Antoine et Cléopâtre (Shakespeare, trad. Montégut)
Œuvres complètes de William Shakespeare, Texte établi par Émile Montégut, Hachette, , tome 8 (p. 1-138).
ANTOINE ET CLÉOPATRE
DATE PROBABLE DE LA REPRÉSENTATION, 1607.
AVERTISSEMENT
La première édition connue de cette pièce s’est celle de l'in-folio de 1623 ; mais comme on la trouve mentionnée sur les registres de la librairie en mai 1608, il est possible qu'un jour ou l’autre, un des in-quartos de cette édition perdue, soit retrouvé. Cette dernière date fait conjecturer que la pièce a dû être écrite et représentée (si toutefois elle a été représentée) vers l'an 1607.
De toutes les pièces-de Shakespeare, Antoine et Cléopâtre est celle ou le grand poete a le plus manqué aux lois de l'unité. Shakespeare n'est certes pas renommé comme trop strict observateur des lois de l'unité dramatique, et cependant c'est la première fois que nous lui adressons ce reproche, et que nous nous croyons autorisés à le lui adresser. C'est qu'il est genre d'unité auquel Shakespeare ne manque jamais, — même dans ses pièces les plus compliquées, comme le Roi Lear par exemple, même lorsqu'il semble le plus s'en écarter, — l'unité morale que réclame son sujet. Seulement cette unité n'est pas soumise à des règles fixes, ou également applicables à tous les sujets, elle varie avec chacun, et l'on peut dire qu'il y a dans Shakespeare autant de genres d'unité que de pièces. Avec les unités gênantes de l'espace et du temps, il en prend sans doute à son aise ; pas tant qu'on pourrait le croire ; cependant, car il ne multiplie les changenents de scène, et n'allonge les années q u'autant que le réclame strictement le développement nécessaire de sa pensée. Ainsi dans'ce Jules César que nous venons de quitter, il a plusieurs fois resserré l'espace et raccourci les heures. Les événements qu'il nous montre dans cette pièce onl. mis, à se produire plus de temps qu'il ne le dit ; mais il a admirablement senti qu'en restant scrupuleusement fidèle à la chronologie, il ferait perdre à ces événements leur intérêt dramatique. La conspiration contée César amis évidemment plusieurs mois à se nouer ; cependant le poète a cru pouvoir en concentrer tous les détails dans l'espace d'rme courte nuit. Octave et Antoine n'ont pas été non plus amis dès le jour même de Tassasninat de César, et avant d'en arriver à la formation du triumvirat, il leur fallut passer par la-guerre civile de Modène ; mais la-logique de-l'histoire n'est pas-celledu drame, et c'est très-justement que Shakespeare a supprimé cet épisode qui s'interposait comme un mur épais entre les prémisses-de son drame et ses conséquences. La vengeance devait suivre immédiatement l'attentat, l'expiation devait suivre immédiatement le crime, et Shakespeare pour atteindre ce résultat a franchi judicieusement ces premiers moments confus de la guerre civile. C'est ainsi encore que dans Romeo et Juliette, le poète pour rester fidèle à l'unité a créé ce fameux coup de foudre de la passion des deux amants qu'ont tant admiré certains critiques, et dont il n'est question ni dans Luigi da Porto, ni dans Bandello. Chez les conteurs italiens, l'amour de Roméo et de Juliette n'a rien de cette soudaineté et se développe, de la manière la plus familière et la plus rationnelle. Les deux amants s'aiment dès le premier jour sans doute, mais ce n'est qu'après de longs mois qu'ils se l'avouent, et ce n'est même qu'après de nombreuses factions muettes sous les fenêtres de Juliette, que Roméo finit par se faire apercevoir de sa bien-aimée. Une pareille lenteur n'a rien qui choque dans un roman ou une nouvelle, mais il n'en est pas ainsi dans un drame ; aussi Shakespeare s'est-il bien gardé de suivre sur ce point les auteurs d'où il a tiré son chef-d'œuvre. Qui ne voit encore que la jalousie d'Othello a mis forcément plus de temps à se développer que ne le dit Shakespeare, et que la catastrophe ne s'est pas précipitée avec cette incroyable rapidité ? Les événements sont présentés de telle sorte dans cette pièce, qu'ils ont l'air de s'être passés en trois jours. Cassio est renvoyé par Othello dès le soir même de son débarquement, — c'est le lendemain qu'à la suite de la sollicitation du lieutenant, Iago lâche le mot fatal, et à partir de ce moment, le paroxysme de l'âme d'Othello est tel qu'on ne peut pas imaginer un pareil état mental se pro'ongeànt au de'à de quelques heures. Mais dans cette pièce Shakespeare a supprimé hardiment le temps, comprenant bien que la peinture de la passion d'Othello ne voulait être ni ralentie, ni refroidif, qu'el'e devait être montrée tout d'une pièce,'et sans temps d'arrêt.
Il n'en est pas ainsi d'Antoine et Cléopâirè. La violation des lois d'unité que nous reprochons à cette pièce a trois causes ; l'action est trop morcelée, la scène est trop vaste, les passions sont trop compliquées d'éléments qui n'ont rien de dramatique par eux-mêmes. L'action est trop morcelée ; c'est sur l'amour d'Antoine et Cléopâtre que devrait porter toute l'attention du lecteur ; mais Shakespeare fidèle à son génie a voulu tracer une vaste peinture du monde romain, et pour atteindre ce but, il a été obligé de déplacer à chaque instant l'intérêt de son drame. Les divers épisodes qui nous sont présentés ne se rapportent que très-indirectement au sujet principal et même ne s'y rapportent pas du tout. L'épisode de Sextus Pompée est admirable ; mais quel rapport a-t-il cependant avec l'amour d'Antoine et Cléopâtre ? L'expédition de Ventidius contre les Parthes n'occupe qu'une seule petite scène, mais cette scène était-elle bien utile ? Passe encore si Shakespeare nous eût présente l'expédition d'Antoine lui-même contre ce peuple, terreur des soldats, romains. Le récit qu'en fait Plutarque est un des plus dramatiques de cet incomparable narrateur. Que d'incidents singuliers ! quels dangers excentriques ! quelles bizarres souffrances ! D'ordinaire les souffrances d'une armée se réduisent à la famine et à la peste mais dans cette campagne la nature inépuisable en délices et en tortures fait faire aux soldats romains la connaissance des accidents les plus nouveaux. Par exemple on traverse des déserts sans eau et sans arbres, où l'on ne découvre, rien aussi loin que la vue s'étende, à l'horizon ; tout à coup, comme s'ils, étaient produits par la poussière, on se voit environné d'escadrons de cavaliers lançant de loin de longs, dards pointus qui clouent les soldats tout debout, et leur donnent l'aspect de grenouilles, embrochées par des pieux... Heureusement contre ce danger, les soldats romains ont le remède de la tortue, lequel consiste à appuyer les boucliers les uns contre les autres de manière à présenter l'aspect d'une vaste carapace impénétrable. Il y a d'autres périls plus étranges. Pressés par la famine, les soldats sont-réduits à manger de l'herbe ; or il se trouve que cette herbe frappe de folie ; ceux qui en mangent sont atteints d'un genre de délire qui consiste à remuer et à retourner des pierres ; imaginez si vous le pouvez l'aspect d'une armée occupée sur une immense plaine à cet étrange labeur. Après la faim vient la soif mais l'eau qu'on rencontre est de telle nature que loin de raffraîchir, elle altère. On conçoit sans peine que les soldats romains quand ils eurent franchis ces lieux d'enfer, et qu'ils se furent retrouvés en terre habitable, soient tombés dans les bras les uns des autres et se soient embrassés en pleurant ; Shakespeare s'est privé très-judicieusement peut-être des ressources que lui fournissait ce bel épisode, et cependant cette expédition fut commandée par son héros même et non par son lieutenant, et elle fut mauquée parce qu'Antoine brûlait ; précisément de retrouver Cléopâtre, Puisque le poète a cru devoir supprimer un épisode qui regardait indirectement, son sujet, c'est-à-dire l'amour d'Antoine et de Cléopâtre, à quoi bon cette mention de l'expédition de Ventidius qui ne s'y rapporte ni de près ni de loin ?
La scène est trop vaste. Ce n'est pas que l'univers romain soit un théâtre trop grand pour le génie de Shakespeare ; mais cette fois le théâtre, grâce à ses dispositions, gène la vue du spectateur et l'imagination du lecteur. Nous accepterions facilement l'amplitude de cette scène si les différentes parties de l'action étaient fortement localisées ; si nous n'étions qu'à Rome, lorsque nous sommes à Rome, qu'à Athènes lorsque nous sommes à Athènes, qu'à Alexandrie lorsque nous sommes à Alexandrie. Malheureusement il n'en est pas ainsi ; l'intérêt principal ne se transporte ; jamais en entier dans le lieu momentané de l'action, le lecteur tient l'œil fixé en même temps sur Alexandrie, sur Rome, sur Athènes ; il est placé dans l'espace, et non dans un point de l'espace. Les personnages sont eux mêmes dans une situation semblable ; ils se considèrent et se regardent, pour ainsi dire à des distances énormes, comme s'ils étaient placés aux quatre coins d'une immense plaine, ou dans un cirque d'une circonférence incommensurable. Je ne puis mieux rendre l'impression que me fait Antoine et Cléopâtre qu'en disant que pendant toute cette lecture, on croit considérer les acteurs de ce drame comme à travers un télescope d'Herschell.
Enfin les passions sont trop compliquées d'éléments qui n'ont rien de dramatique par eux-mêmes. Autres sont les lois de l'histoire, autres les lois de l'art. L'art se contente de passions simples que repousse la gravité de l'histoire. Or l'amour d'Antoine et Cléopâtre n'est pas simple ; et ne peut pas être simple ; il se complique d'intérêts politiques et moraux, autrement importants pour le philosophe qu'une, pauvre passion de chair et de sang ; mais ces intérêts malheureusement altèrent la substance de ; cette passion, en dénaturent le caractère, partagent l'attention du lecteur, et surtout ferment les sources de la sympathie et de la pitié naïves. Là est l'écueil de ce sujet à Antoine et Cléopâtre qui par tant d'autres cotés est admirable, et cet écueil Shakespeare malgré tout son génie ne l'a pas entièrement évité. Cela dit il faut convenir que 1a peinture de l’âme de Cléopâtre est bien 1a plus ingénieuse, la plus pénétrante et la plus audacieuse, qui ait jamais été tracée. Voilà bien cette reine, quAntoine appelle son serpent du vieux Nil avec une spirituelle justesse, ondoyante et diverse, âme à facettes, à miroitements, à reflets, aux bonds légers et hardis comme ceux de la panthère, aux môuvements souples comme ceux de la couleuvre, aux effarements de biche, aux altitudes pareilles à celles de l’élégante antilope. Cléopâtre n'est composée que d'éléments féminin, et c'est pour cela qu’elle est irrésistible, surtout pour un homme qui de son côté n'est composé, comme Antoine que d'éléments exclusivement masculins. Elle est le plus parfait résumé de tous les défauts inhérents à la nature féminine, défauts qui inspirent la passion parce qu'ils naissent de la faiblesse et parce qu'ils sont enveloppés de la grâce. C'est en cela que consiste en effet l'incroyable puissance de là nature féminine et ce qui explique comment des vices très réels qui lorsqu'ils se, montrent chez l'honime inspirent l'antipathie et la haine, inspirent, au contraire l'amour chez la femme. C'est que chez l'homme les vices se montrent à nu, tandis que chez la femme ils sont inséparables de la grâce ; c'est que chez l'homme les vices sont associés à la force, et qu'alors ils appellent l'antagonisme, tandis que chez la femme ils sont associés à la faiblesse et appellent le dévouement et la protection. De toutes les détestables qualités qui peuvent faire une Femme dangereuse, il n'en manque pas une seule à Cléopâtre, et c'est précisément pour cela qu'Antoine ne peut, s'en détacher. Elle est coquette, elle est peureuse ; elle est cupide, elle est cruelle, elle est lâche, elle est rampante, elle est altière. Avec quelle soudaine frénésie elle se précipite sur son poignard pour en percer l'esclave qui vient lui porter la nouvelle du mariage d'Antoine ? et avec quel lâche empressement elle abandonne plus tard sa main au messager d'Octave ? Comme elle est peureuse à Aedum ! comme elle est altière et courageuse à l'heure de la mort ! Et cependant il n'y a chez elle aucune contradiction ; ces mouvements si divers ; appartiennent à la même nature, toute de spontanéité et déminée par le fluide nerveux. Tel est le personnage de Cléopâtre, personnage que Shakespeare a merveilleusement compris, et dans lequel il a su reconnaître à travers les récits des historiens, un Caractère qui fait exception dans le monde antique et qui semblerait devoir appartenir, exclusivement au monde compliqué de nos civilisations romantiques. Nous avons fait remarquer dans notre avertissement sur Jules César, ce côté du caractère de Cléopâtre, et nous n'avons pas à revenir sur ce que nous en avont dit.
Le personnage le plus curieux de la pièce, après Cléopâtre, C'est Enobârbus. Ou donc Shakespeare a-t-il pris un tel caractère ? Énobarbus figure à peine dans Plutàrque, et Suétone n’en dit que quelques mots qui n'ont pu inspirer à Shakespeare cette peinture accomplie du vieux routier de guerre. Énobarbus n'a de moralité que celle qu'ont pu lui laisser les interminables scènes de pillage et de carnage auxquelles il a assisté. Le butin, la bombance, le tapage, les plaisirs, et les voluptés que le triomphe procure si aisément aux victorieux, il ne connaîtrait pas autre chose, s'il n'y joignait une affection de nature canine pour le général auquel il a dû tant de festins, de femmes grecques, syriennes et égyptiennes et d'occasions de pillage. Où Shakespeare a-pris ce personnage ? peut-être dans le spectacle de son temps, plus sûrement dans, sa connaissance de la nature humaine. Cependant j'imagine que pendant cet orageux seizième siècle, ou cette effroyable guerre de trente ans dont Shakespeare vit le début, lorsque se rencontraient quelques vieux routiers des bandes de Montluc et du duc d'Albe, de Mansfeld et de Tilly, la scène de Ménas et d'Énobarbus dut bien des fois se renouveler, et que bien des fois aussi sans doute, plus d'un de ces officiers généraux si prompts à passer d'un camp dans l'autre selon les hasards de la victoire et les tentations de la cupidité, aura ressenti les remords d'Énobarbus, et regretté son roi Gustave-Adolphe ou son duc de Friedland, comme lui son Antoine.
PERSONNAGES DU DRAME
MARC ANTOINE,
OCTAVE CÉSAR, triumvirs.
ÉMILIUS LÉPIDUS,
SEXTUS POMPÉE.
DOMITIUS ÉNOBARBUS,
VENTIDIUS,
ÉROS,
SCARUS, amis d'ANTOINE.
DERCETAS,
DEMÉTRIUS,
PHILO,
MÉCÈNE,
AGRIPPA,
DOLABELLA, amis de CESAR.
PROCULÉIUS,
THYRÉUS,
GALLUS,
MÉNAS,
MÉNÉCRATES, amis de POMPÉE.
VARRIUS,
TAURUS, lieutenant général de CÉSAR.
CANIDIUS, lieutenant général d'ANTOINE.
SILIUS, officier dans l'armée de VENTIDIUS.
EUPHRONIUS, ambassadeur d'ANTOINE auprès de CÉSAR.
ALEXAS,
MARDIAN, serviteurs de CLEOPATRE.
SELEUCUS,
DIOMÈDE,
UN DEVIN
UN PAYSAN
CLÉOPÂTRE, reine d'Egypte.
OCTAVIE, sœur de CÉSAR et femme d'ANTOINE.
CHARMIAN,
IRAS, femmes de CLEOPATRE
OFFICIERS, SOLDATS, MESSAGERS et autres comparses.
SCENE. — Diverses parties de l'empi re romain.
ACTE I
SCENE PREMIERE
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais de CLÉOPÂTRE.
Entrent DÉMÉTRIUS et PHILO.
PHILO. — Certes, mais cet amour extravagant de notre général dépasse la mesure ; ces yeux superbes qui rayonnaient comme ceux d'un Mars en armure quand ils inspectaient les défilés et les revues des troupes de guerre, concentrent maintenant toutes leurs fonctions, dévouent maintenant toute leur faculté de contemplation sur un visage bistré ; son cœur de capitaine, qui dans les mêlées des grandes batailles faisait éclater sur sa poitrine les boucles de sa cuirasse, dément sa trempe, et sert maintenant de soufflet et d'éventail pour refroidir une Égyptienne en chaleur (1) (Fanfares dans l’intérieur du palais.) Regarde ! les voici qui viennent ! Observez bien, et vous verrez un des trois piliers du monde métamorphosé dans le personnage du fou d'une catin ; regardez et voyez.
Entrent ANTOINE et CLÉOPÂTRE avec leurs suites ; des eunuques éventent CLÉOPÂTRE.
CLÉOPÂTRE. — Si vous m'aimez vraiment, dites combien vous m'aimez.
ANTOINE. — Il est bien pauvre l'amour qui peut se compter.
CLÉOPÂTRE. — Je veux savoir quelle est la borne où s'arrête l'amour que je puis inspirer.
ANTOINE. — En ce cas, il te faut de toute nécessité découvrir un nouveau ciel et une nouvelle terre.
Entre UN SERVITEUR.
LE SERVITEUR. — Des nouvelles de Rome, mon bon Seigneur.
ANTOINE. — Elles m'ennuient ; — leur substance.
CLÉOPÂTRE. — Voyons, écoutez-les, Antoine ; Fulvia est peut-être en colère ; ou, qui sait si le presque imberbe César ne vous a pas envoyé son mandat souverain ; Fais ceci, ou cela ; prends-ce royaume, affranchis celui-là ; accomplis nos ordres, ou nous te condamnons.
ANTOINE. — Qu'est-ce à dire, mon amour ?
CLÉOPÂTRE. — Peut-être — et cela est vraiment très probable, — ne devez-vous pas rester ici plus longtemps, votre démission vous étant envoyée par César ; par conséquent, écoutez ce message, Antoine. — Où est la sommation de Fulvia ? de César, voulais-je dire ? ou de tous les deux ? — Appelez les messagers. — Aussi vrai que je suis reine d'Egypte, tu rougis Antoine ; ce sang là rend hommage à César ; ou bien peut-être est-ce ainsi que ta joue paye sa dette de honte lorsque gronde Fulvia à la voix criarde ? — Les messagers !
ANTOINE. — Que Rome s'enfonce dans le Tibre, et que l'arc immense de l'architecture de l'empire s'effondre ! Ici est mon univers. Les royaumes sont de l'argile ; notre terre fangeuse nourrit également la bête et l'homme ; la noblesse de là vie consiste à faire cela (il l'embrasse), lorsqu'un tel couple, lorsque deux êtres tels que nous peuvent le faire ; et à cet égard, je somme le monde, sous peine de châtiment, de déclarer que nous sommes incomparables.
CLÉOPÂTRE. — Excellente imposture ! pourquoi a-t-il épousé Fulvia, s'il ne voulait pas l'aimer ? J'aurai l'air de la sotte que je ne suis pas ; quant à Antoine, il sera toujours lui-même.
ANTOINE. — Oui, mais mis en mouvement par Cléopâtre. Maintenant, pour l'amour de l'Amour et de ses douces heures, ne perdons pas le temps en aigres conférences ; pas une minute de nos existences ne doit maintenant s'écouler sans embrasser un nouveau plaisir ; — quel divertissement pour ce soir ?
CLÉOPÂTRE. — Ecoutez les ambassadeurs.
ANTOINE. — Fi, reine querelleuse, à qui tout va bien, gronder, rire, pleurer ; chez qui toute passion lutte de toutes ses forces pour apparaître belle et se faire admirer avec toi ! Pas d'autre messager que toi-même, et tous seuls ce soir, nous irons errer à travers les rues, et nous observerons les mœurs du peuple. Venez, ma reine ; la dernière nuit vous avez exprimé ce désir. — Ne nous parlez pas. (Sortent Antoine et Cléopâtre avec leurs suites.)
DÉMÉTRIUS, — César est-il donc traité par Antoine avec si peu de considération ?
PHILO. — Seigneur, quelquefois quand il n'est plus Antoine, il oublie un peu trop cette grande dignité de conduite qui devrait toujours accompagner Antoine.
DÉMÉTRIUS. — Je suis chagrin à l'excès qu'il donne raison à la vulgaire médisance qui le représente à Rome tel que je l'ai vu ; mais j'espère de plus nobles actions pour demain. — Heureux repos ! (Ils sortent.)
SCENE II
ALEXANDRIE. — Un autre apartement dans le palais.
Entrent CHARMIAN, IRAS et ALÊXÂS.
CHARMIAN. — Seigneur Alexas, charmant Alexas, Alexas aux qualités universelles, Alexas le presque souverain, où est le devin que vous avez tant vanté à la reine ? Oh ! que je voudrais connaître ce mari qui, dites-vous, doit couronner ses cornes de guirlandes !
ALEXAS.— Devin !
Entre UN DEVIN.
LE DEVIN. — Que voulez-vous ?
CHARMIAN. Est-ce là l'homme ? — Est-ce vous, Monsieur, qui connaissez les choses ?
LE DEVIN. — Je puis lire quelque peu dans le livre infini des secrets de la nature.
ALEXAS. — Montrez-lui votre main.
Entre ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS. — Dressez le banquet vivement, et du vin en abondance pour boire à la santé de Cléopâtre.
CHARMIAN. — Mon bon Monsieur, donnez-moi une bonne fortune.
LE DEVIN. — Je ne crée pas, je prévois.
CHARMIAN. — Eh bien alors, prévoyez-moi une bonne fortune.
LE DEVIN. — Vous deviendrez encore bien plus belle que vous n'êtes.
CHARMIAN. — Il veut dire que j'engraisserai.
IRAS. — Non, que vous vous peindrez quand vous serez vieille.
CHARMIAN. — Veuillent les rides que non !
ALEXAS. —Ne ne troublez pas sa prescience ; soyez attentives.
CHARMIAN. — Chut !
LE DEVIN. — Vous aimerez plus que vous ne serez aimée.
CHARMIAN. — J'aimerais mieux échauffer mon foie à force de boire.
ALEXAS.— Voyons, écoutez-le.
CHARMIAN. —Allons, mon brave homme, quelque excellente fortune ! Que je sois mariée à trois rois dans la même matinée et que je devienne veuve, de tous trois ; que j'aie à cinquante ans un fils auquel Hérode de Judée devra rendre hommage (2) ; faites en sorte que je me marie avec Octave César, et rendez-moi de la sorte la camarade de ma maîtresse.
LE DEVIN. — Vous survivrez à la Dame que vous servez.
CHARMIAN. — Oh, excellent ! j'aime mieux une longue vie que des figues (3).
LE DEVIN. — Vous avez vu et éprouvé une première fortune plus belle que celle qui est à venir.
CHARMIAN.— Tiens, peut-être que mes enfants n'auront pas de nom. Dis-moi, je t'en prie, combien dois-je avoir de garçons et de filles ?
LE DEVIN.— Si chacun de vos souhaits avait un ventre, et si chaque souhait était fertile, vous eu auriez un million.
CHARMIAN. — A bas, imbécile ! je te pardonne parce que tu es sorcier.
ALEXAS. — Ah, vous croyez qu'il n'y a que vos draps qui soient dans le secret de vos souhaits.
CHARMIAN. — Allons, maintenant dites à Iras sa bonne fortune.
ALEXAS. — Nous voulons tous savoir nos bonnes fortunes.
ÉNOBARBUS. — La mienne, et la plupart de nos bonnes fortunes, ce sera d'aller ce soir nous coucher ivres.
IRAS. — Voici une paume qui présage la chasteté, si elle ne présage rien d'autre.
CHARMIAN. — Oui, comme le Nil quand il déborde présage la famine.
IRAS. — Allons donc, folle camarade de lit, vous ne savez pas deviner, vous.
CHARMIAN. — Ma foi, si une paume huileuse n'indique pas la fécondité, je suis incapable de me gratter l'oreille. Je t'en prie, ne lui dis qu'une bonne fortune de tous les jours.
LE DEVIN. — Vos fortunes sont pareilles.
IRAS. — Mais comment cela, mais comment cela ? donnez-moi les détails.
LE DEVIN. — J'ai dit.
IRAS. — Comment, est-ce que je n'ai pas une bonne fortune plus grande d'un pouce qu'elle ?
CHARMIAN.— Et si vous-aviez cette fortune plus grande d'un pouce, où aimeriez-vous mieux que ce pouce fût placé ?
IRAS. — Ailleurs qu'au nez de mon mari.
CHARMIAN. — Les cieux corrigent nos mauvaises pensées ! Alexas, — voyons, sa bonne fortune, sa bonne fortune ! Oh ! qu'il se marie avec une femme insupportable, douce Isis, je t'en conjure ! qu'elle meure, et alors donne-lui-en une pire ! que celle-là meure aussi, et donne-lui-en une pire ! et que la pire suive la pire, jusqu'à ce que la pire de toutes le suive en riant à son tombeau, cinquante fois cocu ! Bonne Isis, écoute ma prière, quand bien méme tu devrais me refuser une chose plus importante ; bonne Isis, je t'en conjure !
IRAS. — Amen. Chère Déesse, écoute cette prière du peuple ! car si c'est un crève-cœur de voir un bel homme accouplé à une femme dissolue, c'est un chagrin mortel de contempler un odieux coquin qui n'est pas cocu ; ainsi, chère Isis, tiens bon pour les convenances, et donne-lui la fortune qu'il mérite !
CHARMIAN. — Amen.
ALEXAS. — Là, voyez-vons, s'il était en leur pouvoir de me faire cocu, elles se feraient putains rien que pour cela.
ÉNOBARBUS. — Chut ! voici venir Antoine.
CHARMIAN. — Non, ce n'est pas lui, mais la reine.
Entre CLÉOPÂTRE.
CLÉOPÂTRE. — Avez-vous vu mon Seigneur ?
ÉNOBARBUS. —Non, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Est-ce qu'il n'était pas ici ?
CHARMIAN. — Non, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Il était disposé à la gaieté ; mais soudain une pensée de Rome l'a frappé. Énobarbus !
ÉNOBARBUS. — Madame ?
CLÉOPÂTRE. — Cherchez-le, et amenez-le ici. Où est Alexas ?
ALEXAS.— Ici, à votre service. — Mon Seigneur s'avance.
CLEOPÂTRE.— Nous ne voulons pas le regarder ; venez avec nous. (Sortent Cléopâtre, Énobarbus, Charmian, Iras, Alexas, et le devin.)
Entre ANTOINE avec UN MESSAGER et des gens de sa suite.
LE MESSAGER. — Fulvia, ta femme, est la première descendue sur le champ de bataille.
ANTOINE. — Contre mon frère Lucius ?
LE MESSAGER. — Oui, mais bientôt cette guerre prit fin, et les circonstances en ayant fait des amis, ils ont uni leurs troupes contre César, qui plus heureux qu'eux dans la guerre, dès la première rencontre les a chassés d'Italie.
ANTOINE. — Bon, et quoi de pire encore ?
LE MESSAGER. — Les mauvaises nouvelles sont de nature malfaisante pour celui qui les rapporte.
ANTOINE. — Lorsqu'elles concernent un sol ou un lâche. Continue ; les choses passées n'ont plus pour moi d'importance. Je suis fait ainsi ; celui qui me dit la vérité, quand bien même son récit cacherait la mort, je l'écoute comme s'il flattait.
LE MESSAGER. — Labienus, — et cela c'est une rude nouvelle, — avec ses forces parthes, s'est saisi de l'Asie depuis l'Euphrate ; il a déployé sa bannière victorieuse depuis la Syrie jusqu'à la Lydie et à Ionie ; tandis que...
ANTOINE. —Antoine, voudrais-tu dire...
LE MESSAGER. — Ô mon Seigneur !
ANTOINE. — Parle-moi carrément, n'atténue pas l'opinion générale ; nomme Cléopâtre comme on la nomme à Rome ; raille-moi avec les phrases mêmes de Fulvia, et reproche-moi mes, fautes avec une aussi pleine licence que peuvent le faire la franchise et la malice réunies. Oh, nous poussons de mauvaises herbes, quand les vents froids ne soufflent pas, et nos malheurs, quand on nous les apprends, sont pour nous comme un labourage ! Porte-toi bien pour l'instant.
LE MESSAG'ER. — A votre noble plaisir, Seigneur, (il sort.)
ANTOINE. — Les nouvelles de Sicyone, holà ! appelez ici !
PREMIER HOMME DE LA SUITE. — L'homme de Sicyone ! y a-t-il ici quelqu'un de tel ?
SECOND HOMME DE LA SUITE.— Il attend votre bon plaisir.
ANTOINE. — Qu'il paraisse. Il faut que je brise ces puissants liens égyptiens, ou bien je vais me perdre dans cette passion.
Entre UN SECOND MESSAGER.
ANTOINE. — Qui êtes-voûs ?
SECOND MESSAGER. — Fulvia, ton épouse, est morte.
ANTOINE.— Où est-elle morte ?
SECOND MESSAGER. — Dans Sicyone. La longueur de sa maladie, ainsi que les autres choses plus sérieuses qu'i. t'importe de connaître sont ici contenues. (Il lui donne une lettre (4)).
ANTOINE.— Laisse-moi. (Sort le second messager.) C'est une grande âme de partie ! J'avais désiré ce qui arrive ; mais ce que nos mépris repoussent loin de nous, souvent nous souhaitons le posséder de nouveau ; le plaisir présent diminuant à mesure que le temps marche devient juste son contraire ; elle est bonne maintenant qu'elle est partie ; la main qui l'écarta voudrait pouvoir la reprendre. Il faut que je brise avec cette reine enchanteresse ; ma paresse couve dix mille malheurs pires que les maux que je connais. Holà ! Énobarbus !
ÉNOBARBUS.— Quel est votre plaisir, Seigneur.
ANTOINE.— Je dois partir d'ici en toute hâte.
ÉNOBARBUS. — Ah bien, alors, nous allons tuer toutes nos femmes. Nous voyons combien une dureté leur est mortelle ; si elles permettent notre départ, la mort est le mot d'ordre.
ANTOINE.— Il faut que je parte.
ÉNOBARBUS.— Dans une occasion pressante, que les femmes meurent ; ce serait pitié de les rejeter pour rien ; mais mises en balance avec une grande cause, elles doivent être estimées comme lien. Dès que Cléopâtre va saisir le plus petit bruit de cette affaire, elle va mourir immédiatement ; je l'ai vue mourir vingt fois pour des occasions bien moins importantes ! ; je crois qu'il y à dans la mort une espèce de passion qui commet sur elle quelque action amoureuse, tant elle met de promptitude à mourir.
ANTOINE. —Elle est rusée au-delà de toute imagination.
ÉNOBARBUS. — Hélas, non, Seigneur ; ses passions sont faites de la plus fine essence du pur amour. Nous ne pouvons pas appeler larmes et soupirs ses averses et ses coups de vent ; car ce sont de plus grandes tempêtes et de plus grands orages que n'en rapporte l’almanach ; cela ne peut être habileté chez elle ; si c'est habileté, elle fait une ondée aussi bien que Jupiter.
ANTOINE.— Que je voudrais ne l'avoir jamais vùe !
ÉNOBARBUS.— Ô Seigneur, en ce cas vous auriez laissé sans la voir une œuvre merveilleuse ; si vous n'aviez pas eu ce bonheur, votre voyage aurait été manqué.
ANTOINE. — Fulvia est morte.
ÉNOBARBUS. — Seigneur !
ANTOINE. — Fulvia est morte.
ÉNOBARBUS. —Fulvia !
ANTOINE. — Morte.
ÉNOBARBUS. — Eh bien, Seigneur, offrez, aux Dieux un sacrifice de reconnaissance. Lorsqu'il plaît à leurs divinités d'enlever sa femme à un homme, ils découvrent à cet homme les tailleurs du ciel, et le consolent en lui montrant que lorsque les vieilles robes sont usées, il y a des ouvriers pour en faire de nouvelles. S'il n'y avait pas d'autres femmes que Fulvia, vous auriez en effet subi un malheur, et il faudrait se lamenter sur cet événement ; mais ce chagrin est couronné par une consolation ; votre vieille chemise vous procure un cotillon neuf, et vraiment, c’est un oignon qui contient les larmes dont il faut arroser cette douleur.
ANTOINE. — Les affaires qu'elle avait entamées dans l'État ne permettent pas mon absence.
