans un éblouissement Elle étira les bras, serra les épaules, tendit son buste en avant. Une sensation de langueur et de joie grandissante gonflait sa poitrine durcie. Elle se remit en marche pour rentrer...
En ouvrant la porte de sa chambre, elle eut un mouvement de surprise à voir que rien, depuis la veille, n’avait changé sous son toit. Les menus objets de sa toilette, de sa table, de ses étagères lui parurent insuffisants pour entourer sa nouvelle vie. Elle en cassa quelques-uns qui lui rappelaient trop directement d’anciens amants inutiles et qu’elle prit en haine subite. Si elle épargna les autres, ce ne fut pas qu’elle y tînt davantage, mais elle appréhendait de dégarnir sa chambre au cas où Démétrios eût formé le projet d’y passer la nuit.
Elle se déshabilla lentement. Les vestiges de l’orgie tombaient de sa tunique, miettes de gâteaux, cheveux, feuilles de roses.
Elle assouplit avec la main sa taille desserrée de la ceinture et plongea les doigts dans ses cheveux pour en alléger l’épaisseur. Mais avant de se mettre au lit, il lui prit une envie de se reposer un instant sur les tapis de la terrasse, où la fraîcheur de l’air était si délicieuse.
Elle monta.
Le soleil était levé depuis quelques instants à peine. Il reposait sur l’horizon comme une vaste orange élargie.
Un grand palmier au tronc courbe laissait retomber par-dessus la bordure son massif de feuilles vertes. Chrysis y réfugia sa nudité chatouilleuse et frissonna, les seins dans les mains.
Ses yeux erraient sur la ville qui blanchissait peu à peu. Les vapeurs violettes de l’aube s’élevaient des rues silencieuses et s’évanouissaient dans l’air lucide.
Tout à coup, une idée jaillit dans son esprit, s’accrut, s’imposa, la rendit folle : Démétrios, lui qui avait tant fait déjà, pourquoi ne tuerait-il pas la reine, lui qui pouvait être le roi ?
Et alors…
Et alors, cet océan monumental de maisons, de palais, de temples, de portiques, de colonnades, qui flottait devant ses yeux depuis la Nécropole de l’Ouest jusqu’aux jardins de la Déesse : Brouchion, la ville hellénique, éclatante et régulière ; Rhacotis, la ville égyptienne devant laquelle se dressait comme une montagne acropolite le Paneion couvert de clarté ; le Grand-Temple de Sérapis, dont la façade était cornue de deux longs obélisques roses ; le Grand-Temple de l’Aphrodite environné par les murmures de trois cent mille palmiers et des flots innombrables ; le Temple de Perséphone et le Temple d’Arsinoé, les deux sanctuaires de Poseidon, les trois tours d’Isis Pharis, les sept colonnes d’Isis Lochias, et le Théâtre et l’Hippodrome et le Stade où avaient couru Psittacos contre Nicosthène, et le tombeau de Stratonice et le tombeau du dieu Alexandre, — Alexandrie ! Alexandrie ! la mer, les hommes, le colossal Phare de marbre dont le miroir sauvait les hommes de la mer ; Alexandrie ! la ville de Bérénice et des onze rois Ptolémées, le Physcon, le Philométor, l’Épiphane, le Philadelphe ; Alexandrie, l’aboutissement de tous les rêves, la couronne de toutes les gloires conquises depuis trois mille ans dans Memphis, Thèbes, Athènes, Corinthe, par le ciseau, par le roseau, par le compas et par l’épée ! — plus loin encore le Delta fendu par les sept langues du Nil, Saïs, Boubaste, Héliopolis ; puis, en remontant vers le sud, le ruban de terre féconde, l’Heptanome où s’échelonnaient le long des berges du fleuve douze cents temples à tous les dieux ; et, plus loin, la Thébaïde, Diospolis, l’île Éléphantine, les cataractes infranchissables, l’île d’Argo… Meroë… l’inconnu ; et même, s’il était permis de croire aux traditions des Égyptiens, le pays des lacs fabuleux d’où s’échappe le Nil antique, si vastes qu’on perd l’horizon en traversant leurs flots de pourpre, et si élevés sur les montagnes que les étoiles rapprochées s’y reflètent comme des fruits d’or, — tout cela, tout, serait le royaume, le domaine, la propriété de la courtisane Chrysis.
Elle éleva les bras en suffoquant, comme si elle pensait pouvoir toucher le ciel.
Et dans ce mouvement elle vit passer, avec lenteur, à sa gauche, un vaste oiseau aux ailes noires, qui s’en allait vers la haute mer.
I
LE SONGE DE DÉMÉTRIOS
Or, avec le miroir, le peigne et le collier, Démétrios étant rentré chez lui, un rêve le visita pendant son sommeil, et tel fût son rêve :
Il va vers la jetée, mêlé à la foule, par une étrange nuit sans lune, sans étoiles, sans nuages, et qui brille d’elle-même.
Sans qu’il sache pourquoi, ni qui l’attire, il est pressé d’arriver, d’être là le plus tôt qu’il pourra, mais il marche avec effort, et l’air oppose à ses jambes d’inexplicables résistances, comme une eau profonde entrave chaque pas.
Il tremble, il croit qu’il n’arrivera jamais, qu’il ne saura jamais vers qui, dans cette claire obscurité, il marche ainsi, haletant et inquiet.
Par moments la foule disparaît tout entière, soit qu’elle s’évanouisse réellement, soit qu’il cesse de sentir sa présence. Puis elle se bouscule de nouveau plus importune, et tous d’aller, aller, aller, d’un pas rapide et sonore, en avant, plus vite que lui…
Puis la masse humaine se resserre ; Démétrios pâlit ; un homme le pousse de l’épaule ; une agrafe de femme déchire sa tunique ; une jeune fille pressée par la multitude est si étroitement refoulée contre lui qu’il sent contre sa poitrine se froisser les boutons des seins, et elle lui repousse la figure avec ses deux mains effrayées…
Tout à coup il se trouve seul, le premier, sur la jetée. Et comme il se retourne en arrière, il aperçoit dans le lointain un fourmillement blanc qui est toute la foule, soudain reculée jusqu’à l’Agora.
Et il comprend qu’elle n’avancera plus.
La jetée s’étend, blanche et droite, comme l’amorce d’une route inachevée qui aurait entrepris de traverser la mer.
Il veut aller jusqu’au phare et il marche. Ses jambes sont devenues subitement légères. Le vent qui souffle des solitudes sablonneuses l’entraîne avec précipitation vers les solitudes ondoyantes où s’aventure la jetée. Mais à mesure qu’il avance, le Phare recule devant lui ; la jetée s’allonge interminablement. Bientôt la haute tour de marbre où flamboie un bûcher de pourpre touche à l’horizon livide, palpite, baisse, diminue, et se couche comme une autre lune.
Démétrios marche encore.
Des jours et des nuits semblent avoir passé depuis qu’il a laissé dans le lointain le grand quai d’Alexandrie, et il n’ose retourner la tête de peur de ne plus rien voir que le chemin parcouru : une ligne blanche jusqu’à l’infini et la mer.
Et cependant il se retourne.
Une île est derrière lui, couverte de grands arbres d’où retombent d’énormes fleurs.
L’a-t-il traversée en aveugle, ou surgit-elle au même instant, devenue mystérieusement visible ? Il ne songe pas à se le demander, il accepte comme un événement naturel l’impossible…
Une femme est dans l’île. Elle se tient debout devant la porte de l’unique maison, les yeux à demi-fermés et le visage penché sur la fleur d’un iris monstrueux qui croît à la hauteur de ses lèvres. Elle a les cheveux profonds, de la couleur de l’or mat, et d’une longueur qu’on peut supposer merveilleuse, à la masse du chignon gonflé qui charge sa nuque languissante. Une tunique noire couvre cette femme, et une robe plus noire encore se drape sur la tunique, et l’iris qu’elle respire en abaissant les paupières a la même teinte que la nuit.
Sur cet appareil de deuil, Démétrios ne voit que les cheveux, comme un vase d’or sur une colonne d’ébène. Il reconnaît Chrysis.
Le souvenir et du miroir et du collier revient à lui vaguement ; mais il n’y croit pas, et dans ce rêve singulier la réalité seule lui semble rêverie…
« Viens, dit Chrysis. Entre sur mes pas. »
Il la suit. Elle monte avec lenteur un escalier couvert de peaux blanches. Son bras se pend à la rampe. Ses talons nus flottent sous sa jupe.
La maison n’a qu’un étage. Chrysis s’arrête sur la dernière marche.
« Il y a quatre chambres, dit-elle. Quand tu les auras vues, tu n’en sortiras plus. Veux-tu me suivre ? As-tu confiance ? »
Mais il la suivrait partout. Elle ouvre la première porte et la referme sur lui.
Cette pièce est étroite et longue. Une seule fenêtre l’éclaire, où s’encadre toute la mer. À droite et à gauche, deux petites tablettes portent une douzaine de volumes roulés.
« Voici les livres que tu aimes, dit Chrysis, il n’y en a pas d’autres. »
Démétrios les ouvre : ce sont l’Oineus de Chérémon, le Retour d’Alexis, le Miroir de Laïs d’Aristippe, la Magicienne, le Cyclope et le Boucolisque de Théocrite, Œdipe à Colone, les Odes de Sapphô et quelques autres petits ouvrages. Au milieu de cette bibliothèque idéale une jeune fille nue, couchée sur des coussins, se tait.
« Maintenant, murmure Chrysis en tirant d’un long étui d’or un manuscrit d’une seule feuille, voici la page des vers antiques que tu ne lis jamais seul sans pleurer. » Le jeune homme lit au hasard :
Οἱ μὲν ἄρ' ἐθρήνεον, ἐπὶ δὲ στενάχοντο γυηαῖκες.
Τῇσιν δ'Ἀνδρομάχη λευκώλενος ἦρχε γόοιο,
Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο κάρη μετὰ χερσὶν ἔχουσα·
Ἆνερ, ἀπ' αἰῶνος νέος ὤλεο, καδδέ με χήρην
Λείπεις ἐν μεγάροισι· πάϊς δ’ἔτι νήπιος αὔτως,
Ὅν τέκομεν σύ τ'ἐγώ τε δυσάμμοροι…
Il s’arrête, jetant sur Chrysis un regard attendri et surpris :
« Toi ? lui dit-il. C’est toi qui me montres ceci ?
— Ah ! tu n’as pas tout vu. Suis-moi. Suis-moi vite ! »
Ils ouvrent une autre porte.
La seconde chambre est carrée. Une seule fenêtre l’éclaire, où s’encadre toute la nature. Au milieu, un chevalet de bois porte une motte d’argile rouge, et dans un coin, sur une chaise courbe, une jeune fille nue se tait.
« C’est ici que tu modèleras Andromède, Zagreus, et les Chevaux du Soleil. Comme tu les créeras pour toi seul, tu les briseras avant ta mort.
- C’est la Maison du Bonheur, » dit tout bas Démétrios.
Et il laisse tomber son front dans sa main.
Mais Chrysis ouvre une autre porte.
La troisième chambre est vaste et ronde. Une seule fenêtre l’éclaire où s’encadre tout le ciel bleu. Ses murs sont des grilles de bronze, croisées en losanges réguliers à travers lesquels se glisse une musique de flûtes et de cithares jouée sur un mode mélancolique par des musiciennes invisibles. Et contre la muraille du fond, sur un thrône de marbre vert, une jeune fille nue se tait.
« Viens ! viens ! » répète Chrysis.
Ils ouvrent une autre porte.
