Anthropologie (trad. Tissot)/Égoïsme

Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 12-16).

privilége de parler en nom personnel ; car s’il n’y avait pas accord absolu entre le jugement du géomètre et le jugement de tous ceux qui se sont occupés sérieusement et avec talent des mêmes matières, elles n’auraient pas la certitude de n’être point tombées dans quelque erreur. — Il y a beaucoup de cas encore où nous n’osons pas même nous en rapporter d’une manière absolue aux jugements de nos propres sens : nous doutons, par exemple, si le son d’une cloche a réellement frappé nos oreilles, ou si ce n’est pas une pure illusion ; nous demandons alors aux autres s’ils sont affectés comme nous. En philosophie, quoiqu’il ne soit pas nécessaire, comme on le fait en jurisprudence, de fonder ses jugements sur ceux d’autrui, toutefois un écrivain qui ne trouve aucune adhésion à des opinions publiquement émises, si elles sont d’ailleurs de quelque importance, est vraisemblablement tombé dans l’erreur.

On court donc une véritable chance en lançant dans le public une assertion contraire à l’opinion générale, à celle même des personnes éclairées. Cette apparence d’égoïsme s’appelle paradoxe.

Il n’y a pas témérité à hasarder quelque chose avec la chance qu’il soit trouvé faux par un petit nombre, mais bien avec la chance qu’il trouve peu de crédit. — L’amour du paradoxe est, à la vérité, un sentiment logique personnel, ennemi de l’imitation, ami de la distinction, et qui ne conduit souvent qu’à la singularité. Comme chacun cependant doit avoir son sens propre et le faire reconnaître (si omnes patres sic, at ego non sic, Abeilard), lorsque l’amour du paradoxe n’a pas sa raison dans le dessein orgueilleux de se singulariser purement et simplement, il ne doit pas être pris en mauvaise part. — Au paradoxe est opposé le vulgaire, qui a pour soi l’opinion générale. Le vulgaire ne présente déjà pas plus de sécurité, si même il n’en présente pas moins, parce qu’il y a là une sorte d’engourdissement ; au lieu que le paradoxal éveille l’esprit, le porte à l’attention, à un examen qui conduit souvent à la découverte.

L’égoïste esthétique est celui qui se contente de son propre goût ; que les autres trouvent détestables ses vers, ses tableaux, sa musique, etc. ; qu’ils les critiquent ou qu’ils s’en moquent, peu lui importe. Il se prive d’un moyen de progrès en ne suivant que son propre jugement, en s’applaudissant lui-même, et en ne cherchant qu’en lui la marque du beau dans les arts.

Enfin l’égoïste moral est celui qui rapporte toutes ses actions à lui-même, qui ne voit d’utile que ce qui lui sert, qui place le principe suprême des déterminations de sa volonté dans l’utilité seule, dans le bien-être personnel, et nullement dans la notion de devoir. Car, par le fait que chacun se fait des idées différentes de ce qui peut le rendre heureux, l’égoïsme moral consiste précisément à pousser les choses au point de n’avoir aucune pierre de touche de la véritable notion de devoir, notion qui cependant doit être un principe d’une valeur absolument universelle. — Tous ceux qui n’ont pour but que leur bien-être, les eudémonistes, en un mot, sont donc des égoïstes pratiques.

À l’égoïsme peut seul être opposé le pluralisme, c’est-à-dire la façon de penser qui ne se concentre pas en soi-même comme si l’on était tout l’univers, mais au contraire qui consiste à se regarder et à se conduire comme un simple citoyen du monde. — Assez sur ce sujet en ce qui regarde l’anthropologie. Pour ce qui est des notions métaphysiques relatives à cette matière, elles sont complètement en dehors de la science qui nous occupe. La question de savoir, par exemple, si moi, comme être pensant, je dois admettre en dehors de mon existence celle d’un tout composé d’autres êtres en rapport avec moi (tout qu’on appelle monde), cette question, disons-nous, n’appartient pas à l’anthropologie, elle est du ressort de la métaphysique seule.

observations.
De la forme du langage égoïste.

Dans nos temps modernes, le souverain qui s’adresse au peuple parle ordinairement de sa personne au pluriel (Nous, N., par la grâce de Dieu, etc.). Il s’agirait de savoir si le sens de ce nous n’est pas plutôt égoïste, c’est-à-dire s’il n’indique pas plus particulièrement un pouvoir absolu, personnel, et s’il ne signifie pas au fond la même chose que ce que dit le roi d’Espagne par son io el rey (moi le roi). Il semble bien que cette forme de l’autorité suprême a dû avoir primitivement quelque chose de populaire et d’affable (Nous, le roi et son conseil, ou les Etats). — Mais comment s’est-il fait que l’apostrophe qui, dans les langues classiques anciennes, s’exprimait par tu, par conséquent au singulier, ait été remplacée chez différents peuples, principalement chez les Germains, par le vous, expression plurielle ? Les Allemands ont encore enchéri là dessus, en imaginant de désigner la personne à laquelle on parle par les pronoms ils, eux, (exactement comme s’il n’y avait pas colloque, mais récit concernant une personne absente, et même une ou plusieurs, indifféremment). Pour comble d’absurdité, on a poussé à un tel point le prétendu respect pour la personne à laquelle on s’adresse, et l’exaltation de cette personne au-dessus de soi, qu’au lieu de lui parler à la troisième personne, même au pluriel, on ne l’appelle que par la qualité abstraite de sa dignité (sa Grâce, sa Grandeur, son Excellence, sa Sainteté, son Eminence, etc.). — Toutes choses qui ne pouvaient manquer à l’époque de la féodalité, et qui en viennent probablement, car on s’appliquait beaucoup alors à distinguer tous les degrés de respect obligé d’inférieur à supérieur, depuis la dignité royale jusqu’à la condition où il n’y a plus d’autre dignité que d’être simplement homme, c’est-à-dire jusqu’à l’état d’esclave (l’esclave devant être apostrophé par son maître avec le tu), ou jusqu’à l’état d’enfance, état qui n’est encore capable d’aucune volonté propre.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier