Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Philippe Godet

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 392-395).




PHILIPPE GODET


1850




Philippe Godet, né à Neuchâtel (Suisse) le 23 avril 1850, exerça le ministère d’avocat dans cette ville de 1874 à 1881 ; il y est actuellement professeur de littérature, et il publie dans La Bibliothèque Universelle des chroniques suisses pleines d’observation finesse. Auteur de plusieurs volumes de poésie dont les principaux sont Le Cœur et les Yeux et Les Réalités, M. Godet a écrit des vers d’une couleur toute locale et d’un charme tantôt mélancolique, tantôt joyeux.

Ses livres ont été édités à Neuchâtel par Sandoz et Berthoud, et à Paris par Sandoz, Fischbacher et Thuillier.

a. l.





DOUBLE AMOUR




Mystère étrange de l’amour !
J’aime deux belles en ce monde :
L’une est vive, rieuse et blonde
          Comme le jour ;

L’autre est triste, rêveuse et brune
Comme le soir,
Et près d’elle j’aime à m’asseoir
          Au clair de lune.


Et s’il me fallait dire un jour
Laquelle des deux je préfère,
Mon cœur vous répondrait : Mystère...
Mystère étrange de l’amour !

D’un sourire joyeux la blonde
M’a cent et cent fois enchanté ;
D’une pétillante clarté
          Son œil m’inonde ;

La brune, d’un regard voilé,
          Profond et tendre,
M’accueille, et mon cœur est troublé
De lui parler et de l’entendre.

L’une, la blonde, est la Gaîté ;
Pas d’instant qu’elle ne sourie...
L’autre, plus chaste en sa beauté,
          La Rêverie...

Et s’il me fallait dire un jour
Laquelle des deux je préfère,
Mon cœur vous répondrait : Mystère...
Mystère étrange de l’amour !


(Le Cœur et les yeux)





SUR LE MASSACRE D’UN VERGER




Ô Ronsard, prête-moi ta lyre et ta colère !

C’était en pleine ville un verger séculaire,
Un coin vert et rustique oublié par le temps
Et que rajeunissait chaque nouveau printemps.

Avril, le roi superbe, y célébrait sa fête :
Le cerisier, vêtu de blanc jusques au faîte,
Splendide et glorieux, fleurissait le premier.
Puis, quelques jours après, le robuste pommier
Couvrait ses bras noueux de rieurs roses et blanches.
Et l’hymne des oiseaux éclatait dans les branches,
Tandis que, dans le pré lumineux et charmant,
S’éveillait un confus et chaud bourdonnement.

Ô fête incomparable en sa magnificence !
J’étais envers le Ciel plein de reconnaissance
De ce qu’il eût permis qu’au cœur de la cité
Son œuvre étincelât dans toute sa beauté,
Et, passant chaque jour, je retrouvais en elle
Le Dieu qui prête aux fleurs sa splendeur éternelle.

Aujourd’hui, j’ai revu le verger que j’aimais.
La main de l’homme, hélas ! la détruit pour jamais :
Les arbres ont crié sous la hache brutale ;
Le pommier, fier des fruits presque mûrs qu’il étale,
Est tombé lourdement sur l’herbe en gémissant,
Et le grand cerisier semble pleurer son sang
Par une large plaie ouverte en son écorce.
— Triomphe du progrès, victoire de la force !
Le beau verger n’est plus qu’un chantier de maçons ;
L’herbe folle, qu’Avril emplissait de chansons,
Foulée, agonisante, et bientôt disparue,
Sans pudeur est livrée aux cuistres de la rue.
Ils vont bâtir, dit-on : déjà, fouillant le sol,
L’architecte pressé meta profit ce vol :
Un gros cube quelconque, un bâtiment stupide
Va s’élever bientôt dans son essor rapide,
Et des badauds, épris de poutres et degrés,
En iront chaque jour constater les progrès.

Cela s’appellera : Salle de conférences !
Et des messieurs en frac, aux discours froids et rances,
Viendront édifier un public somnolent.

Bonnes gens, laissez donc parler Dieu : son talent
Pouvait se mesurer peut-être avec le vôtre,
Et, si fervent que soit le ministre ou l’apôtre,
Jamais, soyez-en sûrs, les discours les meilleurs
Ne vaudront l’argument des cerisiers en fleurs !


(Les Réalités)