La quatrième chambre est basse, sombre, hermétiquement close et de forme triangulaire. Des tapis sourds et des fourrures l’habillent si mollement, du sol au plafond, que la nudité n’y étonne point, tant les amants peuvent s’imaginer avoir jeté dans tous les sens leurs vêtements sur les parois. Quand la porte s’est refermée, on ne sait plus où elle était. Il n’y a pas de fenêtre. C’est un monde étroit, hors du monde. Quelques mèches de poils noirs qui pendent laissent glisser des larmes de parfums dans l’air. Et cette chambre est éclairée par sept petits vitraux myrrhins qui colorent diversement la lumière incompréhensible de sept lampes souterraines.
« Vois-tu, explique la jeune femme d’une voix affectueuse et tranquille, il y a trois lits différents dans les trois coins de notre chambre… »
Démétrios ne répond pas. Et il se demande en lui-même :
« Est-ce bien là un dernier terme ? Est-ce vraiment un but de l’existence humaine ? N’ai-je donc parcouru les trois autres chambres que pour m’arrêter dans celle-ci ? Et pourrai-je, pourrai-je en sortir si je m’y couche toute une nuit dans l’attitude de l’amour qui est l’allongement du tombeau ? »
Mais Chrysis parle…
« Bien-Aimé, tu m’as demandée, je suis venue, regarde-moi bien… »
Elle lève les deux bras ensemble, repose ses mains sur ses cheveux, et, les coudes en avant, sourit.
« Bien-Aimé, je suis à toi… Oh ! pas encore tout de suite. Je t’ai promis de chanter, je chanterai d’abord. »
Et il ne pense plus qu’à elle et il se couche à ses pieds. Elle a de petites sandales noires. Quatre fils de perles bleuâtres passent entre les orteils menus dont chaque ongle a été peint d’un croissant de lune de carmin.
La tête inclinée sur l’épaule, elle bat du bout des doigts la paume de sa main gauche avec l’autre main en ondulant les hanches à peine.
« Sur mon lit, pendant la nuit,
J’ai cherché celui que mon cœur aime,
Je l’ai cherché, je ne l’ai point trouvé…
Je vous conjure, filles d’Iérouschalaïm,
Si vous trouvez mon amant,
Dites-lui
Que je suis malade d’amour.
Ah ! C’est le chant des chants, Démétrios ! C’est le cantique nuptial des filles de mon pays.
J’étais endormie, mais mon cœur veillait,
C’est la voix de mon bien-aimé…
Il a frappé à ma porte.
Le voici, il vient
Sautant sur les montagnes
Semblable au chevreuil
Ou au faon des biches.
Mon bien-aimé parle et me dit :
— Ouvre-moi, ma sœur, mon amie.
Ma tête est pleine de rosée.
Mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit.
Lève-toi, mon amie ;
Viens, belle fille.
Voici que l’hiver est passé
Et que la pluie s’en est allée.
Les fleurs naissent sur la terre,
Le temps de chanter est arrivé,
On entend la tourterelle.
Lève-toi, mon amie ;
Viens, belle fille ! »
Elle jette son voile loin d’elle et reste debout dans une étoffe étroite qui serre les jambes et les hanches.
« — J’ai ôté ma chemise ;
Comment la remettrai-je ?
J’ai lavé mes pieds ;
Comment les souillerai-je ?
Mon bien-aimé a passé la main par la serrure
Et mon ventre en a frissonné.
Je me suis levée pour ouvrir à mon amant.
Mes mains dégouttaient de myrrhe,
La myrrhe de mes doigts s’est répandue
Sur la poignée du verrou.
Ah ! Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! »
Elle renverse la tête en fermant à demi les paupières.
« Soutenez-moi, guérissez-moi.
Car je suis malade d’amour.
Que sa main gauche soit sous ma nuque
Et que sa droite m’étreigne.
— Tu m’as pris, ma sœur, avec un de tes yeux,
Avec une des chaînettes de ton cou.
Que ton amour est bon.
Que tes caresses sont bonnes !
Meilleures que le vin.
Ton odeur me plaît mieux que tous les aromates,
Tes lèvres sont toutes mouillées :
Il y a du miel et du lait sous ta langue,
L’odeur de tes vêtements est celle du Liban.
Tu es, ô ma sœur, un jardin secret,
Une source close, une fontaine scellée.
Lève-toi, vent du nord !
Accours, vent du sud !
Soufflez sur mon jardin
Pour que ses parfums s’écoulent. »
Elle arrondit les bras, et tend la bouche.
« — Que mon amant entre dans son jardin
Et mange de ses fruits excellents.
— Oui, j’entre en mon jardin,
Ô ma sœur, mon aimée,
Je cueille ma myrrhe et mes aromates,
Je mange mon miel avec son rayon.
Je bois mon vin avec ma crème.
— Mets-moi comme un sceau sur ton cœur,
Comme un sceau sur ton bras,
Car l’Amour est fort comme la Mort. »
Sans remuer les pieds, sans fléchir ses genoux serrés, elle fait tourner lentement son torse sur ses hanches immobiles. Son visage et ses deux seins, au-dessus du fourreau de ses jambes, semblent trois grandes fleurs presque roses dans un porte-bouquet d’étoffe.
Elle danse gravement, des épaules et de la tête et de ses beaux bras mélangés. Elle semble souffrir dans sa gaîne et révéler toujours davantage la blancheur de son corps à demi délivré. Sa respiration gonfle sa poitrine. Sa bouche ne peut plus se fermer. Ses paupières ne peuvent plus s’ouvrir. Un feu grandissant fait rougir ses joues.
Parfois ses dix doigts croisés s’unissent devant son visage. Parfois elle lève les bras. Elle s’étire délicieusement. Un long sillon fugitif sépare ses épaules haussées. Enfin, d’un seul tour de chevelure enveloppant sa face haletante comme on enroule le voile des noces, elle détache en tremblant l’agrafe sculptée qui retenait l’étoffe à ses reins et fait glisser jusqu’aux tapis tout le mystère de sa grâce.
Démétrios et Chrysis…
Leur première étreinte avant l’amour est immédiatement si parfaite, si harmonieuse, qu’ils la gardent immobile, pour en connaître pleinement la multiple volupté. Un des seins de Chrysis se moule sous le bras qui l’accole avec force. Une de ses cuisses est brûlante entre deux jambes resserrées, et l’autre, ramenée par-dessus, se fait pesante et s’élargit. Ils restent ainsi sans mouvement, liés ensemble mais non pénétrés, dans l’exaltation croissante d’un inflexible désir qu’ils ne veulent pas satisfaire. Leurs bouches seules, d’abord, se sont prises. Ils s’enivrent l’un de l’autre en affrontant sans les guérir leurs virginités douloureuses.
On ne regarde rien d’aussi près que le visage de la femme aimée. Vus dans le rapprochement excessif du baiser, les yeux de Chrysis semblent énormes. Quand elle les ferme, deux plis parallèles subsistent sur chaque paupière et une teinte uniformément terne s’étend depuis les sourcils brillants jusqu’à la naissance des joues. Quand elle les ouvre, un anneau vert, mince comme un fil de soie, éclaire d’une couronne de couleur l’insondable prunelle noire qui s’agrandit outre mesure sous les longs cils recourbés. La petite chair rouge d’où coulent les larmes a des palpitations soudaines.
Ce baiser ne finira plus. Il semble qu’il y ait sous la langue de Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l’Écriture, mais une eau vivante, mobile, enchantée. Et cette langue elle-même, multiforme, qui se creuse et qui s’enroule, qui se retire et qui s’étire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, fleur qui s’arrondit en pistil ou s’amincit en pétale, chair qui se raidit pour frémir ou s’amollit pour lécher, Chrysis l’anime de toute sa tendresse et de sa fantaisie passionnée… Puis ce sont des caresses qu’elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit à étreindre dans un réseau de crampes frissonnantes qui s’éveillent le long des côtes et ne s’évanouissent pas tout entières. Elle n’est heureuse, a-t-elle dit, que secouée par le désir ou énervée par l’épuisement : la transition l’effraie comme une souffrance. Dès que son amant l’y invite, elle l’écarte de ses bras tendus ; ses genoux se serrent, ses lèvres deviennent suppliantes. Démétrios l’y contraint par la force.
… Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la tempête dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands soulèvements des eaux ne semblent dignes d’étonnement à ceux qui ont vu dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient prodigieuse. Tour à tour cambrée ou retombante, un coude relevé sur les coussins, elle saisit le coin d’un oreiller, s’y cramponne comme une moribonde et suffoque, la tête en arrière. Ses yeux éclairés de reconnaissance fixent dans le coin des paupières le vertige de leur regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est d’un mouvement qui déconcerte. Deux lignes musculaires admirables, descendant de l’oreille et de l’épaule, viennent s’unir sous le sein droit qu’elles portent comme un fruit.
Démétrios contemple avec une sorte de crainte religieuse cette fureur de la déesse dans le corps féminin, ce transport de tout un être, cette convulsion surhumaine dont il est la cause directe, qu’il exalte ou réprime librement, et qui, pour la millième fois, le confond.
Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s’efforcent et se magnifient pour créer. Les mamelles ont déjà pris jusqu’à leurs bouts exagérés la majesté maternelle. Le ventre sacré de la femme accomplit la conception…
Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d’avance l’accouchement !
II
LA FOULE
Dans la matinée où prit fin la bacchanale chez Bacchis, il y eut un événement à Alexandrie : la pluie tomba.
Aussitôt, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire dans les pays moins africains, tout le monde fut dehors pour recevoir l’ondée.
Le phénomène n’avait rien de torrentiel ni d’orageux. De larges gouttes tièdes, du haut d’un nuage violet, traversaient l’air. Les femmes les sentaient mouiller leurs poitrines et leurs cheveux hâtivement noués. Les hommes regardaient le ciel avec intérêt. Des petits enfants riaient aux éclats en traînant leurs pieds nus dans la boue superficielle.
Puis le nuage s’évanouit parmi la lumière ; le ciel resta implacablement pur, et peu de temps après midi la boue était redevenue poussière sous le soleil.
Mais cette averse passagère avait suffi. La ville en était égayée. Les hommes demeurèrent ensemble sur les dalles de l’Agora et les femmes se mêlèrent par groupes en croisant leurs voix éclatantes.
Les courtisanes seules étaient là, car le troisième jour des Aphrodisies étant réservé à la dévotion exclusive des femmes mariées, celles-ci venaient de se rendre en grande théorie sur la route de l’Astarteïon, et il n’y avait plus sur la place que des robes à fleurs et des yeux noirs de fard.
Comme Myrtocleia passait, une jeune fille nommée Philotis, qui causait avec beaucoup d’autres, la tira par le nœud de sa manche.
« Hé, petite ! tu as joué chez Bacchis, hier , Qu’est-ce qui s’est passé ? qu’est-ce qu’on y a fait ? Bacchis a-t-elle ajouté un nouveau collier à plaques pour cacher les vallées de son cou ? Porte-t-elle des seins en bois, ou en cuivre ? Avait-elle oublié de teindre ses petits cheveux blancs des tempes avant de mettre sa perruque ? Allons, parle, poisson frit !
— Si tu crois que je l’ai regardée ! Je suis arrivée après le repas, j’ai joué ma scène, j’ai reçu mon prix et je suis partie en courant.
— Oh ! Je sais que tu ne te débauches pas !
— Pour tacher ma robe et recevoir des coups, non, Philotis. Il n’y a que les femmes riches qui puissent faire l’orgie. Les petites joueuses de flûtes n’y gagnent que des larmes.
— Quand on ne veut pas tacher sa robe, on la laisse dans l’antichambre. Quand on reçoit des coups de poing, on se fait payer double. C’est élémentaire. Ainsi tu n’as rien à nous apprendre ? pas une aventure, pas une plaisanterie, pas un scandale ? Nous bâillons comme des ibis. Invente quelque chose si tu ne sais rien.
