Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 40-44).

V.


Le lecteur sera, nous l’espérons, assez indulgent pour nous pardonner si, au risque de lui paraître ennuyeux en répétant des faits qu’il connaît aussi bien que nous, nous jetons un rapide coup d’œil en arrière, sur cette période de l’histoire du Canada comprenant les premières années qui suivirent la reddition de Montréal aux troupes combinées de Murray, Amherst et Haviland, période sur laquelle ni les vainqueurs ni les vaincus ne peuvent s’arrêter avec un très grand plaisir.

En dépit des termes de la capitulation qui leur garantissait les mêmes droits que ceux accordés aux sujets britanniques, les Canadiens, qui avaient compté avec confiance sur la paisible protection d’un gouvernement légal, furent condamnés à voir leurs tribunaux abolis, leurs juges méconnus et tout leur système social renversé pour faire place à la plus affreuse des tyrannies, la loi martiale.

Le nouveau gouvernement, il est vrai, pouvait avoir cru ces mesures nécessaires, car il savait parfaitement que les Canadiens, trois ans après que le royal étendard de Georges eut flotté au-dessus d’eux, conservaient encore l’espoir que la France ne les avait pas tout à fait abandonnés et qu’elle ferait un suprême effort pour reprendre possession du pays, après que la cessation des hostilités aurait été proclamée. Cette dernière espérance, cependant, comme toutes celles que les colons de la Nouvelle-France avaient reposées dans la mère-patrie, se changea en un cruel désappointement ; et par le traité de 1763, les destinées du Canada durent irrévocablement unies à celles de la Grande-Bretagne. Cette circonstance détermina une seconde émigration, encore plus considérable que la première, des hautes classes de la société qui s’en retournèrent en France où elles furent reçues avec des marques de faveur signalée et où plusieurs trouvèrent des situations honorables dans les bureau du gouvernement, dans la marine et dans l’armée.

Jamais peut-être gouvernement ne fut plus isolé d’un peuple que ne le fut la nouvelle administration. Les Canadiens, aussi ignorants de la langue de leurs conquérants que ceux-ci l’étaient de leur idiome français, s’éloignèrent avec indignation des juges éperonnés et armés qui avaient été nommés pour administrer la justice au milieu d’eux, et remirent la solution de leurs différents entre les mains du clergé de leurs paroisses et entre celles de leurs notables.

L’installation des troupes anglaises au Canada avait été suivie par l’arrivée d’une multitude d’étranges parmi lesquels, malheureusement, se trouvèrent plusieurs aventuriers indigents qui cherchèrent aussitôt à se créer des positions sur les fortunes renversées du peuple vaincu. Le général Murray, homme dur mais strictement honorable, qui avait remplacé lors Amherst comme gouverneur-général remarque à ce sujet : “ Le gouvernement civil établi, il a fallu choisir des magistrats et prendre des jurés parmi cent cinquante commerçants, artisans et cultivateurs inhabiles et méprisables principalement à cause de leur ignorance. Il n’est pas raisonnable de supposer qu’ils résistent à l’enivrement du pouvoir qui est mis entre leurs mains contre leur attente, et qu’ils ne s’empressent pas de faire voir combien ils sont capables de l’exercer. Ils haïssent la noblesse canadienne à cause de sa naissance et parce qu’elle a des titres à leur respect ; ils détestent les autres habitants, parce qu’ils les voient soustraits à l’oppression dont ils les ont menacés. ”

Le juge-en-chef Gregory qu’on avait tiré des profondeurs d’un cachot pour l’asseoir sur le banc judiciaire, ignorait entièrement, non-seulement la langue française, mais encore les plus simples notions de la loi civile ; le procureur-général, de son côté, n’était pas mieux fait pour la haute fonction qui lui avait été confiée. Le pouvoir de nommer aux emplois de secrétaire-provincial, de greffier du conseil, de législateur, était laissé à des favoris qui les vendaient aux plus offrants enchérisseurs.

Le gouverneur-général, il est vrai, fut bientôt forcé de suspendre le juge-en-chef et de le renvoyer en Angleterre ; mais cet acte, et deux ou trois autres mesures adoptées dans un but de conciliation, ne suffirent pas pour détruire dans l’esprit du vaincu la pénible impression qu’une chose aussi sacrée que la justice n’existait plus pour lui dans le pays. Le démembrement de son territoire l’exaspéra presqu’autant que l’abolition de ses lois. Les îles d’Anticosti et de la Madeleine, ainsi que la plus grande partie du Labrador, furent annexées au gouvernement de Terreneuve ; les îles de Saint-Jean et du Cap Breton à la Nouvelle-Écosse ; les terres situées autour des grands lacs aux colonies voisines ; enfin le Nouveau-Brunswick en fut détaché, doté d’un gouvernement séparé et du nom qu’il porte aujourd’hui.

Des instructions royales furent ensuite envoyées d’Angleterre, obligeant le clergé et le peuple à prêter serment de fidélité sous peine d’être condamnés à laisser le pays, ainsi qu’à renoncer à la juridiction ecclésiastique de Rome que tout catholique est tenu en conscience de reconnaître et d’accepter. Plus tard, ils furent sommés de rendre toutes les armes qu’ils pouvaient avoir en leur possession, ou bien à jurer qu’ils n’en avaient pas de cachées. Le gouvernement hésita avant de mettre en vigueur ces derniers ordres inégalement sévères et injustes. Un impatient esprit le mécontentement s’empara du peuple qui s’était jusque-là montré si soumis à ses nouveau gouvernants, mais qui commença alors à faire entendre ouvertement des murmures et des plaintes. Les vainqueurs crurent qu’il était nécessaire de se relâcher un peu de leurs mesures sévères ; et lorsque, quelques années après, les colonies américaines se jetèrent dans la révolution qui emmena leur indépendance, l’Angleterre, soit par politique, soit par justice, accorda enfin aux Canadiens la paisible jouissance de leurs institutions et de leurs lois.