ÉNOBARBUS. — Et les affaires que vous avez entamées ici ne peuvent se passer de vous ; particulièrement celle de Cléopâtre qui exige absolument votre séjour.
ANTOINE. — Plus de réponses légères. Que nos officiers aient connaissance de nos intentions. Je vais déclarer à la reine la cause de notre départ précipité, et obtenir de son amour notre congé. Ce n'est pas seulement la mort de Fulvia, ce sont de plus puissants motifs qui nous appellent ; d'ailleurs les lettres de beaucoup de nos amis dévoués dans Rome sollicitent aussi noire retour. Sextus Pompée a délié César, et commande l'empire de la mer ; notre peuple versatile, dont l'affection ne se porte jamais sur l'homme méritant que lorsque ses mérites sont passés, commence à reporter le souvenir de Pompée et de tous ses triomphes sur son fils, qui grand par le nom et la puissance, plus grand encore par l'ardeur et la vaillance, s’est élevé au rang du plus éminent soldat, éminence qui peut faire courir de grands dangers au monde, si elle persiste. Il y a bien des choses pareilles au crin du cheval qui ont déjà la vie sans avoir encore le poison du serpent (5). Informez ceux qui sont sous nos ordres, que notre volonté requiert notre prompt départ d'ici.
ÉNOBARBUS. —Je vais le faire. (Ils sortent.)
SCENE III
ALEXANDRIE.— Un autre appartement dans le palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIAN, IRAS et ALEXAS.
CLÉOPÂTRE. — Où est-il ?
CHARMIÂN. — Je ne l'ai pas vu depuis ce moment.
CLÉOPÂTRE. — Voyez où il est, qui est avec lui, ce qu'il fait ; faites comme si je ne vous avais pas envoyé — si vous le trouvez triste, dites-lui que je danse ; si vous le trouvez en gaieté, racontez-lui que je suis subitement tombée malade ; vite et revenez ! (Sort Alexas.)
CHARMIAN.— Madame, il me semble que si vous l'aimez tendrement, vous ne suivez pas la bonne méthode pour arracher de lui le même amour.
CLÉOPÂTRE. — Que devrais-je faire que je ne fasse pas ?
CHARMIAN. — Cédez-lui en toute chose, ne le traversez en rien.
CLÉOPÂTRE. —— Tu m'enseignes comme une sotte...... la route pour le perdre.
CHARMIAN. — Ne le mettez pas à trop dure épreuve ; prenez garde, je vous le conseille ; avec le temps nous haïssons ce que nous craignons souvent. Mais voici venir Antoine.
CLÉOPÂTRE. — Je deviens malade et maussade.
Entre ANTOINE.
ANTOINE.— Je suis désolé d'être obligé de vous annoncer mon projet...
CLÉOPÂTRE.— Aide moi à m'en aller, chère Charmian ; je vais tomber ; cela ne peut durer longtemps ainsi, les forces de la nature ne le permettront pas.
ANTOINE. —Maintenant, ma très-chère reine…
CLÉOPÂTRE. — Je vous en prie, tenez-vous plus loin de moi.
ANTOINE. — Qu'y a-t-il ?
CLÉOPÂTRE. — Je lis dans vos yeux que vous avez reçu de bonnes nouvelles. Que dit la femme mariée ? Vous pouvez-partir ; plût au ciel qu'elle ne vous eût jamais donné permission de venir ! Qu'elle ne dise pas que c'est moi qui vous retiens ici, — je n'ai pas de pouvoir sur vous ; vous êtes à elle.
ANTOINE. — Les Dieux savent mieux…
CLÉOPÂTRE.— Oh ! jamais reine ne fut trahie à ce point ! cependant j'ai vu dès l'origine planter ces trahisons...
ANTOINE. — Cléopâtre…
CLÉOPÂTRE. — Quand bien même vous feriez des serments à ébranler les Dieux sur leurs trônes, comment pourrais-je croire, que vous êtes à moi ; et que vous êtes sincère, vous qui avez été faux envers Fulvia ? Folie extravagante que de se laisser prendre au piége de ces serments faits de bouche, qu'on vicie en même, temps qu'on les prononce !
ANTOINE. — Très-charmante reine…
CLÉOPÂTRE.— Voyons, je vous en prie, ne cherchez pas de prétexte pour votre départ, mais dites-moi adieu, et partez ; lorsque vous sollicitiez pour rester, c'était alors le temps des paroles ; vous ne parliez pas de partir alors ; — l’éternité était dans nos lèvres et dans nos yeux, le bonheur sur nos visages penchés l'un contre l'autre ; nulle partie de nous-mêmes n'était si pauvre, qu'elle ne contint un avant-goût du ciel ; il en est encore ainsi, ou toi, qui es le plus grand soldat du monde, tu en es devenu le plus grand menteur.
ANTOINE. — Qu'est-ce à dire, reine !
CLÉOPÂTRE. — Je voudrais avoir ta taille ; tu saurais alors qu'il y eût un cœur en Egypte.
ANTOINE, — Écoutez-moi, reine ; l'impérieuse nécessité des circonstances réclame mes services quelque temps ; mais mon cœur tout entier reste en gage auprès de vous. Notre Italie étincelle des épées de la guerre civile ; Sextus Pompée s'approche des portes de Rome ; l'égalité de forces des deux partis nationaux engendre une ardeur factieuse ; Pompée le condamné, riche de l'honneur de son père, s'insinue rapidement dans les cœurs de ceux qui n'ont pas prospéré sous le présent état de choses, et dont le nombre devient menaçant ; et la tranquillité devenue malade à force de repos, chercherait volontiers un remède dans n'importe quel changement désespéré. Mon affaire, plus purement personnelle, et celle qui plus que toute autre doit vous rassurer sur mon départ, c'est que Fulvia est morte.
CLÉOPÂTRE. — Quoique l'âge n'ait pu me libérer de la folie, il m'a cependant délivrée de l'enfantillage ; — est-ce que Fulvia peut mourir ?
ANTOINE.— Elle est morte, ma reine ; regarde ici, et lis à ton souverain loisir les commotions qu'elle a soulevées ; et à la fin de la lettre, lis surtout quand et comment elle est morte.
CLÉOPÂTRE.— Ô très-faux amour ! où sont les vases sacrés que tu devrais remplir des larmes de ta douleur ? Maintenant je vois, je vois, par la mort de Fulvia, comment la mienne sera reçue.
ANTOINE.— Ne me querellez plus, mais préparez vous à connaître les desseins que je médite, desseins qui s'exécuteront ou ne s'exécuteront pas, selon l'avis que vous émettrez ; par le feu qui échauffe le limon du Nil, je pars d'ici ton soldat, ton serviteur, prêt à faire la paix ou la guerre, selon que tu l'aimeras mieux !
CLÉOPÂTRE. — Coupe mon lacet, Charmian, viens ! mais non, laisse-le ; je suis bien et mal en un clin d'œil ; c'est ainsi qu'Antoine aime.
ANTOINE. — Ma précieuse reine, épargnez-moi, et accordez une entière confiance à l'amour de celui qui va le soumettre à une épreuve d'honneur.
CLÉOPÂTRE. — C'est à quoi Fulvia m'encourage. Je t'en prie, détôurne-toi, et pleure sur elle ; puis fais-moi tes adieux, et dis que ces larmes appartiennent à la reine d’Egypte. Allons, mon cher, joue-moi une scène d'excellente dissimulation, et qu'elle donne l'illusion du parfait honneur.
ANTOINE. — Vous allez m'échauffer le sang ; assez !
CLÉOPÂTRE. — Vous pouvez faire mieux encore ; mais cela est déjà bien.
ANTOINE. — Vrai, par mon épée...
CLÉOPÂTRE. — Et votre bouclier ! il y a progrès, mais ce n’est pas encore la perfection. Je t'en prie Chârmian, regarde comme ce Romain, descendant d'Hercule, fait honneur aux façons de son ancêtre (6).
ANTOINE. — Je vais vous laisser, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Un mot, courtois Seigneur. Seigneur, vous et moi devons nous séparer, mais ce n'est pas ce que je voulais dire ; — Seigneur, vous et moi nous nous sommes aimés, mais ce n'est pas encore cela ; cela vous le savez suffisamment bien ; — je voulais dire quelque chose... Oh, ma mémoire est un véritable Antoine, et je ne suis toute entière qu'oubli !
ANTOINE. —N'était que Votre Majesté compte la non chalance parmi ses sujets, je vous prendrais pour la nonchalance elle-même.
CLÉOPÂTRE. — C'est un labeur bien fatigant que de porter une telle nonchalance aussi près du cœur que l'y porte Cléopâtre. Mais, Seigneur, pardonnez-moi, puisque les choses qui me plaisent me tuent dès qu'elles ne sont pas vues par vous d'un bon œil ; votre honneur vous rappelle d'ici, soyez donc sourd à ma folie, dont vous ne devez pas avoir pitié, et que tous les Dieux aillent avec vous ! que la victoire couronnée de lauriers guide votre épée ! qu'un facile succès se lève sous chacun de vos pas !
ANTOINE. — Sortons. Venez ; notre séparation est d'un caractère à la fois si sédentaire et si agile, que toi en résidant ici, tu pars cependant avec moi, et que moi en fuyant d'ici, je reste ici avec toi. Partons ! (Ils sortent.)
SCENE IV
ROME. — Un appartement dans la demeure de CÉSAR.
Entrent OCTAVE CÉSAR, LÉPIDUS, et des gens de leur suite.
CÉSAR. — Ainsi, Lépide, vous le voyez, et désormais vous le saurez, ce n'est pas un vice naturel chez César, de haïr notre grand collègue. Voici les nouvelles d'Alexandrie ; — il pêche, boit, et passe dans les festins les heures de la nuit ; il n'est pas plus viril que Cléopâtre, et la reine issue des Ptolémées n'est pas plus féminine que lui ; c'est à peine s'il a daigné accorder audience, ou reconnaître qu'il avait des collègues ; ces lettres vous le présenteront comme un résumé de tous les défauts qui égarent l'humaine nature.
LÉPIDUS.— Je ne puis croire que ces défauts soient assez grands pour noircir toutes ses qualités ; ses vices sont en lui comparables à ces taches lumineuses du ciel, dont les ténèbres de la nuit font d'autant mieux ressortir l'éclat ; ils sont héréditaires plutôt qu'acquis, et il peut d'autant moins les changer qu'il ne les a pas cherchés.
CÉSAR. — Vous êtes trop indulgent. Accordons que ce n'est pas une faute de se vautrer sur le lit des Ptolémées, de donner un royaume pour un éclat de rire, de s'asseoir et de trinquer avec un esclave, de chanceler d'ivresse dans les rues en plein midi, et de faire assaut de coups de poing avec des drôles qui sentent la sueur ; dites que cela lui convient, et il faudra déjà que sa mature soit d'une rare composition pour n'être pas salie par ces choses-là ; mais Antoine n'a plus aucune excuse pour ses souillures, lorsque sa légèreté nous impose un si lourd fardeau. S'il n'employait à ses voluptés que ses loisirs, l'indigestion et l’épuisement suffiraient pour lui faire payer sa conduite ; mais gâcher un temps qui l'appelle à quitter ses plaisirs comme avec la voix d'un tambour et qui lui parle aussi haut que sa fortune et la nôtre, — cela lui mériterait d'être grondé absolument comme nous grondons les adolescents qui, déjà mûrs de discernement, mettent sous clef leur expérience, pour donner liberté à leurs plaisirs présents, et se révoltent ainsi contre le bon jugement.
Entre UN MESSAGER.
LÉPIDUS. — Voici d'autres nouvelles.
LE MESSAGER. — Tes ordres ont été exécutés, et d'heure en heure, très-noble César, tu recevras un rapport sur ce qui se passe. Pompée est fort sur mer, et il parait très aimé de ceux à qui César n'inspirait d'autre sentiment que la crainte ; les mécontents se rendent aux ports, et l'opinion le présente comme un homme à qui on a fait grand tort.
CÉSAR. — J'aurais dû m'en douter ; l'expérience nous a enseigné depuis l'existence du premier état, que l'homme au pouvoir n'a été désiré que jusqu'à ce qu'il y fût, et que l'homme naufragé qui ne fut jamais aimé et jamais digne d'amour, devient cher dès qu'on ne l'a plus. La multitude, pareille à un drapeau agité au-dessus des ondes, va et vient, obéissant avec servilité au mouvement changeant des flots, et se corrompant par son agitation même.
LE MESSAGER. — César, je t'apporte la nouvelle que Ménécrates et Ménas, pirates fameux, font leur esclave de la mer qu'ils labourent et blessent avec des navires de tout calibre ; ils font en Italie maintes chaudes descentes ; les habitants des localités riveraines de la mer manquent de courage pour leur résister, et les jeunes gens qui en ont, se révoltent ; nul vaisseau ne peut mettre à la voile, qu'il ne soit capturé aussitôt qu'aperçu ; car le nom de Pompée seul inspire plus de crainte que n'en inspirerait son armée prête à livrer bataille.
CÉSAR. — Antoine, laisse là tes lascives bombances. Lorsqu'autrefois tu fus chassé de Modène, où tu tuas les consuls Hirtius et Pansa, la famine te suivit aux talons, et tu combattis contre elle, quoique tu eusses été élevé dans les délicatesses, avec une patience qui aurait lassé des sauvages; lu bus l'urine des chevaux et une eau croupie qui aurait fait tousser les bêtes ; ton palais ne dédaigna pas alors la mûre la plus acre de la haie la plus épineuse ; oui, comme le cerf lorsque la neige étend son manteau sur le pâturage, tu broutas les écorces d'arbres ; on rapporte que sur les Alpes tu mangeas d'une chair étrange qui fit mourir plusieurs hommes, rien qu'à la regarder ; et tout cela (c'est un outrage pour ton honneur qu'il me faille le rappeler à cette heure), tu le supportas tellement comme un soldat, que ton visage n'en fut pas même altéré.
LÉPIDUS.— C'est dommage pour lui.
CÉSAR. — Que ses hontes le poussent bien vite vers Rome ; il est temps que nous deux nous nous montrions sur le champ de bataille, et à cette fin il nous faut assembler immédiatement notre conseil. Pompée prospère par suite de notre nonchalance.
LÉPIDUS. — Demain, César, je serai en mesure de t’informer exactement des forces de terre et de mer que mes moyens me permettent d'opposer aux nécessités présentes.
CÉSAR.— Jusqu'à cette entrevue, pareils soins m'occuperont de mon côté. Adieu.
LÉPIDUS. — Adieu, Seigneur ; si durant cet intervalle vous apprenez des nouvelles de ce qui se passe, faites les moi connaître, je vous en conjure.
CÉSAR. — N'ayez crainte Seigneur ; je sais que c'est une de mes obligations. (Ils sortent).
SCENE VI
ALEXANDRIE. Un appartement dans le palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIAN, IRAS et MARDIAN.
CLÉOPÂTRE. — Charmian !
CHARMIAN. — Madame ?
CLÉOPÂTRE. — Ha, ha ! donne-moi à boire de la mandragore (7).
CHARMIAN. — Pourquoi, Madame ?
CLÉOPÂTRE. — Afin que je puisse dormir tout ce grand laps de temps pendant lequel mon Antoine va rester absent.
CHARMIAN. — Vous pensez beaucoup trop à lui.
CLÉOPÂTRE. — Oh c'est une trahison !
CHARMIAN. — J'ai la confiance que non, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Eunuque Mardian !
MARBIAN, — Quel est le plaisir de Votre Altesse ?
CLÉOPÂTRE. — Ce n'est pas de t'entendre chanter maintenant ; je ne prends aucun plaisir à ce que peut un eunuque. Tu es bien heureux d'être châtré, puisque de la sorte tes pensées ne peuvent prendre leur vol libre loin de l'Egypte. As-tu des passions ?
MARDIAN. — Oui, gracieuse Madame.
CLÉOPÂTRE. — En vérité !
MARDIAN. — Non pas en vérité, Madame ; car je ne puis rien faire que ce qu'il est vraiment honnête de faire ; mais j'ai de terribles passions, et je pense à ce que Mars fit avec Vénus.
CLÉOPÂTRE. — Ô Charmian ! où penses-tu qu'il soit à cette heure ? Est-il debout ou couché ? Se promène-t-il ? ou bien est-il sur son cheval ? Ô cheval heureux de porter le poids d'Antoine ! marche avec orgueil, cheval ! car sais-tu bien qui tu mènes ? c'est le demi-Atlas de cette terre, le bras et le casque du genre humain. Il se parle maintenant à lui-même, ou bien murmure ; « Où est mon serpent du vieux Nil ? » car c'est ainsi qu'il m'appelle ; — allons, voilà que je me nourris du plus délicieux poison. — Penser à moi, qui suis noire des amoureuses meurtrissures de Phœbus, et profondément ridée par les années ? César au vaste front, c'est lorsque tu étais vivant et ici, que j'étais un morceau de roi ; alors le grand Pompée restait immobile et attachait ses yeux sur mon visage ; c'est là qu'il aurait voulu jeter l'ancre de sa vue, et mourir en regardant l'être qui était sa vie.
Entre ALEXAS.
ALEXAS.— Salut, souveraine d'Egypte !
CLÉOPÂTRE.— Tu ressembles bien peu à Marc Antoine ! cependant comme tu viens de le quitter, ce puissant élixir a suffi pour te dorer de sa teinte (8). Comment vont les choses avec mon brave Marc Antoine ?
ALEXAS. — La dernière chose qu'il a faite, chère reine, a été de baiser — le dernier de baisers mille fois redoublés — cette perle d'Orient ; —quant à ses paroles, elles sont attachées à mon cœur.
CLÉOPÂTRE.— Mon oreille doit les en arracher.
ALEXAS. — « Mon bon ami, m'a t-il dit, rapporte que le ferme Romain envoie à la grande Égyptienne ce trésor d'une huître ; pour réparer ce que ce présent a de chétif, je décorerai de royaumes ; son trône opulent ; tout l'Orient, dis-le-lui bien, l'appellera sa reine. » Là-dessus il a fait un signe de tête, et puis il a gravement monté un coursier armé en guerre, qui a henni si fort, qu'il a bestialement étouffé sous le silence ce que j'aurais voulu dire.
CLÉOPÂTRE. — Voyons, était-il triste ou gai ?
ALEXAS. — Il était comme la saison de l'année qui est entre les extrêmes du chaud et du froid, ni triste, ni gai.
CLÉOPÂTRE. — Oh ! la disposition heureusement symétrique ! Remarque-le bien, remarque-le bien, ma bonne Charmian, c'est là tout l'homme ; mais remarque-le bien ; il n'était pas triste, parce qu'il ne voulait pas priver de la lumière de ses yeux ceux qui modèlent leurs regards sur les siens ; il n'était pas gai, ce qui semblait leur dire que ses souvenirs étaient en Egypte avec ses joies ; mais il était entre les deux ; oh, le céleste mélange ! Sois triste ou joyeux, l'excès de l'une ou de l'autre passion te pare, comme elle ne pare nul autre homme. — As-tu rencontré mes courriers ?
ALEXAS. —Oui, Madame, vingt messagers différents ; pourquoi en avez-vous envoyé une telle troupe ?
CLÉOPÂTRE. — Celui qui naîtra le jour où je manquerai d'envoyer vers Antoine, mourra mendiant. Du papier et de l'encre, Charmian. Sois le bienvenu, mon bon Alexas. Charmian, ai-je jamais autant aimé César ?
CHARMIAN.— Oh ! ce brave César !
CLÉOPÂTRE. — Que ton exclamation t'étouffe, si tu la recommences ! dis, le brave Antoine !
CHARMIAN.— Le vaillant César !
CLÉOPÂTRE.— Par Isis, je vais te casser les dents, si tu viens encore comparer à César mon plus grand des hommes !
CHARMIAN.—Avec vôtre très-gracieux pardon, je ne fais que chanter votre propre air d'autrefois.
CLÉOPÂTRE.— Dans mon temps d'herbe en pousse, quand j'étais verte encore de jugement, que mon sang était froid ; venir aujourd'hui me répéter ce que je disais alors ! Mais sortons, sortons ; va me chercher de l'encre et du papier ; il recevra chaque jour un message de tendresse, dussé-je dépeupler l'Egypte. (Ils sortent.)
ACTE II
SCENE PREMIERE
MÉSSINE. — Un appartement dans la demeure de POMPÉE.
Entrent SEXTUS POMPÉE, MÉNÉCRATES
POMPÉE. —Si les puissants Dieux sont justes, ils aideront les entreprises des plus justes des hommes.
MÉNÉCRATES.— Sachez, noble Pompée, que ce qu'ils retardent, ils ne le refusent pas.
POMPÉ. —Tandis que nous sollicitons aux pieds de leurs trônes la chose que nous sollicitons s'effondre.
MÉNÉCRATES. — Ignorants que nous sommes de nous-mêmes, nous sollicitons souvent notre propre mal, que leur sagesse suprême nous refuse pour notre bien, en sorte que nous trouvons notre profit en perdant nos prières.
POMPÉE. — Je réussirai ; le peuple m'aime, et la mer est à moi ; ma puissance grandit et mes espérances me présagent qu'elles se réaliseront entièrement. Marc Antoine est en train de festoyer en Egypte, et n'en sortira pas pour faire la guerre ; César récolte de l'argent en perdant les cœurs ; Lépidus les flatte l'un et l'autre, et il est flatté par l'un et l'autre ; mais il n'aime aucun des deux, et aucun des deux ne se soucie de lui.
MÉNAS.— César et Lépidus sont en campagne ; ils amènent une armée puissante.
POMPÉE. — De qui tenez vous cela ? c'est faux.
MÉNAS. — De Silvius, Seigneur.
POMPÉE. — Il rêve ; je sais qu'ils sont ensemble à Rome, attendant Antoine. Mais, ô lubrique Cléopâtre, que tous les charmes de l'amour mettent la douceur sur tes lèvres fanées ! que la sorcellerie s'unisse en toi à la beauté, et la paillardise à l'une et à l'autre ! Enchaîne le libertin dans une campagne de fêtes ; tiens son cerveau fumant ; que des cuisiniers épicuriens aiguisent son appétit par des sauces stimulantes, afin que le sommeil et la bonne chère assoupissent son honneur jusqu'à ce qu'il soit tombé dans une léthargie du Léthé !
Entre VARRIUS.
POMPÉE. — Eh bien, Varrius ? qu'y a-t-il ?
VARRIUS. — Ce que j'ai à vous apprendre est très certain ; Marc Antoine est attendu à Rome d'heure en heure ; depuis le temps qu'il est parti d'Egypte, un plus long voyage aurait pu être accompli.
POMPÉE. — J'aurais prêté volontiers une oreille plus complaisante à une affaire moins sérieuse. — Ménas, je ne pensais pas que ce glouton d'amour aurait mis son casque pour une si chétive guerre ; son talent militaire vaut deux fois celui des deux autres ; mais nous devons d'autant plus élever notre opinion de nous-mêmes, puisque notre entrée en campagne a pu arracher au giron de la veuve égyptienne Antoine à l'insatiable luxure (1).
MÉNAS. — Je ne crois pas que César et Antoine se revoient avec plaisir ; sa femme qui est morte, avait commis des offenses envers César ; son frère lui a fait la guerre ; bien que dans mon opinion, ils ne fussent pas excités par Antoine.
POMPÉE.— Je ne sais pas, Ménas, jusqu'à quel point ces moindres inimitiés peuvent céder à une plus grande. Si nous ne nous étions pas levés contre eux tous, il est évident qu'ils se prendraient aux cheveux entre eux, car ils ont assez de motifs de tirer leurs épées les uns contre les autres ; mais à quel point la crainte qu'ils ont de nous, peut cimenter leurs divisions et enchaîner leurs petites querelles, nous ne le savons pas encore. Mais qu'il en soit comme il plaira à nos Dieux ! ce qui est bien certain, c'est qu'il y va de notre salut de faire usage de toutes nos forces. Viens Ménas. (Ils sortent.)
SCENE II
ROME. — Un appartement daus la maison de LÉPIDUS.
Entrent ÉNOBARBUS et LÉPIDUS.
LÉPIDUS. — Bon Énobarbus, c'est un acte noble et qui vous fera grand honneur, de supplier votre capitaine d'être doux et affable dans son langage.
ÉNOBARBUS. — Je le supplierai d'avoir un langage conforme à son caractère ; si César l'émoustille, eh bien, qu'Antoine regarde César par-dessus l'épaule, et parle aussi haut que Mars. Par Jupiter, si je portais la barbe d'Antoine, je ne la raserais pas aujourd'hui !
LÉPIDUS.— Ce n'est pas le temps des querelles particulières.
ÉNOBARBUS.— Tous temps sont bons pour les affaires qu'elles font naître.
LÉPIDUS.— Mais les petites affaires doivent céder la place à de plus grandes.
ÉNOBARBUS.— Non pas, si les petites viennent les premières.
LÉPIDUS. — Votre langage n'est que passion ; mais, je vous en prie, ne remuez pas les cendres chaudes. Voici venir le noble Antoine.
Entrent ANTOINE et VENTIDIUS.
ÉNOBARBUS. — Et là-bas César.
Entrent CÉSAR, MÉCÈNE et AGRIPPA.
ANTOINE. — Si nous tombons bien d'accord ici, alors chez les Parthes ! entendez-vous, Ventidius ?
CÉSAR. — Je ne sais pas, Mécène, demandez à Agrippa.
LÉPIDUS. — Nobles amis, le motif qui nous coalisa fut très grand, ne permettons pas qu'une action plus chétive nous divise. Que ce qui s'est passé de fâcheux soit écouté avec douceur ; lorsque nous discutons tout haut nos misérables différends, nous commettons des meurtres en voulant panser des blessures ; ainsi, nobles collègues, ne fût ce qu'en considération des prières que je vous adresse, je vous en conjure, touchez les points les plus sensibles avec les termes les plus doux, et qu'il ne se mêle aucun emportement à la discussion.
ANTOINE. — C'est bien parlé. Si nous étions devant nos armées et prêts à combattre, je n'agirais pas autrement.
CÉSAR. — Vous êtes le bienvenu dans Rome.
ANTOINE. — Je vous remercie.
CÉSAR.— Asseyez-vous.
ANTOINE. — Asseyez-vous, Seigneur.
CÉSAR. — Eh bien, en ce cas…
ANTOINE. — J'apprends que vous prêtiez mal des choses qui ne doivent pas être prises ainsi, ou qui, si elles sont mauvaises, ne vous regardent pas.
CÉSAR. — Je ferais rire de moi, si je me disais offensé pour rien ou pour peu de chose, plus encore avec vous qu'avec tout autre homme au monde et je prêterais plus à rire encore, s'il m'était arrivé seulement une fois de prononcer votre nom avec reproches, lorsqu'il ne me convenait pas de le prononcer.
ANTOINE. — En quoi mon séjour en Egypte vous importait-il, César ?
CÉSAR. — Pas plus que mon séjour ici à Rome ne vous importait en Egypte ; cependant, si de là-bas vous intriguiez contre mon pouvoir, votre séjour en Egypte pouvait bien m'inquiéter.
ANTOINE. — Qu'entendez-vous par là, intriguer ?
CÉSAR.— Vous pouvez facilement comprendre ma pensée, si vous voulez bien vous rappeler ce qui m'est arrivé ici. Votre femme et votre frère m'ont fait la guerre ; vous étiez le prétexte de leur hostilité, vous étiez le mot de passe de leurs guerres.
ANTOINE. — Vous vous méprenez. Jamais mon frère ne m'a pris pour prétexte de son action ; je me suis informé, et je tire ma connaissance des faits des rapports exacts de quelques-uns de ceux qui ont tiré l'épée pour vous. Est-ce qu'il n'attaquait pas plutôt mon autorité en même temps que la vôtre ? est-ce qu'il ne faisait pas la guerre contre mes propres intérêts, puisque ma cause était aussi la vôtre ? Mes lettres vous avaient donné déjà toute satisfaction à cet égard. Si vous voulez soulever une querelle, comme vous n'avez pas de prétexte tout neuf à employer, ce n'est pas en ravaudant celui-là que vous y parviendrez.
CÉSAR. — Vous trouvez moyen de vous décerner des louanges en m'imputant des fautes de jugement ; mais vos excuses furent mal plâtrées.
ANTOINE. — Non pas, non pas ; il ne se pouvait point, j'en suis certain, que cette pensée toute naturelle vous échappât, que moi votre allié dans la cause contre laquelle il combattait, je ne pouvais pas voir avec des yeux satisfaits une guerre qui troublait ma propre paix. Quant à ma femme, je vous souhaiterais de trouver son âme dans une autre ; le tiers du monde est à vous, et il vous est facile de le mener en laisse avec un bridon, mais une telle épouse, non.
ÉNOBARBUS. — Plût au ciel que nous eussions tous de telles épouses ; les hommes pourraient alors aller à la guerre avec les femmes !
ANTOINE. — Indomptable comme elle l'était, je vous accorde avec douleur, César, que les soulèvements amenés par son impatience, et qui ne manquaient pourtant pas d'habileté politique, vous ont donné trop d'embarras ; mais vous devez bien accorder, au moins, que je n'y pouvais rien.
CÉSAR. — Je vous ai écrit, lorsque vous étiez à faire la débauche dans Alexandrie ; vous avez mis mes lettres dans votre poche, et vous avez refusé audience à mon courrier avec sarcasmes et railleries.
ANTOINE. — Seigneur, il se présenta devant moi avant d’étre admis ; je venais alors de donner une fête a trois rois, et à ce moment-là, je n’étais pas le même que dans là matinée ; mais le lendemain je le lui déclarai moi même, ce qui équivalait à lui demander pardon. Que ce garçon n'entre pour rien dans notre dispute ; si nous devons nous quereller, mettons-le hors de question.
CÉSAR.— Vous avez brisé l'article de votre engagement, ce que vous ne pourrez jamais me reprocher.
LÉPIDUS.— Doucement, César !
ANTOINE.— Non, Lépidus, laisse-le parler ; l'engagement d'honneur dont il parle, en alléguan, que j'y ai manqué est sacré. Mais continue, César ; l'article de mon engagement…
CÉSAR.— Il consistait à me prêter vos armes et votre aide lorsque je les demanderais, et vous m'avez refusé les deux.
ANTOINE. — Négligé de vous les accorder plutôt, et cela lorsque des heures d'ensorcellement m'avaient enlevé entièrement à la connaissance de moi-même. Je veux bien me montrer aussi repentant que possible envers vous ; mais ma dignité ne consentira jamais, à humilier ma grandeur, pas plus que ma puissance ne consentira à agir sans le concours de ma dignité. La vérité est que ; Fulvia fit la guerre ici pour m'arracher d'Egypte, événement pour lequel, moi qui en fus le prétexte à mon insu, je vous demande pardon, autant qu'il convient à mon honneur de s'abaisser en telle circonstance.
LÉPIDUS.— C'est un noble langage.
MÉCÈNE.— Qu'il vous plaise de ne pas insister plus longtemps sur vos griefs mutuels ; les oublier tout à fait serait rappeler à votre souvenir que l'heure présente vous parle de réconciliation nécessaire.
LÉPIDUS.— Noblement parlé, Mécène.
ÉNOBARBUS.— D'ailleurs, si vous voulez bien vous prêter réciproquement affection pour le moment, vous ; pourrez revenir à vos griefs, lorsque vôusri'entendrez plus parler de Pompée ; vous aurez tout le temps de vous disputer, quand vous n'aurez rien d’autre à faire.
ANTOINE. — Tu n'es qu'un soldat ; ne parle pas davantage…
ÉSOBARBUS. — J'avais presque oublié que la vérité doit être silencieuse.
ANTOINE. — Vous manquez de respect à cette assemblée ; ainsi, ne parlez pas davantage.
ÉNOBARBUS. — Eh bien, poursuivez ; me voilà muet comme une pierre.
CÉSAR. — C'est la forme de son discours que je blâmerais, mais non le fonds ; car il ne se peut pas que nous restions alliés, avec des manières d'agir si différentes. Cependant, si je savais qu'il existe un cercle capable de nous tenir étroitement unis, j'irais d’un bout du monde à l'autre pour le trouver.
AGRIPPA. —Donne-moi permission, César.
CÉSAR. —Parle, Agrippa.
AGRIPPA.— Tu as une sœur du côté de ta mère, Octâvie, objet de toutes les admirations ; le grand Marc Antoine est maintenant veuf (2).