— Mon amie Théano est restée après moi. Quand je me suis réveillée, tout à l’heure, elle n’était pas encore rentrée. La fête dure peut-être toujours.
— C’est fini, dit une femme, Théano est là-bas. contre le mur Céramique. »
Les courtisanes y coururent, mais à quelques pas elles s’arrêtèrent avec un sourire de pitié.
Théano, dans le vertige de l’ivresse la plus ingénue, tirait avec obstination une rose presque défleurie dont les épines s’accrochaient à ses cheveux. Sa tunique jaune était souillée de rouge et de blanc comme si toute l’orgie avait passé sur elle. L’agrafe de bronze qui retenait sur l’épaule gauche les plis convergents de l’étoffe pendait plus bas que la ceinture et découvrait la boule mouvante d’un jeune sein déjà trop mûr, qui gardait deux stigmates de pourpre.
Dès qu’elle aperçut Myrtocleia, elle partit brusquement de cet éclat de rire singulier que tout le monde connaissait à Alexandrie et qui l’avait fait surnommer la Poule. C’était un interminable gloussement de pondeuse, une cascade de gaieté qui redescendait à l’essouffler, puis reprenait par un cri suraigu, et ainsi de suite, d’une façon rhythmée, dans une joie de volaille triomphante.
« Un œuf ! un œuf ! » dit Philotis.
Mais Myrtocleia fit un geste :
« Viens, Théano. Il faut te coucher. Tu n’es pas bien. Viens avec moi.
— Ah ! ha !… Ah ! ha !… » riait l’enfant. Et elle prit son sein dans sa petite main en criant d’une voix altérée :
« Ah ! ha !… le miroir…
— Viens ! répétait Myrto impatientée.
— Le miroir… il est volé, volé, volé ! Ah ! haaaa ! Je ne rirai jamais tant quand je vivrais plus que Cronos. Volé, volé, le miroir d’argent ! »
La chanteuse voulait l’entraîner, mais Philotis avait compris.
« Ohé ! cria-t-elle aux autres en levant les deux bras en l’air. Accourez donc ! on apprend des nouvelles ! Le miroir de Bacchis est volé ! »
Et toutes s’exclamèrent :
« Papaïe ! le miroir de Bacchis ! »
En un instant, trente femmes se pressèrent autour de la joueuse de flûte.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Comment ?
— On a volé le miroir de Bacchis ; c’est Théano qui vient de le dire.
— Mais quand cela ?
— Qui est-ce qui l’a pris ? »
L’enfant haussa les épaules :
« Est-ce que je sais !
— Tu as passé la nuit là-bas. Tu dois savoir. Ce n’est pas possible. Qui est entré chez elle ? On te l’a dit sans doute. Rappelle-toi, Théano.
— Est-ce que je sais ?… Ils étaient plus de vingt dans la salle… Ils m’avaient louée comme joueuse de flûte, mais ils m’ont empêchée de jouer parce qu’ils n’aiment pas la musique. Ils m’ont demandé de mimer la figure de Danaë et ils jetaient des pièces d’or sur moi, et Bacchis me les prenait toutes… Et quoi encore ? C’étaient des fous. Ils m’ont fait boire la tête en bas dans un cratère beaucoup trop plein où ils avaient versé sept coupes parce qu’il y avait sept vins sur la table. J’avais la figure toute mouillée. Même mes cheveux trempaient, et mes roses.
— Oui, interrompit Myrto, tu es une fort vilaine fille. Mais le miroir ? Qui est-ce qui l’a pris ?
— Justement ! quand on m’a remise sur mes pieds j’avais le sang à la tête et du vin jusqu’aux oreilles. Ha ! ha ! ils se sont tous mis à rire… Bacchis a envoyé chercher le miroir… Ha ! ha ! il n’y était plus. Quelqu’un l’avait pris.
— Qui ? On te demande qui ?
— Ce n’est pas moi, voilà ce que je sais. On ne pouvait pas me fouiller : j’étais toute nue. Je ne cacherais pas un miroir comme une drachme sous ma paupière. Ce n’est pas moi, voilà ce que je sais. Elle a mis une esclave en croix, c’est peut-être à cause de cela… Quand j’ai vu qu’on ne me regardait plus, j’ai ramassé les pièces de Danaë. Tiens, Myrto, j’en ai cinq, tu achèteras des robes pour nous trois. »
Le bruit du vol s’était répandu peu à peu sur toute la place. Les courtisanes ne cachaient pas leur satisfaction envieuse. Une curiosité bruyante animait les groupes en mouvement.
« C’est une femme, disait Philotis, c’est une femme qui a fait ce coup-là.
— Oui, le miroir était bien caché. Un voleur aurait pu tout emporter dans la chambre et tout bouleverser sans trouver la pierre.
— Bacchis avait des ennemies, ses anciennes amies surtout. Celles-là savaient tous ses secrets. L’une d’elles l’aura fait attirer quelque part et sera entrée chez elle à l’heure où le soleil est chaud et les rues presque désertes.
— Oh ! elle l’a peut-être fait vendre, son miroir, pour payer ses dettes.
— Si c’était un de ses amants ? On dit qu’elle prend des portefaix maintenant.
— Non, c’est une femme, j’en suis sûre.
— par les deux déesses ! c’est bien fait ! »
Tout à coup, une cohue plus houleuse encore se poussa vers un point de l’Agora, suivie d’une rumeur croissante qui attira tous les passants.
« Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? »
Et une voix aiguë dominant le tumulte cria par-dessus les têtes anxieuses :
« On a tué la femme du grand-prêtre ! »
Une émotion violente s’empara de toute la foule. On n’y croyait pas. On ne voulait pas penser qu’au milieu des Aphrodisies un tel meurtre était venu jeter le courroux des dieux sur la ville. Mais de toutes parts la même phrase se répétait de bouche en bouche :
« On a tué la femme du grand-prêtre ! la fête du temple est suspendue ! »
Rapidement les nouvelles arrivaient. Le corps avait été trouvé, couché sur un banc de marbre rose, dans un lieu écarté, au sommet des jardins. Une longue aiguille d’or traversait le sein gauche ; la blessure n’avait pas saigné ; mais l’assassin avait coupé tous les cheveux de la jeune femme, et emporté le peigne antique de la reine Nitaoucrît.
Après les premiers cris d’angoisse, une stupeur profonde plana. La multitude grossissait d’instant en instant. La ville entière était là, mer de têtes nues et de chapeaux de femmes, troupeau immense qui débouchait à la fois de toutes les rues pleines d’ombre bleue dans la lumière éclatante de l’Agora d’Alexandrie. On n’avait pas vu pareille affluence depuis le jour où Ptolémée Aulète avait été chassé du trône par les partisans de Bérénice. Encore les révolutions politiques paraissaient-elles moins terribles que ce crime de lèse-religion, dont le salut de la cité pouvait dépendre. Les hommes s’écrasaient autour des témoins. On demandait de nouveaux détails. On émettait des conjectures. Des femmes apprenaient aux nouveaux arrivants le vol du célèbre miroir. Les plus avisés affirmaient que ces deux crimes simultanés s’étaient faits par la même main. Mais laquelle ? Des filles, qui avaient déposé la veille leur offrande pour l’année suivante, craignirent que la déesse ne leur en tînt plus compte, et sanglotèrent assises, la tête dans leur robe.
Une superstition ancienne voulait que deux événements semblables fussent suivis d’un troisième plus grave. La foule attendait celui-là. Après le miroir et le peigne, qu’avait pris le mystérieux larron ? Une atmosphère étouffante, enflammée par le vent du sud et pleine de sable en poussière, pesait sur la foule immobile.
Insensiblement, comme si cette masse humaine eût été un seul être, elle fut prise d’un frisson qui s’accrut par degrés jusqu’à la terreur panique et tous les yeux se fixèrent vers un même point de l’horizon.
C’était à l’extrémité lointaine de la grande avenue rectiligne qui de la porte de Canope traversait Alexandrie et menait du Temple à l’Agora. Là, au plus haut point de la côte douce, où la voie s’ouvrait sur le ciel, une seconde multitude effarée venait d’apparaître et courait en descendant vers la première.
« Les courtisanes ! les courtisanes sacrées ! »
Personne ne bougea. On n’osait pas aller à leur rencontre, de peur d’apprendre un nouveau désastre. Elles arrivaient comme une inondation vivante, précédées du bruit sourd de leur course sur le sol. Elles levaient les bras, elles se bousculaient, elles semblaient fuir une armée. On les reconnaissait, à présent. On distinguait leurs robes, leurs ceintures, leurs cheveux. Des rayons de lumière frappaient les bijoux d’or. Elles étaient toutes proches. Elles ouvraient la bouche… le silence se fit.
« On a volé le collier de la Déesse, les Vraies Perles de l’Anadyomène ! »
Une clameur désespérée accueillit la fatale parole. La foule se retira d’abord comme une vague, puis s’engouffra en avant, battant les murs, emplissant la voie, refoulant les femmes effrayées, dans la longue avenue du Drôme, vers la sainte Immortelle perdue.
III
LA RÉPONSE
Et l’Agora demeura vide, comme une plage après la marée.
Vide, non pas complètement : un homme et une femme restèrent, ceux-là seuls qui savaient le secret de la grande émotion publique, et qui, l’un par l’autre, l’avaient causée : Chrysis et Démétrios.
Le jeune homme était assis sur un bloc de marbre, près du port. La jeune femme était debout à l’autre extrémité de la place. Ils ne pouvaient se reconnaître ; mais ils se devinèrent mutuellement ; Chrysis courut sous le soleil, ivre d’orgueil et enfin de désir.
« Tu l’as fait ! s’écria-t-elle. Tu l’as donc fait !
— Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obéie. »
Elle se jeta sur ses genoux et l’embrassa dans une étreinte délirante.
« Je t’aime ! je t’aime ! Jamais je n’ai senti ce que je sens. Dieux ! je sais donc ce que c’est que d’être amoureuse ! Tu le vois, mon aimé, je te donne plus, moi, que je ne t’avais promis avant-hier. Moi qui n’ai jamais désiré personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si vite. Je ne t’avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te donne tout ce que j’ai de bon, tout ce que j’ai de pur, de sincère et de passionné, toute mon âme, qui est vierge, Démétrios, songes-y ! Viens avec moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu caché, où il n’y ait que toi et moi. Nous aurons là des jours comme il n’y en eut pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n’a fait ce que tu viens de faire pour moi. Jamais une femme n’a aimé comme j’aime ; ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible ! Je ne peux presque pas parler, tellement j’ai la gorge étouffée. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, maintenant, ce que c’est que pleurer : c’est être trop heureuse… mais tu ne réponds pas ! tu ne dis rien ! Embrasse-moi… »
Démétrios allongea la jambe droite afin d’abaisser son genou qui se fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-même, secoua son vêtement pour aérer les plis, et dit doucement :
« Non… Adieu. »
Et il s’en alla d’un pas tranquille.
Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main pendante.
« Quoi ?… quoi ?… qu’est-ce que tu dis ?
— Je te dis : adieu, articula-t-il sans élever la voix.
— Mais… mais ce n’est donc pas toi qui…
— Si. Je te l’avais promis.
— Alors… Je ne comprends plus.
— Ma chère, que tu comprennes ou non, c’est assez indifférent. Je laisse ce petit mystère à tes méditations. Si ce que tu m’as dit est vrai, elles menacent d’être prolongées. Voilà qui vient à point pour les occuper. Adieu.
