Paul Ollendorff (Tome 2p. 187-196).
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Elle revit Olivier. Il était temps qu’elle rentrât. Il venait de tomber malade ; et ce petit être nerveux et tourmenté, qui tremblait devant la maladie, quand elle n’était pas là, — maintenant qu’il était réellement souffrant, se refusait à l’écrire à sa sœur, pour ne pas l’inquiéter. Mais mentalement il l’appelait, il l’implorait comme un miracle.

Quand le miracle se produisit, il était couché à l’infirmerie du lycée, fiévreux et rêvassant. Il ne cria point, en la voyant. Combien de fois avait-il eu l’illusion de la voir entrer !… Il se dressa sur son lit, la bouche ouverte, tremblant que ce ne fût une illusion de plus. Et quand elle fut assise sur le lit auprès de lui, quand elle l’eut pris dans ses bras, quand il l’eut prise dans ses bras, quand il sentit sous ses lèvres la joue délicate, dans ses mains les mains glacées par la nuit de voyage, quand il fut sûr enfin que c’était bien sa sœur, sa petite, il se mit à pleurer. Il ne savait faire que cela : il était toujours resté « le petit serin » qu’il était, enfant. Il la serrait contre lui, de peur qu’elle ne lui échappât de nouveau. Comme ils étaient changés tous deux ! Quelle triste mine ils avaient !… N’importe ! ils s’étaient retrouvés : tout redevenait lumineux, l’infirmerie, le lycée, le jour sombre ; ils se tenaient l’un l’autre, ils ne se lâcheraient plus. Avant qu’elle lui eût rien dit, il lui fit jurer qu’elle ne partirait plus. Il n’avait pas besoin de le lui faire jurer : non, elle ne partirait plus, ils avaient été trop malheureux, éloignés l’un de l’autre ; leur mère avait raison : tout valait mieux que la séparation. Même la misère, même la mort, pourvu qu’on fût ensemble.

Ils se hâtèrent de louer un appartement. Ils auraient voulu reprendre l’ancien, si laid qu’il fût ; mais il était déjà occupé. Le nouveau logement donnait aussi sur une cour ; mais par-dessus un mur, on apercevait le sommet d’un petit acacia, et ils s’y attachèrent aussitôt, comme à un ami des champs, prisonnier comme eux dans les pavés de la ville. Olivier reprit rapidement sa santé, ou ce que l’on était accoutumé chez lui à nommer tel : — (car ce qui était santé chez lui eût semblé maladie chez un autre plus fort.) — Le triste séjour d’Antoinette en Allemagne lui avait du moins rapporté quelque argent ; et la traduction d’un livre allemand, qu’un éditeur consentit à prendre, lui en fournit encore d’autre. Les inquiétudes matérielles étaient écartées pour un temps ; et tout irait bien, pourvu qu’Olivier fût reçu, à la fin de l’année. — Mais s’il ne l’était pas ?

L’obsession de l’examen les reprit, aussitôt qu’ils furent réhabitués à la douceur d’être ensemble. Ils évitaient de s’en parler ; mais ils avaient beau faire : ils y revenaient toujours. L’idée fixe les poursuivait partout, même quand ils essayaient de se distraire : au concert, elle surgissait brusquement, au milieu d’un morceau ; la nuit, quand ils s’éveillaient, elle s’ouvrait en eux, comme un gouffre. À l’ardent désir de soulager sa sœur et de répondre au sacrifice qu’elle lui avait fait de sa jeunesse, s’ajoutait chez Olivier la terreur du service militaire, qu’il ne pourrait éviter, s’il était refusé : — (c’était au temps, où l’admission aux grandes Écoles servait encore de dispense.) — Il éprouvait un dégoût invincible pour la promiscuité physique et morale, pour la sorte de dégradation intellectuelle, qu’il voyait, à tort ou à raison, dans la vie de caserne. Tout ce qu’il y avait en lui d’aristocratique et de virginal se révoltait contre cette obligation : il ne savait point s’il ne lui eût pas préféré la mort. C’est là un sentiment, qu’il est permis de railler, ou même de flétrir, au nom d’une morale sociale, qui est devenue une foi, pour le moment ; mais aveugles, ceux qui le nient : il n’est rien de plus profond que cette souffrance de la solitude morale violée par le communisme généreux et grossier d’aujourd’hui.