CÉSAR. — Ne parle pas ainsi, Agrippa ; si Cléopâtre t'entendait, ses rebuffades puniraient bien justement la témérité de ton langage.
ANTOINE.— Je ne suis pas marié, César ; permettez moi de continuer à écouter Agrippa.
AGRIPPA. — Si vous voulez être unis par les liens d'une amitié perpétuelle, faire de vous des frères, et enlacer vos cœurs d'un nœud indissoluble, il faut qu'Antoine prenne pour femme Oclavie, dont la beauté ne réclame pas moins pour mari que le plus éminént des hommes, dont la vertu et les grâces de tout genre parlent un langage que nulle autre ne pourrait parler. Par ce mariage, toutes ces petites jalousies qui maintenant semblent si grandes, et toutes ces grandes craintes qui menacent de leurs dangers, seraient alors réduites à rien ; l'amour qu'elle aurait pour vous deux vous enchaînerait l'un à l'autre et vous assurerait les cœurs de tous qu'elle traînerait après elle. Pardonnez-moi ce que j'ai dit ; ce n'est pas une pensée spontanée, mais étudiée, élaborée par mon dévouement.
ANTOINE.— César veut-il parler ?
CÉSAR. — Non, pas avant qu'il ait appris jusqu'à quel point Antoine est touché de ce qui vient d'être dit
ANTOINE.— Et si je disais, « Agrippa, qu'il-en soit ainsi, » quel pouvoir aurait Agrippa pour réaliser ce désir ?
CÉSAR. — Le pouvoir de César, et le pouvoir du même César sur Octavie.
ANTOINE. —Puissé-je ne jamais rêver d'un obstacle à ce noble projet qui se présentes si heureusement ! Donne-moi ta main ; persévère dans cette toute gracieuse action, et qu'à partir de cette heure, un même cœur fraternel gouverne notre affection mutuelle et dirige nos grands desseins (3) !
CÉSAR. — Voici ma main. Je vous lègue une sœur
telle qu'il n'en fut jamais d'aussi, tendrement aimée par son frère ; qu'elle vive pour unir nos royaumes et nos cœurs ; et puisse notre amour mutuel ne plus jamais s'envoler !
LÉPIDUS. — Je dis Amen ! à cet heureux vœu.
ANTOINE.— Je ne songeais pas à tirer mon épée contre Pompée; car il m'a donné tout récemment de rares et grandes marques de courtoisie ; je dois lui envoyer mes remerciments de peur de passer pour avoir mauvaise et ingrate mémoire ; cela fait, je puis me déclarer son ennemi.
LÉPIDUS.— Le temps nous presse ; il nous faut immédiatement chercher Pompée, ou c'est lui qui va nous chercher.
ANTOINE. — Où se trouve-t-il ?
CÉSAR. —Aux environs du mont Misène.
ANTOINE. — Quelles sont ses forces de terre ?
CÉSAR. — Grandes et croissantes mais il est maître absolu sur mer.
ANTOINE. — C'est ce qu'on dit. Que n'avons nous pu converser ensemble ! Dépêchons-nous de l'attaquer ; cependant, avant de prendre les armés, achevons bien vite l'affaire dont nous avons parlé.
CÉSAR. — Avec très-grande joie, et je vous invite à venir voir ma sœur, chez qui je vais vous conduire de ce pas.
ANTOINE. — Ne nous privez pas de votre compagnie, Lépidus.
LÉPIDUS. — Noble Antoine, la maladie elle-même ne pourrait pas me retenir. (Fanfares. Sortent César, Antoine et Lépidus.)
MÉCÈNE.— Vous êtes le bienvenu à votre retour d'Egypte, Seigneur !
ÉNOBARBUS. — Le digne Mécène, la moitié du cœur de César ! — Mon honorable ami Agrippa !
AGRIPPA. — Mon bon Énobarbus !
MÉCÈNE. — Nous avons sujet d'être heureux que les affaires se soient si bien arrangées. Vous avez fait bon séjour en Egypte ?
ÉNOBARBUS. — Oui, Seigneur ; nous mettions le jour à la porte en dormant tant qu'il était long, et nous faisions les nuits courtes en buvant.
MÉCÈNE. — Huit sangliers sauvages rôtis en entier pour un seul déjeuner, et douze personnes présentes seulement ! est-ce vrai ?
ÉNOBAREUS. — Oh, cela, ce n'était qu'une mouche comparée à un aigle ; nous avons eu des festins bien autrement extraordinaires, et qui méritaient en toute justice d'être mentionnés.
MÉCÈNE. — C'est une dame tout à fait irrésistible, si sa réputation dit vrai.
ÉNOBARBUS. — Dès sa première rencontre avec Marc Antoine, elle mit son cœur dans sa poche ; c'était sur la rivière Cydnus.
AGRIPPA. — C'est là qu'elle apparut d'abord en effet ; ou bien celui qui me l'a rapporté avait heureusement imaginé la circonstance.
ÉNOBARBUS. — Je vais vous raconter le fait. La galère dans laquelle elle était assise, resplendissante comme un trône, semblait brûler sur l'eau ; la poupe était d'or battu, les voiles étaient de pourpre, et si parfumées, que les vents, semblaient languir d'amour pour elles ; les rames, qui étaient d'argent, frappaient en cadence au son des flûtes, et forçaient l'eau qu'elles battaient à suivre plus vite, comme si elle eût été amoureuse de leurs coups. Quant à la personne même de Cléopâtre, elle rendait toute description miséràble. Couchée dans son pavillon de tissus d'or, elle surpassait la peinture de cette Vénus, où nous voyons cependant l'imagination surpasser la nature ; à chacun de ses côtés, se tenaient de gentils enfants à fossettes, pareils à des Cupidons souriants, avec des éventails de diverses couleurs dont le vent semblait allumer les délicates joues en même temps qu'il les rafraîchissait, faisant ainsi ce qu'il défaisait.
AGRIPPA. — Oh, la belle chose pour Antoine !
ÉNOBARBUS. — Ses femmes, pareilles aux Néréides, comme autant de nymphes marines, épiaient des yeux ses désirs, et ajoutaient à la heauté de la scène par la grâce de leurs révérences ; au gouvernail, une d'elles, qu'on pourrait prendre pour une sirène, dirige l'emharcation ; la voilure de soie se gonfle sous la manœuvre de ces mains douces comme des fleurs qui accomplissent alertement leur office. De l'embarcation s'échappe invisible un parfum étrange qui rient frapper les sens, sur les quais voisins. Là ville envoie son peuple entier à sa rencontre, et Antoine reste seul, assis sur son trône, dans la place du marché, sifflant à l'air qui, s'il avait pu lui-même se faire remplacer, serait allé lui aussi contempler Cléôpâtre, et aurait créé un vide dans la nature.
AGRIPPA.— Merveilleuse Égyptienne !
ÉNOBARBUS. — Dès qu'elle fut débarquée, Antoine envoya auprès-d'elle, l'invita à souper ; elle répondit qu'il serait mieux qu'il fût son hôte, et insista pour qu'il en fût ainsi ; notre courtois Antoine, à qui jamais femme n'entendit dire non, après s'être fait, raser dix fois, se rend au festin, et là pour écot, il donne son cœur en payement de ce que ses yeux seuls avaient mangé.
AGRIPPA.— Royale courtisane ! elle força le grand César à mettre son épée au lit ; il la laboura, et elle porta moisson.
ÉNOBARBUS. — Je l'ai vue une fois sauter à cloche-pied quarante pas dans la rue, et quand elle eut perdu souffle, elle parla et palpita de telle sorte, qu'elle fit de cette défaillance une perfection, et que de ce manque de souffle elle exhala une puissance de séduction.
MÉCÈNE. — Voilà qu'Antoine est obligé de la quitter tout à fait.
ÉNOBARBUS. — Jamais ; il ne voudra pas ; l'âge ne peut la flétrir, ni l'habitude blaser sur l'infinie variété qui est en elle ; les autres femmes rassasient les appétits auxquels elles donnent pâture ; mais elle, plus elle satisfait la faim, plus elle l'aiguise ; car les choses les plus viles prennent en elle un tel attrait que les prêtres saints la bénissent quand elle est lascive.
MÉCÈNE. — Si la beauté, la sagesse, la pudeur peuvent fixer le cœur d'Antoine, Octavie sera pour lui un heureux lot.
AGRIPPA. — Partons. Mon bon Énobarbus, soyez mon convive, pendant que vous séjournerez ici.
ÉNOBARBUS. — Je vous remercie très-humblement, Seigneur. (Ils sortent.)
SCENE III
ROME. — Un appartement dans le palais de CÉSAR.
Entrent CÉSAR, ANTOINE, OCTAVIE entre eux deux, et des gens de leurs suites.
ANTOINE.— Le monde et mes grands devoirs m'arracheront quelque temps à vos bras.
OCTAVIE.— Tout ce temps-là, agenouillée devant les Dieux, mes prières les supplieront pour vous.
ANTOINE. — Ronne nuit, Seigneur. — Mon Octavie, ne juge pas de mes fautes sur des récits du monde ; je n'ai pas toujours suivi la droite ligne, mais à l'avenir tout se passera selon les règles. Bonne nuit, chère Dame.
OCTAVIE.— Bonne nuit, Seigneur.
CÉSAR. — Bonne nuit. (Sortent César et Octavie.)
Entre LE DEVIN.
ANTOINE.— Eh bien, maraud, voudrais-yu encore être en Egypte ?
LE DEVIN.— Plût au ciel que je n'en fusse jamais parti, et que vous ne fussiez jamais venu ici !
ANTOINE.— Votre raison, si cela vous est possible ?
LE DEVIN.— Elle consiste en un pressenliment, mais ma langue ne pourrait la dire ; toutefois, retournez bien vite en Egypte.
ANTOINE. — Dis-moi quel est celui dont la fortune s'élèvera le plus haut, Gésar ou moi ?
LE DEVIN. — César. En conséquence, Antoine, ne reste pas près de lui ; ton démon, c'est-à-dire l'esprit qui te protège, est noble, courageux, élevé, incomparable, tandis que celui de César, ne l'est point ; mais quand tu es près de lui, ton bon ange devient un génie de l'effroi, comme s'il était dominé ; ainsi, mets un espace suffisant entre vous deux.
ANTOINE.— Ne me parle plus de cela.
LE DEVIN.— Je n'en parle qu'à toi, et je n'en parlerai davantage que lorsqu'il me faudra t'en parler à toi-même. Si tu joues avec lui à n'importe qùel jeu, tu es sûr de perdre ; par son bonheur naturel, il te bat contre toutes les chances ; ton éclat s'assombrit lorsqu'il brille auprès de toi ; je te le répète, ton bon génie craint de te gouverner, lorsque tu es près de lui ; mais lui une fois parti, il redevient noble (5).
ANTOINE. — Allons, pars ; dis à Ventidius que je voudrais lui parler. (Sort le devin.) Il ira dans le pays des Parthes. — Cet homme a dit vrai, soit art, soit hasard ; les dés eux-mêmes obéissent à César, et dans nos récréations, mon habileté supérieure succombe devant sa chance ; si nous tirons au sort, c'est lui qui gagne ; ses coqs remportent toujours la bataille sur les miens, et ses cailles battent toujours les miennes (6), contre toutes chances, et les poussent hors de l'arène. J'irai en Egypte ; quoique je fasse ce mariage pour avoir la paix, c'est en Orient qu'est ma volupté.
Entre VENTIDIUS.
ANTOINE. — Oh ! venez, Ventidius ; il faut que vous partiez pour le pays des Parthes ; votre commission est prête ; suivez-moi, et venez la recevoir. (Ils sortent.)
SCENE IV
ROME. — Une rue.
Entrent LÉPIDUS, MÉCÈNE et AGRIPPA.
LÉPIDUS. — Je vous en prie, ne vous dérangez pas plus longtemps ; dépêchez-vous de rejoindre vos généraux.
AGRIPPA. — Seigneur, Marc Antoine ne demande que le temps d'embrasser Octavie, et puis nous partons.
LÉPIDUS. — Eh bien, adieu, jusqu'à ce que je vous revoie sous votre uniforme de soldats qui vous ira si bien à tous deux.
MÉCÈNE. — Si je me rends bien compte du voyage, nous serons avant vous au mont Misène, Lépidus.
LÉPIDUS. — Votre route est la plus courte ; mes projets me feront faire de longs détours ; vous gagnerez deux jours sur moi.
MÉCÈNE et AGRIPPA ensemble, — Bon succès, Seigneur !
LÉPIDUS. — Adieu. (Ils sortent.)
SCENE V
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIAN, IRAS, ALEXAS, et des gens de la suite.
CLÉOPÂTRE. — Faites-moi de la musique, — la musique, notre aliment fantasque à nous qui vivons d'amour.
UN HOMME DE LA SUITE. — La musique, holà !
Entre MARDIAN.
CLÉOPÂTRE. — Non, laissons là la musique ; allons jouer au billard ; viens, Charmian.
CHARMIAN. — Mon bras me fait mal ; jouez plutôt avec Mardian.
CLÉOPÂTRE. — Pour une femme, autant vaut jouer avec un eunuque qu'avec une femme. Allons, voulez vous jouer avec moi Monsieur ?
MARDIAN. — Aussi bien que je pourrai, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Quand il montre de la bonne volonté, quoiqu'elle se trouve insuffisante, l'acteur est en droit de prier qu'on l'excuse. Je ne veux plus jouer maintenant ; — donnez-moi ma ligne, nous irons au fleuve ; et là, pendant que ma musique jouera au loin, je trahirai les poissons aux brunes nageoires ; mon hameçon tendu traversera leurs mâchoires limoneuses, et quand je les retirerai, je m'imaginerai que chacun d'eux est un Antoine, et je lui dirai ; Ah, ah, vous êtes pris !
CHARMIAN. — Ce fut bien plaisant le jour où vous fîtes des paris à propos de votre pêche, et où votre plongeur attacha à l'hameçon d'Antoine un poisson salé qu'il tira de l'eau avec transport.
CLÉOPÂTRE. — Ce jour-là, — oh, quel temps c'était ! — je ris de lui à lui faire perdre patience ; et le soir, je ris de lui à le remettre en patience ; et le lendemain matin, avant la neuvième heure, je l'enivrai à le faire mettre au lit ; alors je plaçai sur lui mes vêtements et mes manteaux, pendant que je me ceignais de son épée Philippine.
Entre UN MESSAGER.
CLÉOPÂTRE. — Oh ! un messager d'Italie ! Bourre de ta provision de nouvelles mes oreilles qui si longtemps ont été laissées vides.
LE MESSAGER. — Madame, Madame…
CLÉOPÂTRE. — Antoine est mort ! — Si c'est là ce que tu me dis, scélérat, tu tues ta maîtresse ; mais si tu viens me dire, il est en bonne santé et libre, si c'est ainsi que tu me le dépeins, voici de l'or, et voici à baiser mes veines au sang bleu le plus-pur, une main que des rois ont touchée de leurs lèvres et baisée en tremblant.
LE MESSAGER. — D'abord, Madame, il est en bonne santé.
CLÉOPÂTRE. — Eh bien, voici encore de l'or Mais, maraud, fais attention ; nous avons coutume de dire que les morts vont bien ; si c'est ainsi qu'il faut entendre tes paroles, cet or que je te donne, je le ferai fondre et verser dans ta gorge organe de malheur.
LE MESSAGER. — Bonne Madame, écoutez-moi.
CLÉOPÂTRE. — Bien, marche, je t'écouterai ; mais ta figure ne dit rien de bon ; si Antoine est libre ; et en bonne santé, à propos de quoi cette physionomie morose pour proclamer de si bonnes nouvelles ! s'il ne va pas bien, tu devrais venir comme une Furie couronnée de serpents, et non comme un homme de sang-froid.
LE MESSAGER. — Vous plairait-il de m'écouter ?
CLÉOPÂTRE. — J'ai une envie de te frapper avant que tu parles ; cependant, si tu dis qu'Antoine vit, qu'il est en bonne santé, ami avec César, ou qu'il n'est pas son captif, je ferai tomber une pluie d'or et une grêle de riches perles sur toi (8).
LE MESSAGER.— Madame, il est-en bonne santé.
CLÉOPÂTRE. — Bien dit.
LE MESSAGER. — Et ami avec César.
CLÉOPÂTRE. — Tu es un honnête homme.
LE MESSAGER. — César et lui sont plus grands amis que jamais.
CLÉOPÂTRE. — Fais-toi donner par moi une fortune.
LE MESSAGER. — Mais cependant, Madame...
CLÉOPÂTRE. — Je n'aime pas mais cependant cela atténue tes bonnes paroles précédentes ; fi de ce mais cependant ! Mais cependant est comme un geôlier chargé de faire avancer quelque malfaiteur monstrueux. Je t'en prie, mon ami, verse dans mon oreille tout le paquet de tes nouvelles, bonnes et mauvaises ensemble ; il est ami avec César ; il est en bon état de santé, dis-tu ; et libre, dis-tu.
LE MESSAGER.— Libre, Madame ! non, je n'ai rapporté rien de semblable ; il est lié à Octavie.
CLÉOPÂTRE.— Pour quel bon manège ?
LE MESSAGER.— Pour le meilleur manège du lit.
CLÉOPÂTRE. — Je suis pâle, Charmian.
LE MESSAGER. — Madame, il est marié à Octavie.
CLÉOPÂTRE. — Que la peste la plus maligne tombe sur toi ! (Elle le frappe.)
LE MESSAGER. — Bonne Madame, ayez patience.
CLÉOPÂTRE. — Que dites-vous ? Hors d'ici, horrible scélérat ! (elle le frappe de nouveau) ou bien je vais faire rouler tes yeux devant moi comme des billes ; je vais arracher tous les cheveux de ta tête (elle le bouscule) ; tu seras fouetté avec un fouet de fils de fer, et roulé dans le sel, et lu cuiras lentement dans la saumure.
LE MESSAGER. — Gracieuse Madame, j'apporte les nouvelles, je n'ai pas fait le mariage.
CLÉOPÂTRE. — Dis que cela n'est pas, et je te donnerai une province, et je te ferai une fortune brillante ; le coup que tu as reçu te fera pardonner de m'avoir mise en colère, et je t'accorderai, enoutre, n'importe quel don que ton humble condition pourra me mendier.
LE MESSAGER. — Il est marié, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Coquin, tu as vécu trop longtemps (Elle tire un poignard.)
LE MESSAGER. — Oh bien alors, je vais me sauver. Que prétendez-vous, Madame ? je n'ai pas commis d'offense. (Il sort.)
CHARMIAN. — Bonne Madame ; contenez-vous ; cet homme est innocent.
CLÉOPÂTRE. — Il y a des innocents qui n'échappent pas au tonnerre. Que l'Egypte s'effondre dans le Nil ! et que toutes les créatures bienfaisantes se changent en serpents ! Rappelez l'esclave ; quoique je sois folle, je ne le mordrai pas ; — appelez !
CHARMIAN. — Il craint de venir.
CLÉOPÂTRE. — Je ne lui ferai pas de mal. (Sort Charmian.) Elles manquent à la noblesse ces mains, qui frappent un plus petit que moi, alors que je n'ai d'autre. motif que celui que je me suis donné moi-même.
Rentrent CHARMIAN et LE MESSAGER.
CLÉOPÂTRE. — Venez ici, Monsieur. Quoique cela soit honnête, cela n'est jamais bon d'apporter de mauvaises nouvelles ; donnez une armée de langues aux bonnes nouvelles ; mais pour les mauvaises nouvelles, laissez-les se raconter elles-mêmes en se faisant sentir.
LE MESSAGER.— J'ai fait mon devoir.
CLÉOPÂTRE. — Est-il marié ? Je ne puis le haïr plus que je ne fais, si tu me dis encore oui.
LE MESSAGER. — Il est marié, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Les Dieux te confondent ! tu oses encore persister ?
LE MESSAGER. — Devrais-je mentir, Madame ?
CLÉOPÂTRE. — Oh ! je voudrais que tu eusses menti, dût pour cela la moitié de mon Egypte être submergée, et transformée en une citerne de serpents écailleux ! Va, retire-toi d'ici ; quand bien même tu aurais le visage de Narcisse, tu m'apparaîtrais hideux au possible. Il est marié ?
LE MESSAGER. — J'implore le pardon de Votre Altesse.
CLÉOPÂTRE. — Il est marié ?
LE MESSAGER. — Ne prenez pas en offense ce que je ne dis pas pour vous offenser ; me punir ponr exécuter ce que vous-même m'ordonnez me parait fort injuste, il est marié à Octavie.
CLÉOPÂTRE. — Eh, plût au ciel que sa faute eût fait un coquin de toi qui ne l'es pas ! Comment, tu es sûr de cela ? Pars d'ici ; les marchandises que tu as rapportées de Rome sont toutes trop chères pour moi ; puissent-elles te rester sur les bras et te ruiner ! (Sort le messager.)
CHARMIAN. — Patience, bonne Altesse.
CLÉOPÂTRE. — Quand j'ai loué Antoine, j'ai dénigré César.
CHARMIAN. — Bien des fois, Madame.
CLÉOPÂTRE.— J'en suis payée maintenant. Conduis moi hors d'ici ; je m'évanouis. —Ô Iras ! Charmian ! — Bah ! peu importe. —Va trouver ce garçon, mon bon Alexas ; ordonne-lui de te décrire la personne d'Octavie ; qu'il te renseigne sur son âge, ses inclinations, et qu'il n'oublie pas la couleur de sa chevelure ; — rapporte-moi réponse promptement. (Sort Alexas.) Qu'il parte pour toujours ; — mais non, ne le laisse pas partir, Charmian, quoiqu'il soit peint d'un côté comme une Gorgone et de l'autre comme un Mars (9) — (A Mardian.) Ordonnez a Alexas de me rapporter des renseignements sur sa taille. — Aie compassion de moi, Charmian, mais ne me parle pas. — Conduis-moi dans ma chambre. (Elles sortent.)
SCENE VI
Près de MISÈNE.
Fanfares. Entrent d'un côté POMPÉE, MÉNAS, avec tambours et trompettes ; de l'autre, CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDUS, ÉNOBARBUS, MÉCÈNE, avec des soldats en marche.
POMPÉE. — J'ai vos otages, vous avez les miens, nous pouvons donc conférer avant de combattre.
CÉSAR. — Il est parfaitement convenable que nous en venions d'abord aux paroles, et c'est pour cela que nous nous sommes fait précéder par nos propositions écrites ; si tu les a méditées, fais-nous savoir si elles remettront, au fourneau ton épée mécontente, et ramèneront en Sicile tant de braves jeunes gens qui, dans le cas contraire, devront périr ici.
POMPÉE. — Salut à vous trois, seuls sénateurs de ce vaste univers, premiers agents des Dieux ! Je ne comprends pas pourquoi mon père manquerait de vengeurs, ayant un fils et des amis ; puisque Jules César, dont le fantôme visita le vertueux Brutus à Philippes, vous vit dans Philippes même travailler à le venger. Qu'est-ce qui poussa le pâle Cassius à conspirer ? qu'est-ce ; qui poussa, de compagnie avec les autres courtisans armés de la séduisante liberté, cet honnête Romain, honoré de tous, Brutus, à ensanglanter, le Capitole, si ce n'est ; qu'ils voulaient qu'un homme ne fût pas plus qu'un homme ? Et c'est là la raison qui m'a fait équiper ma flotte sous le poids de laquelle écume l'Océan courroucé, et dont je prétends me servir pour châtier l'ingratitude que la méchante Rome a montrée à mon noble père.
CÉSAR, — Choisissez votre temps.
ANTOINE. — Tu ne peux nous effrayer avec tes navires, Pompée ; nous te tiendrons tête sur mer ; sur terre, tu sais combien tu es loin de compte avec nous.
POMPÉE. — Sur terre, tu es loin de compte avec moi de toute la valeur de la maison de mon père, voilà ce qui est certain ; mais puisque le coucou ne bâtit pas pour lui-même, restes-y tant que tu pourras (10).
LÉPIDUS. — Qu'il vous plaise de nous dire (car ces récriminations n'ont rien à faire avec l'objet de notre réunion) comment vous prenez les offres que nous vous avons envoyées.
CÉSAR. — C'est là le point.
ANTOINE. —Tu n'es pas supplié de les accepter ; mais de voir ; si elles valent la peine que tu les acceptes.
CÉSAR. — Et de considérer ce qui arriverait si vous cherchiez une plus haute fortune.
POMPÉE. — Vous m'avez offert la Sicile, la Sardaigne, et je dois me charger de purger toute la mer des pirates ; en outre je devrai envoyer tant de mesures de blé à Rome ; une fois tombés d'accord à cet égard, nous nous retirerons avec, nos épées sans brèche et nos boucliers sans bosselure.
CÉSAR, ANTOINE ET LÉPIDUS. —C'est notre offre.
POMPÉE. — Sachez donc que j'étais venu devant vous ici, tout décidé à accepter cette offre ; mais Marc Antoine, m'a causé quelque impatience. — Bien que je perde la louange due à cette action en la rapportant, vous devez savoir que lorsque César et votre frère étaient aux prises, votre mère vint en Sicile et y trouva une cordiale bienvenue.
ANTOINE. — Je l'ai appris, Pompée, et je suis fort disposé à vous exprimer les remercîments infinis que je vous dois.
POMPÉE. — Donnez-moi votre main ; je n'aurais pas cru vous rencontrer ici, Seigneur.
ANTOINE. — Les lits sont doux en Orient ; mais j'ai à vous faire bien des remercîments à vous qui m'avez rappelé ici plutôt que je n'en avais dessein ; j'ai gagné à ce retour.
CÉSAR. —Vous êtes changé depuis la dernière fois que je vous ai vu.
POMPÉE. — Bon, je ne sais pas quels changements l'âpre Fortune a pu faire subir à mon visage ; mais ce que je sais bien, c'est qu'elle n'entrera jamais dans ma poitrine pour faire de mon cœur son vassal.
LÉPIDUS. — Vous êtes le bienvenu ici.
POMPÉE.— Je l'espère, Lépidus. Ainsi nous sommes d'accord ; je demande que notre convention soit écrite, et scellée entre nous.
CÉSAR. — C'est la première chose à faire.
POMPÉE. — Nous nous traiterons les uns les autres avant de nous séparer ; tirons au sort à qui commencera.
ANTOINE. — Ce sera moi, Pompée.
POMPÉE. — Non, Antoine, acceptez la décision du sort ; mais qu'elle vienne la première ou la dernière, votre exquise cuisine égyptienne remportera la victoire. J'ai entendu dire que les festins de ce pays-là avaient engraissé Jules César.
ANTOINE.— Vous en avez appris long.
POMPÉE. — Mes pensées sont irréprochables, Seigneur.
ANTOINE. — Et irréprochables aussi les mots dont vous les enveloppez, Seigneur.
POMPÉE. —J'en ai appris aussi long que cela, et j'ai entendu dire qu'Apollodore avait porté...
ÉNOBARBUS. —Assez là-dessus, il la porta (11).
POMPÉE. — Quoi, je vous prie ?
ÉNOBARBUS. — Une certaine reine à César, sur un matelas.
POMPÉE. — Je te reconnais maintenant ; comment te portes-tu, soldat ?
ÉNOBARBUS. — Bien, et je me dispose à mieux me porter encore ; car je m'aperçois qu'il y a quatre festins en préparation.
POMPÉE. — Permets-moi de te donner une poignée de main ; je ne t'ai jamais haï ; je t'ai vu combattre, et j'ai admiré ta vaillance.
ÉNOBARBUS.— Seigneur, je ne vous ai jamais beaucoup aimé ; mais j'ai fait votre éloge dans des occasions où vous méritiez dix fois plus de louanges que je ne vous en donnais.
POMPÉE. — Sois franc à ton plaisir, cela ne te va pas mal du tout. Je vous invite tous à bord de ma galère ; voulez-vous ouvrir la route, Seigneurs ?
CÉSAR, ANTOINE et LÉPIDUS.— Montrez-nous le chemin, Seigneur.
POMPÉE. — Venez. (Tous sortent, sauf Énobarbus et Ménas.)
MÉNAS, à part. — Ton père, Pompée, n'aurait jamais fait ce traité. (A Énobarbus.) Nous nous sommes connus vous et moi, Seigneur.
ÉNOBARBUS. — Sur mer, je crois.
MÉNAS. — Oui, Seigneur.
ÉNOBARBUS. — Vous vous êtes hien comporté sur mer.
MÉNAS. — Et vous sur terre.
ÉNOBARBUS.— Je louerai tout homme qui me louera, quoiqu'on ne puisse nier ce que j'ai fait sur terre.
MÉNAS. — Non plus que ce que j'ai fait sur mer.
ÉNOBARBUS. — Pardon, vous pouvez nier quelque chose pour votre propre sécurité ; vous avez été un grand voleur sur mer.
MÉNAS.— Et vous sur terre.
ÉNOBARBUS. — Ici, je dénie mon service de terre. Mais, donnez-moi votre main, Ménas ; si nos yeux étaient des magistrats, ils pourraient surprendre, ici d'eux voleurs s'embrassant.
MÉNAS.— Les visages de tous les hommes sont sincères, quelles que soient leurs mains.
ÉNOBARBUS. — Mais une belle femme n'a pas toujours un visage sincère.
MÉNAS.— Pas de médisance ; elles volent les cœurs.
ÉNOBARBUS.— Nous étions venus ici pour combattre avec vous.
MÉNAS. — Pour ma part, je suis désolé que les choses aient tourné en rasades. Pompée aujourd'hui a congédié sa fortune en riant.
ÉNOBARBUS.— S'il l'a fait, à coup sûr il ne la ramènera pas en pleurant.
MÉNAS. — Vous dites fort vrai, Seigneur. Nous ne nous attendions pas à voir ici Marc Antoine. Dites-moi, je vous prie, est-ce qu'il est marié, à Cléopâtre ?
ÉNOBATŒUS. — La sœur de César s'appelle Octavie.
MÉNAS.— C'est vrai, Seigneur ; elle était femme de Caïus Marcellus.
ÉNOBARBUS. —Mais elle est maintenant la femme de Marc Antoine.
MÉNAS.— S'il vous plaît, Seigneur ?
ÉNOBARBUS. — Je vous dis la vérité.
MÉNAS. — Alors César et lui sont pour toujours unis.
ÉNOBARBUS.— Si j'étais obligé de prédire à propos de cette union, je ne prophétiserais pas ainsi.
MÉNAS.— Je pense que la politique a eu plus de part dans ce mariage que l'amour des parties.
ÉNOBARBUS.— Je le pense aussi. Mais vous verrez que le lien qui semble serrer leur amitié sera le cordon même qui l'étranglera. Octavie est pieuse, froide, de commerce paisible.
MÉNAS.— Qui ne voudrait pas que sa femme fût telle ?
ÉNOBARBUS.— Celui qui n'est pas tel lui-même, et c'est là le cas de Marc Antoine. Il retournera à son plat égyptien ; alors les soupirs d'Oclavie souflerons le feu dans le cœur de César, et ainsi que je vous l'ai dit, ce mariage qui est la force de leur union, deviendra l'auteur immédiat de leur division. Antoine persistera dans son affection ; il n'a épousé ici qu'une occasion d'intérêt.
MÉNAS. — Cela peut bien être. Allons, Seigneur, voulez vous venir à bord ? j'ai une santé à vous porter.
ÉNOBARBUS. — Je l'accepterai, Seigneur ; nous avons fait faire de l'exercice à nos gosiers en Egypte.
MÉNAS. — Allons, partons. (Ils sortent.)
SCENE VII.
A bord de la galère de POMPÉE, près de MISÈNE.
Musique. Entrent DEUX ou TROIS SERVITEURS avec un dessert.
PREMIER SERVITEUR. — Ils vont venir ici, l'ami. Les plantes des pieds de quelques-uns sont déjà fort déracinées, le moindre vent qui soufflera dans le monde les renversera.
SECOND SERVITEUR. — Lépidus est bien rouge.
PREMIER SERVITEUR. — Ils lui ont fait boire tout ce qu'ils avaient de trop.
SECOND SERVITEUR. — Toutes les fois qu'ils se piquent à leurs endroits sensibles, il leur crie ; assez, les réconcilie par ses instances et se réconcilie lui-même avec le vin.
PREMIER SERVITEUR. — Mais cela ne fait que soulever une guerre plus grande entre lui et sa prudence.
SECOND SERVITEUR. — Parbleu, voilà ce que c'est que d'avoir son nom fourré dans la société des grands hommes ; j'aimerais mieux avoir un roseau dont je pourrais me servir, qu'une pertuisane que je ne pourrais soulever.