— Démétrios ! qu’est-ce que j’entends ?… D’où t’est venu ce ton-là ? Est-ce bien toi qui parles ? Explique-moi ! Je t’en conjure ! Qu’est-il arrivé entre nous ? C’est à se briser la tête contre les murailles…
— Faut-il te répéter cent fois les mêmes choses ! Oui, j’ai pris le miroir ; oui, j’ai tué la prêtresse Touni pour avoir le peigne antique ; oui, j’ai enlevé du col de la déesse le grand collier de perles à sept rangs. Je devais te remettre les trois cadeaux en échange d’un seul sacrifice de ta part. C’était l’estimer, n’est-il pas vrai ? Or, j’ai cessé de lui attribuer cette valeur considérable et je ne te demande plus rien. Agis de même à ton tour et quittons-nous. J’admire que tu ne comprennes point une situation dont la simplicité est si éclatante.
— Mais garde-les, tes cadeaux ! Est-ce que j’y pense ! Est-ce que je te les demande, tes cadeaux ? Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? C’est toi que je veux, toi seul…
— Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon côté ; et comme, pour qu’il y ait rendez-vous, il est indispensable d’obtenir à la fois le consentement des deux amants, notre union risque fort de ne pas se réaliser si je persiste dans ma manière de voir. C’est ce que j’essaye de te faire entendre avec toute la clarté de parole dont je suis susceptible. Je vois qu’elle est insuffisante ; mais comme il ne m’appartient pas de la rendre plus parfaite, je te prie de vouloir bien accepter de bonne grâce le fait accompli, sans pénétrer ce qu’il a pour toi d’obscur, puisque tu n’admets pas qu’il soit vraisemblable. Je désirerais vivement clore cet entretien, qui ne peut avoir aucun résultat et qui m’entraînerait peut-être à des phrases désobligeantes.
— On t’a parlé de moi !
— Non.
— Oh ! je le devine ! On t’a parlé de moi, ne dis pas non ! On t’a dit du mal de moi ! J’ai des ennemies terribles, Démétrios ! Il ne faut pas les écouter. Je te jure par les dieux, elles mentent !
— Je ne les connais pas.
— Crois-moi ! crois-moi, Bien-Aimé ! Quel intérêt aurais-je à te tromper, puisque je n’attends rien de toi que toi-même ? Tu es le premier à qui je parle ainsi… »
Démétrios la regarda dans les yeux.
« Il est trop tard, dit-il. Je t’ai eue.
— Tu délires… Quand cela ? Où ? Comment ?
— Je dis vrai. Je t’ai eue malgré toi. Ce que j’attendais de tes complaisances, tu me l’as donné à ton insu. Le pays où tu voulais aller, tu m’y as mené en songe, cette nuit, et tu étais belle… ah ! que tu étais belle, Chrysis ! Je suis revenu de ce pays-là. Aucune volonté humaine ne me forcera plus à le revoir. On n’a jamais le bonheur deux fois avec le même événement. Je ne suis point insensé au point de gâter un souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu ? mais comme je n’ai aimé que ton ombre, tu me dispenseras, chère tête, de remercier ta réalité. »
Chrysis se prit les tempes dans les mains.
« C’est abominable ! c’est abominable ! Et il ose le dire ! Et il s’en contente !
— Tu précises bien vite. Je t’ai dit que j’avais rêvé : es-tu sûre que je fusse endormi ? Je t’ai dit que j’avais été heureux : est-ce que le bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson physique que tu provoques si bien, m’as-tu dit, mais que tu n’as pas le pouvoir de diversifier, puisqu’il est sensiblement le même auprès de toutes les femmes qui se donnent ? Non, c’est toi-même que tu diminues en prenant cette allure inconvenante. Tu ne me parais pas bien connaître toutes les félicités qui naissent de tes pas. Ce qui fait que les maîtresses diffèrent, c’est qu’elles ont chacune des façons personnelles de préparer et de conclure un événement en somme aussi monotone qu’il est nécessaire, et dont la recherche ne vaudrait pas, si l’on n’avait que lui en perspective, toute la peine que nous prenons pour trouver une maîtresse parfaite. En cette préparation et en cette conclusion, parmi toutes les femmes, tu excelles. Du moins, j’ai eu plaisir à me le figurer, et peut-être m’accorderas-tu qu’après avoir rêvé l’Aphrodite du Temple, mon imagination n’a pas eu grand’peine à se représenter la femme que tu es ? Encore une fois, je ne te dirai pas s’il s’agit d’un songe nocturne ou d’une erreur éveillée. Qu’il te suffise de savoir que, rêvée ou conçue, ton image m’est apparue dans un cadre extraordinaire. Illusion ; mais, sur toutes choses, je t’empêcherai, Chrysis, de me désillusionner.
— Et moi, dans tout cela, que fais-tu de moi, moi qui t’aime encore malgré les horreurs que j’entends de ta bouche ? Ai-je eu conscience de ton odieux rêve ? Ai-je été de moitié dans ce bonheur dont tu parles, et que tu m’as volé, volé ! A-t-on jamais ouï dire qu’un amant eût un égoïsme assez épouvantable pour prendre son plaisir de la femme qui l’aime sans le lui faire partager ?… Cela confond la pensée. J’en deviendrai folle. »
Ici Démétrios quitta son ton de raillerie, et dit, d’une voix légèrement tremblante :
« T’inquiétais-tu de moi quand tu profitais de ma passion soudaine pour exiger, dans un instant d’égarement, trois actes qui auraient pu briser mon existence et qui laisseront toujours en moi le souvenir d’une triple honte ?
— Si je l’ai fait, c’était pour t’attacher. Je ne t’aurais pas eu si je m’étais donnée.
— Bien. Tu as été satisfaite. Tu m’as tenu, pas pour longtemps, mais tu m’as tenu néanmoins, dans l’esclavage que tu voulais. Souffre qu’aujourd’hui je me délivre !
— Il n’y a d’esclave que moi, Démétrios.
— Oui, toi ou moi, mais l’un de nous deux s’il aime l’autre. L’Esclavage ! L’Esclavage ! voilà le vrai nom de la passion. Vous n’avez toutes qu’un seul rêve, qu’une seule idée au cerveau : faire que votre faiblesse rompe la force de l’homme et que votre futilité gouverne son intelligence ! Ce que vous voulez, dès que les seins vous poussent, ce n’est pas aimer ni être aimée, c’est lier un homme à vos chevilles, l’abaisser, lui ployer la tête et mettre vos sandales dessus. Alors vous pouvez, selon votre ambition, nous arracher l’épée, le ciseau ou le compas, briser tout ce qui vous dépasse, émasculer tout ce qui vous fait peur, prendre Héraclès par les naseaux et lui faire filer la laine ! Mais quand vous n’avez pu fléchir ni son front ni son caractère, vous adorez le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche même qui vous insulte ! L’homme qui a refusé de baiser vos pieds nus, s’il vous viole, comble vos désirs. Celui qui n’a pas pleuré quand vous quittiez sa maison peut vous y traîner par les cheveux : votre amour renaîtra de vos larmes, car une seule chose vous console de ne pas imposer l’esclavage, femmes amoureuses ! C’est de le subir.
— Ah ! bats-moi, si tu veux ! Mais aime-moi après ! »
Et elle l’étreignit si brusquement qu’il n’eut pas le temps d’écarter ses lèvres. Il se dégagea des deux bras à la fois :
« Je te déteste. Adieu, » dit-il.
Mais Chrysis s’accrocha à son manteau :
« Ne mens pas. Tu m’adores. Tu as l’âme toute pleine de moi ; mais tu as honte d’avoir cédé. Écoute, écoute, Bien-Aimé ! S’il ne te faut que cela pour consoler ton orgueil, je suis prête à donner, pour t’avoir, plus encore que je ne t’ai demandé. Quelque sacrifice que je te fasse, après notre réunion je ne me plaindrai pas de la vie. »
Démétrios la regarda curieusement ; et comme elle, l’avant-veille, sur la jetée, il lui dit :
« Quel serment fais-tu ?
— Par l’Aphrodite, aussi.
— Tu ne crois pas à l’Aphrodite. Jure par Iahveh Çabaoth. »
La Galiléenne pâlit.
« On ne jure pas par Iahveh.
— Tu refuses ?
— C’est un serment terrible.
— C’est celui qu’il me faut. »
Elle hésita quelque temps, puis dit à voix basse :
« J’en fais le serment par Iahveh. Que demandes-tu de moi, Démétrios ? »
Le jeune homme se tut.
« Parle, Bien-Aimé ! dit Chrysis. Dis-moi vite. J’ai peur.
— Oh ! C’est peu de chose.
— Mais quoi encore ?
— Je ne veux pas te demander de me donner à ton tour trois cadeaux, fussent-ils aussi simples que les premiers étaient rares. Ce serait contre les usages. Mais je peux te demander d’en recevoir, n’est-ce pas ?
— Assurément, dit Chrysis joyeuse.
— Ce miroir, ce peigne, ce collier, que tu m’as fait prendre pour toi, tu n’espérais pas en user, n’est-ce pas ? Un miroir volé, le peigne d’une victime et le collier de la déesse, ce ne sont pas là des bijoux dont on puisse faire étalage.
— Quelle idée !
— Non. Je le pensais bien. C’est donc par pure cruauté que tu m’as poussé à les ravir au prix des trois crimes dont la ville entière est bouleversée aujourd’hui ? Eh bien, tu vas les porter.
— Quoi !
— Tu vas aller dans le petit jardin clos où se trouve la statue d’Hermès Stygien. Cet endroit est toujours désert et tu ne risques pas d’y être troublée. Tu enlèveras le talon gauche du dieu. La pierre est brisée, tu verras. Là, dans l’intérieur du socle, tu trouveras le miroir de Bacchis et tu le prendras à la main ; tu trouveras le grand peigne de Nitaoucrît et tu l’enfonceras dans tes cheveux ; tu trouveras les sept colliers de perles de la déesse Aphrodite, et tu les mettras à ton cou. Ainsi parée, belle Chrysis, tu t’en iras par la ville. La foule va te livrer aux soldats de la reine ; mais tu auras ce que tu souhaitais et j’irai te voir dans ta prison avant le lever du soleil. »
IV
LE JARDIN D’HERMANUBIS
Le premier mouvement de Chrysis fut de hausser les épaules. Elle ne serait pas si naïve que de tenir son serment !
Le second fut d’aller voir.
Une curiosité croissante la poussait vers le mystérieux endroit où Démétrios avait caché les trois dépouilles criminelles. Elle voulait les prendre, les toucher de la main, les faire briller au soleil, les posséder un instant. Il lui semblait que sa victoire ne serait tout à fait complète tant qu’elle n’aurait pas saisi le butin de ses ambitions.
Quant à Démétrios, elle saurait bien le reprendre par une manœuvre ultérieure. Comment croire qu’il était détaché d’elle à jamais ? La passion qu’elle lui supposait n’était pas de celles qui s’éteignent sans retour dans le cœur de l’homme. Les femmes qu’on a beaucoup aimées forment dans la mémoire une famille d’élection, et la rencontre d’une ancienne maîtresse, même haïe, même oubliée, éveille un trouble inattendu d’où peut rejaillir l’amour nouveau. Chrysis n’ignorait pas cela. Si ardente qu’elle fût elle-même, si pressée de conquérir ce premier homme qu’elle eût aimé, elle n’était pas assez folle pour l’acheter du prix de sa vie quand elle voyait tant d’autres moyens de le séduire plus simplement.
Et cependant… quelle fin bienheureuse il lui avait proposée !
Sous les yeux d’une foule innombrable, porter le miroir antique où Sapphô s’était mirée, le peigne qui avait assemblé les cheveux royaux de Nitaoucrît, le collier de perles marines qui avaient roulé dans la conque de la déesse Anadyomène… Puis du soir au matin connaître éperdument tout ce que l’amour le plus emporté peut faire éprouver à une femme… et vers le milieu du jour, mourir sans effort… Quel incomparable destin !
Elle ferma les yeux…
Mais non ; elle ne voulait pas se laisser tenter.
Elle monta en droite ligne à travers Rhacotis la rue qui menait au Grand Serapeion. Cette voie, percée par les Grecs, avait quelque chose de disparate dans ce quartier de ruelles angulaires. Les deux populations s’y mêlaient bizarrement, dans une promiscuité encore un peu haineuse. Entre les Égyptiens vêtus de chemises bleues, les tuniques écrues des Hellènes faisaient des passages de blancheurs. Chrysis montait d’un pas rapide, sans écouter les conversations où le peuple s’entretenait des crimes commis pour elle.
Devant les marches du monument, elle tourna à droite, prit une rue obscure, puis une autre dont les maisons se touchaient presque par les terrasses, traversa une petite place en étoile où, près d’une tache de soleil, deux fillettes très brunes jouaient dans une fontaine, et enfin elle s’arrêta.
Le jardin d’Hermès Anubis était une petite nécropole depuis longtemps abandonnée, une sorte de terrain vague où les parents ne venaient plus porter les libations aux morts et que les passants évitaient d’approcher. Au milieu des tombes croulantes, Chrysis s’avança dans le plus grand silence, peureuse à chaque pierre qui craquait sous ses pas. Le vent, toujours chargé de sable fin, agitait ses cheveux sur les tempes, et gonflait son voile de soie écarlate vers les feuilles blanches des sycomores.
Elle découvrit la statue entre trois monuments funèbres qui la cachaient de tous côtés et l’enfermaient dans un triangle. L’endroit était bien choisi pour enfouir un secret mortel.
Chrysis se glissa comme elle put dans le passage étroit et pierreux : en voyant la statue, elle pâlit légèrement.
Le dieu à tête de chacal était debout, la jambe droite en avant, la coiffure tombante et percée de deux trous d’où sortaient les bras. La tête se penchait du haut du corps rigide, suivant le mouvement des mains qui faisaient le geste de l’embaumeur. Le pied était descellé.
D’un regard lent et craintif, Chrysis s’assura qu’elle était bien seule. Un petit bruit derrière elle la fit frissonner ; mais ce n’était qu’un lézard vert qui fuyait dans une fissure de marbre.
Alors elle osa prendre enfin le pied cassé de la statue.
Elle le souleva obliquement et non sans quelque peine, car il entraînait avec lui une partie du socle évidé qui reposait sur le piédestal.
Et sous la pierre elle vit briller tout à coup les énormes perles.
Elle tira le collier tout entier. Qu’il était lourd ! elle n’aurait pas pensé que des perles presque sans monture pussent peser d’un tel poids à la main. Les globes de nacre étaient tous d’une merveilleuse rondeur et d’un orient presque lunaire. Les sept rangs se succédaient, l’un après l’autre, en s’élargissant comme des moires circulaires sur une eau pleine d’étoiles.
Elle le mit à son cou.
D’une main elle l’étagea, les yeux fermés pour mieux sentir le froid des perles sur la peau. Elle disposa les sept rangs avec régularité le long de sa poitrine nue et fit descendre le dernier dans l’intervalle chaud des seins.
Ensuite elle prit le peigne d’ivoire, le considéra quelque temps, caressa la figurine blanche qui était sculptée dans la mince couronne, et plongea le bijou dans ses cheveux plusieurs fois avant de le fixer où elle le voulait.
Puis elle tira du socle le miroir d’argent, s’y regarda, y vit son triomphe, ses yeux éclairés d’orgueil, ses épaules parées des dépouilles des dieux…
Et s’enveloppant même les cheveux dans sa grande cyclas écarlate, elle sortit de la nécropole sans quitter les bijoux terribles.
V
LES MURAILLES DE POURPRE
Quand, de la bouche des hiérodoules, le peuple eut appris pour la seconde fois la certitude du sacrilège, il s’écoula lentement à travers les jardins.
Les courtisanes du temple se pressaient par centaines le long des chemins d’oliviers noirs. Quelques-unes répandaient de la cendre sur leur tête. D’autres frottaient leur front dans la poussière, ou tiraient leurs cheveux, ou se griffaient les seins, en signe de calamité. Les yeux sur le bras, beaucoup sanglotèrent.
La foule redescendit en silence, dans la ville, par le Drôme et par les quais. Un deuil universel consternait les rues. Les boutiquiers avaient rentré précipitamment, par frayeur, leurs étalages multicolores, et des auvents de bois fixés par des barres se succédaient comme une palissade monotone au rez-de-chaussée des maisons aveugles.
La vie du port s’était arrêtée. Les matelots assis sur les bornes de pierre restaient immobiles, les joues dans les mains. Les vaisseaux prêts à partir avaient fait relever leurs longues rames et carguer leurs voiles aiguës le long des mâts balancés par le vent. Ceux qui voulaient entrer en rade attendaient au large les signaux, et quelques-uns de leurs passagers qui avaient des parents au palais de la reine, croyant à une révolution sanglante, sacrifiaient aux dieux infernaux.
Au coin de l’île du Phare et de la jetée, Rhodis, dans la multitude, reconnut Chrysis auprès d’elle.
« Ah ! Chrysé ! garde-moi, j’ai peur. Myrto est là ; mais la foule est si grande… j’ai peur qu’on ne nous sépare. Prends-nous par la main.
— Tu sais, dit Myrtocleia, tu sais ce qui se passe ? Connaît-on le coupable ? Est-il à la torture ? Depuis Hérostrate on n’a rien vu de tel. Les Olympiens nous abandonnent. Que va-t-il advenir de nous ? »
Chrysis ne répondit pas.
« Nous avions donné des colombes, dit la petite joueuse de flûte. La déesse s’en souviendra-t-elle ? La déesse doit être irritée. Et toi, et toi, ma pauvre Chrysé ! toi qui devais être aujourd’hui ou très heureuse ou très puissante…
— Tout est fait, dit la courtisane.
— Comment dis-tu ? »
Chrysis fit deux pas en arrière et leva la main droite près de la bouche.
« Regarde bien, ma Rhodis ; regarde, Myrtocleia. Ce que vous verrez aujourd’hui, les yeux humains ne l’ont jamais vu, depuis le jour où la déesse est descendue sur l’Ida. Et jusqu’à la fin du monde on ne le reverra plus sur la terre. »
Les deux amies, stupéfaites, se reculèrent, la croyant folle. Mais Chrysis, perdue dans son rêve, marcha jusqu’au monstrueux Phare, montagne de marbre flamboyant à huit étages hexagonaux. Elle poussa la porte de bronze, et profitant de l’inattention publique, elle la referma de l’intérieur en abaissant les barres sonores.
Quelques instants s’écoulèrent.
La foule grondait perpétuellement. La houle vivante ajoutait sa rumeur aux bouleversements réguliers des eaux.
Tout à coup, un cri s’éleva, répété par cent mille poitrines :
« Aphrodite ! !
— Aphrodite ! ! ! »
Un tonnerre de cris éclata. La joie, l’enthousiasme de tout un peuple chantait dans un indescriptible tumulte d’allégresse au pied des murailles du Phare.
La cohue qui couvrait la jetée afflua violemment dans l’île, envahit les rochers, monta sur les maisons, sur les mâts de signaux, sur les tours fortifiées. L’île était pleine, plus que pleine, et la foule arrivait toujours plus compacte, dans une poussée de fleuve débordé, qui rejetait à la mer de longues rangées humaines, du haut de la falaise abrupte.
On ne voyait pas la fin de cette inondation d’hommes. Depuis le palais des Ptolémées jusqu’à la muraille du Canal, les rives du Port Royal, du Grand-Port et de l’Eunoste regorgeaient d’une masse serrée qui se nourrissait indéfiniment par les embouchures des rues. Au-dessus de cet océan, agité de remous immenses, écumeux, de bras et de visages, flottait comme une barque en péril la litière aux voiles jaunes de la reine Bérénice. Et d’instant en instant s’augmentant de bouches nouvelles, le bruit devenait formidable.
Ni Hélène sur les portes Scées, ni Phryné dans les flots d’Éleusis, ni Thaïs faisant allumer l’incendie de Persépolis n’ont connu ce qu’est le triomphe.
Chrysis était apparue par la porte de l’Occident, sur la première terrasse du monument rouge.
Elle était nue comme la déesse, elle tenait des deux mains les coins de son voile écarlate que le vent enlevait sur le ciel du soir, et de la main droite le miroir où se reflétait le soleil couchant.
Avec lenteur, la tête penchée, par un mouvement d’une grâce et d’une majesté infinies, elle monta la rampe extérieure qui ceignait d’une spirale la haute tour vermeille. Son voile frissonnait comme une flamme. Le crépuscule embrasé rougissait le collier de perles comme une rivière de rubis. Elle montait, et dans cette gloire, sa peau éclatante arborait toute la magnificence de la chair, le sang, le feu, le carmin bleuâtre, le rouge velouté, le rose vif, et, tournant avec les grandes murailles de pourpre, elle s’en allait vers le ciel.
I
LA SUPRÊME NUIT
« Tu es aimée des dieux, dit le vieux geôlier. Si moi, pauvre esclave, j’avais fait la centième partie de tes crimes, je me serais vu lier sur un chevalet, pendu par les pieds, déchiré de coups, écorché avec des pinces. On m’aurait versé du vinaigre dans les narines, on m’aurait chargé de briques jusqu’à m’étouffer, et si j’étais mort de douleur, mon corps nourrirait déjà les chacals des plaines brûlées. Mais toi qui as tout volé, tout tué, tout profané, on te réserve la ciguë douce et on te prête une bonne chambre dans l’intervalle. Zeus me foudroie si je sais pourquoi ! Tu dois connaître quelqu’un au palais.
— Donne-moi des figues, dit Chrysis. J’ai la bouche sèche. »
Le vieil esclave lui apporta dans une corbeille verte une douzaine de figues blettes à point.
Chrysis resta seule.
Elle s’assit et se releva, elle fit le tour de sa chambre, elle frappa les murs avec la paume de la main sans penser à quoi que ce fût. Elle déroula ses cheveux pour les rafraîchir, puis les renoua presque aussitôt.
On lui avait fait mettre un long vêtement de laine blanche. L’étoffe était chaude. Chrysis se sentit toute baignée de sueur. Elle étira les bras, bâilla, et s’accouda sur la haute fenêtre.
Au dehors, la lune éclatante luisait dans un ciel d’une pureté liquide, un ciel si pâle et si clair qu’on n’y voyait pas une étoile.
C’était par une semblable nuit que, sept ans auparavant, Chrysis avait quitté la terre de Genezareth.
Elle se rappela… Ils étaient cinq. C’étaient des vendeurs d’ivoire. Ils paraient des chevaux à longue queue avec des houppes bigarrées. Ils avaient abordé l’enfant au bord d’une citerne ronde…
Et avant cela, le lac bleuâtre, le ciel transparent, l’air léger du pays de Gâlil.
La maison était environnée de lins roses et de tamaris. Des câpriers épineux piquaient les doigts qui allaient saisir les phalènes… On croyait voir la couleur du vent dans les ondulations des fines graminées…
Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide où l’on trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs ; et il y avait des fleurs sur l’eau et des fleurs dans toute la prairie et de grands lys sur les montagnes, et la ligne des montagnes était celle d’un jeune sein…
Chrysis ferma les yeux avec un faible sourire qui s’éteignit tout à coup. L’idée de la mort venait de la saisir. Et elle sentit qu’elle ne pourrait plus, jusqu’à la fin, cesser de penser.
« Ah ! se dit-elle, qu’ai-je fait ? Pourquoi ai-je rencontré cet homme ? Pourquoi m’a-t-il écoutée ? Pourquoi me suis-je laissé prendre, à mon tour ? Pourquoi faut-il que, même maintenant, je ne regrette rien !
« Ne pas aimer ou ne pas vivre : voilà quel choix Dieu m’a donné. Qu’ai-je donc fait pour être punie ? »
Et il lui revint à la mémoire des fragments de versets sacrés qu’elle avait entendu citer dans son enfance. Depuis sept ans, elle n’y pensait plus. Mais ils revenaient, l’un après l’autre, avec une précision implacable, s’appliquer à sa vie et lui prédire sa peine.
Elle murmura :
« Il est écrit :
Je me souviens de ton amour lorsque tu étais jeune…
Tu as dès longtemps brisé ton joug,
Rompu tes liens,
Et tu as dit : je ne veux plus être esclave ;
Mais sous toute colline élevée
Et sous tout arbre vert
Tu t’es courbée, comme une prostituée[2].
» Il est écrit :
J’irai après mes amants
Qui me donnent mon pain et mon eau
Et ma laine et mon lin
Et mon huile et mon vin[3].
» Il est écrit :
Comment dirais-tu : Je ne suis point souillée.
Regarde tes pas dans la vallée,
Reconnais ce que tu as fait,
Chamelle vagabonde, ânesse sauvage,
Haletante et toujours en chaleur,
Qui t’aurait empêchée de satisfaire ton désir[4] ?
» Il est écrit :
Elle a été courtisane en Égypte,
Elle s’est enflammée pour des impudiques
Dont le membre est comme celui des ânes
Et la semence comme celle des chevaux.
Tu t’es souvenue des crimes de ta jeunesse en Égypte,
Quand on pressait tes seins parce qu’ils étaient jeunes[5].
» Oh ! s’écria-t-elle. C’est moi ! c’est moi !
» Et il est écrit encore :
Tu t’es prostituée à de nombreux amants
Et tu reviendrais à moi ! dit l’Éternel[6].
» Mais mon châtiment aussi est écrit !
Voici j’excite contre toi tes amants.
Ils te jugeront selon leurs lois.
Ils te couperont le nez et les oreilles
Et ce qui reste de toi tombera par l’épée[7].
» Et encore :
C’en est fait : elle est mise à nu, elle est emmenée.
Ses servantes gémissent comme des colombes
Et se frappent la poitrine[8].
» Mais sait-on ce que dit l’Écriture, ajouta-t-elle pour se consoler. N’est-il pas écrit ailleurs :
Je ne punirai pas vos filles parce qu’elles se prostituent[9].
Et ailleurs, l’Écriture ne conseille-t-elle pas :
Va, mange et bois, car dès longtemps Dieu te fait réussir. Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs et que l’huile parfumée ne manque pas sur ta tête. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité que Dieu t’a donnés sous le soleil, car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts, où tu vas[10]. »
Elle eut un frémissement, et se répéta à voix basse :
« Car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas.
La lumière est douce. Ah ! qu’il est agréable de voir le soleil[11].
Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, livre ton cœur à la joie, marche dans les voies de ton cœur et selon les visions de tes yeux, avant que tu ne t’en ailles vers ta demeure éternelle et que les pleureurs parcourent la rue ; avant que la corde d’argent se rompe, que la lampe d’or se brise, que la cruche casse sur la fontaine, et que la roue casse au puits, avant que la poussière retourne à la terre, d’où elle a été tirée[12]. »
Avec un nouveau frisson elle se redit plus lentement :
« … Avant que la poussière retourne à la terre, d’où elle a été tirée. »
Et comme elle se prenait la tête dans les mains, afin de réprimer sa pensée, elle sentit tout à coup, sans l’avoir prévue, la forme mortuaire de son crâne à travers la peau vivante : les tempes vides, les orbites énormes, le nez camard sous le cartilage et les maxillaires en saillie.
Horreur ! c’était donc cela qu’elle allait devenir ! Avec une lucidité effrayante elle eut la vision de son cadavre et elle fit traîner ses mains sur son corps pour aller jusqu’au fond de cette idée si simple, qui jusqu’ici ne lui était pas venue, — qu’elle portait son squelette en elle, que ce n’était pas un résultat de la mort, une métamorphose, un aboutissement, mais une chose que l’on promène, un spectre inséparable de la forme humaine, — et que la charpente de la vie est déjà le symbole du tombeau.
Un furieux désir de vivre, de tout revoir, de tout recommencer, de tout refaire, la souleva subitement. C’était une révolte en face de la mort ; l’impossibilité d’admettre qu’elle ne verrait pas le soir de ce matin qui naissait ; l’impossibilité de comprendre comment cette beauté, ce corps, cette pensée active, cette vie luxuriante de sa chair allaient, en pleine ardeur, cesser d’être, et pourrir.
La porte s’ouvrit tranquillement.
Démétrios entra.
II
LA POUSSIÈRE RETOURNE À LA TERRE
« Démétrios ! » s’écria-t-elle.
Et elle se précipita…
Mais après avoir soigneusement refermé la serrure de bois, le jeune homme n’avait plus bougé, et il gardait dans le regard une tranquillité si profonde que Chrysis en fut soudainement glacée.
Elle espérait un élan, un mouvement des bras, des lèvres, quelque chose, une main tendue…
Démétrios ne bougea pas.
Il attendit un instant en silence, avec une correction parfaite, comme s’il voulait établir clairement sa disponibilité.
Puis, voyant qu’on ne lui demandait rien, il fit quatre pas jusqu’à la fenêtre, et s’adossa dans l’ouverture en regardant le jour se lever.
Chrysis s'était assise sur le lit très bas, le regard fixe et presque hébété.
Alors Démétrios se parla en lui-même.
« Il vaut mieux, se dit-il, qu’il en soit ainsi. De tels jeux au moment de la mort seraient en somme assez lugubres. J’admire seulement qu’elle n’en ait pas eu, dès le début, le pressentiment, et qu’elle m’ait accueilli avec cet enthousiasme. Pour moi, c’est une aventure terminée. Je regrette un peu qu’elle s’achève ainsi, car, à tout prendre, Chrysis n’a eu d’autre tort que d’exprimer très franchement une ambition qui eût été celle de la plupart des femmes, sans doute, et s’il ne fallait pas jeter une victime à l’indignation du peuple, je me contenterais de faire bannir cette jeune fille trop ardente, afin de me délivrer d’elle tout en lui laissant les joies de la vie. Mais il y a eu scandale et nul n’y peut plus rien. Tels sont les effets de la passion. La volupté sans pensée, ou le contraire, l’idée sans jouissance n’ont pas de ces funestes suites. Il faut avoir beaucoup de maîtresses, mais se garder, avec l’aide des dieux, d’oublier que les bouches se ressemblent. »
Ayant ainsi résumé par un audacieux aphorisme une de ses théories morales, il reprit avec aisance le cours normal de ses idées.
Il se rappela vaguement une invitation à dîner qu’il avait acceptée pour la veille, puis oubliée dans le tourbillon des événements, et il se promit de s’excuser.
Il réfléchit sur la question de savoir s’il devait mettre en vente son esclave tailleur, vieillard qui restait attaché aux traditions de coupe du règne précédent et ne réussissait qu’imparfaitement les plis à godets des nouvelles tuniques.
Il avait même l’esprit si libre qu’il dessina sur le mur avec la pointe de son ébauchoir une étude hâtive pour son groupe de Zagreus et les Titans, une variante qui modifiait le mouvement du bras droit chez le principal personnage.
À peine était-elle achevée, qu’on frappa doucement à la porte.
Démétrios ouvrit sans hâte. Le vieil exécuteur entra, suivi de deux hoplites casqués.
« J’apporte la petite coupe, » dit-il avec un sourire obséquieux à l’adresse de l’amant royal.
Démétrios garda le silence.
Chrysis égarée leva la tête.
« Allons, ma fille, reprit le geôlier. C’est le moment. La ciguë est toute broyée. Il n’y a plus vraiment qu’à la prendre. N’aie pas peur. On ne souffre point. »
Chrysis regarda Démétrios, qui ne détourna pas les yeux.
Ne cessant plus de fixer sur lui ses larges prunelles noires entourées de lumière verte, Chrysis tendit la main à droite, prit la coupe, et lentement la porta à sa bouche.
Elle y trempa les lèvres. L’amertume du poison et aussi les douleurs de l’empoisonnement avaient été tempérées par un narcotique miellé.
Elle but la moitié de la coupe, puis, soit qu’elle eût vu faire ce geste au théâtre, dans le Thyestès d’Agathon, soit qu’il fût vraiment issu d’un sentiment spontané, elle tendit le reste à Démétrios… Mais le jeune homme déclina de la main cette proposition indiscrète.
Alors la Galiléenne prit la fin du breuvage jusqu’à la purée verte qui demeura au fond. Et il lui vint aux joues un sourire déchirant où il y avait bien un peu de mépris.
« Que faut-il faire ? dit-elle au geôlier.
— Promène-toi dans la chambre, ma fille, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes lourdes. Alors tu te coucheras sur le dos, et le poison agira tout seul. »
Chrysis marcha jusqu’à la fenêtre, appuya sa main sur le mur, sa tempe sur sa main, et jeta vers l’aurore violette un dernier regard de jeunesse perdue.
L’orient était noyé dans un lac de couleur. Une longue bande livide comme une feuille d’eau enveloppait l’horizon d’une ceinture olivâtre. Au-dessus, plusieurs teintes naissaient l’une de l’autre, nappes liquides de ciel glauque, irisé, ou lilas, qui se fondaient insensiblement dans l’azur plombé du ciel supérieur. Puis, ces étages de nuances se soulevèrent avec lenteur, une ligne d’or apparut, monta, s’élargit ; un mince fil de pourpre éclaira cette aube morose, et dans un flot de sang le soleil naquit.
« Il est écrit :
La lumière est douce… »
Elle resta ainsi, debout, tant que ses jambes purent la soutenir. Les hoplites furent obligés de la porter sur le lit quand elle fit signe qu’elle chancelait.
Là, le vieillard disposa les plis blancs de la robe le long des membres allongés. Puis il toucha les pieds et lui demanda :
« As-tu senti ? »
Elle répondit :
« Non. »
Il lui toucha encore les genoux et lui demanda :
« As-tu senti ? »
Elle fit signe que non, et subitement, d’un mouvement de bouche et d’épaules (car ses mains mêmes étaient mortes), reprise d’une ardeur suprême, et peut-être du regret de cette heure stérile, elle se souleva vers Démétrios… mais avant qu’il eût pu répondre, elle retomba sans vie, les deux yeux éteints pour toujours.
Alors l’exécuteur ramena sur le visage les plis supérieurs du vêtement ; et l’un des soldats assistants, supposant qu’un passé plus tendre avait un jour réuni ce jeune homme et cette jeune femme, trancha du bout de son épée l’extrême boucle de la chevelure sur les dalles.
Démétrios toucha cela dans sa main, et, en vérité, c’était Chrysis tout entière, l’or survivant de sa beauté, le prétexte même de son nom…
Il prit la mèche tiède entre le pouce et les doigts, l’éparpilla lentement, peu à peu, et sous la semelle de sa chaussure il la mêla dans la poussière.
III
CHRYSIS IMMORTELLE
Quand Démétrios se retrouva seul dans son atelier rouge encombré de marbres, de maquettes, de chevalets et d’échafaudages, il voulut se remettre au travail.
Le ciseau dans la main gauche et le maillet au poing droit, il reprit, mais sans ardeur, une ébauche interrompue. C’était l’encolure d’un cheval gigantesque destiné au temple de Poseidôn. Sous la crinière coupée en brosse, la peau du cou, plissée par un mouvement de la tête, s’incurvait géométriquement comme une vasque marine onduleuse.
