Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 89-94).

XI.


Le major Sternfield, dont la bonne humeur avait été gâtée par sa rencontre avec le jeune Beauchesne, ne prolongea pas sa visite.

Dès qu’il fût sorti, la lettre que Louis avait apportée fut lue de nouveau et discutée par les deux cousines. Madame d’Aulnay fit remarquer triomphalement que le ton quelque peu arbitraire, quoique bienveillant, du petit message paternel était une preuve irrésistible de la vérité de sa théorie au sujet de l’inqualifiable tyrannie des pères sur leurs filles, quand les affections de celles-ci sont en question. Les conjectures de Lucille sur les extrémités probables auxquelles M. de Mirecourt en viendrait certainement pour l’accomplissement de ses vues jetèrent Antoinette dans un état de fiévreuse insomnie, et elle ne put dormir de la nuit.

Le lendemain matin, un violent mal de tête la retint dans sa chambre ; de sorte que lorsque Sternfield vint pour lui apporter quelques livres de littérature, il ne trouva au salon que madame d’Aulnay. Il n’eut cependant pas lieu de le regretter, car Lucille profita de ce tête à tête pour lui communiquer le contenu de la lettre de M. de Mirecourt, pour l’informer des fâcheux préjugés que le père d’Antoinette nourrissait contre les étrangers et de la déclaration formelle qu’il avait faite : que jamais il ne permettrait à sa fille d’épouser l’un d’eux.

Ce jour-là la visite du militaire fut encore plus longue que d’habitude, et si, quand il se leva pour partir, un œil curieux avait pu pénétrer dans l’intérieur du salon, il aurait aperçu Sternfield tenant la main de madame d’Aulnay et faisant d’une voix éloquente et avec des yeux suppliants une demande pressante. Pendant longtemps la jeune femme hésita et flotta dans l’indécision ; mais enfin vaincue par ses instances, elle inclina légèrement la tête en signe d’assentiment.

— Merci ! merci ! généreuse et sincère amie, s’écria-t-il chaleureusement ; vous nous sauvez, Antoinette et moi.

— Je n’en suis pas encore tout à fait certaine, car je ne puis faire que très-peu pour vous : tout dépend de votre influence sur ma cousine même. Mais, revenez cette après-dînée, et je vous fournirai l’occasion de poursuivre votre démarche.

Madame d’Aulnay tint parole. Lorsque quelques heures plus tard le major Sternfield revint, — Antoinette et elle étant au salon, — elle donna pour prétexte une lettre qu’elle avait à écrire, et sortit. Chose assez singulière et qui dut frapper la cousine de Lucille, pendant qu’elle était seule avec le militaire aucun des visiteurs qui se présentèrent ne fut admis.

Dès que Sternfield se fût retiré, Antoinette se sauva dans sa chambre, les joues couvertes d’un vif incarnat, les sourcils froncés et se mit à marcher avec agitation de long en large. Madame d’Aulnay, qui la suivit de près, la trouva dans cet état.

— Qu’y a-t-il donc ? s’écria-t-elle. Serais-tu encore malade ?

— Malade et malheureuse ! répondît la jeune fille d’un ton oppressé. Dois-je ou ne dois-je pas me confier à toi Lucille ?

Et ses yeux se promenaient doucement sur la figure de sa cousine, comme pour y surprendre quelque signe de sympathie.

Mais, hélas ! les traits de Madame d’Aulnay ne laissaient aucunement deviner qu’elle fût déjà au fait de ce que sa cousine voulait lui confier. Oh ! si le bon ange eut pu alors parler à Antoinette, comme il l’aurait mise en garde contre un mentor aussi dangereux ! comme il l’aurait avertie de placer ailleurs sa confiance ! Mais la voix de Lucille était si tendre, elle lui fit tant de douces caresses, lui déclara son affection et le désir qu’elle avait de travailler à son bonheur avec des paroles si éloquentes, que la pauvre enfant s’y laissa prendre. Peu à peu elle apprit que Sternfield, avec un instinct merveilleux, ainsi que le disait Antoinette dans sa naïve simplicité, avait deviné le contenu de la lettre de son père, et qu’il avait employé toutes les instances et tous les arguments possibles pour la faire consentir à un mariage secret.