PREMIER SERVITEUR. — Être appelé dans une sphère supérieure, sans qu'on vous y voie vous mouvoir, c'est comme avoir des trous là où il devrait y avoir des yeux, ce qui endommage pitoyablement le visage.
Une fanfare sonne. Entrent CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDUS, POMPÉE, AGRIPPA, MÉCÈNE, ÉNOBARBUS, MÉNAS, et autres capitaines.
ANTOINE. — Voici comment ils procèdent, Seigneur ; ils mesurent le flux du Nil par certaines, échelles sur les Pyramides ; selon que le flot est haut, bas, ou moyen, ils savent ce qui va venir, la disette ou l'abondance. Plus haut monte le Nil, plus grandes sont ses promesses ; lorsqu'il reflue, le semeur jette son grain sur le limon et la boue, et peu de temps après vient la moisson (12).
LÉPIDUS. —Vous avez d'étranges serpents dans ce pays.
ANTOINE. — Oui, Lépidus.
LÉPIDUS. — Voyez-vous, votre serpent d'Egypte est engendré de la boue par l'opération du soleil ; de même pour votre crocodile.
ANTOINE.— C'est la vérité.
POMPÉE. —Asseyons-nous, — et du vin ! Une santé à Lépidus !
LÉPIDUS. — Je ne suis pas aussi bien que je voudrais l'être, mais jamais je ne me laisserai mettre hors d'une santé à porter.
ÉNOBARBUS. — Pas avant que vous ayez dormi au moins ; je crains bien que vous ne restiez dedans jusque-là.
LÉPIDUS. — Oui, certainement, j'ai entendu dire que les pyramides des Ptolémées sont de très-belles choses ; sans contredit, je l'ai entendu dire.
MÉNAS, à part à Pompée.— Pompée, un mot.
POMPÉE, à part à Ménas. — Dis-le-moi à l'oreille, de quoi s'agit-il ?
MÉNAS, à part à Pompée. — Quitte ta place, je t'en prie, capitaine, et écoute-moi te dire un mot.
POMPÉE, à part à Ménas. — Attends-moi quelques minutes. — Cette santé à Lépidus !
LÉPIDUS.—Quelle espèce d'être est-ce que votre crocodile ?
ANTOINE. — Il a juste la forme qu'il a, Seigneur ; il est large de toute sa largeur, juste haut comme sa hauteur, et il se meut par ses propres organes ; il vit de ce qui le ; nourrit, et quand les éléments qui le composent se dissolvent, il transmigre.
LÉPIDUS. — De quelle couleur est-il ?
ANTOINE. — De sa propre couleur.
LÉPIDUS. —C'est un étrange serpent.
ANTOINE.— Oui, et ses larmes sont humides.
CÉSAR.— Cette description pourra t-elle le satisfaire ?
ANTOINE. — Oui, avec la santé que lui porte Pompée, ou bien c'est un véritable Épicure.
POMPÉE, à part à Ménas.— Allez vous faire pendre, Monsieur, allez vous faire pendre ! me parler de cela ? assez ! Faites ce que je vous ai ordonné. — Où est cette coupe que j'avais demandée ?
MÉNAS, à part à Pompée. — Si tu daignes m'entendre ; en considération de mes services, lève-toi de ton siège.
POMPÉE, à part à Ménas. — Je crois que tu es fou. Qu'y a-t-il ? (Il se lève et fait quelques tours de promenade avec Ménas.)
MÉNAS. — Je me suis toujours tenu chapeau bas devant ta fortune.
POMPÉE. — Tu m'as servi avec beaucoup de fidélité. Qu'as-tu d'autre à me dire ? — De l'entrain, Seigneurs.
ANTOINE.— Prenez garde à ces sables mouvants, Lépidus ; retirez-vous-en, car vous enfoncez.
MÉNAS. — Veux-tu être Seigneur dû monde entier ?
POMPÉE.— Que dis-tu ?
MÉNAS. — Veux-tu être Seigneur du monde entier ? c'est pour la deuxième fois que je pose cette question.
POMPÉE.— Comment cela se pourrait-il ?
MÉNAS.— Fais-seulement ce que je vais te dire, et quoique tu me supposes pauvre, je te donnerai le monde entier.
POMPÉE. — Est-ce que tuas trop bu ?
MÉNAS. — Non, Pompée, je me suis abstenu de la coupe. Tu es, si tu l'oses, le Jupiter terrestre ; tout ce que l'océan embrasse, tout ce que le ciel recouvre, est tien si tu le veux.
POMPÉE. — Montre-moi comment.
MÉNAS, — Ces trois copartageants du monde, ces trois associés sont sur ton vaisseau ; laisse-moi couper le câble, puis quand nous serons en pleine mer, coupons-leur la gorge, et alors tout est à toi.
POMPÉE. — Eh, il fallait faire cela, et non pas me le dire ! en moi c'est scélératesse, en toi c'eût été bon service. Tu dois savoir, que ce n'est pas mon intérêt qui sert de guide à mon honneur, mais mon honneur qui dirige mon intérêt. Repens-toi d'avoir laissé ta langue trahir ton intention ; si tu l'avais exécutée à mon insu, j'aurais trouvé ensuite que c'était bien fait ; mais à présent, je dois la condamner. Renonces-y, et allons boire. (Il retourne vers ses convives.)
MÉNAS, à part. — Après ce refus, je ne veux plus suivre ta fortune pâlissante. Quiconque cherche et ne prend pas lorsqu'on lui offre, ne trouvera jamais plus.
POMPÉE. — Cette santé à Lépidus !
ANTOINE.— Portez-le à terre. Je vais vous faire raison à sa place, Pompée.
ÉNOBARBUS. — A ta santé, Ménas !
MÉNAS. — Bonheur à toi, Énobarbus !
POMPÉE. — Remplissez là coupe jusqu'aux bords.
ÉNOBARBUS, désignant du doigt les gens qui emportent Lépidus.— Voilà un vigoureux camarade, Ménas,
MÉNAS.— Pourquoi ?
ÉNOBARBUS, — Il porte le tiers du monde, l'ami, ne vois-tu pas ?
MÉNAS. — En ce cas le tiers du monde est ivre ; je voudrais qu'il fût tel tout entier, afin qu'il tournât sur des roues !
ÉNOBARBUS. — Alors bois pour augmenter la rapidité du tourbillon.
MÉNAS. — Volontiers.
POMPÉE.— Ce n'est pas encore là, une fête d'Alexandrie.
ANTOINE.— Cela commence à en approcher. — Choquez les coupes, holà ! — A la santé de César !
CÉSAR. — Je m'en passerais bien. C'est un monstrueux travail lorsque mon cerveau devient d'autant plus troublé que je le lave davantage.
ANTOINE. — Il faut tenir tète à la circonstance.
CÉSAR.— Eh bien portez-moi cette santé, je répondrai ; mais j'aimerais mieux jeûner quatre jours que de boire autant en un seul.
ÉNOBARBUS, à Antoine, — Ah, mon brave empereur ! Danserons-nous maintenant les bacchanales égyptiennes, et célébrerons-nous notre ivresse ?
POMPÉE.— Faisons cela, brave soldat.
ANTOINE. — Allons, prenons-nous tous les mains jusqu'à ce que le vin vainqueur ait engourdi nos sens dans un doux et délicat Léthé !
ÉNOBARBUS. — Prenez-vous tous par la main. Canonnez nos oreilles d'une musique bruyante ; — pendant qu'elle jouera je vais vous placer ; puis l'enfant chantera, et chacun entonnera le refrain aussi fort que ses poumons le lui permettront. (La musique joue. Énobarbus leur met la main dans la main.)
CHANSON.
Viens, ô toi monarque du vin,
Bacchus joufflu aux yeux clignotants !
Que nos soucis soient noyés dans tes cuves,
Que tes grappes couronnent nos chevelures !
TOUS. — Verse-nous, jusqu'à ce que le monde tourne ; Verse-nous, jusqu'à ce que le monde tourne !
CÉSAR. — Que voudriez-vous de plus ? — Pompée, bonne nuit. Mon bon frère, permettez-moi de vous emmener, cette légèreté fait honte à nos graves affaires. Aimables Seigneurs, séparons-nous. Voyez comme nos joues sont enflammées ; le vigoureux Énobarbus est plus faible que le vin, et ma propre langue hache ce qu'elle dit ; cette folle équipée nous a tous rendus presque grotesques. Qu'avons-nous besoin d'en dire davantage ? bonne nuit. Votre main, mon bon Antoine.
POMPÉE. — Je vais vous accompagner à terre.
ANTOINE. — Accepté, Seigneur ; donnez-nous votre main.
POMPÉE.— O Antoine, vous avez la maison de mon père... mais qu'importe ? nous sommes amis. Descendons dans le bateau.
ÉNOBARBUS. — Prenez garde de tomber. (Sortent César, Pompée, Antoine et des gens de leurs suites.) Ménas, je n'irai pas à terre.
MÉNAS. — Non, venez à ma cabine. — En avant les tambours ! les trompettes ! les flûtes ! Allons ! que Neptune entende quel adieu bruyant nous souhaitons, à ces grands compagnons ; sonnez et puis allez au diable ! sonnez comme il faut ! (Fanfares avec tambours.)
ÉNOBARBUS.— Hourrah ! mon chapeau en l'air !
MÉNAS. — Hourrah ! venez, noble capitaine, (Ils sortent.)
ACTE III
SCENE PREMIERE
Une plaine en SYRIE.
Entre VENTIDIUS en triomphe, avec SILIUS et d'autres Romains, officiers et soldats ; le cadavre de PACORUS est porté devant lui.
VENTIDIUS.— Eh bien, te voilà frappé maintenant, pays des Parthes sagittaires, et il a plu à la fortune de me faire le vengeur de la mort de Marcus Crassus. Portez devant notre armée le corps du fils du roi. — Orodes, ton Pacorus paye, pour Marcus Crassus.
SILIUS.— Noble Ventidius, tant que ton épée est encore chaude du sang parthe, poursuis les Parthes fugitifs ; éperonne-les à travers la Médie, la Mésopotamie ; et tous les asiles, vers lesquels ils se précipitent en déroute ; et plus tard ton grand général Antoine, t'installera sur des chars de triomphe et posera des couronnes sur ta tête.
VENTIDIUS. — O Silius, Silius ! j'ai assez accompli ; une place inférieure, note-le bien, peut faire contraste avec un exploit trop grand ; car, sache cela, Silius, il vaut bien mieux laisser une chose inachevée que d'acquérir une trop haute renommée, lorsque le chef que nous servons est absent. César et Antoine ont toujours vaincu plus par leurs lieutenants que par eux-mêmes ; Sossius, son lieutenant qui tenait ma place en Syrie, ayant en un rien de temps acquis une masse de gloire rapidement accumulêe, perdit la faveur dont il jouissait. Quiconque fait dans la guerre plus que ne peut faire son général, devient le général de son général, et l'ambition cette vertu du soldat, préfère une perte à un gain qui l'éclipsé. Je pourrais faire davantage dans l'intérêt d'Antoine, mais cela l'offenserait, et sous cette offense mes exploits périraient (1).
SILIUS. — Tu possèdes, Ventidius, cette faculté sans laquelle un soldat n'est guère qu'une épée. Tu écriras à Antoine ?
VENTIDIUS. — Je lui signifierai humblement ce que nous avons accompli en son nom, ce mot magique, de guerre ; comment nous avons, avec ses bannières et ses légions bien payées, bousculé hors du champ de bataille la cavalerie parthe qui ne fut encore jamais battue.
SILIUS.— Ou est-il maintenant ?
VENTIDIUS.— Il se propose d'aller à Athènes, où nous allons apparaître devant lui, aussi rapidement que nous le permettra le poids que nous traînons. — En avant, par ici ! défilez ! (Ils sortent.)
SCENE II
ROME.— Une antichambre dans la maison de CÉSAR.
Entrent en se rencontrant AGRIPPA et ÉNOBARBUS.
AGRIPPA.— Eh bien, les frères se sont-ils séparés ?
ÉNOBARBUS. — Ils en ont fini avec Pompée, il est parti, et les trois autres scellent le traité. Octavie pleure d'avoir à quitter Rome ; César est triste ; et depuis la fête de Pompée, Lépidus, comme le dit Ménas, est attaqué des pâles couleurs.
AGRIPPA.—Ce noble Lépidus !
ÉNOBARBUS.— Un homme bien remarquable ; oh, comme il aime César !
AGRIPPA.— Certes, mais, comme il adore tendrement, Marc Antoine !
ÉNOBARBUS. — César ? mais c'est parbleu le Jupiter des hommes !
AGRIPPA. — Et qu'est-ce qu'Antoine ? le Dieu de Jupiter.
ÉNOBARBUS.— Parlez-vous de César ? Oh, l'incomparable !
AGRIPPA. — Ô Antoine ! Ô phénix d'Arabie !
ÉNOBARBUS.— Voulez-vous vanter César, dites César, et n'allez pas plus loin .
AGRIPPA. — Vraiment il les a comblés tous deux d'excellentes louanges.
ÉNOBARBUS. — Mais c'est César qu'il aime le mieux ; cependant il aime Antoine. Oh ! les cœurs, les langues, les figures, les écrivains, les chanteurs, les poètes ne pourraient sentir, exprimer, figurer, écrire, chanter, mesurer son amour pour Antoine ; oh ! Mais quant à ce qui est de César, agenouillez-vous, agenouillez-vous, et admirez !
AGRIPPA. — Il les aime tous deux.
ÉNOBARBUS. — Ils sont ses antennes, et il est, lui, leur hanneton. (Bruit de trompettes.) Voilà qui nous appelle à montera cheval. Adieu, noble Agrippa.
AGRIPPA. — Bonne fortune, noble soldat, et adieu. [Ils se retirent à l'écart.)
Entrent CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDUS et OCTAVIE.
ANTOINE. — N'allez pas plus loin, Seigneur.
CÉSAR. —Vous me séparez d'une grande partie de moi-même, traitez-moi bien dans cette chère moitié. — Sœur, montre-toi une épouse telle que ma pensée l'ambitionne, et que ta conduite justifie tout ce que j'oserais garantir de toi. — Très-noble Antoine, que ce modèle de vertu, qui est placé entre nous comme le ciment chargé de maintenir l'édifice de notre affection, ne devienne jamais un bélier pour battre en brèche notre forteresse d'amitié ; car mieux eût valu nous aimer sans ce lien, s'il ne doit pas être soigneusement ménagé des deux côtés.
ANTOINE, — Ne m'offensez pas de votre défiance.
CÉSAR. — J'ai dit.
ANTOINE.— Quelque attentive minutie que vous portiez à l'examen de ma conduite, vous n'y trouverez pas le moindre sujet de vous alarmer à propos de ce que vous paraissez craindre ; là-dessus, veuillent les Dieux vous protéger et disposer à vos desseins les cœurs des Romains ! Nous allons nous séparer ici.
CÉSAR. — Adieu, ma très-chère sœur, porte-toi bien. Puissent les éléments être tendres pour toi, et ne te donner que santé et joie ! Porte-toi bien.
OCTAVIE. — Mon noble frère !
ANTOINE.— Avril est dans ses yeux ; là est le printemps de l'amour, et ces larmes sont les averses chargées de le faire naître. Soyez joyeuse.
OCTAVIE. — Seigneur, veillez bien à la maison de mon époux, et...
CÉSAR. — Quoi, Octavie ?
OCTAVIE. — Je vais vous le dire à l'oreille.
ANTOINE. — Sa langue refuse d'obéir à son cœur et son cœur est impuissant à enseigner sa langue ; tel le duvet du cygne qui flotte sur l'onde à la marée haute, sans incliner d'aucun côté.
ÉNOBARBUS, à part à Agrippa.— César pleurera t-il ?
AGRIPPA, à part, à Énobarbus. — Il a un nuage sur le visage.
ÉNOBARBUS, à part, à Agrippa.— Il n'en serait que plus mauvais s'il était un cheval, à plus forte raison étant un homme (2).
AGRIPPA, à part, à Énobarbus. — Qu'est-ce à dire, Énobarbus ? Lorsque Antoine trouva mort Jules César, il gémit jusqu'à rugir, et il pleura lorsque à Philippes il trouva Brutus tué.
ÉNOBARBUS, à part, à Agrippa. — Cette année-là, il était incommodé par un rhume ; il se lamentait sur celui qu'il avait volontairement détruit ; croyez à ses larmes, lorsque je pleurerai aussi.
CÉSAR. — Non, aimable Octavie, vous apprendrez toujours de mes nouvelles ; le temps n'affaiblira pas votre souvenir dans ma pensée.
ANTOINE. — Allons, Seigneur, allons, je veux lutter avec vous de force d'amour ; voyez, je vous étreins, — et maintenant je vous lâche, et je vous remets aux Dieux.
CÉSAR. — Adieu ; sois heureux !
LÉPIDUS. — Que toute la multitude des étoiles éclaire ton heureux voyage !
CÉSAR. — Adieu, adieu ! (Il embrasse Octavie.)
ANTOINE. — Adieu ! (Fanfares. Ils sortent.)
SCENE III
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIAN, IRAS et ALEXAS.
CLÉOPÂTRE. — Où est ce garçon ?
ALEXAS. — Il n'ose pas trop venir.
CLÉOPÂTRE. — Allez donc, allez donc. — Venez ici, Monsieur.
Entre UN MESSAGER.
ALEXAS. — Noble, Altesse, Hérode de Judée n'ose vous regarder que lorsque vous êtes de bonne humeur.
CLÉOPÂTRE.— J'aurai la tête de cet Hérode ; mais comment l'avoir, maintenant qu'il est parti, cet Antoine auquel j'aurais pu donner l'ordre de me l'apporter ? — Approche.
LE MESSAGER. — Très-gracieuse Majesté !
CLÉOPÂTRE. — As-tu vu Octavie ?
LE MESSAGER. — Oui, redoutée reine.
CLÉOPÂTRE. — Où ça ?
LE MESSAGER.— Madame, à Rome ; je l'ai contemplée en face, et je l'ai vue conduite entre son frère et Marc Antoine.
CLÉOPÂTRE. — Est-elle aussi grande que moi ?
LE MESSAGER. — Non, Madame.
CLÉOPÂTRE. — L'as-tu entendue parler ? A-t-elle la voix aiguë ou sourde ?
LE MESSAGER.— Madame, je l'ai entendue parler ; elle a la voix sourde.
CLÉOPÂTRE. — Cela ne vaut pas une voix aiguë ; il ne peut l'aimer longtemps.
CHARMIAN. — L'aimer ! Ô Isis, c'est impossible !
CLÉOPÂTRE. — Je le crois, Charmian ; naine et la langue épaisse ! —A-t-elle de la majesté dans la démarche ? Rappelle-toi cela, si tu as contemplé, quelquefois la majesté.
LE MESSAGER. — Elle se traîne ; qu'elle soit immobile, ou qu'elle marche, elle est toujours la même ; elle a l'air d'un corps plutôt que d'une âme, d'une statue plutôt que d'une personne qui respire.
CLÉOPÂTRE. — Est-ce certain ?
LE MESSAGER. — Oui, ou bien je n-ai pas le don d'observation.
CHARMIAN. — Il n'y en a pas trois en Egypte qui pourraient faire mieux un rapport.
CLÉOPÂTRE. — Il est très intelligent, je m'en aperçois. — Eh bien, je ne vois encore rien en elle ; — ce garçon est doué d'un bon jugement.
CHARMIAN. — Excellent.
CLÉOPÂTRE. — Informe-moi sur son âge, je t'en prie...
LE MESSAGER. — Madame, elle était veuve.
CLÉorÂTRE. — Veuve ! entends-tu, Charmian ?
LE MESSAGER. — Et je le crois bien, elle a trente ans.
CLÉOPÂTRE. — Et as-tu bien son visage dans l'esprit ? est-il ovale ou rond ?
LE MESSAGER. — Rond jusqu'à l'imperfection.
CLÉOPÂTRE. — Ceux qui ont le visage rond, sont aussi pour la plupart des imbéciles. Et sa chevelure, de quelle couleur est-elle ?
LE MESSAGER. — Brune, Madame, et son front est aussi bas que si elle l'avait commandé tel.
CLÉOPÂTRE. — Voici de l'or pour toi. Il ne te faut pas. prendre mal ma précédente rudesse ; je vais te faire faire un nouveau voyage ; je te trouve tout à fait propre aux affaires ; allons, va te disposer ; nos lettres sont prêtes. (Sort le messager.)
CHARMIAN. — C'est un homme très convenable.
CLÉOPÂTRE. — Oui, en vérité ; je me repens beaucoup de l'avoir molesté comme je l'ai fait. Vraiment, il me semble que d'après, lui cette créature n'est pas grand-chose.
CHARMIAN. — Ce n'est rien du tout, Madame.
CLÉOPÂTRE. — Cet homme a vu certaines personnes majestueuses, et il doit s'y connaître.
CHARMIAN. — S'il a vu des personnes majestueuses ? Isis défende qu'après vous avoir servie si longtemps, il ignore ce qu'est la majesté !
CLÉOPÂTRE. —J'ai encore une chose à lui demander, ma bonne Charmian ; mais peu importe ; tu me le mèneras dans l'appartement où je vais écrire. Tout peut encore bien-aller.
CHARMIAN. — Je vous le garantis, Madame. (Sortent les personnages.)
SCENE IV
ATHÈNES. — Un appartement dans la demeure d'ANTOINE.
Entrent ANTOINE et OCTAVIE.
ANTOINE. — Non, non, Octavie, ce n'est pas seulement cela, — cela serait excusable, cela et mille autres offenses de pareille importance ; — mais il a entrepris de nouvelles guerres contre Pompée ; il a fait son testament, et l'a lu en public ; il a parlé de moi légèrement, et dans les occasions où il n'a pu se dispenser de faire mon éloge, il s'est exprimé en termes froids et sans force ; il m'a fait aussi petite mesure que possible ; lorsqu'il a eu l'occasion de me rendre justice, il ne l'a pas saisie, ou bien il a parlé de moi du bout des lèvres.
OCTAVIE. — Ô mon bon Seigneur, ne croyez pas tout ; ou si vous voulez tout croire, ne prenez pas tout avec ressentiment. Jamais il ne s'est rencontré plus malheureuse Dame que moi, puisque si cette querelle éclate, il me faudra me tenir entre vous deux, priant pour les deux partis. Les Dieux bons vont se moquer tout à l'heure, lorsque après leur avoir dit ; Oh ! bénissez mon Seigneur et mon époux ! ils m'entendront défaire cette prière en criant tout aussi haut ; Oh ! bénissez mon frère ! Triomphe mon époux, triomphe mon frère, ma prière détruit ma prière ; il n'y a pas de milieu entre ces extrémités.
ANTOINE. — Charmante Octavie, que votre meilleur amour penche du côté de celui qui fait les meilleurs efforts pour le conserver ; si je perds mon honneur, je me perds moi-même ; mieux vaudrait n'être pas vôtre, que de vous appartenir ainsi mutilé. Mais, ainsi que vous l'avez demandé, vous servirez d'intermédiaire entre nous deux ; pendant ce temps, Madame, je ferai les préparatifs d'une guerre capable de replonger votre frère dans l'ombre ; faites votre plus prompte, diligence ; ainsi, vous avez vos pleins désirs.
OCTAVIE. — Merci à mon Seigneur. Veuille le puissant Jupiter faire de moi, bien faible, bien faible, l'instrument de votre réconciliation ! Une guerre entre vous deux, mais c'est comme si le monde se fendait, et qu'il faillit combler le gouffre avec des cadavres !
ANTOINE. — Lorsque vous aurez découvert qui a commencé, vous voudrez bien tourner votre déplaisir du côté de celui-là ; car nos fautes ne peuvent être si égales, que votre amour en soit partagé également entre nous deux. Faites vos préparatifs de départ, choisissez les personnes qui vous accompagneront, et commandez n'importe quelle dépense qu'il vous plaira. (Ils sortent.)
SCENE V
ATHÈNES. — Un autre appartement dans la demeure d'ANTOlNE.
Entrent en se rencontrant ÉNOBARBUS et ÉROS.
ÉNOBARBUS. — Eh bien, qu'y a-t-il, ami Éros ?
ÉROS.— Oh ! il est arrivé d'étranges nouvelles, Seigneur.
ÉNOBARBUS.— Quelles, l'ami ?
ÉROS. — César et Lépidus ont fait la guerre à Pompée.
ÉNOBARBUS. — C'est une vieille nouvelle ; quelles en sont les conséquences ?
ÉROS. — Après s'être servi de Lépidus dans la guerre contre Pompée, César lui a nié son titre de collègue ; il n'a pas voulu qu'il participât à la gloire de l'action ; et il ne s'est pas arrêté là ; il l'accuse de lettres qu'il aurait écrites auparavant à Pompée, et sur cette accusation, il l'a fait arrêter, si bien que le pauvre triumvir est encagé jusqu'à ce que la mort le délivre.
ÉNOBARBUS. — Eh bien, en ce cas, ô univers, tu n'as que deux mâchoires, pas davantage ; et jette entre elles toute la nourriture que tu contiens, elles frapperont l'une contre l'autre. — Où est Antoine ?
ÉROS. — Il se promène dans le jardin, — comme cela, — et il pousse du pied les roseaux qui sont devant lui, comme cela, — et il crie : « A Stupide Lépidus ! » et il jure de couper la gorge de l'officier qui a tué Pompée.
ÉNOBARBUS. — Notre grande flotte est équipée.
ÉROS. — Pour l'Italie et contre César. Il y a autre chose, Domitius ; mon Seigneur désire que vous alliez le trouver immédiatement ; j'aurais dû garder mes nouvelle pour plus tard.
ÉNOBARBUS. — Il n'aura rien à me dire ; mais soit. Conduis-moi vers Antoine.
ÉROS.—Venez, Seigneur. (Ils sortent.)
SCENE VI
ROME. — Un appartement dans la demeure de CÉSAR.
Entrent CÉSAR, AGRIPPA et MÉCÈNE.
CÉSAR.— Il a fait tout cela, et plus encore, au mépris de Rome, dans Alexandrie ; et voici comment les choses se sont passées. Sur la place du marché, au sommet d'une tribune d'argent, Cléopâtre et lui furent publiquement installés dans des trônes d'or ; à leurs pieds étaient assis Césarion, qu'ils appellent le fils de mon père, et toute la postérité illégitime que leur concupiscence leur a depuis engendrée. Il lui donna l'apanage de l'Egypte, et la fit reine absolue de la Basse-Syrie, de Chypre et de la Lydie.
MÉCÈNE, — Et cela aux yeux du public ?
CÉSAR. — Dans la grande place publique où l'on fait les exercices. Il proclama là ses fils rois des rois ; à Alexandre, il donna la grande Médie, la Parthie et l'Arménie ; à Ptolémée, il assigna la Syrie, la Cilicie et la Phénicie. Ce jour-là la reine apparut sous les vêtements de la déesse Isis, et souvent avant ce jour, elle avait, dit-on, donné ses audiences ainsi (3).
MÉCÈNE. — Que Rome soit informée de ces faits-là.
AGRIPPA. — Rome, qui déjà écœurée de son insolence, lui retirera toute estime.
CÉSAR. — Le peuple le sait, et il a déjà reçu ses accusations.
AGRIPPA. — Qui accuse-t-il ?
CÉSAR. — César ; il se plaint qu'ayant dépouillé Sextus, Pompée de la Sicile, nous ne lui ayons pas donné sa part de l'île ; il dit ensuite qu'il m'a prêté quelques vaisseaux qui n'ont pas été rendus ; enfin, il trépigne parce que Lépidus a été déposé du triumvirat, et parce que, une fois déposé, nous avons retenu tous ses revenus.
AGRIPPA. —Seigneur, cela mérite une réponse.
CÉSAR. — Elle est faite déjà, et le messager est parti. Je lui ai répondu que Lépidus était devenu trop cruel, qu'il avait abusé de sa haute autorité, et qu'il méritait sa destitution ; que quant à mes conquêtes, je lui en accordais une partie, mais qu'alors je demandais la réciprocité pour son Arménie et les autres royaumes conquis par lui.
MÉCÈNE. — Il ne consentira jamais à cela.
CÉSAR. — En ce cas, je ne consentirai pas de mon côté à ce qu'il me demande.
Entre OCTAVIE avec sa suite.
OCTAVIE. — Salut, César et mon Seigneur ! Salut, très cher César !
CÉSAR. — Pourquoi faut-il qu'il soit venu un jour où j'ai dû t'appeler répudiée !
OCTAVIE. — Vous ne m'avez pas appelée ainsi, et vous n'avez aucune raison de m’appeler ainsi.
CÉSAR. — Pourquoi, en ce cas, venez-vous furtivement ainsi nous trouver ? Vous ne venez pas comme il convient à la sœur de César : une armée devrait précéder la femme d'Antoine, et les hennissements des chevaux ; devraient annoncer son approche longtemps avant qu'elle apparût ; tout le long de la route les arbres auraient dû être chargés de curieux remplis de la fièvre de l'attente, et désappointés de ne pas apercevoir l'objet de leur impatience ; la poussière soulevée par votre nombreux cortège aurait dû monter jusqu'à la voûte même du ciel ; mais vous êtes venue à Rome comme une fille du marché, sans nous permettre de vous donner les marques ostensibles de notre affection, car lorsque ces marques extérieures manquent, bien souvent l'affection manque aussi ; nous serions allés à votre rencontre sur terre et sur mer, et à chaque étape de votre voyage, nous vous aurions souhaité une bienvenue toujours croissante en éclat.
OCTAVIE. — Mon bon Seigneur, je n'ai pas été contrainte de venir ainsi ; c'est librement que je l'ai fait. Marc Antoine, mon époux, ayant appris que vous faisiez des préparatifs de guerre, a dû affliger mes oreilles de ces nouvelles, et alors je l'ai prié de me permettre de revenir.
CÉSAR. — Ce qu'il vous a bien vite accordé, votre personne étant un obstacle entre lui et sa luxure.
OCTAVIE.— Ne parlez pas ainsi, mon Seigneur.
CÉSAR. — J'ai les yeux sur lui, et le vent m'a porté des nouvelles de ses affaires. Où est-il maintenant ?
OCTAVEE. — Dans Athènes, mon Seigneur.
CÉSAR. — Non, ma sœur très-outragée ; Cléopâtre lui a fait signe de venir le rejoindre. Il a remis son empire à une catin, et maintenant ils sont occupés à nouer pour une guerre, une coalition de tous les rois de la terre ; il a déjà réuni Bocchus, roi de Libye ; Archélaüs, roi de Cappadoce ; Philadelphos, roi de Paphlagonie ; Adallas, le roi de Thrace ; le roi Malchus d'Arabie ; le roi du Pont ; Hérode de Judée ; Mithridate, roi de Comagène ; Poléimon et Amyntas, rois de Médie et de Lycaonie, et bien dautres porte sceptres encore.
OCTAVIE. — Ah ! malheureuse que je suis, moi dont le cœur est partagé entre deux parents qui se blessent l'un l'autre !
CÉSAR. — Soyez ici la bienvenue ; vos lettres ont retardé l'éclat de notre rupture, jusqu'au jour où j'ai vu à quel point vous étiez outragée, et quel danger nous courrions par négligence. Ayez courage ; ne vous laissez pas troubler par les circonstances qui suspendent sur votre bonheur ces nécessités inévitables ; laissez à la destinée les choses décrétées d'avance, sans essayer de les arrêter et sans en gémir. Soyez la bienvenue dans Rome ! nulle personne ne m'est plus chère que vous. Vous êtes outragée au delà de toute imagination, et pour vous faire justice, les grands Dieux ont fait choix de nous et de ceux qui vous aiment comme ministres de leur vengeance. Ayez bon courage, et soyez pour toujours la bienvenue parmi nous !
AGRIPPA.— Soyez la bienvenue, Madame !
MÉCÈNE. — Soyez, la bienvenue, chère Madame ! tous les cœurs, dans Rome vous aiment et vous plaignent ; seul, l’adultère Antoine, sans frein dans ses désordres, se détourne de vous, pour remettre son pouvoir redoutable à une catin qui s'en sert contre nous avec vacarme.
OCTAVIE. —En est-il ainsi, Seigneur ?
CÉSAR. — C'est trop certain. Soyez la bienvenue, ma sœur ; je vous en prie, que votre patience ne se lasse jamais. Ma très-chère sœur ! (Ils sortent.)