Trois jours auparavant, le détail de cette musculature régulière concentrait dans l’esprit de Démétrios tout l’intérêt de la vie quotidienne ; mais le matin de la mort de Chrysis l’aspect des choses sembla changé. Moins calme qu’il ne voulait l’être, Démétrios n’arrivait pas à fixer sa pensée occupée ailleurs. Une sorte de voile insoulevable s’interposait entre le marbre et lui. Il jeta son maillet et se mit à marcher le long des piédestaux poudreux.
Soudain, il traversa la cour, appela un esclave et lui dit :
« Prépare la piscine et les aromates. Tu me parfumeras après m’avoir baigné, tu me donneras mes vêtements blancs et tu allumeras les cassolettes rondes. »
Quand il eut achevé sa toilette, il fit venir deux autres esclaves :
« Allez, dit-il, à la prison de la Reine ; remettez au geôlier cette motte de terre glaise et faites-la-lui porter dans la chambre où est morte la courtisane Chrysis. Si le corps n’est pas jeté déjà dans la basse-fosse, vous direz qu’on s’abstienne de rien exécuter avant que j’en aie donné l’ordre. Courez en avant. Allez. »
Il mit un ébauchoir dans le pli de sa ceinture et ouvrit la porte principale sur l’avenue déserte du Drôme…
Soudain il s’arrêta sur le seuil, stupéfié par la lumière immense des midis de la terre africaine.
La rue devait être blanche et les maisons blanches aussi, mais la flamme du soleil perpendiculaire lavait les surfaces éclatantes avec une telle furie de reflets, que les murs de chaux et les dalles réverbéraient à la fois des incandescences prodigieuses de bleu d’ombre, de rouge et de vert, d’ocre brutal et d’hyacinthe. De grandes couleurs frémissantes semblaient se déplacer dans l’air et ne couvrir que par transparence l’ondoiement des façades en feu. Les lignes elles-mêmes se déformaient derrière cet éblouissement ; la muraille droite de la rue s’arrondissait dans le vague, flottait comme une toile, et à certains endroits devenait invisible. Un chien couché près d’une borne était réellement cramoisi.
Enthousiasmé d’admiration, Démétrios vit dans ce spectacle un symbole de sa nouvelle existence. Assez longtemps il avait vécu dans la nuit solitaire, dans le silence et dans la paix. Assez longtemps il avait pris pour lumière le clair de lune, et pour idéal la ligne nonchalante d’un mouvement trop délicat. Son œuvre n’était pas virile. Sur la peau de ses statues il y avait un frisson glacé.
Pendant l’aventure tragique qui venait de bouleverser son intelligence, il avait senti pour la première fois le grand souffle de la vie enfler sa poitrine. S’il redoutait une seconde épreuve, si, sorti victorieux de la lutte, il se jurait avant toutes choses de ne plus s’exposer à fléchir sa belle attitude prise en face d’autrui, du moins venait-il de comprendre que cela seul vaut la peine d’être imaginé, qui atteint par le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de l’émotion humaine, — et que la beauté formelle n’est qu’une matière indécise, susceptible d’être toujours, par l’expression de la douleur ou de la joie, transfigurée.
Comme il menait ainsi le cours de ses pensées il arriva devant la porte de la prison criminelle.
Ses deux esclaves l’attendaient là.
« Nous avons porté la motte de terre rouge, dirent-ils. Le corps est sur le lit. On n’y a pas touché. Le geôlier te salue et se recommande à toi. »
Le jeune homme entra en silence, suivit le long couloir, monta quelques marches et pénétra dans la chambre de la morte, où il s’enferma soigneusement.
Le cadavre était étendu, la tête basse et couverte d’un voile, les mains allongées, les pieds réunis. Les doigts étaient chargés de bagues ; deux periscelis d’argent s’enroulaient sur les chevilles pâles et les ongles de chaque orteil étaient encore rouges de poudre.
Démétrios porta la main au voile afin de le relever ; mais à peine l’avait-il saisi qu’une douzaine de mouches rapides s’échappèrent de l’ouverture.
Il eut un frisson jusqu’aux pieds… Pourtant il écarta le tissu de laine blanche, et le plissa autour des cheveux.
Le visage de Chrysis s’était éclairé peu à peu de cette expression éternelle que la mort dispense aux paupières et aux chevelures des cadavres. Dans la blancheur bleuâtre des joues, quelques veinules azurées donnaient à la tête immobile une apparence de marbre froid. Des narines diaphanes s’ouvraient au-dessus des lèvres fines. La fragilité des oreilles avait quelque chose d’immatériel. Jamais, dans aucune lumière, pas même celle de son rêve, Démétrios n’avait vu cette beauté plus qu’humaine et ce rayonnement de la peau qui s’éteint.
Et alors il se rappelle les paroles dites par Chrysis pendant leur première entrevue : « Tu ne connais que mon visage. Tu ne sais pas comme je suis belle ! » Une émotion intense l’étouffe subitement. Il veut connaître enfin. Il le peut.
De ses trois jours de passion, il veut garder un souvenir qui durera plus que lui-même, — mettre à nu l'admirable corps, le poser comme un modèle dans l’attitude violente où il l’a vu en songe, et créer d’après le cadavre la statue de la Vie Immortelle.
Il détache l’agrafe et le nœud. Il ouvre l’étoffe. Le corps pèse. Il le soulève. La tête se renverse en arrière. Les seins tremblent. Les bras s’affaissent. Il tire la robe tout entière et la jette au milieu de la chambre. Lourdement, le corps retombe.
De ses deux mains sous les aisselles fraîches, Démétrios fait glisser la morte jusqu’au haut du lit. Il tourne la tête sur la joue gauche, rassemble et répand la chevelure splendidement sous le dos couché. Puis il relève le bras droit, plie l’avant-bras au-dessus du front, fait crisper les doigts encore mous sur l’étoffe d’un coussin : deux lignes musculaires admirables, descendant de l’oreille et du coude, viennent s’unir sous le sein droit qu’elles portent comme un fruit.
Ensuite il dispose les jambes, l’une étendue roidement de côté, l’autre le genou dressé et le talon touchant presque la croupe. Il rectifie quelques détails, plie la taille à gauche, allonge le pied droit et enlève les bracelets, les colliers et les bagues, afin de ne pas troubler par une seule dissonance l’harmonie pure et complète de la nudité féminine.
Le Modèle a pris la pose.
Démétrios jette sur la table la motte d’argile humide qu’il a fait porter là. Il la presse, il la pétrit, il l’allonge selon la forme humaine : une sorte de monstre barbare naît de ses doigts ardents : il regarde.
L’immuable cadavre conserve sa position passionnée. Mais un mince filet de sang sort de la narine droite, coule sur la lèvre, et tombe goutte à goutte, sous la bouche entr’ouverte.
Démétrios continue. La maquette s’anime, se précise, prend vie. Un prodigieux bras gauche s’arrondit au-dessus du corps comme s’il étreignait quelqu’un. Les muscles de la cuisse s’accusent violemment. Les orteils se recroquevillent.
… Quand la nuit monta de la terre et obscurcit la chambre basse, Démétrios avait achevé la statue.
Il fit porter par quatre esclaves l’ébauche dans son atelier. Dès le soir même, à la lueur des lampes, il fit dégrossir un bloc de Paros, et un an après cette journée il travaillait encore au marbre.
IV
LA PITIÉ
« Geôlier, ouvre-nous ! Geôlier, ouvre-nous ! »
Rhodis et Myrtocleia frappaient à la porte fermée.
La porte s’entr’ouvrit.
« Qu’est-ce que vous voulez ?
— Voir notre amie, dit Myrto. Voir Chrysis, la pauvre Chrysis qui est morte ce matin.
— Ce n’est pas permis, allez-vous-en !
— Oh ! laisse-nous, laisse-nous entrer. On ne le saura pas. Nous ne le dirons pas. C’était notre amie, laisse-nous la revoir. Nous sortirons vite. Nous ne ferons pas de bruit.
— Et si je suis pris, mes petites filles ? Si je suis puni à cause de vous ? Ce n’est pas vous qui paierez l’amende.
— Tu ne seras pas pris. Tu es seul ici. Il n’y a pas d’autre condamnés. Tu as renvoyé les soldats. Nous savons tout cela. Laisse-nous entrer.
— Enfin ! Ne restez pas longtemps. Voici la clef. C’est la troisième porte. Prévenez-moi quand vous partirez. Il est tard et je voudrais me coucher. »
Le bon vieux leur remit une clef de fer battu qui pendait à sa ceinture, et les deux petites vierges coururent aussitôt, sur leurs sandales silencieuses, à travers les couloirs obscurs.
Puis le geôlier rentra dans sa loge et ne poussa pas plus avant une surveillance inutile. La peine de l’emprisonnement n’était pas appliquée dans l’Égypte grecque, et la petite maison blanche que le doux vieillard avait mission de garder ne servait qu’à loger les condamnés à mort. Dans l’intervalle des exécutions elle restait presque abandonnée.
Au moment où la grande clef pénétra dans la serrure, Rhodis arrêta la main de son amie :
« Je ne sais pas si j’oserai la voir, dit-elle. Je l’aimais bien, Myrto… J’ai peur… Entre la première, veux-tu ? »
Myrtocleia poussa la porte ; mais dès qu’elle eut jeté les yeux dans la chambre, elle cria :
« N’entre pas, Rhodis ! Attends-moi ici.
— Oh ! qu’y a-t-il ? Tu as peur aussi… Qu’y a-t-il sur le lit ? Est-ce qu’elle n’est pas morte ?
— Si. Attends-moi… Je te dirai… Reste dans le couloir et ne regarde pas. »
Le corps était demeuré dans l’attitude délirante que Démétrios avait composé pour en faire la Statue de la Vie Immortelle. Mais les transports de l’extrême joie touchent aux convulsions de l’extrême douleur, et Myrtocleia se demandait quelles souffrances atroces, quel martyre, quels déchirements d’agonie avaient ainsi bouleversé le cadavre.
Sur la pointe des pieds, elle s’approcha du lit.
Le filet de sang continuait à couler de la narine diaphane. La peau du corps était parfaitement blanche ; les bouts pâles des seins étaient rentrés comme des nombrils délicats ; pas un reflet rose n’avivait l’éphémère statue couchée, mais quelques taches couleur d’émeraude qui teintaient doucement le ventre lisse signifiaient que des millions de vie nouvelles germaient de la chair à peine refroidie et demandaient à succéder.
Myrtocleia prit le bras mort et l’abaissa le long des hanches. Elle voulut aussi allonger la jambe gauche ; mais le genou était presque bloqué et elle ne réussit pas à l’étendre complètement.
« Rhodis, dit-elle d’une voix trouble. Viens. Tu peux entrer, maintenant. »
L’enfant tremblante pénétra dans la chambre. Ses traits se tirèrent, ses yeux s’ouvrirent…
Dès qu’elles se sentirent deux, elles éclatèrent en sanglots, dans les bras l’une et l’autre, indéfiniment.
« La pauvre Chrysis ! la pauvre Chrysis ! » répétait l’enfant.
Elles s’embrassaient sur la joue avec une tendresse désespérée où il n’y avait plus rien de sensuel, et le goût des larmes mettait sur leurs lèvres toute l’amertume de leurs petites âmes transies.
Elles pleuraient, elles pleuraient, elles se regardaient avec douleur et parfois elles parlaient toutes les deux ensemble, d’une voix enrouée, déchirante, où les mots s’achevaient en sanglots.
« Nous l’aimions tant ! Ce n’était pas une amie pour nous, pas une amie, c’était comme une mère très jeune, une petite mère entre nous deux… »
Rhodis répéta :
« Comme une petite mère… »
Et Myrto, l’entraînant près de la morte, dit à voix basse :
« Embrasse-la. »
Elles se penchèrent toutes les deux et posèrent les mains sur le lit, et, avec de nouveaux sanglots, touchèrent de leurs lèvres le front glacé.