— Et quelle réponse lui as-tu donnée, chère ?

— Nécessairement, j’ai refusé péremptoirement Lucille, tu es aussi imparfaite que Sternfield lui-même de me faire cette question.

— Eh ! bien, enfant, dis-moi ce que tu voudras, mais je ne blâme pas aussi fortement sa proposition que tu parais le faire. Une fois mariés, ton père n’aura plus d’autre alternative que celle de te pardonner et de te recevoir de nouveau dans ses faveurs, tandis que maintenant il te défendra ce mariage avec tant de menaces, que tu n’oseras pas lui désobéir.

— Alors, s’il agit ainsi, je me soumettrai, répliqua tristement Antoinette. Je ne puis, je ne veux pas le tromper à ce point

— Comment, te soumettre ! renoncer à un homme que tu aimes pour un caprice paternel ! sacrifier le bonheur de toute ta vie pour un simple préjugé !…

— Les devoirs et l’affection filiale ne sont ni des caprices ni des préjugés, interrompit la jeune fille avec indignation. Papa a toujours été pour moi bon et indulgent : le tromper d’une manière aussi terrible, serait répondre bien indignement à sa tendresse.

— Peut-être as-tu raison, mon enfant ; aussi bien, je commence à croire qu’il te serait indifférent de lui obéir en tout point Louis fera un bon mais ennuyeux mari, et si jamais ton bonheur conjugal devient quelque peu monotone, si jamais tu as à regretter l’irrévocable passé, du moins ta soumission filiale et ta conscience seront pour toi un dédommagement.

— Lucille ! tu es très-contrariante aujourd’hui. Refuser un mariage secret avec le major Sternfield est une chose, et épouser Louis Beauchesne en est une autre.

— Oh ! tu verras que ces deux choses sont parfaitement les mêmes, chère cousine. Mon oncle de Mirecourt n’est pas un homme avec lequel on puisse badiner, et ton refus d’accepter le mari qu’il te choisit serait aussi inutile que les efforts du petit oiseau pour s’échapper de la main puissante qui veut le mettre en cage… Mais, chère enfant, tu parais fiévreuse ; couches-toi et dors : la nuit porte conseil.

Hélas ! c’est ce que fit Antoinette, au lieu de recourir à la source de lumière qui aurait infailliblement guidé ses pas au milieu des dangers qui l’environnaient.

Pendant les deux jours suivants, elle évita soigneusement de prononcer même le nom de Sternfield et d’avoir aucune conversation à son sujet avec madame d’Aulnay. Celle-ci commençait à croire que les chances du bel Anglais étaient bien risquées, quand arriva un secours inespéré d’une source dont on était loin d’en attendre.

C’était une lettre sévère et impérieuse de M. de Mirecourt dans laquelle celui-ci annonçait qu’il venait d’apprendre d’une dame récemment arrivée de Montréal les flirtations notoires d’Antoinette avec certain militaire anglais, et que dans une semaine il viendrait à la ville pour mettre fin à ce genre de société en pressant le mariage de sa fille avec le mari qu’il lui avait destiné.

Cette lettre, certainement mal avisée et arbitraire, qui corroborait si bien les récentes prédictions de sa cousine, eut un pernicieux effet sur l’esprit déjà indécis d’Antoinette.

Elle recourut, cette fois encore, aux conseils de Lucille. Il est inutile d’ajouter dans quel sens celle-ci se rendit à ses prières. Dès lors, elle ne parla plus que d’un mariage secret immédiat comme étant la seule alternative qui restait à la pauvre jeune fille.