SCENE VII
Le camp d’ANTOINE près du promontoire d'Actium.
Entrent CLÉOPÂTRE et ÉNOBARBUS.
CLÉOPÂTRE. — Je te le ferai payer, n'en doute pas.
ÉNOBARBUS.— Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
CLÉOPÂTRE. — Tu t'es prononcé contre ma présence dans cette guerre, en disant qu'elle n'était pas convenable.
ÉNOBARBUS.— Bien, et l’est-elle ? l'est-elle ?
CLÉOPÂTRE. — Et si ce n'est pas contre nous que cette guerre est dénoncée, pourquoi ne serions-nous pas ici en personne ?
ÉNOBARBUS, à part.— Bon, je sais bien ce que je pourrais répondre ; — si nous nous servions à la fois de chevaux et de cavales, les chevaux ne nous rendraient absolument aucun service, car chaque cavale porterait un soldat et son cheval.
CLÉOPÂTRE. — Eh bien, qu'est-ce que vous dites ?
ÉNOBARBUS.— Que votre présence doit nécessairement gêner Antoine, et lui prendre une partie de son cœur, de sa tête et de son temps, choses dont il ne saurait avoir trop pour l'instant. On le taxe déjà de légèreté, et l'on dit, dans Rome, que cette guerre est dirigée par Photinus, un eunuque, et vos femmes.
CLÉOPÂTRE. — Crève Rome ! et pourrissent les langues de tous ceux ; qui parlent contre nous ! Nous avons des intérêts engagés dans cette guerre, et comme chef de mon royaume, je dois être ici tout comme si j'étais homme. Ne parlez pas contre ma présence, je ne m'en irai pas.
ÉNOBAUBUS. — Bon, j'ai fini. Voici venir l'empereur.
Entrent ANTOINE et CANIDIUS.
ANTOINE. — N'est-il pas étrange, Canidius, que de Tarente et de Brindes il ait pu si vite couper la mer Ionienne et enlever Toryne ? — Vous avez appris cela, ma chérie ?
CLÉOPATRE. — La célérité n'est jamais autant admirée que par les négligents.
ANTOINE. — Excellente rebuffade ! cela honorerait les plus vaillants hommes d'être ainsi raillés à propos de leur indolence. Canidius, nous le combattrons sur mer.
CLÉOPÂTRE.— Sur mer ! et où voudriez-vous le combattre ?
CANIDIUS. — Pourquoi mon Seigneur s'arrète-t-il à cette résolution ?
ANTOINE. — Parce que c'est sur mer qu'il nous défie.
ÉNOBARBUS.— Mon Seigneur l'a aussi défié en combat singulier.
CANIDIUS. — Oui, et vous lui avez offert de livrer cette bataille à Pharsale, où César combattit avec Pompée ; mais il rejette les offres qui ne sont pas à son avantage ; vous devriez en faire autant.
ÉNOBARBUS.— Vos vaisseaux ne sont pas bien équipés ; vos marins sont des muletiers, des moissonneurs, gens levés en toute hâte pour vos besoins ; la flotte de César est dirigée par les marins qui ont souvent combattu contre Pompée ; ses vaisseaux sont légers, les vôtres pesants. Il n'y a aucun déshonneur à refuser le combat sur mer, lorsque vous êtes prêt pour un combat sur terre.
ANTOINE. — Sur mer, sur mer.
ÉNOBARBUS. — Très-noble Seigneur, vous renoncez en ce cas à l'absolue supériorité militaire que vous avez sur terre ; vous mutilez votre armée qui consiste surtout dans des fantassins éprouvés par la guerre ; vous renoncez à profiter de votre expérience si renommée ; vous quittez la voie qui donne des promesses certaines, et vous vous départez d'une ferme certitude pour vous livrer simplement à la chance et au hasard.
ANTOINE. — Je combattrai sur mer.
CLÉOPÂTRE. — J'ai soixante voiles, César n'en a pas de meilleures.
ANTOINE, — Nous brûlerons le surplus de notre flotte, et avec le reste solidement équipé, des hauteurs d'Actium nous battrons César quand il approchera. Si nous échouons, alors nous pourrons livrer bataille sur terre.
Entre UN MESSAGER.
ANTOINE. — Qu'as-tu à dire ?
LE MESSAGER. — Les nouvelles sont vraies, mon Seigneur ; il est signalé ; César a pris Toryne.
ANTOINE. — Se peut-il qu'il soit ici en personne ? c'est impossible ; il est étrange que ses forces y soient. — Canidius, tu resteras à terre à la tête de nos dix légions et de nos douze mille cavaliers. — Nous, retournons à notre navire ; partons, ma Thétis !
Entre UN SOLDAT.
ANTOINE.— Eh bien, qu'y a-t-il, brave soldat ?
LE SOLDAT. — Ô noble empereur, ne combattez pas sur mer ; ne vous fiez pas aux planches pourries ; ne pouvez vous en croire mon épée et mes blessures ? Laissez les rôles de canards aux Phéniciens et aux Égyptiens ; nous, c'est sur terre que nous avons coutume de vaincre, en combattant pied contre pied.
ANTOINE. — Bon, bon, partons ! (Sortent Antoine, Cléopâtre et Énobarbus.)
LE SOLDAT. — Par Hercule, je suis sûr que je suis dans le vrai (4) !
CANIDIUS. — Oui, soldat ; mais sa conduite ne s'appuie plus sur sa force légitime, en sorte que notre chef est mené et que nous sommes les soldats de femmes.
LE SOLDAT. — Vous commandez à terre toutes les légions et toute la cavalerie, n'est-ce pas ?
CANIDIUS.— Marcus Octavius, Marcus Justeius, Puiblicola et Cœlius sont pour la mer ; mais nous commandons à toutes les forces de terre. Cette célérité de César dépasse toute croyance.
LE SOLDAT. — Lorsqu'il était encore à Rome, il a fait partir ses troupes par détachements, de manière à tromper tous les espions.
CANIDIUS. — Quel est son lieutenant, savez-vrous ?
LE SOLDAT. — Un certain Taurus, dit-on.
CANIDIUS. — Bon, je connais l'homme.
Entre UN MESSAGER.
LE MESSAGER. — L'empereur appelle Canidius.
CANIDIUS. — L'heure présente est en travail de nouvelles, et chaque minute en enfante quelqu'une. (Ils sortent.)
SCENE VIII
Une plaine près d'ÀCTIUM.
Entrent CÉSAR, TAURUS, DES OFFICIERS, et autres.
CÉSAR. — Taurus !
TAURUS. —Mon Seigneur ?
CÉSAR.— N'agis pas sur terre, garde tes forces intactes ; ne présente pas la bataille avant que nous ayons terminé sur mer. Ne va pas au delà des prescriptions de ce parchemin ; notre fortune tient toute entière à cette chance. (Ils sortent.)
SCENE IX
Une autre partie de la plaine.
Entrent ANTOINE et ÉNOBARBUS.
ANTOINE. — Plaçons nos escadrons là-bas, de ce côté de la colline, en vue des bataillons de César ; de cet endroit nous pourrons distinguer le nombre des vaisseaux et agir en conséquence. (Ils sortent.)
SCENE X
Une autre partie de la plaine.
Entrent CANIDIUS traversant le théâtre avec son armée de terre, et TAURUS, le lieutenant de CÉSAR qui le traverse de l'autre côté. Après qu'ils sont sortis, on entend le bruit d'un combat sur mer. Alarme. Entre ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS. — Perdu, perdu, tout est perdu ! je ne puis, en voir davantage ; l'Antoniade, le vaisseau amiral égyptien, tourne le gouvernail, et fuit avec tous leurs soixante vaisseaux ; mes yeux sont malades de voir telle chose.
Entre SCARUS.
SCARUS. — Par tous les dieux et déesses de l'assemblée olympienne !
ÉNOBARBUS.— Que signifie ta véhémence ?
SCARUS. — Nous avons perdu par simple stupidité la plus grande portion du monde ; nous avons donné le baiser d'adieu à une foule de royaumes et de provinces.
ÉNOBARBUS.— Quelle est la physionomie du combat ?
SCARUS. — De notre côté, c'est celle de la peste bien dûment déclarée avec perspective de mort certaine. Celle infâme jument d'Egypte, que la lèpre l’emporte (5) ! au milieu du combat, alors que les avantages étaient balancés des deux côtés, égaux des deux côtés, et que nous semblions même avoir la supériorité, voilà qu'une mouche la piquant, comme une vache en juin, elle fait lever les voiles et s'enfuit !
ÉNOBARBUS. — Cela, je l'ai vu ; mes yeux à ce spectacle sont devenus malades, et je n'ai pu le contempler plus longtemps.
SCARUS. — Elle, ayant viré de bord, cette noble ruine de sa magie, Antoine, comme un canard affolé, laisse le combat au plus chaud moment, lève ses voiles et court à sa poursuite; je n’ai jamais vu action si honteuse ; l'expérience ; la virilité, l'honneur ne se sont jamais infligé pareil affront.
ÉNOBARBUS. — Hélas, hélas !
Entre CANIDIUS.
CANIDIUS. — Notre fortune sur mer est à l'agonie et s'affaisse d'une manière lamentable. Si notre général avait été ce qu'il avait l'habitude d'être, tout se serait bien passé ; il nous a donné trop clairement l'exemple de la fuite, en fuyant lui-même.
ÉNOBARBUS. — Oui-da, c'est là que vous en êtes ? ah bien, en ce cas, bonne nuit, ma foi.
CANIDIUS. —Ils ont fui vers le Péloponèse.
SCARUS. — Il est facile de se sauver de ce côté ; j'irai, et là j'attendrai les événements.
CANIDIUS, — Je vais remettre à César mes légions et ma cavalerie ; six rois m'ont déjà montré comment on se rend.
ÉNOBARBUS. — Je continuerai encore à suivre la fortune blessée d'Antoine, quoique ma raison me souffle le conseil contraire. (Ils sortent.)
SCENE XI
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent ANTOINE et les gens de sa suite.
ANTOINE. — Écoutez ! la terre me défend de la fouler plus longtemps ; elle est honteuse de me porter ! — amis, venez ici ; je me suis tellement attardé dans le monde que j'ai pour toujours perdu mon chemin — j'ai un vaisseau chargé d'or ; prenez-le, partagez-le entre vous ; fuyez, et faites votre paix avec César.
TOUS. — Fuir ! non, nous ne fuirons pas.
ANTOINE. — J'ai fui moi-même, et j'ai appris aux lâches à courir et à montrer leurs épaules. Amis, partez ; je me suis arrêté à une résolution pour laquelle je n'ai pas besoin de vous ; partez, mon trésor est dans le port, prenez-le. Oh ! j'ai poursuivi ce que je rougis maintenant de regarder ! Mes cheveux même se révoltent, car les blancs reprochent aux bruns leur précipitation téméraire, et les bruns blâment les blancs pour leur crainte et leur radotage. Partez, compagnons, je vous donnerai des lettres pour certains amis qui débarrasseront votre route des obstacles. Je vous en prie, ne paraissez pas tristes, ne me répondez pas que ce parti vous répugne. Suivez l'avis que vous donne mon désespoir ; abandonnez celui qui s'abandonne lui-même ; au rivage sur-le-champ ; je vais vous mettre en possession de ce vaisseau et de ce trésor. Laissez-moi un peu, je vous prie ; — je vous prie à cette heure ; voyons, faites ce que je vous dis ; j'ai perdu maintenant tout pouvoir pour vous commander, c'est pourquoi je vous prie ; — je vous rejoins tout à l'heure. (Il s'assied.)
Entre CLÉOPÂTRE, conduite par IRAS et CHARMIAN ; ÉROS les suit.
ÉROS. — Allons, bonne Madame, approchez-vous de lui, consolez-le.
IRAS.— Faites cela, très-chère reine.
CHARMIAN.— Faites ! Eh ! que pourrait-elle faire d'autre ?
CLÉOPÂTRE.— Laissez-moi m'asseoir. Ô Junon !
ANTOINE. — Non, non, non, non, non !
EROS. —Voyez-vous qui est ici, Seigneur ?
ANTOINE. — Oh ! fi, fi, fi !
CHARMIAN. — Madame.
IRAS.— Madame ! ô bonne impératrice !
ÉROS. — Seigneur, Seigneur...
ANTOINE. — Oui, il est mon Seigneur, oui ; — lui qui à Philippes portait son épée comme un danseur, tandis que je frappais le maigre et ridé Cassius ; et ce fut moi qui achevai la déroute du fou Brutus ; — alors il agisssait seulement comme mon lieutenant, et il n'avait aucume expérience des vaillantes manœuvres de la guerre, et à cette heure cependant… Peu importe.
CLÉOPÂTRE. — Oh, écartez-vous !
ÉROS. — La reine, mon Seigneur, la reine !
IRAS. — Approchez-vous de lui, Madame, parllez-lui ; la honte lui fait oublier complètement ce qu'il est.
CLÉOPÂTRE. — Eh bien alors, soutenez-moi ; — oh !
ÉROS.— Très-noble Seigneur, levez-vous ; la reine s'avance ; sa tête s'affaisse sur son épaule, et la mort va s'emparer d'elle, si vous ne la secourez pas par vos consolations.
ANTOINE. — J'ai taché ma réputation, — une fuitte très ignoble...
ÉROS. — Seigneur, la reine.
ANTOINE. — Oh ! reine d'Egypte, où m'as-tu conduit ? Vois comme je détourne ma honte de tes yeux, en portant mes regards en arrière sur les choses que j'ai laissées au loin brisées sous le déshonneur.
CLÉOPÂTRE. — Ô mon Seigneur, mon Seigneur ! pardonnez à mon vaisseau timide ! Je ne pensais pas que vous m'auriez suivie.
ANTOINE.— Reine d'Egypte, tu savais trop bien que mon cœur était lié par ses fibres à ton gouvernail, et que lui me traînerais après toi ; tu connaissais ton entière suprémacie sur mon esprit, et tu savais bien que sur un signe de toi j'aurais désobéi aux Dieux mêmes !
CLÉOPÂTRE. — Oh ! pardonne-moi !
ANTOINE. — Maintenant il faut que j'envoie au jeune ; homme d'humbles propositions, que je rampe et que je biaise dans les détours tortueux de la bassesse, moi qui, maître de la moitié du monde, jouais le jeu qu'il me plaisait, élevant et renversant les fortunes. Vous saviez à quel point vous étiez maîtresse de moi-même et que mon épée affaiblie par mon amour lui obéirait en toute circonstance.
CLÉOPÂTRE. —Pardon ! pardon !
ANTOINE. — Voyons, ne laisse pas tomber une larme ; une seule d'elles égale tout ce qui a été joué et perdu, Donne-moi un baiser ; cela me paye entièrement. —Nous avons envoyé en message notre précepteur ; est-il de retour ? — Chérie, je suis pesant comme du plomb. Du vin, là dedans, et notre repas ! La fortune sait bien que c'est à l'heure où elle nous frappe le plus fortement que nous la méprisons le plus. (Ils sortent.)
SCENE XII
Le camp de CÉSAR en EGYPTE.
Entrent CÉSAR, DOLABELLA, THYRÉUS et autres.
CÉSAR. — Faites entrer l'homme qui est venu de la part d'Antoine. Le connaissez-vous ?
DOLABELLA. — C'est le précepteur de ses enfants, César ; preuve qu'il est bien bas, puisqu'il envoie une si pauvre plume de son aile, celui qui, il y a peu de lunes, avait pour messagers des rois plus qu'il n'en voulait (6).
Entre EUPHRONIUS.
CÉSAR.— Approche, et parle.
EUPHRONIUS. — Humble comme je suis, je viens de la part d'Antoine ; j'étais, il n'y a pas bien longtemps, aussi peu important dans ses affaires, que la goutte de rosée sur la feuille de myrte est peu importante pour la vaste mer.
CÉSAR.— Soit ; exprime ton message.
EUPHRONIUS, — Antoine te salue comme maître de sa fortune, et demande la permission de vivre en Egypte ; si cela ne lui est pas accordé, il se résout à amoindrir sa demande, et te supplie de le laisser respirer entre ciel et terre, comme simple particulier, dans Athènes ; voilà pour lui ; Ensuite Cléopâtre confesse ta grandeur, se soumet à ta puissance, et sollicite de toi pour ses héritiers le diadème des Ptolémées, dont ta grâce peut disposer maintenant.
CÉSAR. — Pour ce qui est d'Antoine, je n'ai pas d'oreilles pour ses requêtes. Quant à la reine, je ne lui refuse ni audience, ni satisfaction, pourvu qu'elle chasse d'Egypte son amant si complètement déshonoré ou qu'elle lui enlève la vie. Si elle fait cela, elle ne sollicitera pas sans être entendue. Voilà pour l'un et l'autre.
EUPHRONTUS. — Que la Fortune t'accompagne !
CÉSAR. — Conduisez-le à travers les troupes. (Sort Euphronius.) (A Thyréus.) Voici, l'heure d'essayer ton éloquence ; dépêche-toi ! Détache Cléopâtre d'Antoine ; promets-lui, et cela en notre nom, ce qu'elle demande ; ajoutes-y d'autres offres de ta propre invention ; les femmes ne sont pas fortes dans la meilleure fortune ; mais la nécessité ferait parjurer la vestale immaculée. Fais l'épreuve de ton habileté, Thyréus ; rédige toi-même l'ordonnance de la rémunération due à tes peines, nous l'exécuterons comme une loi.
THYRÉUS.— J'y vais, César.
CÉSAR. — Observe la façon dont Antoine prend son naufrage, et dis-moi ce que tu conjectures de son attitude et ce que laissent présager ses mouvements.
THYRÉUS. —Je le ferai, César (7). (Ils sortent.)
SCENE XIII
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIAN et IRAS.
CLÉOPÂTRE. — Qu'avons-nous à faire, Énobarbus ?
ÉNOBARBUS. — Désespérer et mourir.
CLÉOPÂTRE. — Est-ce à Antoine ou à nous que revient cette faute ?
ÉNOBARBUS. — A Antoine seul, qui a voulu que sa passion fût maîtresse de sa raison. Qu'est-ce que cela faisait que vous vous fussiez enfuie devant ce grand sjiectacle de la guerre, alors que les divers rangs s'épouvantaient l'un l'autre ? qu'avait-il besoin de vous suivre ? La démangeaison de son amonr n'aurait pas dû alors polluer sa réputation de capitaine ; en pareil moment, alors que la moitié du monde était engagée contre l'autre moitié, la seule question pour lui était de vaincre, et ce fut une honte égale à celle de sa défaite que de courir après votre drapeau fugitif et de laisser sa flotte le regarder avec stupéfaction.
CLÉOPÂTRE. — Paix, je t'en prie.
Entrent ANTOINE et EUPHRONIUS.
ANTOINE. —Est-celà sa réponse ?
EUPHRONIUS. — Oui, mon Seigneur.
ANTOINE. — Ainsi la reine aura ses bonnes grâces, pourvu qu'elle nous remette entre ses mains.
EUPHRONIUS. — C'est ce qu'il dit.
ANTOINE. — Informons l'en. — Envoie à l'enfant César cette tête grisonnante, et il te comblera de royaumes au delà de tes souhaits.
CLÉOPÂTRE. — Cette tête, mon Seigneur ?
ANTOINE. — Retourne vers lui ; dis-lui qu'il porte sur ses joues les roses de la jeunesse, ce qui fait que le monde espère le voir se signaler par quelque exploit tout particulier ; car un lâche peut posséder son trésor, ses vaisseaux, ses légions ; car ses généraux peuvent triompher sous les ordres d'un enfant tout aussi bien que sous le commandement de César ; je l'invite donc à mettre de côté tous ces heureux avantages, et à venir se mesurer seul à seul, épée contre épée, avec moi qui suis déjà sur le déclin de l'âge. Je vais lui écrire ce cartel ; suis-moi. (Sortent Antoine et Euphronius.)
ÉNOBARBUS, à part. — Ah oui, comme il est probable que César, entouré d'une armée formidable, ira jouer son bonheur et se donner en spectacle en se mesurant avec un ferrailleur ! Je vois que les jugements des mommes sont une partie de leurs fortunes, et que les (événements extérieurs tirent à eux les facultés intérieures pour, leur faire subir même sort qu'à eux-mêmes. Est-il possible qu'il rêve, connaissant les mesures des choses, que César regorgeant de pouvoir va s'en aller lui répondre à lui qui en est dénué ? César, tu as conquis aussi son bon sens.
Entre UN SERVITEUR.
LE SERVITEUR. — Un messager de la part de César.
CLÉOPÂTRE. — Quoi, sans plus de cérémonie que cela ? Voyez mes femmes ! ceux qui s'agenouillaient devant la rose en bouton, peuvent se boucher le nez devant la rose effeuillée. — Introduisez-le, Monsieur. (Sort le serviteur.)
ÉNOBARBUS, à part. — Mon honnêteté et moi nous commençons à nous quereller. La loyauté fidèlement gardée à des fous fait de notre foi une pure sottise ; cependant l'homme capable de suivre avec déférence un maître tombé, conquiert le conquérant de son maître, et se gagne un nom dans l'histoire.
Entre THYREUS.
CLÉOPÂTRE. —Quelle est la volonté de César ?
THYRÉUS. — Écoutez-la en particulier.
CLÉOPÂTRE. — Il n'y a ici que des amis ; parlez hardiment.
THYRÉUS. — Peut-être sont-ils en même temps les amis d'Antoine.
ÉNOBARBUS. — Il lui en faut autant que César en a, Monsieur ; ou bien il n'a pas besoin de nous. S'il plaît à César, notre maître accourra au-devant de son amitié ; pour nous, vous savez que nous sommes à qui il est, par conséquent à César, s'il le veut.
THYRÉUS. — Bon. — Eh bien, illustre reine, César te supplie de ne pas t'effrayer de ta situation plus qu'il ne faut, et de penser qu'il est César.
CLÉOPÂTRE. — Continuez ; voilà qui est très-royal !
THYRÉUS. — Il sait que vous continuez à rester attachée à Antoine non par amour, mais par crainte.
CLÉOPÂTRE, — Oh !
THYRÉUS. — Aussi déplore-t-il les blessures faites à votre honneur comme des outrages forcés, et non mérités.
CLÉOPÂTRE.— C'est un Dieu, et il sait ce qui est vraiment juste ; mon honneur n'a pas cédé, il a été simplement conquis.
ÉNOBARBUS, à part. — Pour être sûr de cela je vais le demander à Antoine. Seigneur, Seigneur, tu es si effondré que nous devons te laisser enfoncer, car ce que tu as de plus cher t'abandonne. (Il sort.)
THYRÉUS.— Quelle chose demandérai-je César de votre part ? car il ne demande qu'à vous entendre désirer pour accorder. Le comble de ses vœux serait que vous consentissiez à vous appuyer sur sa fortune ; mais il serait transporté d'aise s'il apprenait par moi que vous avez abandonné Antoine, et que vous vous êtes placée sous la protection de celui qui est le possesseur du monde.
CLÉOPÂTRE. — Quel est votre nom ?
THYRÉUS. — Mon nom est Thyréus.
CLÉOPÂTRE. — Excellent messager, dites ceci au grand César; j'embrasse sans plus parlementer sa main conquérante ; je m'empresse, dites-le-lui, de déposer ma couronne à ses pieds devant lesquels je m'agenouille ; et dites-lui encore que j'attends de sa voix, à laquelle tout obéit, le sort de l'Egypte.
THYRÉUS. — C'est votre plus noble parti. Lorsque la sagesse et la fortune sont aux prises, si la première n'ose pas au delà de ce qui lui est possible, nul événement ne peut ébranler ce qu'elle possède. Accordez-moi la grâce de déposer sur votre main l'expression de mon respect.
CLÉOPÂTRE. — Souvent le père de votre César, lorsqu'il avait rêvé à la conquête de royaumes, permit à Ses lèvres de séjourner sur cette indigne place, et d'y déposer des baisers comme s'il en pleuvait
Rentre ANTOINE avec ÉNOBARBUS.
ANTOINE. — Des faveurs, par Jupiter tonnant ! Qui es-tu, mon garçon ?
THYRÉUS. — Quelqu'un qui accomplit seulement les ordres de l'homme ; puissant entre tous, et le plus digne que ses ordres soient obéis.
ÉNOBARBUS, à part. — Vous allez être fouetté.
ANTOINE. —Avancez ici, eh ! — Ah, oiseau de proie ! — Dieux et diables ! mon autorité fond à vue d'œil ; tout récemment encore, quand je criais holà ! des rois accouraient en toute hâte, comme des enfants qui se poussent à la course, et répondaient ; « Quelle est votre volonté ? » — N'avez-vous pas d'oreilles ? je suis encore Antoine.
Entrent DES SERVITEURS.
ANTOINE. — Prenez-moi ce bouffon-là et fouettez-le.
ÉNOBARBUS, a part. — Il est plus sûr de jouer avec un lionceau qu'avec un vieux lion mourant.
ANTOINE. — Lune et étoiles ! — Fouettez-le. — Y eût-il ici vingt des plus grands tributaires qui reconnaissent César, si je les surprenais à être aussi hardis avec la main de celle-là... — quel est son nom depuis qu'elle était Cléopâtre ? — Foueltez-le, mes enfants, jusqu'à ce que vous le voyiez prendre une figure pleurnicieuse comme un bambin, et gémir tout haut pour, demander grâce ; emmenez-le d'ici.
THYRÉUS. — Marc Antoine...
ANTOINE, — Arrachez-le d'ici, et lorsqu'il aura été fouetté, ramenez-le ; ce bouffon de César lui rapportera un message de notre part. (Sortent les serviteurs avec Thyréus.) Vous étiez à moitié flétrie avant même que je vous connusse ; ah ! ai-je donc laissé mon lit vide dans Rome, ai-je négligé d'engendrer une race légitime, et cela par deux femmes d'élite, pour être ainsi berné par une personne qui jette les yeux sur des inférieurs ?
CLÉOPÂTRE.— Mon bon Seigneur...
ANTOINE. — Vous avez toujours été fausse ; mais lorsque nous nous enfonçons dans nos dispositions vicieuses, — oh ! quelle misère cela est ! — les justes Dieux nous aveuglent, éteignent dans notre fange la clarté de notre jugement, nous font adorer nos erreurs, et rient de nous, pendant que nous trébuchons contre notre ruine.
CLÉOPÂTRE. — Oh ! les choses en sont-elles venues là ?
ANTOINE. — Je vous trouvai comme un morceau froid du garde-manger de César ; bien mieux, vous étiez un reste de Cnéius Pompée ; outre les chaudes heures, non enregistrées, dans le souvenir du public, que vous vous êtes luxurieusement passées ; car, j'en suis sûr, quoiqu'il vous soit possible de soupçonner ce que doit être la tempérance, vous ignorez ce qu'elle est.
CLÉOPÂTRE. — Pourquoi tout cela ?
ANTOINE. — Laisser un garçon qui va recevoir des pourboires, et dire Dieu vous le rende ! prendre des familiarités avec votre main qui est ma compagne de plaisir, avec ce sceau royal et ce garant des grands cœurs ! Oh ! que ne suis-je sur la colline de Basan pour dominer de mes mugissements le troupeau des bêtes à cornes ! car cette colère sauvage a trop juste cause ; mais expliquer Cette cause avec calme, serait aussi difficile qu'à un homme ayant la corde au cou de remercier le bourreau d'avoir la main adroite avec lui.
Rentrent les gens de la suite avec THYREUS.
ANTOINE.— Est-il fouetté ?
PREMIER HOMME DE LA SUITE. — Solidement, Monseigneur.
ANTOINE. — A-t-il crié et demandé pardon ?
PREMIER HOMME DE LA SUITE. — Il a demandé grâce.
ANTOINE. — Si ton père vit, qu'il se repente de n'avoir pas eu une fille à ta place ; regrette de suivre César dans son triomphe, puisque tu as été fouetté pour l'avoir suivi ; que désormais la blanche main d'une Dame te donne la fièvre, aie le frisson en la regardant. — Retourne auprès de César, raconte-lui ta réception ; vois et dis-lui à quel point il m'a irrité ; car il se montre envers moi hautain, et dédaigneux, et il me traite selon ce que je suis, non selon ce qu'il sait que j'étais ; il m'irrite, et cela est bien aisé surtout à ce moment où mes bonnes étoiles qui me guidaient autrefois ont laissé leurs orbes vides et lancé leurs feux dans l'abîme de l'enfer. Si mon discours et mon action présente lui déplaisent, dis-lui qu'il posséde Hipparque, mon esclave affranchi, et qu'il peut à son plaisir le fouetter, le pendre ou le torturer, comme il l'aimera mieux, pour s'acquitter envers moi ; pousse-le à cela toi-même ! Hors d'ici avec ta fustigation, file ! (Sort Thyréus.)
CLÉOPÂTRE. — Avez-vous bientôt fini ?
ANTOINE.— Hélas ! notre lune terrestre est maintenant éclipsée, et elle présage seulement la chute d'Antoine !
CLÉOPÂTRE. — Il faut que j'atende son bon plaisir.
ANTOINE. — Pour flatter César, avez-vous donc besoin d'échanger des œillades, avec quelqu'un qui lui lie ses aiguillettes ?
CLÉOPÂTRE. — Vous ne me connaissez pas encore ?
ANTOINE. — Qu'est-ce que je ne connais pas ? que votre cœur est de glace pour moi ?
CLÉOPÂTRE. — Ah ! chéri, si cela est, que le ciel de mon cœur glacé tire de la grêle et l'empoisonne dans sa source ; que le premier grêlon tombe sur mon cou, et lorsqu'il fondra, qu'avec lui fonde ma vie ! Que le second frappe Césariôn ! et ainsi de suite, jusqu'à ce que tout souvenir de ma postérité et tous mes braves Égyptiens gisent sans sépulture sous cet ouragan de grêle fondante, jusqu'à ce que les mouches et les insectes du Nil les aient ensevelis en en faisant leur proie !
ANTOINE. — Ma colère est passée. César est établi devant Alexandrie ; c'est là que je lutterai contre sa fortune. Notre force de terre a noblement tenu ; nos navires dispersés se sont ralliés de nouveau, et notre flotte présente un aspect redoutable. Où étais-tu, mon cœur ? — Entends-tu, Dame ? si une fois encore je reviens du champ de bataille pour baiser ces lèvres, j'apparaîtrai tout sanglant ; moi et mon épée nous conquerrons nôtre chronique ; il y à encore de l'espoir.
CLÉOPÂTRE. — Ah ! revoilà mon vaillant Seigneur !
ANTOINE. — J'aurai triples nerfs, triple Cœur, triple, souffle, et je combattrai sans pitié ; lorsque la fortune m'était heureuse et douce, les gens rachetaient de moi leurs vies avec une plaisanterie ; mais maintenant je tiendrai les dents serrées, et j'enverrai au séjour de ténèbres tous ceux qui me feront obstacle. Allons, ayons une autre nuit de fêtes ; appelez-moi tous mes capitaines attristés, remplissez nos coupes ; une fois encore, moquons-nous de la cloche de minuit.
CLÉOPÂTRE.— C'est le jour anniversaire de ma naissance ; j'avais pensé à le passer tristement, mais puisque mon Seigneur est redevenu Antoine, je serai Cléopâtre.
ANTOINE. —Nous marcherons encore bien.
CLÉOPÂTRE. —Appelez auprès de mon Seigneur tous ses nobles capitaines.
ANTOINE. — Faites cela, nous les haranguerons ; et ce soir je veux que le vin suinte de leurs cicatrices. — Allons, ma reine ; il y a encore de la ressource. La première fois que je combattrai, je forcerai la mort à m'aimer, car je combattrai même contre sa faux cruelle. (Tous sortent, hormis Énobarbus.)
ÉNOBARBUS.— Maintenant il va dépasser la foudre. Être furieux c'est n'avoir plus peur à force d'avoir peur, et dans cette disposition la colombe frapperait l'autruche du bec ; je vois que notre capitaine reprend cœur en perdant sa tète ; lorsque la valeur dévore la raison, elle mange l'épée avec laquelle elle combat. Je vais chercher quelque moyen de le quitter. (Il sort.)
ACTE IV
SCENE PREMIÈRE
Le camp de CÉSAR devant ALEXANDRIE.
Entrent CÉSAR, lisant une lettre, AGRIPPA, MÉCÈNE et autres.
CÉSAR. — Il m'appelle bambin, et me morigène comme s'il avait le pouvoir de me chasser d'Égypte ; il a fait fouetter de verges mon messager, il me défie en combat personnel ; César contre Antoine ! Que le vieux ruffian sache que j'ai d'autres manières de mourir ; en attendant, je ris de son défi.
