Antiquités judaïques/Livre II/2

Œuvres complètes
Traduction par Julien Weill.
Ernest Leroux (1p. 80-83).

Chapitre II.

1. Prospérité de Jacob. — 2-3. Songe de Joseph. — 4. Jalousie de ses frères.

1[1]. Jacob parvint à un degré de prospérité qui a difficilement été atteint par un autre : en richesse, il dépassait les habitants du pays ; les vertus de ses enfants le faisaient considérer avec envie : point de qualité qui leur fit défaut ; pour le travail des mains et la résistance aux fatigues, ils montraient beaucoup de courage et une vive intelligence. La divinité prenait un tel soin de lui et veillait si bien à sa prospérité que même les événements qui lui semblaient déplorables devinrent une source d’immenses bienfaits et qu’elle prépara pour nos ancêtres la sortie d’Égypte par le moyen de Jacob et de ses descendants, voici de quelle façon.

Joseph, que Jacob avait eu de Rachel, était celui de tous ses enfants qu’il chérissait le plus, tant pour sa beauté physique que pour les qualités de son âme, car il avait une sagesse exceptionnelle. Il s’attira la jalousie et la haine de ses frères par cette affection que son père lui vouait, ainsi que par des songes qui lui promettaient la fortune et qu’il allait raconter à son père ainsi qu’à eux : car les hommes sont jaloux des prospérités même de leurs plus proches parents. Or, voici ce que Joseph vit en songe.

2[2]. Envoyé avec ses frères par son père pour faire la moisson au plus fort de l’été, il eut une vision très différente des songes qui nous visitent d’ordinaire pendant le sommeil ; réveillé, il la raconte à ses frères pour qu’ils lui en montrent la signification. Il avait vu, disait-il, la nuit passée, sa gerbe de froment immobile à l’endroit où il l’avait posée, tandis que les leurs accouraient se prosterner devant la sienne, comme des esclaves devant leurs maîtres. Ceux-ci comprirent que la vision lui présageait la puissance, une grande fortune, et la suprématie sur eux-mêmes, mais ils n’en firent rien savoir à Joseph, comme si le songe leur était inintelligible[3]. Ils formèrent des vœux pour que rien ne se réalisât de ce qu’ils auguraient, et leurs sentiments d’aversion pour lui ne firent que s’aggraver encore.

3. Renchérissant sur leur jalousie, la divinité envoya à Joseph une seconde vision bien plus merveilleuse que la précédente : il crut voir le soleil, accompagné de la lune et des autres astres, descendre sur la terre et se prosterner devant lui. Cette vision, il la révéla à son père en présence de ses frères, sans soupçonner aucune méchanceté de leur part, et lui demanda de lui expliquer ce qu’elle voulait dire. Jacob se réjouit de ce songe ; il réfléchit aux prédictions qu’il enfermait[4], dans sa sagesse en devina heureusement le sens, prit plaisir aux grandes choses qu’il annonçait, à savoir la prospérité de son fils et la venue d’un temps voulu par Dieu où il deviendrait digne des hommages et de la vénération de ses parents et de ses frères ; la lune et le soleil, c’étaient sa mère et son père, celle-là faisant tout croître et se développer, celui-ci donnant aux objets leur forme et leur imprimant toutes les autres énergies ; les autres astres désignaient ses frères : ils étaient, en effet, au nombre de onze comme les astres[5], empruntant, comme eux, leur force au soleil et à la lune.

4. Jacob avait montré beaucoup de sagacité dans l’interprétation de cette vision ; quant aux frères de Joseph, ces prédictions les chagrinèrent fort ; à leurs sentiments, on eût dit que c’était un étranger qui allait profiter des bienfaits annoncés par les songes et non pas un frère ; c’étaient cependant des biens dont il était naturel qu’ils partageassent la jouissance, puisqu’ils allaient être unis à la fois par les liens de la naissance et de la prospérité. Ils méditent de faire périr le jeune homme’et, ayant arrêté ce projet, comme les travaux de la récolte étaient terminés, ils se dirigent vers Sikima[6] (Sichem), pays excellent pour ses pâturages et pour l’élève du  ; là, ils s’occupèrent de leurs troupeaux sans aviser leur père de leur venue dans ce pays. Celui-ci, dans son incertitude, comme personne ne venait des pâturages qui pût lui donner des nouvelles certaines de ses fils, faisait à leur égard les plus inquiétantes conjectures, et, plein d’anxiété, il envoie Joseph vers les troupeaux pour s’informer au sujet de ses frères et lui rapporter ce qu’ils faisaient.



  1. Gen., XXXVII, 1.
  2. Gen, XXXVII, 5.
  3. L’Écriture dit, au contraire (v. 8), qu’au récit de ce songe, ses frères s’écrièrent : « Est-ce que tu prétends régner sur nous et nous dominer ? »
  4. Gen., XXXVII, 11. La Bible dit que Jacob se fâcha contre lui, mais qu’il « observa la chose ». Dans Gen. R., LXXXIV, ces mots sont interprétés par les rabbins d’une façon analogue à celle de Josèphe : « R. Hiyya Rabba, ou plutôt bar Abba, Amora palestinien de la fin du IIIe siècle après J.-C.. dit : l’Esprit saint disait (à Jacob) : Observe ces paroles, car elles doivent se réaliser un jour. » Cf. Philon, De Josepho, 2, M., II, p. 42 : … τὸν πατέρα, θαυμάσαντα τὸ γεγονὸς, ἐναποθέσθαι τῇ διανοίᾳ ταμιεύοντα καὶ σκοπούμενον τὸ ἐσόμενον « son père, étonné de la chose, la garda en mémoire, réservant et considérant l’avenir ».
  5. La Bible (Gen., XXXVII, 9) ne dit pas les onze astres, mais onze astres. Josèphe a cru sans doute voir ici une allusion aux douze signes du zodiaque, explication donnée d’ailleurs par Philon (De somniis, II, 16, p. 673, Mangey) [T. R.].
  6. Héb : Sékhem. LXX : Συχέμ