Anthologie japonaise ; poésies anciennes et modernes/Hyakou-nin-is-syou/L’injustice d’ici-bas


L’INJUSTICE D’ICI-BAS[1]











Yo-no naka-yo mitsi koso, nakere omo’i iru,
Yama-no oku-ni mo sika zo naku-naru.



Dans ce monde, il n’y a point de voie… je songe à me retirer dans la profondeur de la montagne ; et, là encore, le cerf pleure !


Cette pièce, extraite du 千載集 Sen-zaï-siû, a été composée par le kwo-daï-kô-gû-no taï-fou Tosi-nari.

Tosinari, dans sa jeunesse, fut adopté par son grand-père maternel Fuzi-wara-no Aki-taka. À cette occasion, il changea de nom et s’appela Aki-hiro. Suivant une autre donnée, il devint fils adoptif d’Aki-sŭke. Or il y avait à cette époque deux poëtes célèbres, Modo-tosi et Tosi-yori, qui composaient les vers suivant deux méthodes différentes, et dont les disciples soutenaient chacun la doctrine de leur école. Tosinari était élève de Modotosi, mais il n’appréciait pas complètement le talent de son maître. Il louait le style de Tosiyori et en même temps le savoir de Modotosi. Une fois quelqu’un lui demanda : « Pour quelle raison aimez-vous les poésies de Tosiyori, que votre maître n’apprécie pas » — Il répondit : « J’apprécie seulement la forme de ses poésies, mais non point son érudition. » Alors tout le monde approuva son impartialité.

Un jour, Go-deô-no San-mi ayant prié Tosinari de lui dire quelle était la meilleure pièce de poésie qu’il ait composée, celui-ci désigna l’ode suivante :











Yusareba no-be-no aki-kaze mi nisi mite,
Tatsŭ-tsŭ naku-nari fuka kusa-no sato.


Quand vient la nuit, le vent d’automne, dans les campagnes, fait sentir sa fraîcheur ; la grue sauvage répand ses cris dans le village de Foukakousa[2].

Toutes les fois que ce poëte composait des vers, il se vêtait d’anciens habillements blancs, et, dans une posture convenable, se plaçait à côté d’un brasier en bois de paulownia. C’est pour cela qu’on appelle ses poésies, toujours gracieuses et convenables, du nom de kiri-si-oke « brasier de paulownia ».

Devenu vieux, bien que son ouïe et sa vue se fussent affaiblies, il conserva cependant une santé florissante. Il fréquenta alors la cour ; et, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, il fut nommé maître de poésies (si-han) du mikado Go Toba-no In, sous le règne de Tsŭtsi mikado-no In, la troisième année de l’ère ken-nin (1203). L’empereur, imitant alors un de ses prédécesseurs au trône, Kwô-ko Ten-ô, donna à Tosinari une pièce de vers qu’il avait composée lui-même et une canne dite hato-no tsŭye (canne des pigeons sauvages).

Tosinari disait toujours que, pour bien composer des vers, il ne fallait pas ressembler au peintre, qui mélange toutes sortes de couleurs, ni à l’ébéniste, qui assemble des bois d’espèces diverses ; mais qu’on devait simplement exprimer les choses comme elles sont. Quand on lui demandait un distique difficile, il le faisait d’abord ébaucher par ses élèves ; il choisissait ensuite, parmi leurs compositions, la meilleure et y faisait quelques retouches. C’est ainsi qu’on lui doit beaucoup de poésies remarquables.

  1. Hyakŭ-nin-is-syu, pièce lxxxiii ; Hito-yo gatari, vol. VII, fo 39 ; Si-ka-zen-yô, p. 9.
  2. La grue, par ses cris, répand la tristesse et la mélancolie dans l’esprit du promeneur. Le Dante (Enfer, chant V) a dit :

    E come i grù van cantando lor lai,
    Facendo in aer di sè lunga riga,
    Così vid’io venir, traendo guai,
    Ombre portate dalla detta briga.

    Voy. aussi une strophe d’Alexandre Petœfi, dans Le Poète de la Révolution hongroise, de M. Ch.-L. Chassin, p. 30.