Et Myrto prit la tête entre ses deux mains qui s’enfonçaient dans la chevelure et elle lui parla ainsi :
« Chrysis, ma Chrysis, toi qui étais la plus belle et la plus adorée des femmes, toi si semblable à la déesse que le peuple t’a prise pour elle, où es-tu maintenant, qu’a-t-on fait de toi ? Tu vivais pour donner la joie bienfaisante. Il n’y a jamais eu de fruit plus doux que ta bouche, ni de lumière plus claire que tes yeux ; ta peau était une robe glorieuse que tu ne voulais pas voiler ; la volupté y flottait comme une odeur perpétuelle ; et quand tu dénouais ta chevelure, tous les désirs s’en échappaient, et quand tu refermais tes bras nus, on priait les dieux pour mourir. »
Accroupie sur le sol, Rhodis sanglotait.
« Chrysis, ma Chrysis, poursuivit Myrtocleia, hier encore tu étais vivante, et jeune, espérant de longs jours, et maintenant voici que tu es morte, et rien au monde ne peut plus faire que tu nous dises une parole. Tu as fermé les yeux, nous n’étions pas là. Tu as souffert et tu n’as pas su que nous pleurions pour toi derrière les murailles, tu as cherché du regard quelqu’un en mourant et tes yeux n’ont pas rencontré nos yeux chargés de deuil et de pitié. »
La joueuse de flûte pleurait toujours. La chanteuse la prit par la main.
« Chrysis, ma Chrysis, tu nous avais dit qu’un jour, grâce à toi, nous nous marierions. Notre union se fait dans les larmes et ce sont de tristes fiançailles que celles de Rhodis et de Myrtocleia. Mais la douleur plus que l’amour réunit deux mains serrées. Celles-là ne se quitteront jamais, qui ont une fois pleuré ensemble. Nous allons porter en terre ton corps chéri, Chrysidion, et nous couperons toutes les deux nos chevelures sur la tombe. »
Dans une couverture du lit, elle enveloppa le beau cadavre ; puis elle dit à Rhodis :
« Aide-moi. »
Elles la soulevèrent doucement ; mais le fardeau était lourd pour les petites musiciennes et elles le posèrent sur le sol une première fois.
« Otons nos sandales, dit Myrto. Marchons pieds nus dans les couloirs. Le geôlier a dû s’endormir… Si nous ne le réveillons pas, nous passerons, mais s’il nous voit faire il nous empêchera… Pour demain, cela n’importe pas : quand il verra le lit vide, il dira aux soldats de la reine qu’il a jeté le corps dans la basse-fosse, comme la loi le veut. Ne craignons rien, Rhodé… Mets tes sandales comme moi dans ta ceinture. Et viens. Prends le corps sous les genoux. Laisse passer les pieds en arrière. Marche sans bruit, lentement, lentement… »
V
LA PIÉTÉ
Après le tournant de la deuxième rue, elles posèrent le corps une seconde fois pour remettre leurs sandales. Les pieds de Rhodis, trop délicats pour marcher nus, s’étaient écorchés et saignaient.
La nuit était pleine de clarté. La ville était pleine de silence. Les ombres couleur de fer se découpaient carrément au milieu des rues, selon le profil des maisons.
Les petites vierges reprirent leur fardeau.
« Où allons-nous, dit l’enfant, où allons-nous la mettre en terre ?
— Dans le cimetière d’Hermanubis. Il est toujours désert. Elle sera là en paix.
— Pauvre Chrysis ! aurais-je pensé que le jour de sa fin je porterais son corps sans torches et sans char funèbre, secrètement, comme une chose volée. »
Puis toutes deux se mirent à parler avec volubilité comme si elles avaient peur du silence côte à côte avec le cadavre. La dernière journée de la vie de Chrysis les comblait d’étonnement. D’où tenait-elle le miroir, le peigne, et le collier ? Elle n’avait pu prendre elle-même les perles de la déesse : le temple était trop bien gardé pour qu’une courtisane pût y pénétrer. Alors quelqu’un avait agi pour elle ! Mais qui ? On ne lui connaissait pas d’amant parmi les stolistes commis à l’entretien de la statue divine. Et puis, si quelqu’un avait agi à sa place pourquoi ne l’avait-elle pas dénoncé ? Et de toutes façons, pourquoi ces trois crimes ? À quoi lui avaient-ils servi, sinon à la livrer au supplice ? Une femme ne fait pas de ces folies sans but, à moins qu’elle ne soit amoureuse. Chrysis l’était donc ? et de qui ?
« Nous ne saurons jamais, conclut la joueuse de flûtes. Elle a emporté son secret avec elle, et si même elle a un complice, ce n’est pas lui qui nous renseignera. »
Ici Rhodis, qui chancelait déjà depuis quelques instants, soupira :
« Je ne peux plus, Myrto, je ne peux plus. Je tomberais sur les genoux. Je suis brisée de fatigue et de chagrin. »
Myrtocleia la prit par le cou :
« Essaye encore, mon chéri. Il faut la porter. Il s’agit de sa vie souterraine. Si elle n’a pas de sépulture et pas d’obole dans la main elle restera éternellement errante au bord du fleuve des enfers, et quand, à notre tour, Rhodis, nous descendrons chez les morts, elle nous reprochera notre impiété, et nous ne saurons que lui répondre. »
Mais l’enfant, dans une faiblesse, fondit en larmes sur son bras.
« Vite, vite, reprit Myrtocleia, voici qu’on vient du bout de la rue. Mets-toi devant le corps avec moi. Cachons-le derrière nos tuniques. Si on le voit, tout sera perdu… »
Elle s’interrompit.
« C’est Timon. Je le reconnais. Timon avec quatre femmes… Ah ! Dieux ! que va-t-il arriver ? Lui qui rit de tout il nous plaisantera… Mais non, reste ici, Rhodis, je vais lui parler. »
Et, prise d’une idée soudaine, elle courut dans la rue au-devant du petit groupe.
« Timon, dit-elle (et sa voix était pleine de prière), Timon, arrête-toi. Je te supplie de m’entendre. J’ai des paroles graves dans la bouche. Il faut que je les dise à toi seul.
— Ma pauvre petite, dit le jeune homme, comme tu es émue ! Est-ce que tu as perdu le nœud de ton épaule, ou bien est-ce que ta poupée s’est cassé le nez en tombant ? Ce serait un événement tout à fait irréparable. »
La jeune fille lui jeta un regard douloureux ; mais déjà les quatre femmes, Philotis, Séso de Cnide, Callistion et Tryphèra, s’impatientaient autour d’elle.
« Allons, petite sotte ! dit Tryphèra, si tu as épuisé les tétons de ta nourrice, nous n’y pouvons rien, nous n’avons pas de lait. Il fait presque jour, tu devrais être couchée ; depuis quand les enfants flânent-ils sous la lune ?
— Sa nourrice ? Dit Philotis. C’est Timon qu’elle veut nous prendre.
— Le fouet ! elle mérite le fouet ! »
Et Callistion, un bras sous la taille de Myrto, la souleva de terre en levant sa petite tunique bleue. Mais Séso s’interposa :
« Vous êtes folles, s’écria-t-elle. Myrto n’a jamais connu d’homme. Si elle appelle Timon, ce n’est pas pour coucher. Laissez-la tranquille et qu’on en finisse !
— Voyons, dit Timon, que me veux-tu ? Viens par ici. Parle-moi à l’oreille. Est-ce que c’est vraiment grave ?
— Le corps de Chrysis est là, dans la rue, dit la jeune fille encore tremblante. Nous le portons au cimetière, ma petite amie et moi, mais il est lourd et nous te demandons si tu veux bien nous aider… Ce ne sera pas long… Aussitôt après, tu pourras retrouver tes femmes… »
« Timon eut un regard excellent :
— Pauvres filles ! Et moi qui riais ! Vous êtes meilleures que nous… Certainement je vous aiderai. Va rejoindre ton amie et attends-moi, je viens. »
Se retournant vers les quatre femmes :
« Allez chez moi, dit-il, par la rue des Potiers. J’y serai dans peu de temps. Ne me suivez pas. »
Rhodis était toujours assise devant la tête du cadavre. Quand elle vit arriver Timon, elle supplia :
« Ne le dis pas ! Nous l’avons volée pour sauver son ombre. Garde notre secret, nous t’aimerons bien, Timon.
— Soyez rassurées, » dit le jeune homme.
Il prit le corps sous les épaules et Myrto le prit sous les genoux, et ils marchèrent en silence et Rhodis suivait, d’un petit pas chancelant.
Timon ne parlait point. Pour la seconde fois en deux jours, la passion humaine venait de lui enlever une des passagères de son lit, et il se demandait quelle extravagance emportait ainsi les esprits hors de la route enchantée qui mène au bonheur sans ombre.
« Ataraxie ! pensait-il, indifférence, quiétude, ô sérénité voluptueuse ! qui des hommes vous appréciera ? On s’agite, on lutte, on espère, quand une seule chose est précieuse : savoir tirer de l’instant qui passe toutes les joies qu’il peut donner, et ne quitter son lit que le moins possible. »
Ils arrivèrent à la porte de la nécropole ruinée.
« Où la mettrons-nous ? Dit Myrto.
— Près du dieu.
— Où est la statue ? Je ne suis jamais entrée ici. J’avais peur des tombes et des stèles. Je ne connais pas l’Hermanubis.
— Il doit être au centre du petit jardin. Cherchons-le. J’y suis venu autrefois quand j’étais enfant, en poursuivant une gazelle perdue. Prenons par l’allée des sycomores blancs. Nous ne pouvons manquer de le découvrir. »
Ils y parvinrent en effet.
Le petit jour mêlait à la lune ses violettes légères sur les marbres. Une vague et lointaine harmonie flottait dans les branches des cyprès. Le bruissement régulier des palmes, si semblable aux gouttes de la pluie tombante, versait une illusion de fraîcheur.
Timon ouvrit avec effort une pierre rose enfoncée dans la terre. La sépulture était creusée sous les mains du dieu funéraire, qui faisaient le geste de l’embaumeur. Elle avait dû contenir un cadavre, jadis, mais on ne trouva plus dans la fosse qu’une poussière brunâtre en monceau.
Le jeune homme y descendit jusqu’à la ceinture et tendit les bras en avant :
« Donne-la moi, dit-il à Myrto. Je vais la coucher tout au fond et nous refermerons la tombe… »
Mais Rhodis se jeta sur le corps :
« Non ! Ne l’enterrez pas si vite ! je veux la revoir ! Une dernière fois ! Une dernière fois ! Chrysis, ma pauvre Chrysis ! Ah ! l’horreur… Qu’est-elle devenue ?… »
Myrtocleia venait d’écarter la couverture roulée autour de la morte, et le visage était apparu si rapidement altéré que les deux jeunes filles reculèrent. Les joues s’étaient faites carrées, les paupières et les lèvres se gonflaient comme six bourrelets blancs. Déjà il ne restait rien de cette beauté plus qu’humaine. Elles refermèrent le suaire épais ; mais Myrto glissa la main sous l’étoffe pour placer dans les doigts de Chrysis l’obole destinée à Charon.
Alors toutes les deux, secouées par des sanglots interminables, elles remirent aux bras de Timon le corps inerte qui pliait.
Et quand Chrysis fut couchée au fond de la tombe sablonneuse, Timon rouvrit le linceul. Il assura l’obole d’argent dans les phalanges relâchées, il soutint la tête avec une pierre plate ; sur le corps il répandit depuis le front jusqu’aux genoux la longue chevelure d’ombre et d’or.
Puis il sortit de la fosse et les musiciennes à genoux devant l’ouverture béante se coupèrent l’une l’autre leurs jeunes cheveux pour les nouer en une seule gerbe qu’elles ensevelirent avec la morte.