MÉCÈNE. — César doit songer que lorsque quelqu'un d'aussi grand commence à entrer en rage, il est poussé aux excès jusqu'à ce qu'il tombe. Ne lui laissez pas reprendre haleine, mais prenez maintenant avantage de sa folie ; — jamais la colère ne fit bonne garde pour sa sûreté.
CÉSAR. — Que nos principaux chefs sachent que demain nous avons l'intention de livrer la dernière de bien des batailles; nos légions contiennent assez de récents serviteurs de Marc Antoine pour aller l’empoigner. Voyez à ce que cela soit fait ; donnez une fête à l'armée ; nous avons amplement de quoi la donner, et les soldats ont bien mérité qu'on les traite sans parcimonie. Pauvre Antoine ! (Ils sortent ?)
SCENE II
ALESANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent ANTOINE, CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMLAN, IRAS, ALEXAS et autres.
ANTOINE. — Il ne veut pas combattre avec moi, Domitius ?
ÉNOBARBUS. — Non.
ANTOINE. — Pourquoi ne veut-il pas ?
ÉNOBARBUS. — Il pense qu'ayant une fortune vingt fois meilleure, il vaut vingt hommes contre un seul.
ANTOINE. — Demain, soldat, je combattrai sur terre et sur mer ; ou bien je vivrai, ou bien je rendrai vie à mon honneur mourant en lui donnant un bain de sang. Cômbattras-tu bien ?
ÉNOBARBUS. — Je frapperai, et je crierai : enlevez tout !
ANTOINE.— Bien dit ; en avant.— Appelez les serviteurs de ma maison ; soyons magnifiques dans notre repas de ce soir.
Entrent DES SERVITEURS.
ANTOINE. — Donne-moi ta main, tu as été strictement honnête ; — et toi aussi ; — et toi, — et toi, — et toi ; — vous m'avez bien servi, et des rois ont été vos compagnons de service.
CLÉOPÂTRE, à part, à Énobarbus.— Que signifie cela ?
ÉNOBARBUS, à part, à Cléopâtre. — C'est une de ces lubies étranges que le chagrin fait jaillir de l'âme.
ANTOINE. — Et tu es honnête aussi, toi. Je voudrais être multiplié en autant d'hommes que vous êtes, et que vous ne formassiez à vous tous qu'un seul Antoine, afin de vous servir aussi loyalement que vous m'avez servi.
LES SERVITEURS. — Les Dieux le défendent !
ANTOINE. —Allons, mes bons amis, servez-moi ce soir ; n'épargnez pas mes coupes, et ayez pour moi les mêmes égards que lorsque mon empire était votre compagnon et obéissait comme vous à mes ordres.
CLÉOPÂTRE, à part, à Énobarbus. — Quelle est son intention ?
ÉNOBARBUS, à part, à Cléopâtre. — Faire pleurer ses serviteurs.
ANTOINE. — Servez-moi ce soir ; peut-être est-ce le terme de votre obéissance ; probablement vous ne me verrez plus, ou si vous me voyez ce sera l'ombre mutilée de moi-même ; il se peut que demain vous serviez un autre maître. Je vous contemple comme un homme qui prend son congé. Mes honnêtes amis, je ne vous renvoie pas ; au contraire, comme un maître marié à votre bon service, je ne vous quitte qu'à la mort; servez-moi deux heures ce soir, je ne vous en demande pas davantage, et que les Dieux vous en récompensent !
ÉNOBARBUS. — A quoi pensez-vous, Seigneur, en leur, faisant ce chagrin ? Voyez, ils pleurent, et mes yeux à moi-même, âne que je suis, ont l'air d'avoir été frottés d'oignon ; par pudeur, ne nous métamorphosez pas en femmes.
ANTOINE. — Oh, oh, oh ! Que la sorcière m'enlève si c'est là ce que je voulais (1) ! Croisse la grâce là où ces larmes tombent ! Mes cordiaux amis, vous prenez mes paroles dans un sens trop douloureux ; car c'était pour vous donner courage que je vous parlais, pour vous exprimer le désir de vous voir consumer cette nuit à la lueur des torches ; sachez, mes chers cœurs, que j'augure bien de demain, et que j'espère vous conduire plutôt vers une vie victorieuse, que vers une mort associée à l'honneur. Allons souper ; venez, et noyons toute préoccupation dans l'ivresse. (Ils sortent.)
SCENE III
ALEXANDRIE. — Devant le palais.
Entrent DEUX SOLDATS qui viennent monter la garde.
PREMIER SOLDAT. — Bonne nuit, frère ; demain est le grand jour.
SECOND SOLDAT. — Cela décidera les choses dans un sens ou dans l'autre ; portez-vous bien. N'avez-vous entendu rien d'étrange dans les rues ?
PREMIER SOLDAT. — Rien. Quelles nouvelles ?
SECOND SOLDAT. — Ce n'est peut-être qu'une rumeur. Bonne nuit.
PREMIER SOLDAT. — Eh bien, bonne nuit, l'ami.
Entrent DEUX AUTRES SOLDATS.
DEUXIÈME SOLDAT. — Soldats, faites soigneuse garde.
TROISIÈME SOLDAT. — Et vous de même. Bonne nuit, bonne nuit. (Le premier et le second soldat, se rendent à leurs postes.)
QUATRIÈME SOLDAT. — C'est là notre poste, à nous. (Ils prennent leurs postes.) Si demain notre flotte a du bonheur, j'ai l'espoir certain que nos troupes de terre tiendront bon.
TROISIÈME SOLDAT. — C'est une brave armée, et pleine de résolution. (Musique de hautbois sous terre.)
QUATRIÈME SOLDAT. — Paix ! qu'est-ce que ce bruit ?
PREMIER SOLDAT. — Écoutez, écoutez !
SECOND SOLDAT.— Chut !
PREMIER SOLDAT. —De la musique dans l'air !
TROISIÈME SOLDAT. — Sous terre !
QUATRIÈME SOLDAT. — C'est bon signe, n'est-ce pas ?
TROISIÈME SOLDAT. — Non.
PREMIER SOLDAT. — Paix, dis-je ! Qu'est-ce que cela peut signifier ?
SECOND SOLDAT. — C'est le dieu Hercule qu'aimait Antoine, et qui le quitte à cette heure.
PREMIER SOLDAT. — Marchons, voyons si d'autres gardes entendent le même bruit que nous. (Ils s'avancent vers l’autre poste.)
SECOND SOLDAT. — Eh bien, mes maîtres !
LES SOLDATS, parlant tous à la fois. — Eh bien ! eh bien ! entendez-vous cela ?
PREMIER SOLDAT. — Oui, n'est-ce pas étrange ?
TROISIÈME SOLDAT.— Entendez-vous, mes maîtres ? entendez-vous ?
PREMIER SOLDAT.— Suivons le bruit aussi loin qu'il nous est permis d'aller ; voyons comment il cessera.
LES SOLDATS, parlant ensemble. — Volontiers. C'est étrange. (Ils sortent.)
SCENE IV
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent ANTOINE et CLÉOPÂTRE ; CHARMIAN, IRAS, et autres personnes de service.
ANTOINE. — Éros ! mon armure, Éros !
CLÉOPÂTRE. — Dormez un peu.
ANTOINE. — Non, ma poulette. — Éros, arrive ; mon armure, Éros !
Entre ÉROS avec une armure.
ANTOINE. — Avance, mon bon garçon, mets-moi mon armure ; si la Fortune ne se rend pas à nous aujourd'hui, ce sera parce que nous la bravons ; — allons.
CLÉOPÂTRE. — Mais je veux vous aider moi aussi. Pourquoi c'est-il cet objet-là ?
ANTOINE. — Oh ! laisse, laisse cela ! Toi, tu es l'armurier de mon cœur ; — de travers, de travers ; comme cela, comme cela.
CLÉOPÂTRE — Doucement, je veux vous aider, là ; cela doit-être mis probablement ainsi.
ANTOINE.— Bon, bon ; certainement nous réussirons. — Allons, mon bon garçon, va te mettre sous les armes.
ÉR'OS. — Immédiatement, Seigneur.
CLÉOPÂTRE. —N'est-ce pas bien bouclé ?
ANTOINE. — Extrêmement bien, extrêmement bien. Celui qui débouclera cela avant qu'il nous plaise de le défaire pour notre repos, essuiera un rude assaut. — Tes doigts manœuvrent mal, Éros, et ma reine est un écuyer plus habile que toi ; dépêche-toi. — Ô ma chérie, si tu pouvais voir ma bataille d'aujourd'hui, et si tu savais quelle royale occupation cela est ! tu verrais un fameux ouvrier à cette besogne.
Entre UN OFFICIER sous les armes.
ANTOINE. — Bien le bonjour à toi ; sois le bienvenu. Tu as la mine d'un homme qui sait ce qu'est une charge guerrière. Nous nous levons de bonne heure pour aller à la besogne qui nous plaît, et nous nous y rendons avec joie.
L'OFFICIER. — Quoiqu'il soit de bon matin, mille autres ont aussi revêtu leur équipement de guerre, et vous attendent au port, Seigneur. (Fanfares de trompettes et acclamations à l'extérieur.)
Entrent D'AUTRES OFFICIERS et DES SOLDATS.
DEUXIÈME OFFICIER. — La matinée est belle. —Bonjour, général.
TOUS. — Bonjour, général.
ANTOINE. — Belle, musique que la vôtre, mes enfants ; cette matinée, pareille à l'âme d'un jeune homme qui aspire à devenir illustre, commence de bonne heure. Là, là ; allons, donnez-moi cela ; de ce côté ; — c'est bien dît. Sois heureuse, Dame, quoi qu'il advienne de moi. Ce baiser est celui d'un soldat. (Il l’embrasse.) S'arrêter à de plus longues étreintes serait digne de reproche et me mériterait de justes censures ; je dois te quitter à cette heure comme un homme d'acier. Vous qui désirez combattre, suivez-moi, je vais vous mener au champ de bataille. Adieu. (Sortent Antoine, Éros, les officiers et les soldats.)
CHARMIAN.— Vous plaîrait-il de vous retirer dans votre chambre ?
CLÉOPÂTRE. — Conduis-moi. Il s'éloigne d’un air fort vaillant. Ah ! que ne peuvent-ils, lui et Césâr, décider cette grande guerre en combat singulier ! Alors Antoine, mais maintenant, — bon, marchons. (Elles sortent.)
SCENE V
Le camp d'ANTOINE près d'ALEXANDRIE.
Les trompettes sonnent. Entrent ANTOINE et ÉROS ; UN SOLDAT vient à leur rencontre.
LE SOLDAT. — Les Dieux fassent que ce jour soit heureux pour Antoine !
ANTOINE. — Plût au ciel que toi et tes blessures vous m'eussiez persuadé un certain jour de combattre sur terre !
LE SOLDAT.— Si tu avais agi ainsi, les rois qui se sont révoltés, et le soldat qui t'a quitté ce matin, suivraient encore les talons.
ANTOINE. — Qui est parti ce matin ?
LE SOLDAT.— Qui ! quelqu'un qui te touchait de très-près ; appelle Énobarbus, il ne t'entendra pas, ou bien du camp de César, il te criera, je ne suis pas des tiens (2).
ANTOINE.— Que dis-tu ?
LE SOLDAT. — Il est avec César, Seigneur.
ÉROS. — Seigneur, il n'a pas emporté avec lui ses caisses et son trésor.
ANTOINE. — Est-il parti ?
LE SOLDAT. — C'est très-certain.
ANTOINE. — Va Éros, envoie-lui son trésor ; fais cela ; n'en retiens pas un liard, je te l'ordonne ; écris-lui, je la signerai, — une lettre de félicitations et d'aimables adieux ; dis-lui que je souhaite qu'il n'ait jamais plus cause de changer de maître. — Oh ! ma Fortune a corrompu les hommes honnêtes ! — Dépêche-toi. — Énobarbus ! (Ils sortent.)
SCENE VI
Le camp de CÉSAR devant ALEXANDRIE.
Fanfares. Entre CÉSAR avec AGRIPPA, ÉNOBARBUS et autres.
CÉSAR. — Avance, Agrippa, et engage le combat ; notre volonté est qu'Antoine soit pris vivant ; fais-le savoir.
AGRIPPA. —César, cela sera fait. (Il sort.)
CÉSAR. — Le temps de la paix universelle est proche ; que ce jour-ci soit un jour prospère, et le monde aux trois, angles portera librement l'olivier.
Entre UN MESSAGER.
LE MESSAGER. — Antoine est arrivé sur le champ de bataille.
CÉSAR. — Allez commandez à Agrippa de faire placer à l'avant-garde ceux qui ont déserté, afin qu'Antoine paraisse épuiser sa colère sur lui-même. (Tous sortent, sauf Énobarbus.)
ÉNOBARBUS. — Alexas s'est révolté ; il s'était rendu en Judée pour les affaires d'Antoine ; là il a persuadé au puissant Hérode qu'il devait incliner du côté de César, et abandonner son maître Antoine ; pour ses peines, César l'a fait pendre (3). Canidius, et les autres qui ont fait défection, ont de l'emploi, mais ne jouissent d'aucune honorable confiance. J'ai mal fait, et de cela je m'accuse si amèrement que désormais je ne connaîtrai plus la joie.
Entre UN SOLDAT de l'armée de CÉSAR.
LE SOLDAT. — Énobarbus, Antoine t'envoie tout ton trésor, avec sa générosité en surplus. Le messager est venu sous ma garde, et il est occupé maintenant dans ta tente à décharger ses mules.
ÉNOBARBUS. —Je t'en fais don.
LE SOLDAT. — Ne raillez pas, Énobarbus. Je vous dis la vérité ; vous feriez bien de faire reconduire hors du camp le porteur en toute sûreté ; je l'aurais fait moi-même, si je n'avais pas à remplir ma consigne, Vôtre empereur continue à être un Jupiter. (Il sort.)
ÉNOBARBUS. — Je suis le plus grand scélérat qu'il y ait au monde, et je me sens tel. Ô Antoine, mine de générosité, de quel prix n'aurais-tu pas payé mes bons services, puisque tu donnes à ma turpitude cette couronne d'or ! Voilà qui gonfle mon cœur, et si cette pensée rapide ne suffit pas à le briser, un moyen plus rapide devancera la pensée en la détruisant elle-même ; mais la pensée y suffira, je le sens. Moi, combattre contre toi ! Non, je chercherai quelque fossé où mourir ; le plus boueux est celui qui mieux convient à la dernière partie de ma vie. (Il sort.)
SCENE VII
Un champ de bataille entre les deux camps.
Alarme. Tambours et trompettes. Entrent AGRIPPA et autres.
AGRIPPA. —Retirons nous ! nous nous sommes engagés trop avant ; César lui-même a fort à faire, et le poids qu'il nous faut soutenir excède ce que nous attendions. (Ils sortent.)
Alarme. Entrent ANTOINE et SCARUS blessé.
SCANUS. — Ô mon brave empereur, voilà qui est combattre ! Si nous avions d'abord combattu ainsi, nous les aurions poussés dans leur camp avec des torchons sur leurs têtes.
ANTOINE. — Ton sang coule à flots.
SCARUS. — J'avais une blessure qui était comme un T, mais maintenant elle est comme une H.
ANTOINE.— Ils se retirent.
SCARUS.— Nous les repousserons jusque dans des trous de rats ; j'ai encore place sur mon corps poar six ; autres balafres.
Entre EROS.
EROS.— Ils sont battus, Seigneur, et notre avantage peut passer pour, une belle victoire.
SCARUS. — Écorçhons-leur le derrière, et attrapons les comme nous attrapons les lièvres par l'échine ; c'est un plaisir que de rosser un fuyard.
ANTOINE. — Je te récompenserai une fois pour la vive façon dont tu me redonnes du cœur, et dix fois pour ta valeur sans seconde. Viens avec moi.
SCARUS. — Je vous suis en boitant. (ils sortent.)
SCENE VIII
Sous les murs d'ALEXANDRIE,
Alarme. Entent ANTOINE, en marche SCARUS et ses forces.
ANTOINE. — Nous l'avons repoussé jusqu'à son camp ; que quelqu'un coure en avant, et informe la reine de nos exploits. Demain avant que le soleil nous contemple, nous répandrons le sang qui nous a échappé aujourd'hui. Je vous remercie tous ; car vous êtes solides du poignet, et vous avez combattu, non comme des gens qui servent une cause commune, mais comme si cette cause était celle de chacun de vous, comme elle est la mienne ; vous vous êtes montrés autant d'Hectors. Entrez dans la ville, embrassez vos femmes, vos amis, dites-leur vos hauts faits, tandis qu'eux de leurs larmes de joie laveront le sang caillé issu de vos blessures, et guériront par leurs baisers vos balâfres d'honneur.
Entre CLÉOPÂTRE avec sa suite.
ANTOINE, à Scarus. — Donne-moi ta main, je veux louer tes actions devant cette grande enchanteresse, et attirer sur toi le bonheur de ses remercîments. — O toi, lumière du monde, enlace de tes bras mon cou recouvert de l'armure ! saute jusqu'à mon cœur en traversant cuirasse et tout, et là triomphe en t'asseyant sur ce cœur palpitant de joie !
CLÉOPÂTRE.— Seigneur des Seigneurs ! ô vaillance sans mesure ! c'est donc ainsi que le sourire aux lèvres tu sors sans être pris du grand piège du monde ?
ANTOINE. —Mon rossignol, nous les avons envoyés se coucher en toute hâte. Hé ! hé ! chérie, quoique quelques nuances grises se mêlent au brun plus jeune de notre chevelure, nous ayons encore un cerveau qui nourrit nos nerfs, et nous pouvons lutter de vitesse avec les jeunes pour atteindre le but. Contemple cet homme ; accorde à ses lèvres la faveur de ta main ; — baise-la, mon guerrier; — il a combattu aujourd'hui, comme si un Dieu en haine du genre, humain avait emprunté pour le carnage la forme humaine.
CLÉOPÂTRE. — Je te donnerai une armure toute d'or, ami ; c'était celle d'un roi (4).
ANTOINE. — Il l'a méritée, fût-elle resplendissante de diamants comme le char du divin Phébus. — Donne-moi ta main. — Faisons à travers Alexandrie une marche joyeuse ; portons nos boucliers criblés de balafres comme leurs maîtres. Si notre grand palais était assez vaste pour permettre à notre armée d'y camper, nous souperions tous ensemble, et nous boirions force rasades aux chances du jour de demain qui nous promet un péril royal. — Trompettes, assourdissez l'oreille de la cité de votre tintamarre d'airain ; mêlez ce tintamarre au rataplan de vos tambours, en sorte que le ciel et la terre, retentissant à la fois, applaudissent à notre approche. (Ils sortent.)
SCENE IX
Le camp de CÉSAR.
Des SENTINELLES à leurs postes.
PREMIER SOLDAT. — Si nous ne sommes pas relevés d'ici à une heure, nous devrons retourner au corps de garde ; la nuit est claire, et l'on dit que nous nous rangerons en bataille à la deuxième heure du matin.
SECOND SOLDAT. — Cette dernière journée nous a été cruelle.
Entre ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS. — O nuit, porte-moi témoignage...
TROISIÈME SOLDAT. — Quel homme est-ce là ?
SECOND SOLDAT.— Tenons-nous tout proche, et écoutons-le.
ÉNOBARBUS.— Ô lune divine, lorsque l'histoire poursuivra les traîtres d'un souvenir odieux, sois-moi témoin que le pauvre Énobarbus s'est repenti devant ta face !
PREMIER SOLDAT. — Énobarbus !
TROISIÈME SOLDAT. — Paix ! continuons à écouter.
ÉNOBARBUS.— Ô souveraine maîtresse de la tristesse sincère, verse sur moi l'humidité pestilentielle de la nuit, afin que la vie qui regimbe contre ma volonté, ne s'obstine plus à s'attacher à moi ; jette mon cœur contre la dure pierre de ma faute, afin qu'il se brise en poudre, lui qui est desséché de douleur, et mette fin à toutes ignobles pensées. Ô Antoine, toi qui es plus noble que ma révolte n'est infâme, pardonne-moi dans le secret de ton cœur, mais que le monde me range dans ses registres parmi les déserteurs de leurs maîtres et les fugitifs ! Ô Antoine ! ô Antoine ! (Il meurt (5).)
SECOND SOLDAT. — Parlons-lui.
PREMIER SOLDAT. — Écoutons-le, car les choses qu'il dit peuvent intéresser César.
TROISIÈME SOLDAT.— Oui, c'est cela. Mais il sommeille.
PREMIER SOLDAT. — Il s'est évanoui plutôt, car une si mauvaise prière que la sienne ne conduisit jamais au sommeil.
SECOND SOLDAT — Avançons-nous vers lui.
TROISIÈME SOLDAT. — Réveillez-vous, Seigneur, réveillez-vous ! parlez-nous.
SECOND SOLDAT. —Entendez-vous, Seigneur ?
PREMIER SOLDAT. — La main de la mort l'a saisi ! (Tambours dans le lointain.) Ecoutez ! les tambours réveillent les dormeurs avec leurs graves roulements. Portons-le au corps de garde ; c'est un homme important ; notre heure de faction est entièrement accomplie.
TROISIÈME SOLDAT. — Marchons en ce cas ; il peut encore revenir à lui. (Ils sortent emportant le corps.)
SCENE X
Un terrain entre les deux camps.
Entrent ANTOINE et SCARUS avec des forces en marche.
ANTOINE. — Leurs préparatifs sont faits aujourd'hui pour un combat sur mer ; nous ne leur plaisons pas sur terre.
SCARUS. — Leurs préparatifs sont faits sur terre et sur mer, mon Seigneur.
ANTOINE. — Je voudrais qu'ils pussent combattre dans le feu ou dans l'air ; nous les y combattrions aussi. Mais les choses sont ainsi réglées ; notre infanterie restera avec nous sur les collines adjacentes à la ville ; — ordre est donné pour un combat de mer ! — Leur flotte est sortie du port. Des collines, nous pourrons mieux discerner quelles sont leurs mesures prises et surveiller leurs manœuvres. (Ils sortent.)
Entre CÉSAR avec ses forces en marche.
CÉSAR. —A moins que nous ne soyons chargés, nous ne ferons aucun mouvement sur terre, et si je juge bien, nous n'aurons à en faire aucun, car ses principales forces sont dirigées sur ses galères. A la vallée ! et saisissons-nous de la position la plus favorable. (Ils sortent.)
Rentrent ANTOINE et SCARUS.
ANTOINE. — Ils n’ont pas encore opéré leur jonction ; de ce pin qui s'élève là-bas, je pourrai tout découvrir ; je reviens dans un instant te dire comment les choses vont probablement tourner. (Il sort.).
SCARUS.— Les hirondelles ont bâti leurs nids dans les navires de Cléopâtre ; les augures disent qu'ils ne comprennent pas... qu'ils ne peuvent dire ; — ils ont une physionomie assombrie et n'osent pas révéler ce qu'ils savent (6). Antoine est à la fois vaillant et abattu, et sa fortune ballottée lui donne par soubresauts fiévreux, tantôt l'espoir, tantôt la crainte, de ce qu'il a et de ce qu'il n'a pas. (Rumeur pareille à celle d'un combat naval dans le lointain.)
Rentre ANTOINE.
ANTOINE. — Tout est perdu ! cette ignoble Égyptienne m'a trahi ! Ma flotte a cédé à l'ennemi ; et ils sont là-bas tous ensemble qui jettent leurs bonnets en l'air et fraternisent comme des amis longtemps séparés ! Triple catin ! c'est toi qui m'as vendu à ce novice ; mon cœur n'est plus en guerre qu'avec toi seule. — Ordonne-leur à tous de s'enfuir ! car lorsque je me serai vengé de ma sorcière, j'aurai tout achevé; ordonne-leur à tous de fuir ! pars ! (Sort Scarus.) Ô soleil, je ne verrai plus ton lever ; la Fortune et Antoine se séparent ici ; oui, ici même nous nous donnons la dernière poignée de main. Les cœurs qui me suivaient aux talons comme des épagneuls, dont j'exauçais tous les vœux, se fondent et laissent tomber leur sucre sur César à la verdoyante fortune ; et il est écorcé ce pin qui les dominait tous ! Je suis trahi ; oh ! cette âme menteuse d'Égyptienne ! cette fatale charmeresse dont l'œil donnait le signal de mes guerres et le signal de mes retraites, dont le sein était ma couronne, mon bien suprême, — comme une véritable Égyptienne qu'elle est , par la subtilité de son jeu faux, elle me plonge au fin fond de la ruine. Hé ! Éros, Éros !
Entre CLÉOPÂTRE.
ANTOINE. — Ah, sorcière ! arrière !
CLÉOPÂTRE. — Pourquoi mon Seigneur est-il furieux contre sa bien-aimée ?
ANTOINE. — Disparais ! ou je vais te servir selon tes mérites, et faire tort ainsi au triomphe de César. Qu'il s'empare de toi, et qu'il te hisse en spectacle devant les plébéiens aux retentissantes acclamations ; suis son chariot comme la plus grande tache vivante de tout ton sexe ; être plus que monstrueux, sois montrée pour les plus pauvres rétributions, pour quelques liards ; et que la patiente Octavie laboure ton visage avec ses ongles qui sont tout prêts. (Sort Cléopâtre.) Tu as bien fait de partir, s'il est bon de vivre ; mais mieux il eût valu que tu fusses tombée sous ma fureur, car une seule mort aurait pu en prévenir beaucoup. — Éros, holà ! — J'ai sur moi la chemise de Nessus ; — Alcide, ô toi mon ancêtre, enseigne-moi ta fureur ; donne-moi la force de lancer Lichas sur les cornes de la Lune (7), et de ces mains qui ont brandi la plus pesante des massues, écrase mon indigne magicienne. La sorcière mourra ! elle m'a vendue au jeune bambin romain, et je succombe sous ses trames ; elle mourra pour ce fait ! — Éros, holà ! (Il sort.)
SCENE XI
ALEXANDRIE. — Un appartement dans le palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIAN, ÉROS et MARDIAN.
CLÉOPÂTRE. —Au secours, mes femmes ! Oh ! il est plus fou que Télamon pour son bouclier (8) ; le sanglier de Thessalie n'écuma jamais d'une telle rage.
CHARMIAN.— Au monument funèbre ! enfermez-vous-y, et envoyez-lui dire que vous êtes morte. L'âme ne se sépare pas du corps avec plus de souffrance que n'en éprouve la créature humaine quand elle se sépare de la grandeur.
CLÉOPÂTRE.— Au monument funèbre ! — Mardian, va lui dire que je me suis tuée ; dis-lui que le dernier mot que j'ai prononcé a été Antoine, et dis-lui cela, je t'en prie, d'un ton affligé ; pars, Mardian, et viens me dire comment il prend ma mort. — Au monument funèbre ! (Ils sortent.).
SCENE XII
Un autre appartement dans le palais.
Entrent ANTOINE et ÉROS.
ANTOINE. — Éros, tu me contemples encore ?
ÉROS. — Oui, noble Seigneur.
ANTOINE. — Quelquefois nous voyons un nuage qui ressemble à un dragon ; une vapeur qui présente l'image d'un ours ou d'un lion, d'une citadelle garnie de tours, d'un rocher suspendu, d'une montagne à double cime, d'un bleu promontoire couvert d'arbres ; ces images se balancent au-dessus de nos têtes, et trompent nos yeux par une moquerie aérienne ; tu as vu ces images ? ce sont les splendeurs du soir assombri.
ÉROS. — Oui, mon Seigneur.
ANTOINE. — Ce qui est maintenant un cheval, en un instant une traînée de vapeur l'efface, et le rend indistinct comme l'eau est indistincte dans l'eau.
EROS. —Oui, mon Seigneur.
ANTOINE. — Mon bon garçon, Éros, ton capitaine est à cette heure un phénomène semblable ; me voici bien, moi, Antoine, et cependant, mon garçon, je ne puis conserver celle forme visible. J'ai fait ces guerres pour l'Egypte, et la reine dont je croyais avoir le cœur, car elle avait le mien, — mon cœur qui alors qu'il m'appartenait, s'en était attaché un million d'autres maintenant perdus, — la reine, Éros, a faussé les cartes pour César, et a filouté ma gloire ; pour le triomphe de mon ennemi ! Allons, ne pleure pas, gentil Eros ; nous nous restons à nous-mêmes pour mettre fin à nos destins.
Entre MARDIAN.
ANTOINE.— Oh ! ta vile maîtresse ! elle m'a volé de mon épée.
MARDIAN. — Non, Antoine ; ma maîtresse t'aimait, et elle a associé jusqu'au bout sa fortune à la tienne…
ANTOINE. — Hors d'ici, eunuque impudent ; paix ! Elle m'a trahie, et elle payera sa trahison de sa mort.
MARDÎAN. — La mort est une dette que chacun ne paye qu'une fois, et elle a payé cette dette. Ce que tu voudrais faire, a été fait sans le secours de ton bras ; les derniers mots qu'elle a prononcés ont été Antoine ! très noble Antoine ! Alors, tandis qu'elle les prononçait, un soupir déchirant a divisé le nom d'Antoine par le milieu entre son cœur, et ses lèvres ; elle a rendu la vie avec ton nom ainsi enseveli en elle.
ANTOINE.— Elle est donc morte ?
MARDLAN. — Morte.
ANTOINE. — Désarme-toi, Éros ; la tâche de cette longue journée est achevée, et nous devons aller dormir ! — Tiens-toi pour amplement payé de ton message, puisque tu t'en retournes sain et sauf. Va. (Sort Mardian.) Enlève, enlève-moi tout cela ! Le bouclier aux sept enveloppes d'Ajax ne pourrait comprimer les battements de mon cœur. Oh ! déchirez-vous mes flancs ! Mon cœur, sois une fois plus fort que ton habitation, fais craquer ton fragile élui ! — Dépêche, Éros, dépêche ! — Je ne suis plus un soldat ; — pièces brisées de mon armure, adieu ; vous avez été noblement portées. — Laisse-moi quelques instants. (Sort Éros.) Je vais aller te rejoindre, Cléopâtre, et je pleurerai pour te demander pardon. Il en doit être ainsi, car maintenant toute prolongation d'existence est une torture. Puisque la torche est éteinte, couchons-nous, et ne nous égarons pas davantage. Maintenant tout effort gâterait ce qu'il entreprendrait ; oui, la force elle-même s'embarrasse dans ses propres mouvements ; apposons notre sceau, et que tout soit fini ! — Éros ! — Je viens, ma reine. — Éros ! — ; Attends-moi ; nous irons ensemble dans ces lieux où les ombres sont couchées sur les fleurs, et nous tenant par la main, nous attirerons les regards de toutes les âmes par la grâce de notre démarche ; Didon et son Énée se verront déserter, et toute la foule des mânes se portera vers nous. — Viens, Éros ! Eros !
Rentre EROS.
ÉROS. — Que veut mon Seigneur ?
ANTOINE. — Depuis que Cléopâtre est morte, vivre est pour moi un tel déshonneur que les Dieux détestent ma bassesse. Moi qui de mon épée ai partagé le monde, moi qui par mes flottes construisais des cités sur le dos du vert Neptune, je m'accuse de manquer du courage d'une femme ; mon âme est moins noble que la sienne, à elle qui par sa mort vient de dire à notre César : « J'ai fait la conquête de moi-même ». Tu m'as juré, Eros, que lorsque la nécessité s'en présenterait (et elle se présente aujourd'hui vraiment), que lorsque je verrais derrière moi l'inévitable poursuite de la disgrâce et de l'horreur, tu me tuerais sur l'ordre que je t'en donnerais ; tue-moi, l'heure en est venue ; ce n'est pas moi que tu frappes, c'est César dont tu triomphes. Rappelle la couleur à tes joues.
ÉROS. — Les Dieux m'en préservent ! Ferai-je ce que tous les dards parthes, bien qu'ennemis, n'ont pu réussir à faire ?
ANTOINE.— Éros, voudrais-tu regarder par une fenêtre de la grande Rome, et voir ton maître, les bras ainsi croisés, courbant son cou soumis, son visage couvert d'une honte humiliante, tandis que le char de l'heureux César le précédant, raillerait la bassesse du captif qui suivrait ses roues ?
ÉROS. — Je ne voudrais pas voir un tel spectacle.
ANTOINE. — Avance, en ce cas ; car c'est par une blessure que je dois être guéri. Tire ton honnête épée que tu as portée avec utilité pour ton pays.