L’examen recommença. Olivier faillit ne pouvoir y prendre part : il était souffrant, et il avait si peur des angoisses, par lesquelles, reçu ou non, il aurait à passer, qu’il eût presque souhaité de tomber malade tout à fait. Il réussit assez bien cette fois, à l’écrit. Mais ce fut dur d’attendre les résultats de l’admissibilité. Suivant les usages immémoriaux du pays de la Révolution, qui est le pays le plus routinier du monde, les examens avaient lieu en juillet, pendant les jours les plus torrides de l’année : comme si l’on avait l’intention arrêtée d’achever les malheureux, déjà écrasés par la préparation de programmes monstrueux, dont aucun de leurs juges ne savait la dixième partie. On rendait compte des compositions, le lendemain de la fête du 14 juillet et de la cohue populaire, de cette gaieté si pénible pour ceux qui ne sont pas gais et qui ont besoin de silence. Sur la place à côté de la maison, des forains étaient installés, des tirs crépitaient, des chevaux de bois à vapeur mugissaient, des orgues de barbarie braillaient, de midi à minuit. Le vacarme imbécile dura huit jours. Puis, un président de la République, pour entretenir sa popularité, accorda aux hurleurs une demi-semaine de plus. Cela ne lui coûtait rien : il ne les entendait pas. Mais Olivier et Antoinette, le cerveau martelé, meurtri par le bruit, obligés de garder leurs fenêtres fermées et d’étouffer dans leurs chambres, se bouchant les oreilles, essayant vainement d’échapper à l’obsession lancinante de ces refrains idiots, grincés du matin au soir, qui leur entraient dans la tête comme des coups de couteau, se crispaient de douleur.

Les examens oraux commençaient presque aussitôt après l’admissibilité. Olivier supplia Antoinette de n’y pas assister. Elle attendait à la porte, — plus tremblante que lui. Jamais il ne lui dit, naturellement, qu’il était satisfait de la façon dont il avait passé. Il la tourmentait de ce qu’il avait dit, ou de ce qu’il n’avait pas dit.

Le jour du résultat final arriva. On affichait dans la cour de la Sorbonne les noms des candidats reçus. Antoinette ne voulut pas laisser Olivier aller seul. En quittant leur maison, ils pensèrent, sans se le dire, que quand ils y rentreraient, ils sauraient, et que peut-être alors ils regretteraient cette minute de crainte, où du moins ils espéraient encore. Quand ils aperçurent la Sorbonne, ils sentirent leurs jambes fléchir. Antoinette, si brave, dit à son frère :

— Pas si vite, je t’en prie…

Olivier regarda sa sœur, qui s’efforçait de sourire. Il lui dit :

— Veux-tu que nous nous asseyions un instant sur ce banc ?

Il aurait voulu ne pas aller jusqu’au bout. Mais, après un instant, elle lui serra la main, et dit :

— Ce n’est rien, mon petit, continuons.

Ils ne trouvèrent pas tout de suite la liste. Ils en lurent plusieurs, où le nom de Jeannin n’était pas. Lorsqu’ils le virent enfin, ils ne comprirent pas d’abord, ils relurent plusieurs fois, ils ne pouvaient y croire. Puis, quand ils furent bien sûrs que c’était vrai, que Jeannin, c’était lui, que Jeannin était reçu, ils n’eurent pas un mot ; ils détalèrent chez eux : elle lui avait saisi le bras, elle lui tenait le poignet, il s’appuyait sur elle ; ils couraient presque, sans rien voir autour d’eux ; en traversant le boulevard, ils faillirent être écrasés. Ils se répétaient :

— Mon petit !… Ma petite !…

Ils remontèrent, quatre à quatre, leurs étages. Rentrés dans leur chambre, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Antoinette prit son frère par la main, et le conduisit devant les photographies de leur père et de leur mère, qu’elle avait près de son lit, dans un coin de sa chambre, qui était comme son sanctuaire ; elle s’agenouilla avec lui devant elles ; et ils prièrent et pleurèrent tout bas.

Antoinette voulut faire venir un bon petit dîner ; mais ils ne purent y toucher : ils n’avaient pas faim. Ils passèrent la soirée, Olivier aux genoux de sa sœur, ou sur ses genoux, se faisant câliner comme un petit enfant. Ils parlaient à peine. Ils n’avaient même plus la force d’être heureux, ils étaient brisés tous deux. Ils se couchèrent avant neuf heures, et dormirent d’un sommeil de plomb.

Le lendemain, Antoinette se sentait cruellement mal à la tête, mais un tel poids enlevé de dessus le cœur ! Il semblait à Olivier qu’il respirait enfin, pour la première fois. Il était sauvé, elle l’avait sauvé, elle avait accompli sa tâche ; et lui, n’avait pas été indigne de ce que sa sœur attendait de lui !… — Pour la première fois depuis des années, des années, ils s’abandonnèrent à la paresse. Jusqu’à midi, ils restèrent couchés, se parlant d’un lit à l’autre, la porte de leur chambre ouverte ; ils se voyaient dans une glace, ils voyaient leur figure heureuse et gonflée de fatigue ; ils se souriaient, ils s’envoyaient des baisers, s’assoupissaient de nouveau, se regardaient dormir, courbaturés, moulus, ayant à peine la force de se parler que par de tendres monosyllabes.