Énos. — Ô Seigneur, pardonnez-moi !
ANTOINE. — Lorsque je te fis libre, ne juras-tu pas que tu exécuterais cet ordre lorsque je te le donnerais ? exécute-le sur-le-champ, ou bien tous tes précédents services ne sont plus pour moi que des accidents auxquels ta volonté n'eut pas de part. Tire ton épée, et avance.
ÉROS.— Détournez de moi, alors, ce noble visage où se lit la majesté du monde entier.
ANTOINE, se détournant. — Là, ainsi !
ÉROS. — Mon épée est tirée.
ANTOINE. — Eh bien, exécute sans délai la chose pour laquelle tu l'as tirée.
ÉROS. — Mon cher maître, mon capitaine, et mon empereur, avant de frapper ce coup cruel laissez-moi vous dire adieu.
ANTOINE. — Volontiers, ami. Adieu.
ÉROS.— Adieu, grand général. Frapperai-je maintenant ?
ANTOINE. — Maintenant, Éros.
EROS. — Eh bien ! en ce cas, voici comment j'échappe à la douleur de la mort d'Antoine. (Il se perce de son épée et meurt.)
ANTOINE. — Trois fois plus noble que moi-même ! Ô vaillant Eros, tu m'enseignes que c'est moi qui dois faire ce que tu n'as pu accomplir. Ma reine et Eros, par la vaillante leçon de leur exemple, ont inscrit leur noblesse avant moi sur le livre de l'histoire ; mais je veux être un fiancé pour la mort, et je volerai dans ses bras comme au lit d'une bien-aimée. Allons ; — Éros, ton maître meurt ton écolier ; c'est de toi que j'ai appris à faire ainsi. (Il se jette sur son épée.) Comment ! pas encore mort ? pas encore mort ? La garde, holà ! Oh ! achevez-moi !
Entre DERCETAS avec une garde.
PREMIER GARDE. — Quel est ce bruit ?
ANTOINE.— J'ai mal fait mon ouvrage, amis ; oh ! achevez ce que j'ai commencé !
DEUXIÈME GARDE. — L'étoile est tombée !
PREMIER GARDE. — Et la période de son cours est achevée.
TOUS. — Hélas, malheur !
ANTOINE. — Que celui qui m'aime me frappe à mort.
PREMIER GARDE. — Ce ne sera pas moi.
SECOND GARDE.— Ni moi.
TROISIÈME GARDE. — Ni personne. (Sortent les gardes.)
DERCETAS. — Ta mort et ta fortune donnent à tes partisans l'avis de fuir. Montrer seulement cette épée à César, et lui porter cette nouvelle, me gagnera sa faveur.
Entre DIOMÈDE.
DIOMÈDE. — Où est Antoine ?
DERCETAS. — Ici, Diomède, ici.
DIOMÈDE. — Vit-il ? ne me répondras-tu pas, l'ami ? (Sort Dercetas ?)
ANTOINE. — Est-ce toi qui es ici, Diomède ? Tire ton épée, et donne-moi un coup suffisant pour me tuer.
DIOMÈDE.— Très-souverain Seigneur, ma maîtresse Cléopâtre m'a envoyé vers toi.
ANTOINE. — Quand t'a-t-elle envoyé ?
DIOMÈDE. — A l'instant, Seigneur.
ANTOINE. — Où est-ellé ?
DIOÎJÈDE, — Enfermée dans son monument funèbre. Elle a eu un pressentiment de ce qui est arrivé. Lorsqu'elle vit que vous la soupçonniez d'être entrée en arrangements avec César (chose qui ne sera jamais), et que votre rage ne pouvait s'apaiser, elle vous a fait dire qu'elle était morte ; mais craignant les conséquences de ce message, elle m'a envoyé pour vous dire la vérité, et je suis venu, trop tard, je le crains.
ANTOINE. — Trop tard, mon bon Diomède. Appelle ma garde, je te prie.
DIOMÈDE. —Holà, ho ! la garde de l'empereur ! Holà, ho ! la garde ! Venez, votre Seigneur appelle !
Entrent quelques-uns des GARDES.
ANTOINE. — Mes bons amis, portez-moi là où est Cléopâtre ; c'est le dernier service que je vous commanderai.
PREMIER GARDE. — Tristes, tristes nous sommes, Seigneur, que vous ne puissiez pas survivre à tous vos fidèles partisans.
TOUS. — Ô très-douloureux jour !
ANTOINE. — Allons, mes bons camarades, ne faites pas au destin le plaisir de l'honorer de votre douleur ; souhaitez la bienvenue au sort qui vient nous punir ; nous le punissons à notre tour, quand nous paraissons le porter avec insouciance. Relevez-moi ; je vous ai souvent conduits ; emportez-moi maintenant, mes bons amis, et recevez tous mes remercîments. (Ils sortent, emportant Antoine.)
SCENE XIII
ALEXANDRIE. — Un monument funèbre.
Entrent dans les chambres supérieures CLÉOPÂTRE, CHARMIAN et IRAS.
CLÉOPÂTRE. — Ô Charmian, je ne sortirai jamais d'ici.
CHARMIAN.— Chère Madame, laissez-vous consoler.
CLÉOPÂTRE, — Non, je ne veux pas ; tous les événements terribles et inattendus sont les bienvenus, mais nous méprisons les consolations ; la taille de notre douleur doit être proportionnée à sa cause, elle doit être aussi grande que ce qui l'engendre.
Entre DIOMÈDE en bas du monument.
CLÉOPÂTRE. — Eh bien, quelles nouvelles ? est-il mort ?
DIOMÈDE. — La mort le tient, mais il n'est pas mort. Regardez de l'autre côté de votre monument ; sa garde l'y a porté.
Entre en bas du monument ANTOINE porté par ses gardes.
CLÈÔPÂTRE.— Ô soleil, brûle la grande sphère dans laquelle tu te meus ! ténèbres, recouvrez éternellement le rivage changeant du monde ! Ô Antoine, Antoine, Antoine ! à l’aide, Charmian ! à l’aide, Iras ! à l'aide ! à l'aide, vous qui ètes en bas, mes amis ! hissons-le ici.
ANTOINE. — Paix ! ce n'est pas la Valeur de César qui a renversé Antoine, mais la valeur d'Antoine qui a triomphé d'elle même.
CLÉOPÂTRE.— Il en devait étre ainsi, nul autre qu'Antoine ne devait vaincre Antoine ; mais malheur qu'il en soit ainsi !
ANTOINE.— Je meurs, reine d'Egypte je meurs ; seulement je viens ici importuner un instant la mort, pour qu'elle attende jusqu'à ce que de tant de baisers j'aie placé sur tes lèvres, le pauvre dernier.
CLÉOPÂTRE. — Je n'ose pas, chéri — cher Seigneur, pardon, — je n'ose pas descendre, de peur d'être prise. Le triomphe orgueilleux de ce César, favori de la Fortune, ne sera jamais décoré de ma personne ; si les poignards, les poisons, les Serpents ont pointe, effet, aiguillon, je suis en sûreté ; votre épouse Octavie, aux regards prudes et à l'invariable maintien, n'aura jamais l'honneur, de m'insulter de son dédain. Mais, viens, viens, Antoine ; — aidez-moi, mes femmes ;— nous allons te hisser ici ;— aidez-nous, mes bons amis !
ANTOINE. — Oh vite, ou je suis mort !
CLÉOPÂTRE. — Voilà un exercice ma foi ! Comme mon Seigneur est pesant ! toutes nos forces ont été épuisées par la douleur ; voilà ce qui te rend pesant. Si j'avais le pouvoir de la grande Junon, Mercure aux fortes ailes t'enlèverait et te placerait aux côtés de Jupiter. Mais, viens ici un peu, — ceux qui font des souhaits sont, toujours fous,— oh ! viens, viens, viens ! (Elles hissent Antoine en haut du monument.) Oh ! sois le bienvenu, et le bienvenu ! meurs là où tu as vécu ! ressuscite sous mes baisers ! ah ! si mes lèvres avaient ce pouvoir, je les userais ainsi à ce service.
TOUS.— Un triste spectacle !
ANTOINE. — Je meurs, reine d'Egypte, je meurs; donne moi un peu de vin, et laisse-moi dire quelques mots.
CLÉOPÂTRE. — Non, laisse-moi parler ; laisse-moi railler si haut que cette menteuse ménagère la Fortune, irritée de mes insultes, en brise son rouet.
ANTOINE.— Un mot, aimable reine ; cherchez auprès de César votre honneur et votre sûreté.— Oh !
CLÉOPÂTRE.— Les deux choses ne vont pas ensemble.
ANTOINE.— Noble amie, écoutez moi. Parmi les personnes qui entourent César, ne vous fiez qu'à Proculéius.
CLÉOPÂTRE.— Je me fierai à ma seule résolution ; et à mes seules mains, mais non à aucun de ceux qui entourent César.
ANTOINE. — Ne déplorez ni ne prenez à cœur le misérable changement de fortune qui termine ma carrière ; mais que plutôt il plaise à vos pensées de se nourrir du souvenir de mon ancienne fortune, alors que j'étais le plus grand prince du monde, que je vivais comme le plus noble ; qu'il vous plaise aussi de penser que je ne meurs pas bassement, que je ne remets pas lâchement mon casque à mon compatriote ; mais que Romain, je suis vaillamment vaincu, par un Romain. Maintenant, mon âme m'abandonne ; je n'en puis plus.
CLÉOPÂTRE.— Ô le plus noble des hommes, veux-tu donc mourir ? n'as-tu donc pas souci de moi ? me faudra t-il rester dans ce triste monde qui, toi absent, ne vaut pas mieux qu'une érable ? — Oh ! voyez, mes femmes ! le diadème du monde se fond ! (Antoine meurt.) Mon Seignieur ! Oh ! desséchée maintenant est la couronne de la guerre ! Tombé l'étendard des soldats ! Les bambins et les fillettes sont maintenant de pair avec les hommes ; les êtres hors de comparaison ne sont plus, et il ne reste plus rien de remarquable sous la lumière de la lune. (Elle s'évanouît.)
CHARMIAN. — Oh ! du calme, Madame !
IRAS.— Elle est morte aussi, notre souveraine !
CHARMIAN. — Reine !
IRAS. — Madame !
CHARMIAN. — Ô Madame, Madame, Madame !
IRAS.— Reine d'Egypte ! impératrice !
CHARMIAN. — Paix, paix, Iras !
CLÉOPÂTRE.— Pas plus longtemps reine, mais une simple femme, et dominée par les mêmes pauvres passions qui dominent la servante qui trait et fait les plus viles besognes. J'aurais le droit de rejeter mon sceptre aux Dieux insultants, de leur dire que ce monde égalait le leur avant, qu'ils nous eussent volé notre joyau. Tout cela ne sert de rien ; la patience est sottise, et l'impatience devient un chien fou de rage ; en telle situation, est-ce donc un crime de se précipiter dans la demeure de la mort, avant que la mort ose venir à nous ? — Comment vous trouvez-vous, mes femmes ? Allons, allons, bon courage ! Eh bien, qu'est-ce donc, Charmian ! mes nobles filles ! — Ô mes femmes, mes femmes, voyez, notre lampe est épuisée, elle est éteinte ! — Mes bons amis, prenez courage ; nous allons le faire ensevelir ; et puis cette résolution commandée par la noblesse, la bravoure, nous l'exécuterons à la souveraine façon romaine, et nous rendrons la mort fière de nous recevoir. — Partons, l'enveloppe de cette âme vaste est maintenant froide. —Ah ! mes femmes, mes femmes ! Partons ; nous n'avons plus pour amis que la force de résolution et le trépas le plus rapide. (Elles sortent. On emporte le corps d’Antoine.)
ACTE V
SCENE PREMIERE
Le camp de César devant ALEXANDRIE.
Entrent CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, MÉCÈNE, GALLUS, PROCULÉIUS et autres.
CÉSAR. — Va le trouver, Dolabella ; commande-lui de céder ; dis-lui que réduit comme il l'est aux extrémités, les retards qu'il apporte à se rendre sont des moqueries à notre adresse.
DOLABELLA. — J'y vais, César. (Il sort.)
Entre DERCETAS avec l’épée d'ANTOINE.
CÉSAR. — Que signifie cela ? et qui es-tu, toi qui oses te présenter ainsi devant nous ?
DERCETAS. — On m'appelle Dercetas ; j'ai servi Marc Antoine, l'homme le plus digne d'être le mieux servi ; tant qu'il fut debout et qu'il parla, il fut mon maître, et je dépensai ma vie à l'employer contre ses ennemis. S'il te plait de me prendre à ton service, je serai pour César ce que je fus pour Antoine ; si cela ne te plaît pas, je te remets ma vie.
CÉSAR. — Qu'est-ce que tu dis ?
DERCETAS. — Je dis, ô César, qu'Antoine est mort.
CÉSAR. — La rupture d'une si grande chose aurait dû faire un plus grand craquement ; le globe aurait dû secouer les lions dans les rues des villes et jeter les citoyens dans les tanières des lions ; la mort d'Antoine n'est pas celle d'un simple individu ; dans ce nom était renfermée, la moitié du monde.
DERCETAS. — Il est mort, César ; non par la main d'un ministre public de la justice, non par un poignard stipendié ; mais cette main même qui écrivait l'honneur de son maître sur les actes qu'elle accomplissait a percé son cœur, avec tout le courage que le cœur pouvait lui prêter. Voici son épée ; je l'ai dérobée à sa blessure ; contemple-la, tachée de son très-noble sang.
CÉSAR. — Vous paraissez tristes, amis. Les dieux m'abandonnent si ce ne sont pas là des nouvelles à faire pleurer les yeux des rois !
AGRIPPA.— Et il est vraiment étrange que la nature nous force à pleurer sur ceux de nos actes que nous avons poursuivis avec le plus d'opiniâtreté.
MÉCÈNE. — Égaux étaient en lui ses défauts et ses mérites.
AGRIPPA. — Un plus rare esprit ne servit jamais de pilote à l'humanité ; mais vous, ô Dieux, vous nous donnez toujours quelques défauts pour marquer l'homme en nous. César est touché.
MÉCÈNE.— Lorsqu'un si spacieux miroir lui est mis devant les yeux, il est bien forcé de s'y voir.
CÉSAR. — Ô Antoine ! c'est donc à ce point-là que je t'ai poursuivi ; mais nous saignons nos corps pour en chasser les maladies ; de toute nécessité, il fallait que je te donnasse le spectacle d'un semblable jour de déclin, ou que je visse le tien ; il n'y avait pas assez de place pour nous deux dans l'étendue du monde. Pourtant, laisse-moi déplorer avec des larmes aussi royales que le sang du cœur, ô toi, mon frère, mon collègue dans la combinaison de toute entreprise, mon associé à l'empire, mon ami et mon compagnon à la tête des légions, bras de mon propre corps, cœur où s'allumaient mes pensées, que nos étoiles irréconciliables aient séparé à ce point nos conditions égales. — Ecoutez-moi, mes bons amis…
Entre UN MESSAGER.
CÉSAR. — Mais je vous parlerai à quelque moment plus favorable ; cet homme-ci a des nouvelles dont sa physionomie trahit l'importance, nous écouterons ce qu'il a à nous dire. Oui êtes-vous ?
LE MESSAGER. — Rien qu'un pauvre Égyptien à cette heure. La reine, ma maîtresse, renfermée dans son monument funèbre, — tout ce qui lui reste, — désire connaître tes intentions, afin qu'elle puisse prendre ses dispositions pour la conduite qui lui est imposée.
CÉSAR. — Dis-lui d'avoir bon courage ; elle apprendra bientôt par quelqu'un des nôtres à quel point nous sommes déterminés à la traiter avec honneur et affection ; car César ne peut se montrer que noble.
LE MESSAGER. — Que les Dieux te conservent tel ! (Il sort.)
CÉSAR. — Viens ici, Proculéius. Vas, et dis-lui que nous ne méditons contre elle aucun outrage ; donne-lui toutes les consolations que requerront la nature et le degré de sa douleur, de crainte que, dans l'orgueil de sa grandeur, elle ne nous inflige une défaite par quelque coup de mort ; car sa personne vivante à Rome rendrait éternel le souvenir de notre triomphe ; allez, et venez nous apprendre le plus rapidement possible ce qu'elle dit, et dans quel état vous l'avez trouvée.
PROCULÉIUS. — César, j'y vais. (Il sort.)
CÉSAR. — Gallus, accompagnez-le. (Sort Galluis.) Où est Dolabella, pour seconder Proculéius ?
AGRIPPA et MÉCÈNE appelant. — Dolabella !
CÉSAR. —Laissez-le ; je me rappelle, à présent à quoi il est occupé ; il sera prêt à temps. Venez avec moi dans ma tente, là je vous montrerai avec quelle répugnance je me suis engagé dans cette guerre, et quel calme et quelle modération j'ai toujours mis dans toutes mes lettres ; venez avec moi voir la preuve de ce que je vous dis. (Ils sortent.)
SCENE II
ALEXANDRIE. — Le monument funèbre.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIAN et IRAS.
CLÉOPÂTRE. — Mon désespoir commence à m'engendrer une vie meilleure. Il est misérable d'être César ; n'étant pas la Fortune même, il n'est que le valet de la Fortune, le ministre de sa volonté ; mais il est grand d'accomplir l'action qui met fin à toutes les actions, qui garrotte tout accident, qui ferme la porte à tout changement, qui donne le sommeil éternel, et permet de ne plus goûter la mamelle de la nature, nourrice à la fois de César et du mendiant.
Entrent aux portes du monument PROCULÉIUS, GALLUS et des SOLDATS.
PROCULÉIUS. — César envoie ses félicitations à la reine d'Egypte, et t'invite à réfléchir aux, demandes qu'il te serait, agréable de le voir raccorder.
CLÉOPÂTRE. — Quel est ton nom ?
PROCULÉIUS. — Mon nom est Proculéius.
CLÉOPÂTRE. — Antoine m'avait parlé de vous, m'avait avertie que je pouvais me fier à vous ; mais je n'ai guère souci d'être trompée, moi qui n'ai pas à tirer utilité de la confiance. Si votre maître désire avoir une reine pour mendiante, vous pouvez lui dire que la majesté, pour garder le décorum, ne peut mendier moins qu'un royaume ; s'il lui plaît de me donner pour mon fils l'Egypte conquise, il me donnera tant de ce qui m'appartient, que je lui en offrirai à genoux mes remercîments.
PROCULÉIUS. — Ouvrez votre âme à la joie ; vous êtes tombée dans des mains princières, ne craignez rien ; adressez librement et dans toute leur teneur vos requêtes à mon Seigneur ; il est si plein de grâce qu'elle déborde sur tous ceux qui en ont besoin. Donnez-moi permission de lui rapporter votre gracieuse soumission, et vous trouverez un conquérant qui priera la bonté de venir le seconder lorsque sa faveur sera sollicitée à genoux.
CLÉOPÂTRE. — Dites-lui, je vous en prie, que je suis la vassale de sa fortune, et que je lui envoie, à lui, la grandeur qu'il a conquise. D'heure en heure j'apprends la doctrine de l'obéissance, et je serais heureuse de le voir en face.
PROCULÉIUS. — Je lui rapporterai ces paroles, chère Dame. Ayez confiance, car je sais que votre sort touche celui qui en est l'auteur.
GALLUS, à part, à Proculéius. — Vous voyez avec quelle facilité elle peut être saisie. (Proculéius et deux des gardes montent au sommet du monument au moyen d'une échelle, et se placent derrière Cléopâtre. Quelques uns des gardes déverrouillent et ouvrent les portes, et découvrent ainsi la chambre basse du monument.)
GALLUS, haut, à Proculéius. — Gardez-la jusqu'à ce que César vienne. (Il sort.)
IRAS. — Royale reine !
CHARMIAN. — Ô Cléopâtre ! te voilà prise, reine !
CLÉOPÂTRE. — Vite, vite, mes bonnes mains. (Elle tire un poignard.)
PEOCULÉIUS. — Arrêtez, noble Dame, arrêtez ! (Il la saisit et la désarme.) Ne vous faites pas un tel préjudice, vous qui par l'action que nous venons de faire, êtes secourue et non trahie.
CLÉOPÂTRE.— Quoi ! pas même la mort qui débarrasse nos chiens de la trop longue maladie ?
PROCULÉIUS. — Cléopâtre, n'insultez pas la générosité de mon maître, en vous détruisant vous-même ; permettez à l'univers de contempler sa parfaite noblesse, spectacle que votre mort lui empêcherait de montrer.
CLÉOPÂTRE. — Où es-tu, mort ? Viens ici, viens ! viens, viens, et prends une reine qui vaut à elle seule bien des enfants et des mendiants !
PROCULÉIUS. — Oh ! de la modération, Madame !
CLÉOPÂTRE. — Seigneur, je ne mangerai, ni ne boirai, — et s'il est nécessaire de prononcer encore d'autres paroles superflues, — je ne dormirai pas non plus ; je détruirai cette prison de chair, fasse César ce qu'il voudra. Sachez Seigneurs, que je n'irai pas garrottée figurer à la cour de votre maître, et que je ne m'exposerai pas une seule fois à être humiliée par l'œil dédaigneux de la sotte Octavie. Est-ce que par hasard on compte m'élever sur les bras pour me montrer à la valetaille braillarde de l'insultante Rome ? Qu'un fossé d'Egypte me serve plutôt de paisible tombeau ! Que je sois plutôt exposée entièrement nue sur la boue du Nil, et rongée par les insectes jusqu'à devenir un objet d'horreur ! Que les hautes pyramides de mon royaume me servent plutôt de gibet ; et que j'y sois pendue enchaînée !
PROCULÉIUS. — Vous poussez ces pensées d'horreur plus loin que César ne vous en donnera sujet.
Entre DOLABELLA en bas.
DOLABELLA, — Proculéius, ton maître César sait ce que tu as fait, et il t'envoie chercher ; quant à la reine, je la prendrai sous ma garde.
PROCULÉIUS. — Bien, Dolabella, rien ne pouvait me faire plus de plaisir. (Il conduit Cléopâtre dans la chambre basse du monument et la remet à Dolabella.) Soyez doux avec elle. — (A Cléopâtre.) Si vous voulez m'employer comme messager auprès de César, je lui rapporterai ce qu'il vous plaira de me dire.
CLÉOPÂTRE. — Dites que je voudrais mourir. (Sortent Proculéius et des soldats.)
DOLABELLA. —Très-noble impératrice, vous avez entendu parler de moi ?
CLÉOPÂTRE. — Je ne saurais le dire.
DOLABELLA.— Assurément vous me connaissez.
CLÉOPÂTRE. — Peu importe, Seigneur, qui j'aie connu, ou de qui j'aie entendu parler. Vous riez lorsque les enfants ou les femmes racontent leurs rêves ; n'est-ce pas votre habitude ?
DOLABELLA. — Je ne comprends pas Madame.
CLÉOPÂTRE. — J'ai rêvé qu'il y avait, un empereur nommé Antoine ; oh ! si je pouvais avoir un autre sommeil semblable, rien que pour voir un autre homme pareil !
DOLABELLA. —S'il pouvait vous plaire.
CLÉOPÂTRE. — Sa face était comme les cieux, et là étaient attachés un soleil et une lune qui observaient leur cours et éclairaient ce petit globe, la terre (1).
DOLABELLA.— Très-souveraine créature...
CLÉOPÂTRE. — Ses jambes enfourchaient l'océan comme une monture ; son bras levé touchait le front du monde et le coiffait du casque ; s'adressait-il à ses amis, sa voix était harmonieuse comme la musique des sphères ; mais lorsqu'il voulait ébranler et faire trembler le globe, elle était comme le fracas du tonnerre. Quant à sa générosité, elle ne connaissait pas la saison d'hiver ; c'était un perpétuel automne toujours plus fertile à mesure qu'il était plus moissonné. Ses voluptés étaient pareilles au dauphin ; elles faisaient apparaître sa personne surgissante au-dessus de l'élément où elles vivaient ; les rois porteurs de couronnes grandes et petites marchaient parmi les gens de sa suite ; les îles et les royaumes tombaient de ses poches comme des vases d'argent.
DOLABELLA. — Cléopâtre...
CLÉOPÂTRE. — Pensez-vous qu'il fut ou qu'il puisse être un homme pareil à celui dont j'ai rêvé ?
DOLABELLA. — Non, noble Madame.
CLÉOPÂTRE. — Vous mentez, aux oreilles mêmes des Dieux ! Mais, s'il en est, ou s'il en fut jamais un pareil, cet homme dépasse la puissance des rêves ; la nature manque d'étoffe pour lutter de formes étranges avec l'imagination ; cependant imaginer un Antoine était un chef-d'œuvre où la nature l'emportait sur l'imagination, et qui rejetait au néant toutes les ombres.
DOLABELLA. — Écoutez-moi, bonne Madame. La perte que vous avez faite, est comme vous, grande, et votre douleur est à sa taille. Puissé-je ne jamais obtenir le succès que je poursuivrai s'il n'est pas vrai que je ressens, par le choc en retour du vôtre, un chagrin qui me frappe à la racine même du cœur.
CLÉOPÂTRE. — Je vous remercie. Seigneur. Savez-vous quelle est l'intention de César à mon égard ?
DOLABELLA. — J'ai répugnance à vous apprendre ce que je voudrais que vous connussiez.
CLÉOPÂTRE. — Voyons, je vous en prie, Seigneur...
DOLABELLA. —Bien qu'il soit plein d'honneur…
CLÉOPÂTRE. — Il me conduira à la suite de son triomphe, n'est-ce pas ?
DOLABELLA. — Oui, Madame ; je le sais. (Fanfares au dehors.)
Voix à l'extérieur. — Faites place ici ! — César !
Entrent CÉSAR, GALLUS, PROCULÉIUS, MÉCÈNE, SÉLEUCUS , et des gens de leurs suites.
CÉSAR. — Où est la reine d'Egypte ?
DOLABELLA.— C'est l'empereur, Madame. (Cléopâtre s'agenouille.)
CÉSAR. — Relevez-vous, vous ne vous agenouillerez pas ; je vous prie de vous relever ; relevez-vous, reine d'Egypte.
CLÉOPÂTRE. — Seigneur, les Dieux veulent qu'il en soit ainsi ; je dois obéir à mon Seigneur et maître.
CÉSAR. — Ne vous attachez pas à de sombres pensées ; les injures que vous nous avez, faites, quoique écrites dans notre chaire, nous ne voulons nous les rappeler que comme des choses amenées par le hasard.
CLÉOPÂTRE. — Unique Seigneur de l'univers, je ne puis assez bien plaider ma cause pour faire apparaître mon innocence ; mais je confesse que j'ai succombé sous ces fragiles instincts qui si souvent déjà ont déshonoré notre sexe.
CÉSAR.— Cléopâtre, sachez que nous sommes plutôt disposé à excuser vos fautes qu'à les punir ; si vous vous conformez à nos intentions, qui sont à votre égard des plus bienveillantes, vous trouverez dans ce changement un bénéfice ; mais si vous cherchez, en suivant la conduite d'Antoine, à m'imposer une cruauté, vous vous frustrerez vous-même de ma bienveillance, et vous livrerez vos enfants à cette ruine dont je les préserverai, si vous vous appuyez sur moi. Je vais maintenant partir (2).
CLÉOPÂTRE.— Pour le lieu de l'univers que vous voudrez ; l'univers est à vous, et nous, vos écussons et vos signes de victoire, nous devons être suspendus à la place qu'il vous plaira. (Elle lui remet un papier.) Prenez ceci, mon bon Seigneur.
CÉSAR. — Vous me conseillerez pour tout ce qui concerne Cléopâtre.
CLÉOPÂTRE. — Voici la note de tout ce que je possède, argent, bijoux, argenterie ; elle est exactement dressée, sauf les bagatelles dont on n'a pas tenu compte. — Où est Séleucus ?
SÉLEUCUS.— Ici, Madame.
CLÉOPÂTRE.— C'est mon trésorier ; qu'il dise, à son propre péril, si j'ai réservé pour moi quelque chose. Dis la vérité, Séleucus.
SÉLEUCUS.— Madame, j'aimerais mieux sceller mes lèvres que de dire ce qui n'est pas, même pour sauver ma tête.
CLÉOPÂTRE. — Qu'est-ce que j'ai gardé ?
SÉLEUCUS.— Assez pour racheter ce que vous avez déclaré posséder.
CÉSAR.— Voyons, ne rougissez pas, Cléopâtre ; j'approuve en cela votre sagesse.
CLÉOPÂTRE.— Voyez, César ! Oh ! contemplez comme la grandeur est bien vite suivie ! Mes gens se disposent à être les vôtres, et s'il était possible que nous échangions nos fortunes, les vôtres seraient les miens. L'ingratitude de ce Séleucus me rend folle de fureur. Ô esclave, d'aussi peu de foi que l'amour acheté ! Comment ! est-ce que tu t'en vas ? tu reviendras, je te le garantis ; tes yeux seront forcés de me voir, quand bien même ils auraient des ailes pour me fuir, esclave, scélérat sans âme, chien ! ô rare modèle de bassesse !
CÉSAR. — Bonne reine, laissez-nous vous intercéder.
CLÉOPÂTRE. — O César, quelle honte blessante cela est pour moi ! Comment tu daignes me visiter ici, tu honores de la présence de ta Seigneurie une personne aussi humiliée, et il faut que mon propre serviteur augmente la somme de mes disgrâces par l'addition de sa malice ! Voyons, bon César, admets que j'aie conservé quelques bagatelles de Dame, quelques babioles sans importance, quelques objets sans prix, tels que ceux dont nous faisons présent aux amis ordinaires ; admets encore que j'aie mis à part quelque plus noble cadeau pour Livie (3) ou Octavie, afin de me gagner leur médiation, faudra-t-il pour cela que je sois dévoilée par quelqu'un que j'ai nourri ? Grands Dieux ! cela me fait plus de mal que la chute même que je subis. (A Séleucus.) Je t'en prie, pars d'ici, ou les derniers jets de flamme de mon âme vont s'élancer à travers les cendres de ma mauvaise fortune ; — si tu étais un homme, tu aurais eu pitié de moi.
CÉSAR. — Silence, Séleucus. (Sort Séleucus.)
CLÉOPÂTRE. — Qu'on sache donc bien que nous les plus grands de la terre, nous sommes jugés faussement pour des actions que d'autres ont commises ; et lorsque nous tombons, nous portons la peine méritée par d'autres; on nous doit vraiment compassion.
CÉSAR. — Cléopâtre, nous n'avons point placé sur la liste de nos conquêtes, ni ce que vous avez réservé, ni ce que vous avez avoué ; que cela continue à être à vous, et usez-en à votre plaisir ; et croyez que César n'est pas un marchand pour trafiquer, avec vous des choses que vendent les marchands. Conservez donc votre sérénité, ne faites pas de vos pensées des prisons pour votre âme ; non, chère reine, car nous entendons prendre à votre égard les dispositions que vous conseillerez vous-même. Mangez et dormez ; notre sollicitude et notre pitié s'étendent à ce point sur vous que nous restons votre ami ; et maintenant adieu.
CLÉOPÂTRE. — Mon maître et mon Seigneur !
CÉSAR. — Non, il n'en est pas ainsi. Adieu. (Fanfare. Sortent César et sa suite.)
CLÉOPÂTRE. — Il me flatte, mes filles, il me flatte de belles paroles, afin que je manque de noblesse envers moi-même ; mais, écoute, Charmian. (Elle chuchote avec Charmian.)
IRAS. — Finissons-en, bonne Madame ; le jour brillant est achevé, et nous sommes destinées aux ténèbres.
CLÉOPÂTRE.— Reviens bien vite ; j'ai déjà donné des ordres, et tout est préparé ; va, exécute en toute hâte la chose.
CHARMIAN. — J'y vais, Madame.
Rentre DOLABELLA.
DOLABELLA. — Où est la reine ?
CHARMIAN. —Voyez, Seigneur. (Elle sort.)
CLÉOPÂTRE. — Dolabella !
DOLABELLA. — Madame, engagé par le serment que ie vous ai donné sur votre ordre, serment que mon amitié m'impose de tenir religieusement, je vous apprends ceci ; César a décidé que son voyage se ferait par la Syrie, et d'ici à trois jours, il doit vous envoyer devant lui, vous et vos enfants ; faites de cette information le meilleur usage que vous pourrez ; j'ai accompli votre désir et ma promesse.
CLÉOPÂTRE. — Dolabella, je resterai votre débitrice.
DOLABELLA. — Et moi, votre serviteur. Adieu, bonne reine ; il faut que j'aille rejoindre César.
CLÉOPÂTRE. — Adieu, et tous mes remercîments. (Sort Dolabella.) Eh bien, Iras, qu'en penses-tu ? tu seras aussi bien que moi montrée dans Rome comme une marionnette égyptienne ; des esclaves artisans avec leurs tabliers graisseux, leurs règles et leurs marteaux, nous soulèveront pour nous voir ; nous serons enveloppées dans le nuage de leurs épaisses haleines, puantes de grossière nourriture, et forcées de boire leur vapeur.
IRAS. — Les Dieux le défendent !
CLÉOPÂTRE. — Ce n'est que trop certain, Iras ; d'insolents licteurs nous conduiront comme des gourgandines ; de misérables limeurs nous chansonneront avec des voix fausses ; les ingénieux comédiens nous représenteront dans leurs improvisations, et mettront en scène nos fêtes d'Alexandrie ; Antoine sera introduit ivre sur le théâtre, et je verrai quelque Cléopâtre jouvenceau jouer mon personnage en miaulant, et donner à ma grandeur la posture d'une prostituée.
IRAS. — Ô Dieux bons !
CLÉOPÂTRE. — Ce n'est que trop certain.
IRAS. — Je ne verrai jamais cela ; car je suis sûre que mes ongles sont plus forts que mes yeux.
CLÉOPÂTRE. — Vraiment, c'est le moyen de déjouer leurs préparatifs et de triompher de leurs très-certaines intentions.
Rentre CHARMIAN.
CLÉOPÂTRE. — Eh bien, Charmian ! — Allons, mes femmes, parez-moi comme une reine ; allez me chercher mes plus beaux atours ; — je vais une fois encore sur le Cydnus à la rencontre de Marc Antoine ; — va, mon espiègle Iras. — Maintenant, noble Charmian, nous allons nous dépêcher bien vite, et lorsque tu m'auras, rendu ce service, je te donnerai permission de t'amuser jusqu'au jour du jugement. — Apporte notre couronne et tout. (Sort Iras. Bruit a l'extérieur.) Pourquoi ce bruit ?
Entre UN SOLDAT DE LA GARDE.
LE GARDE. — Il y a ici un compère de la campagne qui veut absolument être introduit en présence de Votre Altesse; il vous apporte des figues.
CLÉOPÂTRE. — Qu'on l'introduise. (Sort le garde.) Comme un pauvre instrument peut accomplir une noble action ! Il m'apporte la liberté ! Ma résolution est arrêtée, et je n'ai plus rien de la femme en moi ; maintenant, de la tête aux pieds, je suis ferme comme le marbre ; maintenant la capricieuse lune n'est plus une planète à laquelle j'obéisse.
Rentre LE GARDE avec UN PAYSAN portant un panier.
LE GARDE. — Voici l'homme.
CLÉOPÂTRE. — Sors, et laisse-le. (Sort le garde.) As-tu là ce gentil ver du Nil (4) qui tue sans, faire souffrir ?
LE PAYSAN.— Oui, en vérité, je l'ai ; mais je ne voudrais pas être l'individu qui vous conseillerait de le toucher, car sa morsure est immortelle ; ceux qui en meurent s'en rétablissent rarement, ou même jamais.
CLÉOPATRE.— Te rappelles-tu quelqu'un qui en soit mort ?
LE PAYSAN. — Beaucoup, des hommes et des femmes aussi. J'ai entendu parler d'une, pas plus tard qu'hier ; une très-honnête femme, mais quelque peu adonnée au mensonge, ce qu'une honnête femme ne devrait pas être, si ce n'est par manière d'honnêteté ; — on disait comment elle était morte de sa piqûre, quelle souffrance elle avait ressentie — en vérité, elle porte très-bon témoignage en faveur de ce ver ; mais ceux qui veulent croire tout ce qu'on dit ne se sauveront jamais par la moitier de ce qu'ils font ; mais ce qui est très-faillible, c'est que ce ver est un drôle de ver.
CLÉOPÂTRE.— Tire-toi d'ici ; adieu.
LE PAYSAN. — Je vous souhaite bien de la joie avec le ver. (Il dépose le panier.)
CLÉOPÂTRE. — Adieu.
LE PAYSAN.— Vous pouvez bien croire, voyez-vous que le ver fera comme c'est son genre de faire.
CLÉOPÂTRE. — Oui, oui, adieu.
LE PAYSAN.— Voyez-vous, on ne doit confier ce ver qu'à la garde de personnes prudentes ; car pour dire la vérité, il n'y a dans ce ver, aucune bonte.
CLÉOPÂTRE. — N'en prends point souci ; on y veillera.
LE PAYSAN. — Très-bien. Ne lui donnez rien, je vous en prie, car il ne vaut pas la peine d'être nourri.
CLÉOPÂTRE.— Est-ce qu'il me mangera ?
LE PAYSAN.— Vous devez bien croire que je ne suis pas assez simple pour ne pas savoir que le diable lui-même ne mangerait pas une femme ; je sais qu'une femme est un plat pour les Dieux, si le diable n'en fait pas la sauce. Mais vraiment ces putassiers de diables font grand tort aux Dieux avec leurs femmes ; car sur dix que font les Dieux, les diables en gâtent cinq.
CLÉOPÂTRE. — Bon, va-t'en, adieu.
LE PAYSAN. — Oui, ma foi, je vous souhaite bien du plaisir avec le ver. (Il sort.)
Rentre IRAS avec une robe, une couronne, etc.
CLÉOPÂTRE. — Donne-moi ma robe, place ma couronne sur ma tête ; je sens en moi la soif de l'immortalité. Maintenant jamais plus le suc des grappes d'Egypte ne mouillera cette lèvre ; — dépêche, dépêche, ma bonne Iras ; vite. Il me semble que j'entends Antoine m'appeler ; je le vois se relever pour louer ma noble action ; je l'entends se moquer du bonheur, de César, — le bonheur que les Dieux accordent aux hommes pour servir d'excuse à leurs colères ultérieures. — Je viens, mon époux ; maintenant je prouve par mon courage mes titres à ce nom ! Je ne suis plus qu'air et feu, j'abandonne à la vie plus grossière mes autres éléments. Là, — avez-vous fini ? — Viens maintenant et reçois la dernière chaleur de mes lèvres. Adieu, ma chère Charmian ; long adieu, Iras. (Elle les embrasse, Iras tombe et meurt.) Ai-je donc l'aspic sur mes lèvres ? Tu tombes ? Si toi et la nature vous pouvez si doucement vous séparer, le coup de la mort est comme la chiquenaude d'un amant, qui blesse et qui est désirée. Es-tu donc immobile ? Si c'est ainsi que tu t'es évanouie, tu déclares au monde qu'il ne vaut pas la peine qu'on prenne congé de lui.
CHARMIAN. — Dissous-toi, épais nuage, et verse la pluie, afin que je puisse dire que les Dieux eux-mêmes pleurent !
CLÉOPÂTRE. — Voici qui me montre vile : si elle rencontre la première Antoine à la chevelure bouclée, il la questionnera et lui donnera ce baiser dont la possession est pour moi le ciel. (Elle prend un aspic quelle applique sur son sein.) Viens, mortel assassin, coupe d'un seul coup avec tes dents aigues ce nœud compliqué de la vie ; pauvre sot venimeux, entre en fureur, et dépêche-toi. Oh ! que ne peux-tu parler, pour que je t'entende appeler le grand César un âne non policé !
CHARMIAN.— Ô étoile d'Orient !
CLÉOPÂTRE. — Paix, paix ! ne vois-tu pas l'enfant que j'ai au sein, et qui tette sa nourrice pour l'endormir ?
CHARMIAN.— Oh ! brise-toi, brise-toi, mon cœur !
CLÉOPÂTRE. — Aussi délicieux que le baume, aussi doux que l'air, aussi aimable... — Ô Antoine ! — Vraiment je vais te prendre toi aussi ; (Elle applique un autre aspic sur son bras.) Pourquoi resterais-je... (Elle tombe sur un lit et meurt.)
CHARMIAN. — Dans ce vil monde ? — Allons, adieu. Maintenant tu peux être fière, mort, tu as en ta possession une femme sans pareille ! — Fenêtres duvetées, fermez-vous, et que le doré Phébus ne soit contemplé jamais plus par des yeux aussi royaux ! — Votre couronne est de travers ; je vais la replacer droite, et puis remplir mon rôle.
Entre LA GARDE avec précipitation.
PREMIER GARDE. — Où est la reine ?
CHARMIAN. — Parlez doucement, ne l'éveillez pas.
PREMIER GARDE. — César a envoyé...
CHARMIAN. —Un messager trop lent. (Elle s'applique un aspic.) Oh, vite, dépêche-toi ; je sens déjà ton pouvoir.
PREMIER GARDE. — Approchez, holà ! tout ne va pas bien ; César est trompé.
SECOND GARDE. — Il y a ici Dolabella envoyé par César ; appelez-le.
PREMIER GARDE.— Qu'est-ce qu'on a fait ici ! Charmian, est-ce là bien agir ?
CHARMIAN. — C'est bien agir, et comme il convenait à une princesse descendue de tant de rois souverains. Ah, soldat ! (Elle meurt.).
Rentre DOLABELLA.
DOLABELLA. —Qu'est-ce qui se passe ici ?
SECOND GARDE.— Toutes mortes.
DOLABELLA.— César, tes craintes ont touché juste ; tu viens en personne pour voir accompli l'acte redouté que tu cherchais tant à prévenir.
UNE VOIX, de l’extérieur. — Place ici ! place à César !
Rentre CÉSAR avec sa suite.
DOLABELLA. — Ô Seigneur, vous êtes un trop sûr augure : ce que vous craigniez est exécuté.
CÉSAR. — Existence bravement terminée ! elle a deviné nos desseins, et comme une personne royale, elle a pris la décision qui lui convenait. — Comment sont elles mortes ? je ne les vois pas saigner.
DOLABELLA. — Qui était avec elles au dernier moment ?
PREMIER SOLDAT. — Un simple paysan qui lui a porté des figues ; voici son panier.
CÉSAR. — Empoisonnées alors ?
PREMIER GARDE. — Ô César ! cette Charmian vivait il n'y a qu'un instant ; elle était debout et parlait ; je l'ai trouvée rajustant le diadème de sa maîtresse morte ; elle s'est levée en tremblant, et tout d'un coup elle s'est affaissée.
CÉSAR. — Oh ! la noble faiblesse ! — Si elles avaient avalé du poison, on le reconnaîtrait au gonflement extérieur; mais elle a l'air de dormir, comme si elle voulait prendre un autre Antoine dans le robuste filet de sa grâce.
DOLABELLA. —Là, sur son sein, il y a un petit jet de sang, et un peu de gonflement ; la même chose sur son bras.
PREMIER GARDE.— C'est la trace d'un aspic ; et il y a sur les feuilles de ces figues la même bave que les aspics laissent sur les cavernes du Nil.
CÉSAR. — Il est très-probable que c'est ainsi qu'elle est morte, car son médecin (5) me dit qu'elle avait fait des recherches infinies sur la manière la plus aisée de mourir. — Enlevez-la sur son lit, et emportez ses femmes du monument; — elle sera ensevelie aux côtés de son Antoine ; nul tombeau sur la terre n'enfermera un couple aussi fameux. D'aussi grands événements que ceux-là, frappent ceux même qui les font, et la pitié qu'inspire l'histoire, de tels personnages, égale la gloire de celui qui les a réduits à être plaints. Notre armée accompagnera ces funérailles en tenue solennelle ; et puis, à Rome. Dolabella, aie soin que l'ordre le plus scrupuleux préside à cette grande solennité. (Ils sortent.)
COMMENTAIRE
ACTE I.
4. A Gipsy, dit le texte, une Égyptienne, C'est le nom par lequel on désigne en Angleterre cette étrange population errante qui s'appelle Bohémiens en France, Zingari en Espagne, Gitani en Italie, Zigeuner en Allemagne et Tsiganes dans les Principautés danubiennes. Il y a donc ici un léger anachronisme d'expression, car Gipsies étaient inconnus au temps d'Antoine ; mais comme ce mot est l'abréviation même de celui d’Égyptiens, et que les Bohémiens prétendent venir d'Egypte, et comme d'autre part il est ici employé pour caractériser une âme sans foi ni loi, entièrement dévouée an caprice et à la sensualité il s'ensuit que cette expression quoique anachronique est parfaitement en situation.
2. Quelques commentateurs font remarquer que cette mention d'Hérode est heureuse puisque Hérode était en effet contemporain d'Antoine, et que ce personnage de tyran était du reste familier à Shakespeare par les vieux mystères des représentations populaires. N'en déplaise aux commentateurs, cette mention d’Hérode est plus qu'heureuse, elle est un trait de génie. Comme elle marque bien la date ici, et nous fait bien apercevoir l'aube de notre ère chrétienne ! Et ce désir de Charmian d'avoir un enfant auquel Hérode de Judée viendra rendre hommage, comme il évoque subitement à notre esprit la sainte image de l'enfant divin devant lequel les rois s'agenouilleront, et qui remplit Hérode de si grandes craintes, selon la tradition évangélique, qu'il en ordonna le massacre des nouveaux-nés !
3. Comme ce dicton populaire fait apparaître prophétiquement l'avenir ! C'est comme un oracle obscur que Charmian prononce sur elle même ; elle prophétise sans en avoir conscience la mort dont elle mourra.
4. Ce ne fut pas à Alexandrie qu'Antoine reçut la nouvelle de la mort de Fulvia, mais lorsqu'il s'était déjà mis en route ; d'abord pour aller arracher à Labienu le commandement des troupes parthes, et ensuite pour porter secours à cette même Fulvia. Voici comment Plutarque raconte le fait. « Telle était cette vie de jeux et d'enfantillages, lorsqu'Antoine reçoit deux mauvaises nouvelles : l'une de Rome, que Lucius, son frère et sa femme Fulvia se sont ligués contre César, ont eu le dessous et sont en fuite hors de l'Italie ; la seconde, plus inquiétante encore, que Labieus à la tête des Parthes subjugue toutes les provinces d'Asie, depuis l'Euphrate et la Syrie jusqu'à la Lydie et à l'Ionie. Alors Antoine, à grand peine éveillé de son sommeil et de son ivresse, se met en devoir de marcher contre les Parthes et s'avance jusqu'en Phénicie. Là il reçoit des lettres lamentables de Fulvia, et se remet en route pour l'Italie avec deux cents vaisseaux. Dans la traversée, il recueille ses amis en fuite, qui lui apprennent que Fulvia a été la seule cause de cette guerre. Naturellement remuante et emportée, elle espérait arracher Antoine des bras de Cléopâtre en excitant quelques mouvements en Italie. Mais par bonheur pour lui, Fulvia embarquée afin de le rejoindre meurt à Sîcyone. » (PLUTARQUE, Vie d’Antoine).
5. C'était une opinion populaire rapportée par Hollinshed qu'un crin de cheval placé dans une eau croupissante devenait un serpent au bout de quelque temps. On n'ose trop pénétrer le sens ésotérique et primitif de cette superstition.
6. Antoine se vantait de descendre d'Hercule. Avec cela dit Plutarque, il avait une tournure distinguée ; sa barbe qui avait quelque chose de noble, son front large, son nez aquillin, bon air mâle, le faisaient ressembler aux portraits ou aux statues d'Hercule. Aussi était-ce une tradition que les Antonins étaient des Héraclides. qui descendaient d'Antion, fils d'Hercule. Il se plaisait à confirmer ce bruit par la tournure que nous avons décrite et par son habillement. Chaque fois qu'il devait se faire voir à la foule, il ceignait sa tunique à la cuisse, se pendait au flanc une grande épée et s'enveloppait d'un sayon grossier. (PLUTARQUE, Vie d'Antoine.)
7. La mandragore était employée comme soporifique, dans l'antiquité, comme le prouvent diverses citations réunies par les commentateurs. En voici une tirée d'une traduction anglaise de la Métamorphose d'Apulée : « Je ne lui donnais pas de poison, mais une bonne dose de mandragore, plante qui est d'une telle force qu'elle oblige un homme à dormir comme s'il était mort. » Un vieil auteur anglais, Gérard ; dit dans son Herbal ou Traité des herbes : « Dioscorides lui assigne comme propres de nombreuses propriétés desquelles il n'en est pasune qui lui soit particulière, sauf là propriété de porter à l'assoupissement et au sommeil ».
8. Nous avons rencontré identiquement la même expression au Ve acte de la Tempête pour caractériser l'ivresse de Caliban et de ses acolytes. Cette expression, comme nous l’avons dit, est empruntée au vocabulaire de l'alchimie.
ACTE II
1. Cléopâtre était deux fois veuve, d'abord de Ptolémée XIII qu'elle avait épousé par ordre du testament de son père, puis de Ptolémée XIV qu'elle épousa sur l'ordre de Jules César lorsque son premier mari se noya dans le Nil en fuyant devant les armes du général romain. Ce second Ptolémée n'avait que onze ans lorsque ce second mariage fut contracté.
2. Octavie était la demi-sœur d'Octave César. Elle était née d'une première femme de son père nommée Ancharia ; la mère d'Octave se nommait Attia. Elle était alors veuve de Caïus Marcellus.
3. La dispute entre Octave et Antoine à son retour d'Egypte ne semble pas avoir été aussi vive que le dit Shakespeare, et les deux rivaux arrangèrent cette fois assez facilement leur différend.
4. Cette description admirable est un développement du passage admirable aussi où Plutarque raconte cette première entrevue. Quant aux huit sangliers rôtis à la fois dont Mécène parle plus haut, voici la curieuse anecdote que Plutarque raconte à ce sujet : « Le médecin Philotas d'Amphissa racontait à mon grand-père Lamprias qu'il était alors à Alexandrie à étudier son art. Il avait lié connaissance avec un des officiers de bouche du palais, et se laissa entraîner, jeune homme, à aller voir les somptueux préparatifs d'un repas. Introduit dans la cuisine, il voit entre autres choses remarquables, huit sangliers à la broche ; il se récrie sur le nombre des convives. L'officier se met à rire, et lui dit que les convives ne sont pas nombreux, une douzaine au plus ; mais chaque mets a un point précis, passé lequel, il perd sa succulence. Or il se peut faire qu'Antoine veuille souper tout à coup, et que, peu de temps après, si cela se trouve, il diffère parce qu'il aura demandé à boire, ou qu'il se sera mis à causer. Il ne faut donc pas avoir seulement un seul souper, mais plusieurs tout prêts, puisque l'heure exacte est difficile à prévoir ». Cette anecdote ne donne pas seulement une grande idée du luxe qui régnait dans le palais de Cléopâtre, elle donne encore la plus haute opinion de la philosophie culinaire de l'époque. Chaque mets a un point précis, passé lequel il perd sa succulence, c'est là un principe d'une importance capitale qu'on ne saurait violer sans commettre de détestable cuisine et que cependant on semble ignorer complètement de nos jours.
5. Anecdote empruntée à Plutarque. Antoine avait en effet avec lui un devin qu'il avait amené d'Egypte, lequel, dit Plutarque, soit pour plaire à Cléopâtre, soit qu'il parlât à Antoine avec sincérité, lui dit que sa fortune s'éclipsait devant celle de César, et lui conseilla de s'éloigner le plus tôt possible de ce jeune homme.
6. Les Romains qui connaissaient les combats de coqs avaient aussi des combats de cailles. On traçait un large cercle autour des deux combattants ailés, et celui dont la caille était repoussée la première hors du dit cercle perdait la partie.
7. Anecdote racontée par Plutarque.
8. Warburton a sur ce passage une assez curieuse note, « C'est une coutume orientale, au couronnement des rois, de les poudrer avec de la poudre d'or et de la poussière de perles ».
9. Allusion à un genre de dessins bien connus et qui paraît avoir été très à la mode au temps de Shakespeare, car il y fait souvent allusion ainsi que ses contemporains. Ces dessins vus de face représentaient un certain visage ; vus de côté ils en présentaient un autre.
10. Antoine en effet occupait la maison de Pompée qu'il ne voulut jamais payer quoiqu'il l'eût achetée. Lorsqu'on lui en réclama le prix, il se fâcha. La vérité est qu'il l'avait achetée pour la forme et qu'il croyait que César lui en ferait cadeau. « Il dit lui-même, raconte Plutarque, que c'est pour cela qu'il refusa d'accompagner César dans son expédition de Libye ; n'ayant pas été bien récompensé de ses premiers services ».
11. Cléopâtre avait été obligée de s'enfuir devant la révolution opérée par Pothin ; mais lorsque César arriva en Egypte, il fit mander secrètement la reine qui prit les précautions que voici pour avoir une entrevue avec César sans être reconnue. « Cléopâtre prend avec elle un seul de ses amis, Apollodore de Sicile, monte sûr un petit brigantin, et arrive devant le palais vers le soir. Comme elle n'avait pas d'autre moyen d'entrer sans être reconnue, elle se glisse tout de son long dans un sac à couvertures, qu'Apollodore attache avec une courroie et qu'il passe sur ses épaules par la porte d’entrée jusqu'à César. On dit que celui-ci se laissa prendre, à cette première ruse de Cléopâtre ; ses agaceries d'abord, puis sa conversation, sa grâce achèvent de le subjuguer, et il la réconcilie avec son frère, à condition qu'elle sera reine avec lui. » (PLUTATIQUE, Vie de Jules César.)
12. Ces détails sur la manière dont les Égyptiens mesuraient la crue du Nil ont été empruntés selon toute apparence à l'histoire naturelle de Pline, dont une traduction anglaise parut du temps, même de Shakespeare. Encore un autre exemple de la minutieuse information de Shakespeare relativement à tous les sujets qu'il traite.
ACTE III
1. Ventidius en effet ne poussa pas plus loin sa victoire, et se contenta d'aller assiéger Antiochus de Comagène dans Samosate. Antiochus voulant traiter, Ventidius le renvoya à Antoine lui même, et bien lui en prit, car dit Plutarque, « celui-ci s'avançait pour empêcher Venlidius de conclure la paix avec Antiochus, voulant au moins mettre cet acte sous son nom et ne pas laisser à Ventidius la gloire de ces succès. » Voici en outre comment Plutarque parle de ce général : « Ventidius est jusqu'ici le seul général qui ait triomphé des Parthes ; né dans une condition obscure, il dut à l'amitié d'Antoine les occasions de se signaler par des actions d'éclat ; il en profita si brillamment qu'il confirma le mot relatif à Antoine et à César, qu'ils furent plus heureux dans leurs guerres par les autres que par eux-mêmes. Et de fait, Sessius, lieutenant d'Antoine a de grands succès en Syrie ; et Canidius, laissé en Arménie subjuque cette contrée, défait les rois des Ibères et des Albaniens, et s'avance jusqu'au Caucase ; exploits qui augmentent chez les barbares le renom d'Antoine et la haute idée de sa puissance. » (PLUTARQUE, Vie d’Antoine) Le Pacorus que Ventidius fait porter mort en face des légions était le fils d'Orodes, roi des Parthes.
2. On dit d’un cheval qu'il a un nuage sur la face, lorsqu'il a sur le front, entre les deux yeux, une tache noire ou sombre.
3. Depuis lors (c'est-à-dire depuis ce jour ou Antoine partagea l'Asie entre les fils de Cléopatre), la réine ne paraît plus en public que rêvêtue de la robe sacrée d’Isis, et elle donne ses audiences sous le nom de là nouvelle Isis. (PLUTARQUE.) Tous ces événements se passèrent longtemps après l’entrevue d'Octavie et de César que Shakespeare nous présente dans cette scène, et lorsqu’ils se passerent, Octavie n’était non plus à Rôme, mais à Athènes, dans la maison de son mari, maison qu'elle refusa de quitter pour retourner, à Rome, malgré les ordres réitères de César.
4. On dit qu'un tribun des soldats qui ayait assisté à un grand nombre de rencontres sous les ordres d'Antoine, et dont le corps était criblé de bléssures, soupira profondément en le voyant passer, et lui dît : « Général, pourquoi te défier de ces blessures et de cette épée, pour confier tes espérances, à de méchants bois. Laisse les Égyptiens et les Phéniciens combattre sur mer ; a nous, donne-nous la terre sur laquelle nous avons l’habitude de mourir debout ou devaincre nos ennemis. » y Antoine ne répond rien ; il se contente de faire un signe de la tête et de la main comme pour encourager ce brave homme, et passe sans avoir lui-même bon espoir. » (PLUTARQUE, Vie d’Antoine)
5. Curieux extrait de Pline le naturaliste fait par le commentateur Reed à l'occasion, de cette imprécation de Scarus. « Pline qui dit que la lepre blanche, ou l'éléphantiasis n'avait pas été vue en Italie avant l'époque du grand Pompée, ajoute que c'est une maladie particulière et naturelle aux Égyptiens ; mais lorsqu'elle tombe sur quelqu'un de leurs rois, malheur a leurs sujets et au pauvre peuple, car alors les baignoires, et les bassins où ils se baignent sont remplis de sang humain pour amener leur guérison. »
6. Euphronius, gouverneur des enfants d’Antoine et de Cléopâtre, fut en effet le seul ambassadeur que purent dépêcher les amants à Octave, dans la desertion générale qui suivit pour eux le revers d'Actium.
7. Plutarque nomme ce personnage Thyrsus.
ACTE IV
1. Juron un peu obscur quoique très en situation. « Ne nous transformez pas en femmes, » vient de dire Énobarbus. Or la métamorphose est un des tours ou sortilèges ordinaires des sorcières. « La sorcière m’enlève, si c'était là mon intention ! » répond Antoine.
2. Ce fut immédiatement après Actium que Domitius Énobarbus passa du côté de César.
3. « Alexas de Laodicée, accrédité à Rome auprès d'Antoine, par Timogène, et plus influent sur lui que tout autre Grec, devenu d'ailleurs le principal instrument de Cléopâtre pour renverser les résolutions que formait parfois Antoine de retourner à Octavie, Alexas, envoyé vers Hérode pour le retenir dans le devoir, était demeuré auprès de ce roi, avait trahi Antoine, et sur les conseils d'Hérode, avait eu l'audace d'aller trouver César. Mais Hérode ne lui servit de rien. Jeté en prison, renvoyé chargé de fers dans sa patrie, il y est mis à mort par ordre de César ; et c'est ainsi qu'Alexas du vivant même d'Antoine expie sa trahison. » (PLUTARQUE, Vie d'Antoine ;)
4. Fait raconté par Plutarque qui ajoute que le soldat dont il ne dit pas le nom qui reçut ce présent de Cléopâtre, passa dans la nuit même au camp de César.
5. Domitius Énobarbus mourut en effet de remords, mais aussi et plus probablement de la fièvre. « Antoine, dit Plutarque, se montre généreux envers Domitius malgré l'avis de Cléopâtre, Domitius avait la fièvre ; il monte sur une petite barque et passe à César. Antoine, bien qu'affligé, lui renvoie ses équipages, ses amis et ses domestiques. Domitius probablement, à cause du bruit que fait sa trahison et sa perfidie, meurt quelques jours après ». Suétone raconte de son côté qu'Antoine prétendit que Énobarbus ne l'avait abandonné que pour revoir sa maîtresse Servilia Naïs. — Cet Énobarbus est l'arrière grand-père de Néron. Il appartenait à une des plus grandes familles romaines, la famille Domitià qui.se divisait en deux branches, celle des Calvinus et celle des Énobarbus. « Les Énobarbus, dit Suétone, doivent leur origine et leur surnom à L. Domitius, Celui-ci revenant un jour de la campagne, rencontra deux jeunes gens d'une beauté céleste, qui lui ordonnèrent d'annoncer au sénat et au peuple une victoire que l'on regardait encore comme incertaine. Pour lui prouver leur divinité, ils lui caressèrent les joues, et de noire qu'était sa barbe, elle devint cuivrée. Ce signe demeura à ses descendants, qui presque tous eurent la barbe de cette couleur. La famille des Énobarbus fut honorée de sept consulats, d'un triomphe et de deux censures. Ses membres furent appelés au patriciat et tous conservèrent le même surnom. Ils ne prirent même jamais d'autres surnoms que ceux de Cneius et de Lucius qu'ils faisaient alterner entre eux d'une manière remarquable. Tantôt un des surnoms restait à trois personnes consécutives, tantôt il changeait avec chacune d'elles. Le premier, le second et le troisième Énobarbus furent des Lucius. Nous trouvons ensuite trois Cneius. Les autres sont tantôt des Lucius et tantôt des Cneius. » (SUÉTONE, Néron.) C'était une race dure, dissolue, et faisant toutes choses par violence de tempérament, ce qui explique admirablement Néron. Selon l'impression du moment, sous l'inspiration de la passion ou de la vengeance, ils étaient démocrates endiablés ou aristocrates féroces. Un d'entre eux, tribun du peuple, fit passer au peuple le droit de nommer les prêtres jusqu'alors réservé aux pontifes, parce que ces derniers ne l'avaient pas élu à la place de son père. Le fils de celui-là, adversaire déclaré de César, dans un moment de désespoir, prit du poison pour mourir et ne fut sauvé de sa lubie que par l'adresse de son médecin. Nous venons de voir la défection du Domitius de cette pièce-ci qui avait été longtemps le partisan de Brutus. Son fils, époux d'Anton la seconde fille d'Antoine, eut une magnificence qui prédisait Néron. C'est lui qui le premier fit paraître sur la scène des chevaliers romains pour représenter des gladiateurs, et des matrones pour représenter des mîmes. C'était une béte férore, mais plus féroce encore fut son fils, époux d'Agrippme, fille de Germanicus, et père de Néron. C'est ici ou jamais le cas de dire bon sang ne peut mentir. Voir dans Suétone le détail de ses belles actions. Un jour par exemple il tue un de ses affranchis parce qu'il ne pouvait pas boire autant qu'il l'ordonnait, etc. Néron fut la dernière et la plus complète expression de cette race.
6. C'est avant Actium que ces prodiges se présentèrent et non avant les derniers combats en Egypte.
7. Lichas fut lancé contre les rochers par Hercule en proie aux douleurs que lui faisait éprouver la tunique envoyée par Déjanire.
8. Allusion à la rage d'Ajax Télamon, lorsque les armes d'Achille qu'il convoitait furent données à Ulysse.
ACTE V
1. The Little O, the earth, dit le texte ; ce petit O, la terre. C'est la troisième fois que nous rencontrons cette voyelle O dans Shakespeare, pour exprimer une chose ronde ; la première se rencontre dans le Songe d'une nuit d'été, pour représenter les étoiles, la seconde dans le prologue de Henri V, pour donner l'idée d'un cirque ou d'un théâtre rond comme un manège.
2. Octave tint mal les promesses d'humanité qu'il exprime ici à Cléopâtre. Voici comment Plutarque raconte qu'il traita les enfants d'Antoine : « Des enfants qu'Antoine avait eus de Fulvia, l'aîné Antyllus, livré par Théodore, son pédagogue, est mis à mort. Les soldats lui ayant coupé la tête, ce pédagogue s'empare d'une pierre de grand prix que le jeune homme portait au cou et la pend à sa ceinture. Il nie le fait ; il en est convaincu et mis en croix ». César place sous bonne garde les enfants de Cléopâtre, avec leurs gouverneurs, et les traite honorablement. Pour Césarion, fils présumé de César, sa mère l'avait envoyé avec de grandes richesses de l'Ethiopie dans l'Inde. Un autre pédagogue emule de Théodore, nommé Rhodon, l'engage à revenir sous prétexte que César veut lui rendre son royaume. César demande ce qu'il en doit faire, Aréus lui dit : « C'est un mal qu'il y ait plusieurs Césars ensemble. César le fait mourir peu de temps après la mort de Cléopâtre. » (PLUTARQUE, Vie d’Antoine, traduction de M. Talbot.)
3. Livia Drusilla, troisième femme d'Auguste. Il l'enleva enceinte à son mari. La première avait été Claudia, belle-fille d'Antoine et fille de Fulvia par un premier mariage, et la seconde Scribonia,
4. Nous avons conservé le mot ver worm, qu'emploie le texte pour désigner l'aspic qui par sa petitesse mérite vraiment cette qualification. Worm est du reste le vieux mot germanique pour désigner non-seulement le serpent, mais tout reptile et tout être qu'on peut supposer né de l'humidité.
5. Selon Plutarque, ce médecin se nommait Olympus. ==Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1871, tome 8.djvu/152==